M. le président. Avant de mettre aux voix l'ensemble du projet de loi, je donne la parole à M. Fauchon, pour explication de vote.
M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voterai bien entendu ce texte.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Ah ?
M. Pierre Fauchon. Oui, cela arrive, monsieur le ministre !
Ce texte semble convenable et conforme à l'intérêt d'un bon fonctionnement de la justice administrative.
Mais il n'est toutefois pas possible de le voter en ignorant les problèmes de fond - je ne veux pas ouvrir ici un débat, mais il faut que cela soit dit, que cela ait été dit - que pose la juridiction administrative.
Compte tenu de l'évolution de notre système judiciaire, celle-ci présente un caractère extrêmement particulier, très surprenant - malgré les apparences, je pèse mes mots, car il s'agit en réalité de quelque chose d'un peu monstrueux - eu égard à l'idée que l'on peut se faire d'un état de droit qui devrait être, par définition, unitaire. Or cette singularité est de moins en moins justifiée, pour deux raisons.
La première serait plus volontiers rappelée par le président de la commission des lois, M. Jacques Larché, s'il était présent parmi nous : on a connu, pendant plus d'un siècle, des jurisprudences où les tribunaux administratifs, se trouvant dans l'obligation, pour des raisons de droit formelles, d'annuler des décisions, ne l'ont pas fait au motif que les circonstances de la cause l'imposaient. C'était une façon, au fond, d'admettre les nécessités de gouvernement, les nécessités d'administration. Toutefois, cette jurisprudence va en s'amenuisant : les cas sont de moins en moins nombreux, ce que, personnellement, je considère comme assez satisfaisant et conforme à une amélioration de l'état de droit.
Dans ces conditions, à quoi sert cette juridiction, qui est en réalité la prorogation des droits régaliens de l'Ancien Régime, amplifiés par l'Empire ?
La seconde raison, c'est que l'action publique à tous les niveaux - Etat, régions, départements, communes, collectivités de communes - s'est diversifiée de telle manière que, à présent, nombre de problèmes qui n'ont en eux-mêmes rien de particulier relèvent soit de la juridiction administrative, soit de la juridiction judiciaire, pour des raisons de procédure souvent difficiles à comprendre. Je rappelle toute la jurisprudence qui s'est construite notamment sur les notions de service public, de singularité des contrats et de clause exorbitante. C'est véritablement byzantin. Ainsi, des procès que rien ne distingue en réalité dans leurs données techniques, dans leurs éléments, subissent tantôt la loi judiciaire ordinaire, tantôt la loi administrative, qui n'est pas une loi mais est, en pratique, un droit jurisprudentiel, ce qui est, là encore, assez contraire à nos traditions.
Je rappelle que les tribunaux administratifs disent qu'ils veulent bien s'inspirer de la loi ordinaire et du code civil, mais ils ne le font que parce qu'ils le veulent bien, quand ils le veulent bien, et quelquefois ils mettent beaucoup de temps à bien vouloir le faire. Ils n'y sont pas obligés.
Il y a là quelque chose de tout à fait singulier. En effet, le plaideur a bien du mal à comprendre pourquoi c'est vérité d'un côté, erreur de l'autre selon la juridiction. Cela n'est pas satisfaisant.
C'est si vrai, monsieur le garde des sceaux, que, en matière d'accidents automobiles, on a été obligé d'unifier le contentieux. Il n'était pas possible de soutenir qu'un accident devait être jugé différemment selon qu'il avait été causé par l'ambulance municipale ou par une ambulance privée ! C'était pourtant la situation aberrante dans laquelle on était. On a donc unifié le contentieux, voilà longtemps, et personne ne s'en plaint et n'imaginerait un retour en arrière.
Cependant, il est d'autres domaines où la question mériterait d'être examinée, sans toutefois que l'on pose le problème fondamental tel que je l'ai évoqué tout à l'heure : je sais bien que c'est l'une des vaches sacrées de la République et qu'elle doit être respectée !
Il est tout de même des domaines dans lesquels il conviendrait d'unifier le contentieux. Je pense à la construction ; jai, vous le savez, monsieur le garde des sceaux, quelques raisons de connaître ce domaine. Il s'agit des mêmes murs, des mêmes parpaings, du même ciment, des mêmes entreprises et des mêmes conditions. Or, dans un certain cas, c'est la prescription du code civil qui s'applique, dans l'autre on veut bien s'en inspirer, mais on n'y est pas obligé et l'on statue comme on veut.
Il faut avouer que, au regard de l'idée que l'on se fait de l'état de droit, ce n'est pas réellement satisfaisant. Aussi, je souhaiterais que l'on veuille bien y réfléchir en haut lieu... c'est-à-dire autour de vous, monsieur le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Comme le débat n'a pas duré trop longtemps, je me permets, monsieur le président, de retenir l'attention de l'assemblée quelques instants afin de répondre - c'était l'objet de son intervention ! - à ce que M. Fauchon a très clairement revendiqué comme une provocation. (Sourires.)
Je ne crois pas que ce serait un progrès de l'état de droit dans notre pays que de fusionner les deux ordres de juridiction, administratif et judiciaire. Je crois que, dans un pays où, comme dans tous les autres, la société revendique de plus en plus de justice, exprime une demande sociale de justice de plus en plus forte, multiple et nombreuse, complexe, l'existence d'une juridiction administrative permet, au contraire, dans un équilibre savant et savamment établi depuis deux siècles, de tenir compte à la fois de l'intérêt général et de l'intérêt particulier.
C'est si vrai que des pays qui ne connaissent pas le double ordre de juridiction se posent la question de son instauration éventuelle. C'est si vrai que toute la juridiction européenne, qui prend aujourd'hui de plus en plus d'importance, est irriguée par les principes du contentieux administratif français.
Monsieur le sénateur, vous le savez, ce n'est pas seulement un effet de l'histoire, c'est-à-dire du rôle que nous avons joué dans la construction européenne à partir du traité de Messine. Non ! Il est apparu, pour les matières qui sont déléguées à la Communauté économique européenne, aujourd'hui à l'Union européenne, que les principes mêmes du contentieux administratif français permettaient le mieux de faire cet équilibre entre l'intérêt général et l'intérêt particulier. C'est si vrai que, malgré « l'anglo-saxonnisation » générale - on le sait très bien, et vous le savez mieux que personne, monsieur Fauchon - du droit et des procédures - par exemple dans l'autre cour européenne -, celle de Strasbourg, on a, à Luxembourg - et je crois que les quinze pays de l'Europe dans leur ensemble peuvent s'en féliciter - maintenu des principes et continué à appliquer des procédures permettant d'assurer ce que j'appelais ce savant équilibre.
Voilà pourquoi, quelles que soient les difficultés - et je ne les méconnais pas - pour le plaideur, pour le justiciable et pour les auxiliaires de justice, et quelles que soient les délais - et je les déplore ; mais le présent projet de loi a pour objet d'aider à résoudre ce problème - qui sont beaucoup trop longs dans un certain nombre de juridictions, tribunaux administratifs ou cours administratives d'appel, je crois que la juridiction administrative a sa raison d'exister, qu'elle participe indiscutablement à ce à quoi nos concitoyens aspirent, c'est-à-dire plus de justice dans tous les domaines de leur vie la plus concrète.
Le texte que le Sénat va adopter dans un instant - je l'espère en tout cas - apportera, monsieur le sénateur, une contribution, à travers des dispositions statutaires qui peuvent en apparaître éloignées, à la construction de notre état de droit à la fin du XXe siècle.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'ensemble du projet de loi.
(Le projet de loi est adopté.)
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