SEANCE DU 12 OCTOBRE 2000


M. le président. Par amendement n° 468, M. Loridant, Mme Beaudeau, M. Foucaud, Mme Terrade et les membres du groupe communiste, républicain et citoyen proposent, après l'article 62, d'insérer un article additionnel ainsi rédigé :
« L'article L. 351-3-1 du code du travail est complété par les dispositions suivantes :
« Les actionnaires des entreprises prospères, cotées ou non en bourse, qui procèdent à des licenciements font l'objet d'une restitution sociale. Son montant est calculé selon la formule suivante : "montant des salaires et des charges sociales de chaque travailleur licencié × nombre d'années restant avant l'âge légal de la retraite de chaque travailleur licencié".
« Pour payer la restitution sociale, l'entreprise avance la somme et la verse, en une seule fois, un mois au plus après l'annonce des licenciements, à un fonds géré par la Caisse des dépôts, dénommé fonds de gestion de la restitution sociale. Pour honorer son paiement, l'entreprise peut faire appel à ses fonds propres, procéder à une émission obligatoire ou contracter un emprunt bancaire.
« Afin de rembourser l'entreprise, les actionnaires ne touchent aucun dividende pendant une période dont la durée est déterminée par la formule suivante : "montant de la pénalité / bénéfice distribuable aux actionnaires, réserves comprises". »
La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cet amendement va, je pense, faire réagir vivement certains de nos collègues puisqu'il vise à instituer une restitution sociale pour les entreprises prospères qui procèdent à des licenciements.
Nous avons tous en mémoire le drame qu'ont vécu les salariés de Michelin au mois de septembre 1999 : après avoir rendu publique une hausse de 20 % du bénéfice semestriel du groupe, Michelin annonçait le licenciement programmé de 7 500 salariés. Immédiatement après, l'action enregistrait une hausse de 12 %.
Des milliers de salariés - je pense en particulier à ceux de l'usine Wolber - se sont ainsi retrouvés au chômage non parce que la situation de leur entreprise était critique mais parce qu'elle ne rapportait pas suffisamment de bénéfices aux actionnaires.
Une telle pratique n'est pas tolérable et beaucoup de nos concitoyens ont vivement réagi face à la dictature de l'argent qu'elle symbolisait mieux que toute autre. Ils se sont tant et si bien rebellés contre la prétendue impuissance de l'Etat à arrêter la liquidation des emplois que le ministre de l'économie et des finances a annoncé, en réponse, un projet de loi sur les régulations économiques, avec l'ambition de moraliser le marché et l'entreprise.
Cet amendement vise à empêcher les associés de prendre des décisions emportant des conséquences majeures pour l'entreprise sans en assumer les effets sur l'emploi.
Dans un cas comme celui de Michelin, si le texte que nous vous demandons d'adopter avait été en vigueur, les actionnaires auraient été contraints de mettre en regard de la part des gains obtenus par la liquidation de l'entreprise - en même temps que la montée de l'action qui en est résultée - et les salaires qui auraient continué à être versés aux salariés licenciés, ainsi que les charges sociales afférentes.
Un tel bilan aurait en outre le mérite d'inciter les entreprises à mettre en place de véritables plans de formation, ce qui faisait cruellement défaut, on le sait, chez Michelin.
Cet amendement avait déjà été déposé par les députés du groupe RCV lors de la première lecture du texte à l'Assemblée nationale, le 27 avril 2000. Il avait été retiré après que le Gouvernement se fut engagé à reprendre notre « amendement Michelin » à l'occasion de l'examen du projet de loi sur la modernisation sociale. Or de ce projet, madame la ministre, nous n'avons guère de nouvelles.
Depuis le début de la discussion du présent texte, les parlementaires communistes et leurs partenaires voient nombre de leurs propositions renvoyées à d'autres textes, que ce soit celui sur l'épargne salariale ou celui sur la modernisation sociale. Or ces textes s'avèrent, soit très en deçà de l'ambition qui était la leur à l'origine, soit toujours à l'état embryonnaire.
Je l'avoue, je commence à me sentir un peu comme la soeur Anne du conte de Perrault : j'attends et ne vois toujours rien venir...
C'est pourquoi nous avons choisi de reprendre cet amendement devant le Sénat à l'occasion de cette discussion. La question ne peut attendre : elle doit être posée ici et maintenant. Cette proposition s'insère parfaitement dans le cadre de l'ambition originelle du présent texte.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen demandent instamment au Sénat, par l'adoption de cet amendement, de prendre position en refusant les destructions massives d'emploi auxquelles il est procédé au nom de la logique financière.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Philippe Marini, rapporteur. La commission des finances trouve la démarche de nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen intéressante et... originale. Ils nous proposent en effet d'introduire dans nos textes juridiques une nouvelle catégorie d'entreprises : les entreprises prospères. Bien entendu, il appartiendra aux tribunaux d'interpréter cette notion de prospérité ! (Sourires sur les travées du RPR et de l'Union centriste.)
Chacun sait que la prospérité est un élément extrêmement contingent, qu'elle est susceptible de varier beaucoup. Quand on grave dans le marbre de la loi une notion comme celle-ci, encore faut-il que l'on soit capable de la décrire avec une précision suffisante pour pouvoir l'appliquer !
Mais nous avons bien compris que cet amendement était avant tout un signal adressé au Gouvernement, et je ne pense pas que nos collègues aient réellement l'ambition de voir ce texte inclus, ici et maintenant, dans la loi.
Il va de soi que, en tout état de cause, une telle proposition ne peut, sur le fond, rencontrer l'accord de la commission des finances, car elle constitue une immixtion absolument inacceptable dans la gestion des entreprises. Elle reflète un état d'esprit, que nous connaissons bien, selon lequel l'Etat, par le biais de la loi, pourrait tout définir, tout régir, dire qui est prospère ou qui ne l'est pas, organiser la restitution sociale...
Tous ces concepts, auxquels vous êtes sans doute légitimement attachés, chers collègues,...
M. Robert Bret. La liberté, l'égalité et la fraternité : voilà les concepts auxquels nous sommes attachés !
M. Philippe Marini, rapporteur. ... ont fait leurs preuves un peu partout... S'ils pouvaient, à la rigueur, passer pour modernes dans les années cinquante, voire encore dans les années soixante,...
Mme Nicole Borvo. Chez Michelin, c'était en 1999 !
M. Philippe Marini, rapporteur. ... ils sont franchement obsolètes dans les années 2000 !
Mme Marie-Claude Beaudeau. Dans les années 2000, on peut donc continuer à licencier impunément quand on réalise des profits !
M. Philippe Marini, rapporteur. Tout le monde, aujourd'hui, chers collègues, devrait avoir fait son aggiornamento depuis longtemps, y compris votre estimable formation politique.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Licencier, ça, c'est très moderne !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Le dispositif que propose le groupe communiste républicain et citoyen par cet amendement est intéressant dans son principe, mais, en l'état, il me paraît difficile à appliquer. Il faudrait en effet élaborer préalablement un système d'utilisation des pénalités prévues et de l'argent ainsi prélevé.
Le Gouvernement, vous le savez, a le souci de se donner les moyens de mieux lutter contre les licenciements abusifs, mais il n'a pas encore trouvé de réponse pratique à cette préoccupation.
Madame Borvo, s'il est vrai que l'examen du projet de loi de modernisation sociale a été pour l'instant retardé, le Gouvernement entend bien que ce texte puisse être discuté sans trop attendre. C'est donc dans ce cadre, effectivement - vous l'avez vous-même rappelé - que nous devons mettre au point le dispositif que nous recherchons ensemble pour répondre à vos légitimes préoccupations, qui sont aussi celles du Gouvernement.
Par conséquent, pour les raisons que je viens d'indiquer, le Gouvernement est défavorable à cet amendement.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 468.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à Mme Beaudeau.
Mme Marie-Claude Beaudeau. Je voudrais dire à M. le rapporteur, mais surtout à Mme la ministre, qu'il faut maintenant passer aux actes.
On nous objecte que nos amendements sont techniquement difficiles à inscrire dans la loi ; mais s'il ne s'agit que de technique, les choses doivent pouvoir se régler assez rapidement ! Il est maintenant nécessaire que des mesures soient prises, car les entreprises qui continuent à faire des profits et à verser des dividendes toujours plus élevés aux actionnaires multiplient les plans de licenciement.
Dans mon département, une grande entreprise, Spie-Batignolle, est venue s'installer voilà une quinzaine d'années dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise. Les collectivités locales, le conseil général et la ville de Cergy ont créé les structures nécessaires à cette installation et ont consenti des efforts considérables, en sollicitant bien entendu les contribuables, car il s'agissait de créer des emplois. Or, de plan de licenciement en plan de licenciement, cette entreprise vient encore de supprimer 107 emplois le 7 septembre dernier et se prépare à en supprimer encore 200 le 26 octobre. Pourtant, non seulement elle fait des profits, mais ses carnets de commandes sont pleins.
Il est donc temps que le Gouvernement cesse de s'en tenir à des déclarations et passe à des actes concrets pour empêcher de telles entreprises de continuer à mettre en oeuvre ces plans destructeurs d'emplois qui, nous le savons tous, créent de graves problèmes en plaçant dans des situations parfois dramatiques les personnes qu'ils privent brutalement de travail.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 468, repoussé par la commission et par le Gouvernement.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.

(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.)

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 4:

Nombre de votants 319
Nombre de suffrages exprimés 242
Majorité absolue des suffrages 122
Pour l'adoption 17
Contre 225

Article 63 (priorité)