M. le président. Je suis saisi, par M. Charasse et les membres du groupe socialiste et apparentés, d'une motion n° 2 rectifié tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, relatif à la zone franche de Corse (n° 126, 1996-1997). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Charasse, auteur de la motion.
M. Michel Charasse. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne retiendrai pas bien longtemps, rassurez-vous, l'attention du Sénat sur cette exception d'irrecevabilité. Je donnerai tout d'abord trois précisions rapides après ce que vient de dire M. le ministre, que je remercie du ton convivial de la réponse.
Ce que j'ai dit des fonctionnaires, monsieur le ministre, est simple. Je considère qu'en Corse ils ne sont pas soutenus pour faire leur métier normalement et qu'à partir du moment où ils ne sont pas soutenus, et sont même quelquefois - trop souvent - désavoués, je ne vois pas très bien comment ils pourraient le faire.
Deuxièmement, je considère que ce que vous nous proposez est une mesure de surmédicalisation, et l'on sait que les mesures de surmédicalisation tuent généralement les malades ! (Sourires.)
Troisièmement, vous nous dites que le niveau de vie en Corse est l'un des plus bas. Alors, expliquez-moi pourquoi c'est la Corse qui a le plus fort taux de grosses cylindrées par rapport à sa population. Il n'y a, là-bas, que de grosses cylindrées, et elles n'ont pas été achetées d'occasion !
Enfin, je voudrais dire que, depuis quinze ans, il y a quand même une mesure qui a été appliquée en Corse, au milieu d'un grand scepticisme et de pressions que vous n'imaginez pas, lorsque j'ai fait voter l'impôt de solidarité sur la fortune. Il n'y a pas eu de drame après cela ; les Corses paient l'impôt de solidarité sur la fortune normalement. Et pourtant, à l'époque, on m'expliquait qu'un riche Corse, ce n'était pas un riche, parce qu'il était Corse ! Autrement dit, avec 4 millions de francs à Paris, on était riche, et avec 4 millions de francs en Corse, on était Corse. Voilà ! (Rires.)
Cela étant, monsieur le président, j'en viens à l'exception d'irrecevabilité. J'estime, avec mon groupe, que le projet de loi qui est soumis au Sénat, après avoir été adopté par l'Assemblée nationale, porte atteinte à l'unité de la République et menace la cohésion nationale.
L'unité de la République, principe rappelé par le Conseil constitutionnel à maintes reprises, notamment à propos de la notion de « peuple corse », et à juste titre, car c'est une notion à propos de laquelle, je dois le dire, j'avais formulé - j'étais au Gouvernement à l'époque - les plus expresses réserves - je n'étais pas le seul, puisque le Président de la République de l'époque avait, lui aussi, en conseil des ministres, formulé les plus expresses réserves - donc, l'unité de la République est fondée sur un certain nombre de règles, notamment le principe d'égalité des citoyens devant la loi, et spécialement la loi fiscale.
Le principe d'égalité, mes chers collègues, on le sait ici puisque l'on en parle souvent, suppose qu'à situations analogues soient apportées des réponses législatives ou réglementaires analogues.
Or l'exception qu'on nous propose de créer en faveur de certaines activités économiques en Corse n'est absolument pas justifiée par la situation réelle de l'économie locale : celle-ci passe, en effet, au second plan. Ce qui prime, c'est la volonté du Gouvernement de consentir une nouvelle inégalité en faveur de la Corse pour en obtenir, en retour, non pas le développement économique, mais l'apaisement. Le Gouvernement espère ainsi s'attirer les bonnes grâces des terroristes. Nous sommes loin des critères « objectifs et rationnels » exigés par le Conseil constitutionnel en 1989, notamment, pour justifier le traitement particulier d'un certain nombre de contribuables.
Mais comme rien n'est moins sûr, les dispositions en cause profiteront surtout et avant tout aux contribuables déjà installés dans l'île - et encore, pas à tous - et dont la situation ne justifie absolument pas une telle faveur par rapport aux contribuables, dans la même situation, installés sur le continent. Si encore ces faveurs étaient réservées aux entreprises nouvelles, on pourrait comprendre. Mais ce cadeau, sans aucune raison économique, en faveur des situations existantes constitue bien une rupture du principe d'égalité, comme le Conseil d'Etat l'a d'ailleurs souligné dans son avis sur le projet de loi.
Au fond, monsieur le ministre, vous faites la guerre et, au lieu d'envoyer l'armée, vous envoyez un coffre-fort. Or les coffres-forts n'ont jamais gagné la guerre, même quand on distributait de l'argent aux Suisses !
Ce projet de loi fait donc des contribuables déjà installés en Corse des citoyens à part, et de la Corse une terre fiscale à part parmi les territoires de la République. Il porte bien atteinte à l'unité de la République que le Conseil constitutionnel a entendu préserver dans plusieurs décisions concernant la Corse, notamment, je l'ai dit, sur « le peuple corse », mais encore, en 1991, en ce qui concerne l'enseignement de la langue corse. Même si les nationalistes en font un cheval de bataille fondamental - cela fait partie de leurs fantasmes - le Conseil constitutionnel a estimé que ce n'était pas une raison pour que cet enseignement soit obligatoire en Corse. Le Conseil constitutionnel n'a pas eu peur, en cette circonstance, d'être plastiqué, et son courage a été remarquable. D'ailleurs, il ne s'est rien passé parce que, quand on est courageux, il ne se passe rien.
Emmanuel Hamel. Nous saluons votre courage !
M. Michel Charasse. Monsieur Hamel, je vis actuellement au rythme de deux ou trois menaces de mort par semaine venant de cette île dans laquelle réside la moitié de ma famille. Cela m'indiffère complètement, parce que je sais que, quoi qu'il arrive, la voix de la République, sur ces sujets, ne s'éteindra pas, et que d'autres prendront le relais. (Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Emmanuel Hamel. Votre courage est admirable !
M. Michel Charasse. En tout cas, ce raisonnement du Conseil constitutionnel s'applique parfaitement aux impôts. Je suis de ceux qui pensent que l'on ne peut pas acheter la paix civile - si louable soit la démarche, monsieur le ministre, et qui n'y souscrirait pas ? - en distribuant des faveurs fiscales.
Ce projet de loi menace en outre la cohésion nationale.
Les citoyens français, contribuables aussi, sont de plus en plus effrayés par l'ampleur des moyens financiers mis en oeuvre sans résultat en Corse. Ils savent que ces moyens ne favorisent en rien le développement économique et l'emploi et qu'ils aboutissent uniquement à créer et à renforcer des rentes de situation qui ne profitent en rien à l'intérêt général.
C'est ce qui explique que des voix s'élèvent parfois pour demander la rupture du lien entre la France et la Corse, pour donner son indépendance à l'île et pour que la collectivité nationale cesse de porter en vain un aussi lourd fardeau.
Ce projet de loi ne pourra que renforcer ce sentiment de rejet chez de nombreux Français et ne pourra que donner aux Corses le sentiment que leur présence dans la communauté nationale est de plus en plus contestée.
Or il n'est pas d'unité de la République sans cohésion ni unité nationale, et celles-ci ne sauraient exister si les Français ont le sentiment qu'ils ne sont pas égaux entre eux, en droits et en devoirs, si l'on demande toujours aux mêmes pour favoriser d'une manière scandaleuse toujours les mêmes, sans qu'on ne voie jamais le bout des malheurs qui frappent l'île et des charges qu'elle fait peser sur la nation.
Ce projet de loi porte donc en lui les ferments d'une tentative de sécession - dans les âmes, d'abord - dont nous savons, certes, que, pour l'instant, elle n'est pas majoritaire en France, tandis qu'elle est ultraminoritaire en Corse.
Pour ces motifs, qui tiennent à l'essence même des principes fondamentaux de la République, j'estime avec mon groupe que le texte qui nous est soumis est contraire à la Constitution, d'où l'exception que je propose au Sénat de voter. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. Quelqu'un demande-t-il la parole contre la motion ?... Quel est l'avis de la commission ?
M. Michel Mercier, rapporteur. Je voudrais essayer de répondre à notre collègue M. Charasse, qui vient, avec beaucoup d'émotion et beaucoup de conviction de nous rappeler qu'il ne peut pas y avoir, quelle que soit la qualité d'un texte, de bonnes lois s'il n'y a pas avant tout le respect de l'unité de la République.
M. Charasse nous a, sur ce point, tous convaincus - j'ai beaucoup de respect pour ce qu'il vient de dire - mais je crois qu'il est lui-même trop bon juriste pour ignorer que les propos qu'il vient de tenir ne s'appliquent pas au texte dont nous parlons.
Je voudrais, n'ayant ni ses grandes connaissances, ni ses compétences, ni son habitude de l'hémicycle, en revenir au texte qui fait l'objet de notre débat et me placer strictement sur ce plan pour dire si, à notre sens, il est ou non conforme à la Constitution de la République.
De la jurisprudence constante du Conseil d'Etat, telle qu'elle résulte d'arrêts anciens, notamment d'un arrêt célèbre de 1939, ou de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui s'est construite au fil des années, il résulte que la notion d'égalité, même devant les mesures fiscales, n'est ni générale ni absolue, qu'elle s'applique très strictement aux situations particulières dans lesquelles se trouvent les citoyens et que, dès lors que l'on vise des catégories entières et homogènes de citoyens, on peut prendre avec ce principe d'égalité des libertés qui doivent être mesurées.
S'agissant de la Corse, des conditions objectives peuvent, selon moi, faire admettre des réponses particulières et dérogatoires. On l'a noté tout à l'heure, l'insularité, l'éloignement de la Corse,...
M. Michel Charasse. Mais tout cela est déjà compensé !
M. Michel Mercier, rapporteur. ... le relief particulier de l'île, sa situation économique spécifique font qu'un régime dérogatoire est tout à fait conforme à la règle d'égalité devant la loi telle que la jurisprudence du Conseil constitutionnel l'a établie.
Je crois que, loin de nuire à l'unité de la République, ce projet de loi est un moyen. Si, par ailleurs, le Gouvernement met tout en oeuvre pour rétablir la paix publique, ce texte constitue bel et bien un moyen de rétablir l'unité de la République et de conforter la place de la Corse dans la République.
Pour ces raisons, la commission des finances a émis un avis défavorable sur la motion n° 2 rectifié tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
M. Michel Charasse. On envoie le Trésor public pour rétablir l'ordre public !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jean-Claude Gaudin, ministre de l'aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration. Monsieur Charasse, vous opposez l'exception d'irrecevabilité au prétexte que le projet de loi pourrait porterait atteinte à l'unité de la République.
Cette prise de position suscite de ma part un certain étonnement, car le texte qui vous est soumis aujourd'hui, comme M. le rapporteur vient excellement de le dire, ne contient aucune formule aussi sécessionniste que la funeste référence au « peuple corse composante du peuple français ».
De plus, et pour s'en tenir au seul principe d'égalité devant les charges publiques, la zone franche de Corse n'est pas la première mesure qui introduit des discriminations territoriales. Ainsi, la loi d'orientation sur l'aménagement et le développement du territoire de 1995, la récente loi relative à la mise en oeuvre du pacte de relance pour la ville ont chacune introduit dans notre droit fiscal et social des discriminations dont le champ est exactement identique, qu'il s'agisse de l'impôt sur les sociétés, de l'impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux, de la taxe professionnelle ou de charges sociales patronales.
M. Michel Charasse. Cela vaut sur tout le territoire national !
M. Jean-Claude Gaudin, ministre de l'aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration. Semblable par le champ des exonérations qu'il prévoit, le projet de loi relatif à la zone franche de Corse s'apparente également à ces deux textes par sa portée géographique. Il couvre une région administrative entière. D'un point de vue démographique, il faut rappeler à ce propos que les zones franches urbaines englobent près de 700 000 habitants, alors que la population de la Corse ne dépasse pas 250 000 personnes. Les zones de revitalisation rurale, quant à elles, couvrent trois départements entiers, concernant 39 % de la superficie de notre pays et 8 % de sa population. Plus de la moitié de ces zones sont regroupées dans un ensemble homogène qui couvre une grande partie des quatre régions administratives du centre de la France.
Sur le principe même d'une mesure de discrimination fiscale étendue à une région entière, il paraît donc difficile de soutenir l'irrecevabilité.
Il en va de même sur le contenu de la zone franche. D'une part, le traitement plus favorable consenti à certaines catégories de redevables n'introduit pas de discrimination injustifiée à l'intérieur de l'île et ne constitue donc pas une rupture d'égalité devant les charges publiques. D'autre part, l'avantage reste en exacte proportion des très grandes difficultés de l'île, même en tenant compte des avantages fiscaux dont celle-ci bénéficie déjà.
Le respect du principe d'égalité devant les charges publiques et le souci de proportionnalité des mesures devront nous guider dans le débat que nous allons engager à propos des amendements. Il ne saurait justifier, en l'état actuel du texte, l'irrecevabilité du projet de loi. Aussi, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous invite à repousser l'exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur les travées du RPR.)
M. le président. Je vais mettre aux voix la motion n° 2 rectifiée.
M. Roland du Luart. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. du Luart, au nom du groupe des Républicains et Indépendants.
M. Roland du Luart. Monsieur le président, je souhaite m'exprimer à titre personnel sur cette affaire.
M. le président. Monsieur du Luart, vous vous exprimez au nom du groupe des Républicains et Indépendants.
M. Roland du Luart. Certes, mais mon vote n'engage que moi. (Rires et exclamations sur diverses travées.)
M. Guy Allouche. Çà, c'est un groupe !
M. Roland du Luart. Monsieur le ministre, je voudrais vous exprimer mes réserves les plus vives sur ce texte que je qualifierai de circonstance.
Pour moi, cela suffit ! Il faut commencer par rétablir l'ordre républicain ; cela devrait être le préalable à tout avantage nouveau octroyé à la Corse. Pourquoi donner des avantages hors du commun tant que la paix civile n'est pas revenue ? Peut-être, lorsque l'ordre républicain sera respecté, pourrons-nous envisager des mesures spécifiques !
M. Michel Charasse. Absolument !
M. Roland du Luart. Je voudrais rappeler très brièvement quelques chiffres. A la lecture du rapport que notre éminent collègue M. Oudin a fait en 1994, nous nous apercevons que ce sont 7 milliards de francs nets qui vont du continent à la Corse chaque année. Or, mes chers collègues, à population comparable, ce sont 4,5 milliards de francs qui vont à la Nouvelle-Calédonie chaque année. Mais, en Nouvelle-Calédonie, grâce aux accords de Matignon, aujourd'hui, la paix civile règne. On donne de l'argent, on investit, mais cela se passe dans le calme.
M. Michel Charasse. Très bien !
M. Roland du Luart. Aujourd'hui, la Corse flambe, la Corse saute. Et je suis bien obligé de souligner que, outre ces 7 milliards de francs que je viens d'évoquer, il faut tenir compte des 500 millions ou des 600 millions de francs qu'annuellement la République doit payer pour réparer les biens privés ou publics qui ont été détruits !
M. Michel Charasse. Très bien !
M. Roland du Luart. C'est inacceptable ! L'Etat est bafoué.
Nous savons tous qu'il suffirait de mettre environ 300 personnes hors d'état de nuire pour que le calme revienne. Et lorsque vous consultez les magistrats, ils savent de quoi ils parlent.
Alors, si le calme revenait en Corse - c'est mon souhait le plus cher - tous les éléments seraient réunis pour que l'économie reparte.
Je souhaite avant tout qu'on stoppe le racket.
Je pense aussi que ce sont sans doute ces habitudes séculaires d'assistanat - elles datent, disons, de la Libération - qui ont expliqué la démobilisation totale des forces vives en Corse.
M. Guy Allouche. Très juste !
M. Roland du Luart. Ma crainte, c'est que la zone franche, dans l'état actuel des choses, ne fasse le lit de la mafia. On sait combien elle est présente, hélas ! en Corse...
M. Michel Charasse. Eh oui !
M. Roland du Luart. Par ailleurs, je le dis sous toutes réserves, je crains aussi que cela ne conduise à favoriser le blanchiment de l'argent sale.
M. Michel Charasse. Bien sûr !
M. Roland du Luart. Voilà pourquoi je ne pourrai, à titre personnel, voter ce texte dans son ensemble et voilà pourquoi je voterai la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
M. Emmanuel Hamel. Quelle noblesse !
M. le président. Mes chers collègues, je vous rappelle que la parole pour explication de vote est accordée à un représentant de chaque groupe, et non à un orateur de chaque groupe.
M. Guy Allouche. Il a bien parlé, alors on lui pardonne !
M. Henri de Raincourt. Avec ma bénédiction !
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 2 rectifiée, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet du projet de loi.
(La motion n'est pas adoptée.)
Question préalable