SEANCE DU 7 NOVEMBRE 2000


RECONNAISSANCE
DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN

Demande de discussion immédiate
d'une proposition de loi
( suite )

M. le président. Je rappelle au Sénat que, en application de l'article 30, alinéas 1 et 4 du règlement du Sénat, M. Jacques Pelletier et cinquante-neuf de ses collègues ont demandé la discussion immédiate de la proposition de loi de MM. Jacques Pelletier, Robert Bret, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
Le délai prévu par l'article 30, alinéa 2, du règlement est expiré et le Sénat a terminé l'examen de l'ordre du jour prioritaire.
En conséquence, je vais appeler le Sénat à statuer sur la demande de discussion immédiate.
Je rappelle que, en application de l'alinéa 6 de l'article 30 du règlement, le débat engagé sur cette demande ne peut jamais porter sur le fond.
Ont seuls droit à la parole l'auteur de la demande, un orateur « contre », le président ou le rapporteur de la commission et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n'est admise.
La parole est à M. Pelletier, auteur de la demande de discussion immédiate (Applaudissements.)
M. Jacques Pelletier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Assemblée nationale a reconnu à l'unanimité, le 29 mai 1998, le génocide arménien de 1915.
Depuis, aucune inscription à l'ordre du jour de notre assemblée n'a été possible. Certains ont avancé qu'il n'appartenait pas au Parlement de qualifier l'Histoire, tâche dévolue à l'exécutif en sa qualité de responsable de la politique étrangère de la France.
Que les parlementaires ne soient pas des historiens, je veux bien le croire. Mais je suis persuadé que ce que nous faisons s'apparente à l'interprétation de travaux de recherche.
Que faut-il faire lorsque la communauté scientifique est unanime pour qualifier tel événement de génocide ? Il me semble qu'il est de notre devoir, parce que nous sommes les représentants du peuple français, de reconnaître ce qui a été démontré scientifiquement.
Plus d'un an et demi après le vote de l'Assemblée nationale, le Sénat peut enfin se prononcer sur cette question, et je tiens à féliciter ceux qui n'ont jamais baissé les bras ; je me suis d'ailleurs associé à leurs démarches pour que cette proposition de loi soit exminée au Sénat. La détermination finit toujours par payer !
La reconnaissance du génocide arménien est un acte symbolique qui n'a d'autre prétention que d'affirmer : « Oui, selon l'avis des chercheurs, au vu de nombreux témoignages et du travail minutieux de vérification des faits, les événements dont ont été victimes les populations arméniennes d'Asie mineure en 1915 ont bel et bien constitué le premier génocide du xxe siècle. »
Le terme de « génocide » a été défini pour la première fois en 1943 par Lemkin. Il désigne un plan coordonné et méthodique visant à détruire les fondations de la vie de groupes nationaux, dans le dessein final d'annihiler ces groupes eux-mêmes.
Le génocide est dirigé contre le groupe national en tant que tel, et les actions qu'il implique sont dirigées contre les individus, non pas en fonction de leurs qualités individuelles, mais en tant que membres du groupe national en question.
A partir de ce concept initial a été élaborée la définition de l'assemblée générale des Nations unies du 9 décembre 1948. Cette définition comporte cinq éléments essentiels : le meurtre, l'atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale, la soumission intentionnelle à des conditions d'existence devant entraîner la destruction physique totale ou partielle, les mesures visant à entraver les naissances, le transfert forcé des enfants.
Le génocide se caractérise par l'intention de détruire un groupe de personnes, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
Les événements de 1915 répondent en tous points à l'acception tant conceptuelle que juridique du génocide.
Le génocide arménien trouve ses fondements dans le déclin de l'Empire ottoman, qui exerce alors une forte répression contre l'ensemble de ses minorités et qui, en 1895-1896, lance les premiers pogroms contre les Arméniens.
En 1909, la doctrine de « turquisation intransigeante », mise en application de façon systématique par les « Jeunes Turcs » arrivés au pouvoir l'année précédente, causera déjà la mort de 20 000 Arméniens.
Lors de la Première Guerre mondiale, l'Etat turc de l'époque rendit la minorité arménienne responsable de la défaite et s'engagea dans la voie du massacre collectif : les notables, puis les soldats arméniens de l'armée turque furent massacrés.
La loi provisoire de déportation du 30 mai 1915, qui sera déclarée inconstitutionnelle par le Parlement turc en 1918, puis la loi du 10 juin 1915 définissant la manière d'enregistrer les biens des déportés sont les seuls actes législatifs turcs signifiant le génocide.
Il reste que, en moins d'un an, entre 800 000 et 1 500 000 Arméniens périront. Les survivants seront islamisés systématiquement.
Les responsables « Jeunes Turcs » du génocide seront, du reste, jugés et condamnés à mort par contumace en 1919 par le gouvernement turc.
Aucun doute ne persiste sur la réalité historique du génocide.
Le Parlement français, en reconnaissant la réalité du génocide arménien de 1915, souhaite se faire entendre autant des descendants des victimes du génocide que de l'Etat qui l'a perpétré, celui-là même qui souhaite aujourd'hui rejoindre notre grand projet européen.
Mes chers collègues, l'Allemagne a commis, voilà plus de cinquante ans, ce que l'on a qualifié à l'époque d' « irréparable ». Et pourtant, par la volonté d'un peuple tout entier et par une foi inébranlable en un idéal de paix, nos voisins et amis allemands ont montré au monde que, aussi terrible soit-elle, l'histoire reste l'histoire, qu'elle ne sert qu'à guider le présent pour mieux construire l'avenir.
M. Jean-Claude Gaudin. Très bien !
M. Jacques Pelletier. Reconnaître le génocide arménien de 1915 ne revient pas à affirmer que la Turquie d'aujourd'hui est une nation barbare. Aucune nation du monde ne peut se prévaloir d'avoir été un modèle d'humanité à travers son histoire. Nous savons tous qu'à un moment ou à un autre notre peuple, le peuple dont nous sommes les descendants, celui dont nous assumons l'héritage a, lui aussi, commis l'irréparable.
Nous ne sommes pas pour autant, aujourd'hui, des barbares. Il ne nous appartient pas de juger les faits passés. En revanche, nous devons les analyser pour mieux les comprendre et pour que plus jamais ce dont nous avons honte aujourd'hui ne puisse se répéter.
M. Louis Boyer. Il faut y croire !
M. Jacques Pelletier. La Turquie souhaite intégrer l'Union européenne. Il me semble que, dès lors, les représentants des citoyens français que nous sommes ont le devoir de demander au pays au nom duquel un massacre a été commis qu'il prenne conscience de ses actes et qu'il en perpétue le souvenir.
Cette démarche s'inscrit tout naturellement dans le respect du droit à la mémoire : pourrions-nous accepter un Etat qui n'a pas reconnu son passé ? Non, cela va de soi.
La Turquie a intérêt à reconnaître ce génocide et à montrer aux populations arméniennes de Turquie ou de la diaspora que l'heure est au pardon et à la réconciliation.
Certes, des générations d'Arméniens auront été marquées par ces événements terribles, mais l'heure ne doit plus être aux rancoeurs. L'heure est à la construction d'un avenir meilleur, dans lequel la paix et l'harmonie triompheront des maux du passé.
Il ne subsiste pas, aujourd'hui, de culpabilité collective allemande par rapport au génocide juif. Mais c'est uniquement parce que les dirigeants allemands de l'après-guerre ont accepté l'idée de responsabilité.
Qu'on me permettre de reprendre un propos de Paul Ricoeur : « Le pardon, s'il a un sens et s'il existe, constitue l'horizon commun de la mémoire. »
Quelle est donc la portée profonde de la reconnaissance, par le Parlement français, d'événements qui se sont déroulés il y a quatre-vingt-cinq ans, dans un pays étranger ? Cette portée n'est que symbolique puisqu'il ne s'agit en aucun cas de condamner la Turquie actuelle. Il s'agit, au contraire, de lui tracer la voie vers l'ouverture.
Cet acte nourrira l'espoir de participer à une paix durable entre les Turcs et les Arméniens, à la consolidation de leurs démocraties respectives et au renforcement des droits de l'homme.
Je souhaite ardemment que la Turquie reconnaisse, elle aussi, le génocide de 1915. Par là, elle s'acquitterait d'une partie de la dette contractée à l'encontre des Arméniens du monde entier.
L'immunité se mérite : elle implique la reconnaissance publique de ses crimes et l'acceptation des nouvelles règles démocratiques.
Les Arméniens, si le devoir de mémoire est affirmé, pourront ainsi explorer la nouvelle voie du pardon accordé à ceux qui admettent leurs offenses.
Le Parlement français souhaite tendre une perche à la Turquie. Il appartiendra désormais à celle-ci de la saisir, sans jamais croire que nous souhaitons la noyer sous des flots de condamnations.
Mais dire du passé qu'il n'a jamais existé est bien pis que la torture ou la mort. Nier ce génocide, c'est vouloir faire une nouvelle fois disparaître ce peuple, sa mémoire et le patrimoine que les Arméniens représentent pour l'humanité.
Les faits sont les faits, et il n'appartient à personne de les modifier ou de les faire oublier.
Aujourd'hui, la repentance est à l'honneur : l'Eglise pour ses positions envers les juifs, la France pour la torture en Algérie, le Président de la République, en 1995, pour la rafle du Vel-d'Hiv...
Une nation se grandit en regardant son passé en face, et c'est tout ce que nous souhaitons à la Turquie.
Personne n'entend mettre en cause une quelconque responsabilité du peuple turc ou de ses dirigeants actuels : le génocide a eu lieu il y a quatre-vingt-cinq ans et le système politique de la Turquie d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celui de l'Empire ottoman.
Le problème n'est pas tant de convaincre les Turcs, ou d'autres, car quiconque s'est penché sur ce douloureux problème sait qu'il y a bien eu génocide. Il s'agit d'amener la Turquie à comprendre que la persistance dans le négationnisme présente pour elle plus d'inconvénients qu'elle ne lui procure d'avantages.
En d'autres termes, le contexte international doit être tel que la pression dépasse le seuil critique. Les ambitions européennes d'Ankara créent précisément un tel contexte. Nous souhaitons que les esprits mûrissent.
Le Parlement français, défenseur des libertés et des droits de l'homme, doit aujourd'hui reconnaître les événements de 1915 en Asie mineure comme le premier génocide du siècle qui s'achève.
Puisqu'il est question du devoir de mémoire, il faut agir pour que ce crime s'inscrive dans notre conscience collective et serve d'enseignement pour en empêcher le renouvellement. Nous savons tous que nous ne sommes jamais complètement à l'abri de tels débordements ; récemment, le Cambodge, le Rwanda, le Kosovo et quelques autres furent là, hélàs ! pour nous le rappeler.
Je souhaiterais, pour conclure, citer encore une phrase du philosophe Paul Ricoeur qui illustre cet impératif de qualification du passé comme élément fondateur de la construction du futur : « Sous l'histoire, la mémoire et l'oubli. Sous la mémoire, l'oubli et la vie. Mais écrire la vie est une autre histoire. » (Applaudissements.)
M. Jean-Claude Gaudin. Excellent !
M. le président. La parole est à M. Delong, contre la demande de discussion immédiate.
M. Jacques-Richard Delong. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, se prononcer contre la discussion de cette proposition de loi, c'est faire preuve non pas de dureté, mais de rigueur.
Se prononcer contre la discussion de cette proposition de loi, c'est non pas nier l'existence du génocide de plusieurs centaines de milliers d'Arméniens pendant une période troublée de la fin de l'Empire ottoman et de la Première Guerre mondiale, mais affirmer l'incompétence du Parlement et l'inopportunité de légiférer en cette matière.
Se prononcer contre la discussion de cette proposition de loi, c'est refuser non pas de faire mémoire, mais la manipulation du devoir de mémoire au service des intérêts du présent.
Se prononcer contre la discussion de cette proposition de loi, c'est non pas faire oeuvre d'injustice, mais servir la paix.
On peut douter très fortement de la constitutionnalité de cette proposition de loi.
Il est inapproprié d'utiliser la loi pour reconnaître des faits. Le professeur Guy Carcassonne écrivait dans Le Point daté du 30 avril 1999, après que notre conférence des présidents eut décidé de ne pas inscrire à l'ordre du jour du Sénat la proposition de loi ayant le même objet, adoptée par l'Assemblée nationale : « Cette proposition consiste à introduire dans notre droit une catégorie à vrai dire stupéfiante, celle de la vérité par détermination de la loi. Le Parlement se verra sommé, au lieu de définir le légal de l'illégal, de dire le vrai. Le genre législatif est menacé de dénaturation. »
La loi doit avoir des effets d'ordre interne. La proposition de loi se borne à constater des faits extérieurs à la compétence territoriale du Parlement français. Elle n'en tire aucune conséquence dans l'ordre juridique interne.
Si l'on pouvait reconnaître un effet à cette proposition de loi, dès lors qu'elle serait adoptée, ce serait la force d'une injonction au Gouvernement de la République d'agir, notamment dans les instances internationales, en conformité avec les principes énoncés par les auteurs de la proposition. Or j'affirme que le Parlement n'a pas, aux termes de la Constitution, la possibilité d'adresser des injonctions au Gouvernement, y compris et surtout dans le domaine diplomatique. La Constitution définit les compétences de chaque organe. Dans le domaine diplomatique, elle confère au Parlement le pouvoir de ratifier les traités internationaux, non celui de les négocier ni celui de fixer des limites à l'exécutif pour la négociation de ceux-ci.
Je m'étonne que le Premier ministre n'ait pas, dès le passage à l'Assemblée nationale, soulevé l'irrecevabilité constitutionnelle de ce texte. Ayons garde de ne pas créer un précédent, qui, en d'autres temps et sur d'autres sujets, conduirait à paralyser l'action diplomatique du Président de la République et du Gouvernement.
Le Parlement devrait veiller à ne pas se substituer aux historiens ou aux juges. Le constat des faits et leur qualification, s'il s'agit de crimes, n'appartient pas au Parlement. Le Parlement, statuant dans l'ordre interne, se borne, et c'est tant mieux, à définir la nature des crimes et à fixer les modalités de leur répression. Jamais il ne se substitue aux juridictions. Lorsque les auteurs des crimes sont encore vivants, ils peuvent être poursuivis devant des juridictions nationales ou internationales. En matière de crimes contre l'humanité, il n'y a pas de prescription.
Lorque les faits sont plus anciens, ils appartiennent à l'histoire et au travail des historiens. Le Parlement n'a pas à orienter ce travail de mémoire. Il doit l'encourager, non le guider. Sinon, toutes les manipulations sont possibles. Imaginons notre assemblée condamnant, dans un bel élan, en 1946, l'Allemagne pour le massacre de Katyn et obligée de se déjuger trente ans plus tard après maints débats où le politique n'aurait cédé que difficilement devant la vérité historique. Ne rentrons pas dans un engrenage où le risque est certain et à l'horizon duquel se profile Big Brother, du 1984 de George Orwell : « Qui commande le passé commande l'avenir, qui commande le présent commande le passé. » En commandant le présent, il s'agit bien de commander tout à la fois le passé et l'avenir.
Quel est, au fond, l'objet du texte qui nous est soumis ?
Constater ? C'est le domaine des historiens. Juger ? C'est le domaine des juges. Calmer une douleur ? Mais celle-ci ne se calmera que lorsque le travail de mémoire aura été mené conjointement par les Arméniens et les Turcs dans un esprit de pardon et de réconciliation, comme certains, au sein des deux communautés, ont déjà commencé à le faire.
Non, la vraie raison, celle qui n'est pas affichée, c'est de renforcer le poids d'une partie contre une autre partie, dans un autre débat, dans un autre conflit sous-jacent. Ce conflit, c'est celui du Caucase, de l'Azerbaïdjan et de l'Arménie, qui s'est soldé par une guerre ouverte et par l'occupation d'une portion importante du territoire azéri, dépassant les secteurs à population arménienne dominante, et, derrière ce conflit, la rivalité entre la Turquie et la Russie, pour l'accès maritime hier, pour le débouché occidental des ressources pétrolières d'Asie centrale aujourd'hui.
D'ailleurs, il suffit d'analyser, selon les Etats dans lesquels de telles propositions sont introduites, par qui elles sont introduites et sur quel ressort de l'opinion publique elles s'appuient. En France et aux Etats-Unis, qui sont caractérisés par de nombreuses communautés d'ascendance arménienne, c'est le devoir de mémoire qui est mis en avant et la puissance du groupe de pression dans les élections locales des villes où sont implantées ces communautés. En Italie, en Belgique, en Allemagne, c'est la peur de l'immigration turque et le risque encouru par l'Europe en cas d'adhésion de la Turquie, et on ne s'étonnera plus de voir une proposition identique introduite par M. Bossi et la Ligue du Nord ; les seuls textes votés à ce jour l'ont été par la Russie et la Grèce !
Dans ces rivalités, la France doit-elle prendre parti ? Si oui, quel parti ? En discutant cette proposition de loi, elle prendra nécessairement parti. En la votant, elle prendra le parti de l'Arménie. En la rejetant, elle prendra le parti de l'Azerbaïdjan et de la Turquie et encourra le risque d'une qualification perverse de négationnisme parce qu'elle niera des faits que nombre d'historiens ont déjà qualifiés.
D'ailleurs, en ne reconnaissant que ces seuls faits, ne courrons-nous pas le risque de nier ou de sous-estimer les autres génocides que, hélas ! l'humanité a produits au cours de son histoire et qu'elle continue à produire ? Quels arguments opposerons-nous aux défenseurs des autres causes ? Et demain - aujourd'hui déjà, peut-être - nombreux seront ceux, et pourquoi s'en priveraient-ils dès lors que le Rubicon est franchi, qui déposeront des propositions de loi ou des amendements pour reconnaître le génocide des Tibétains depuis 1959, des Rwandais, des musulmans de Bosnie et des Albanais du Kosovo, des Cambodgiens sous Pol Pot, des Indiens d'Amérique au siècle dernier, des aborigènes d'Australie, sans compter les massacres perpétrés par les Soviets dans les ex-territoires de l'URSS ou l'utilisation excessive de la force en Palestine.
Devrons-nous attendre que le Sénat des Etats-Unis, le Bundestag, la Douma, ou la Grande Assemblée nationale de Turquie reconnaissent les massacres perpétrés dans les colonies de l'Empire français ou sur notre propre territoire du côté de Nantes et de la Vendée entre 1793 et 1795 (Exclamations sur les travées socialistes.) - je sais que cela ne vous fait pas plaisir, mais vous l'entendrez quand même ! - et aux heures sombres de notre histoire récente sous le régime de Vichy, pour balayer devant notre propre et immaculée porte républicaine ? Il ne faudrait pas, en effet, comme l'écrivait récemment Henri Amouroux dans une communication aux Académies, « qu'au devoir de mémoire des crimes des uns corresponde obligatoirement le devoir d'oubli des crimes des autres ».
Il n'est ni dans l'intérêt de la France ni dans l'intérêt de la paix de discuter un tel texte.
L'intérêt de la France, c'est le rétablissement de la paix au Caucase. Elle déploie ses efforts dans le cadre du groupe de Minsk. Le président du Sénat lui-même participe à ces efforts en organisant des contacts entre les présidents des parlements du Caucase du Sud.
M. René-Pierre Signé. Cela n'a rien à voir !
M. Jacques-Richard Delong. Même si ces efforts n'ont pas encore débouché sur un traité de paix, au moins ont-ils permis d'arrêter la guerre ouverte. En se prononçant sur cette proposition de loi, la France perdra la confiance de l'une ou l'autre partie et ne sera plus un arbitre crédible.
L'intérêt de la France, c'est le développement de bonnes relations avec la Turquie. Que l'on s'en offusque ou que l'on s'en moque, peu importe, mais nul ne peut nier que le vote aura une influence sur les relations avec la Turquie. Je passe rapidement sur l'importance du commerce extérieur entre la France et la Turquie.
Ayons aussi le souci de comprendre l'effet de telles décisions sur la situation politique intérieure de la Turquie. Pendant plus de soixante ans, ces événements qui se sont déroulés sur son territoire, mais sous l'ancien régime, ont été occultés de la mémoire des Turcs. La révélation de la blessure persistante dans la relation avec les Arméniens a été catapultée dans l'opinion publique turque par les attentats meurtriers commis par l'ASALA dans les années soixante-dix, notamment en France.
La réflexion sur le devoir de mémoire n'en est qu'à ses balbutiements dans les sphères intellectuelles. Elle n'est pas encore soutenue par les hommes politiques, car la division et l'instabilité des partis condamnent immanquablement celui qui se lancera seul sur ce terrain risqué.
J'en parle en connaissance de cause pour avoir abordé moi-même le problème avec le président turc, avec le Premier ministre, M. Bulent Ecevit, et avec le ministre des affaires étrangères de Turquie, voilà moins de trois mois.
M. René-Pierre Signé. Il a déjà pris parti !
M. Jacques-Richard Delong. N'oublions pas qu'il a fallu plus de cinquante ans à la France pour reconnaître les crimes de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale. Ayons garde de ne pas tuer dans l'oeuf les premières avancées du devoir de mémoire et de trop exciter dans ce pays le démon nationaliste qui sommeille.
L'intérêt de la paix, c'est l'évolution de la Turquie, son ancrage dans la sphère européenne. Si la France a soutenu le processus de candidature de la Turquie à l'adhésion à l'Union européenne, ce n'est pas seulement dans la perspective d'un élargissement des marchés commerciaux. C'est aussi pour qu'aux portes du Moyen-Orient, en proie à de fréquentes convulsions, qu'aux portes de l'Asie centrale, l'Europe, à travers un pays stable, puisse bénéficier d'une capacité d'influence. C'est aussi pour permettre aux Turcs de progresser sur la voie de la démocratie et des droits de l'homme (Murmures sur les travées socialistes), pour leur permettre d'effectuer l'évolution culturelle nécessaire pour s'intégrer dans le processus de mondialisation. Si les Turcs ont fait le choix de l'Europe, s'ils sont prêts à se lancer - ils en mesurent le risque - dans cette aventure culturelle, c'est bien pour cette raison.
L'intérêt de la paix, c'est le rapprochement entre la Turquie et l'Arménie. Ce n'est pas d'exaspérer les tensions nationalistes entre ces deux pays. N'oublions pas la présence d'une communauté de quatre-vingt mille Turcs d'origine arménienne, très bien intégrés, mais qui aujourd'hui s'inquiètent des poussées de fièvre suscitées par nos initiatives.
Je citerai simplement, en date du 8 octobre dernier, la voix du patriarche d'Istanbul Mesrob II pour lequel « il n'est pas positif que le Parlement d'un pays tiers s'occupe de cette question », ainsi que celle de Hrant Dink, directeur de la publicatioin de l'hebdomadaire bilingue Agos , principal organe de la communauté arménienne : « Je sais comment sont morts mes grands-parents, alors peu m'importe qu'ils appellent cela génocide, pogrom ou déportation. » N'oublions pas non plus ceux qui vivent du commerce transfrontalier et les nombreux Arméniens d'Arménie qui vivent en Turquie, le plus souvent sans papier, car « c'est le seul pays de la région où l'on puisse gagner son pain quoditien ». (Murmures sur les travées socialistes.) N'oublions pas l'Arménie, pays enclavé, dont le développement dépend de l'ouverture de la frontière avec la Turquie.
Créons au contraire, en développant nos lien d'amitié avec ces deux pays, en favorisant toutes les initiatives qui, sur place ou en France, peuvent contribuer à une meilleure compréhension de cette tragédie, un climat propice à ce travail de mémoire qui doit être un travail commun, un travail fondé, comme l'écrit Paul Ricoeur, sur une volonté de pardon, et surtout pas sur une volonté de revanche.
Mme Nicole Borvo. Vous ne citez pas Paul Ricoeur à bon escient !
M. René-Pierre Signé. Il ne l'a pas compris !
M. Jacques-Richard Delong. En conclusion, m'appuyant sur les mêmes motivations, exprimées ou non, tant par le gouvernement français à trois reprises, par son ministre des affaires étrangères et par son ministre des affaires européennes, que par notre conférence des présidents, qui a toujours refusé d'inscrire ce texte à l'ordre du jour réservé du Sénat, que par l'exécutif américain ; je pense ici à la lettre adressée par le président Clinton à la Chambre des représentants - les Américains sont disciplinés - (Exclamations indignées sur les travées socialistes)...
Mme Hélène Luc. Vous manquez vraiment d'arguments !
M. Jacques-Richard Delong. ... qui en a suivi les recommandations, le 19 octobre dernier, j'en appelle une fois encore à la sagesse et à la constance que les Français attendent du Sénat et je vous invite, mes chers collègues, à rejeter, comme vous l'avez fait le 21 mars dernier, et pour les mêmes motifs, la demande de discussion immédiate de cette proposition de loi. (Applaudissements sur certaines travées du RPR, des Républicains et Indépendants, de l'Union centriste et sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à ce stade de la procédure qui vient d'être engagée, je m'en remettrai, en tant que président de la commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées, à la sagesse de la Haute Assemblée.
Dans l'hypothèse où le vote qui va intervenir aboutirait à l'organisation d'un débat sur le fond du texte qui nous est soumis, je me proposerais alors d'exposer mon opinion sur le sujet, opinion que la plupart d'entre vous connaissent d'ailleurs déjà. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Jean-Jack Queyranne, ministre des relations avec le Parlement. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, les massacres d'Arméniens commis en 1915 dans l'ancien empire ottoman ont douloureusement marqué l'histoire du xxe siècle.
La France a toujours veillé à perpétuer le souvenir des victimes de cette barbarie programmée, qui a laissé dans la mémoire collective une blessure ineffaçable.
Notre pays, fidèle à sa tradition d'asile, s'honore d'avoir été l'une des grandes terres d'accueil des rescapés de ces atrocités, échappés dans des conditions effroyables de leur terre natale.
Ces rescapés sont arrivés dans le plus grand dénuement. Mais ils ont su, par leur travail, par le sens de la famille et des valeurs communes, s'installer dans notre pays et y construire leur avenir. Leurs descendants sont aujourd'hui pleinement intégrés dans notre communauté nationale, qu'ils ont enrichie de leurs talents. Ils restent fidèles aux sacrifices de leurs parents et à une culture qu'ils ont su faire vivre loin de ses terres d'origine.
Ce qu'ils expriment aujourd'hui n'est pas un désir de vengeance ou de revanche, mais c'est une reconnaissance et un hommage à leur anciens. Ces enfants et ces petits-enfants de déracinés et de sacrifiés ne peuvent oublier.
En témoignage de leur contribution à notre identité nationale, ils vous demandent aujourd'hui de vous prononcer sur une déclaration de principe.
Nous ne pouvons, quant à nous, oublier que, au cours des deux guerres mondiales, les Français d'origine arménienne ont payé le prix du sang pour défendre la liberté de leur patrie d'adoption. Le sacrifice de ces filles et de ces fils de la République dans le combat pour la dignité humaine mérite l'hommage de notre pays.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le 28 mai 1998 l'Assemblée nationale a adopté, à l'unanimité des présents, une proposition de loi rédigée sous la forme d'un article unique disposant : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »
Le Gouvernement en a pris acte. Votre assemblée a souhaité se prononcer à son tour sur une proposition identique. A travers votre initiative, le Gouvernement mesure la profondeur des sentiments qui animent l'ensemble de la représentation nationale sur cette question.
Dans le respect de ces sentiments et en gardant à l'esprit l'horreur de la tragédie qui les inspire, la question peut se poser, au regard de la Constitution, de savoir s'il est du ressort de la loi de qualifier l'histoire.
Le ministre des affaires étrangères, M. Hubert Védrine, s'est exprimé à ce sujet le 17 mars 1999, devant votre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Interrogé de nouveau par cette même commission le 4 octobre dernier, il a confirmé la position qu'il avait précédemment exposée quant à l'opportunité d'une démarche législative et à ses incidences sur la diplomatie française.
Cette position, vous le savez, est partagée par l'ensemble des autorités françaises.
Sur les massacres de 1915, le Gouvernement s'associe - je le dis de nouveau avec force et émotion - à la peine et au souvenir. Le devoir de mémoire envers les victimes de la barbarie est sacré.
Vous savez aussi que la conduite de la politique extérieure a ses propres exigences. Elle doit être menée au regard de l'histoire, de ses tragédies, mais aussi en tenant compte de la réalité du monde d'aujourd'hui.
Je veux réaffirmer ici que la politique étrangère de la France est une politique de paix. Dans la conduite de cette politique, le Gouvernement oeuvre à la stabilité entre les Etats, il encourage la réconciliation entre les peuples, sans jamais transiger sur les valeurs qui sont les nôtres.
C'est ce qu'il fait dans cette région du monde comprise entre la Méditerranée et la mer Caspienne, région au destin tourmenté où affleurent en permanence les conflits entre nations. Par la recherche du dialogue avec tous, la France vise à éradiquer les causes des conflits, à surmonter les antagonismes, à faire progresser la coexistence et la coopération entre tous les peuples concernés.
La France souhaite la réconciliation entre la Turquie et l'Arménie. Elle souhaite aussi la réconciliation entre l'Arménie et ses autres voisins. Si l'on veut favoriser ce processus, on doit veiller à éviter le risque de crispations et de malentendus.
La France est l'amie de l'Arménie. Elle est aussi l'amie de la Turquie moderne, qui ne peut être tenue pour responsable des faits survenus dans les convulsions de la fin de l'Empire ottoman.
Ces relations d'amitié avec l'ensemble des pays de la région fondent le rôle que la France a été invitée à jouer dans le règlement des crises qui affectent cet espace géographique travaillé par les démons du nationalisme.
La France - je veux le rappeler - est l'un des premiers pays à avoir reconnu la République d'Arménie. Nous entretenons avec ce nouvel Etat souverain des rapports d'une grande densité humaine. Nous avons concouru de toutes nos forces à la stabilité de cette jeune république.
Les intérêts à long terme de l'Arménie résident dans l'instauration de liens de coopération et de compréhension mutuelle avec ses voisins. Ces liens doivent favoriser le rapprochement des peuples et le développement de l'économie et de la démocratie.
Avec la Turquie, la France entretient depuis longtemps des relations fortes et suivies dans de nombreux domaines. Il appartient à ce grand pays, que nous respectons, d'assumer les zones d'ombre et les épisodes douloureux du passé. C'est une tâche difficile, nous le savons. Un regard lucide sur le passé peut y concourir.
Il est de l'intérêt de la France et de l'Europe que la Turquie consolide son évolution dans le sens de la modernité. La France continuera à oeuvrer pour le rapprochement de la Turquie avec l'Union européenne dans le cadre défini par le Conseil européen d'Helsinki, à la fin de l'année dernière.
Cette décision prise par les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union est un geste vers la Turquie pour qu'elle s'engage avec détermination et sincérité sur la voie de la consolidation de la démocratie et du respect des droits de l'homme.
Pour être entendue, la France doit veiller à préserver son image de compréhension et d'ouverture, jusqu'ici reconnue par toutes les parties. C'est ce crédit diplomatique qui lui a permis de jouer un rôle utile, dans le cadre du groupe dit « de Minsk », chargé d'une mission de médiation sur le Haut-Karabakh, dans le cadre de l'Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le vote qui interviendra aujourd'hui concerne un passé douloureux. Il ne vaut ni pour le présent, ni pour l'avenir.
Mais soyez conscients, en prenant votre décision, que la voix de la France doit continuer à être écoutée dans toute cette région et que, loin de stigmatiser, elle doit chercher à apaiser. Le travail patient et attentif de notre pays en faveur de la paix et de la sécurité doit se poursuivre.
Notre amitié avec le peuple arménien comme avec le peuple turc doit rester entière. (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.) M. le président. Je mets aux voix la demande de discussion immédiate, pour laquelle la commission s'en remet à la sagesse du Sénat.

(La demande de discussion immédiate est adoptée.)

(Applaudissements sur les travées socialistes, sur certaines travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)

Discussion immédiate
et adoption de la proposition de loi