TRAVAUX DE LA COMMISSION
I. AUDITIONS
1. M. Jean-Marie Guehenno,
président du conseil d'administration de l'Institut des hautes
études de défense nationale (IHEDN)
(le 9 juin 1999)
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, merci de me faire l'honneur de parler devant votre commission. Je vais essayer de faire le lien entre les documents adoptés au dernier sommet de l'Alliance et la crise que nous vivons, qui n'est pas véritablement terminée. C'est le seul moyen, lorsque l'on réfléchit sur ces questions de défense européenne, d'arriver à des réponses concrètes. La défense européenne sera le produit des circonstances historiques autant que des négociations diplomatiques.
Pour traiter ce sujet, je vais aborder, avant de conclure sur les perspectives d'avenir, trois points qui me semblent être particulièrement importants dans le concept stratégique tel qu'il a été adopté au dernier sommet de l'Alliance à Washington et les relier à la crise au Kosovo :
1° - les relations entre l'Otan et l'Onu,
2° - l'extension des missions de l'Alliance,
3° - la prise en compte de l'identité européenne de sécurité et de défense.
Premier point : la relation entre l'Onu et l'Otan
Dans toutes les négociations qui ont précédé le sommet, alors que les diplomates rédigeaient les différents communiqués et déclarations, une pression continue tentait de faire affirmer que l'Otan en tant que telle pouvait être un organe de légitimation du recours à la force. Cette position s'est heurtée à la résistance de la France, mais également, de la plupart des pays de l'Otan, qui se méfiaient, pour différentes raisons, d'une telle extension, certains, je dirais, pour de mauvaises raisons, par crainte d'être entraînés plus loin qu'ils ne voudraient, par une sorte d'abstentionnisme, d'autres, pour des raisons de principe, et ce fut notre cas.
Je crois qu'effectivement, aller dans le sens américain aurait été dangereux, et on le voit, notamment, avec les derniers développements de la crise, vis à vis de la Russie pour laquelle une telle affirmation de principe aurait été une humiliation politique supplémentaire, inutile à un moment où ce pays est dans une situation extrêmement difficile.
Sur ce point, la conclusion obtenue au sommet de l'Otan est bonne, et là peut-être vais-je vous surprendre, je dirais qu'elle est bonne parce qu'ambiguë. La position qui aurait consisté à s'enfermer dans une interprétation trop formelle de l'autorité de l'ONU, n'aurait pas non plus été une solution idéale. Voulons-nous vraiment que toute action militaire soit limitée à la légitime défense ou à la légitime défense étendue à un allié ?
Devrions-nous écarter la possibilité d'une action militaire si nous nous trouvions dans une situation où la Russie ou la Chine auraient basculé dans une hostilité radicale à notre égard qui interdirait toute intervention sortant du cadre de la légitime défense, alors même que notre conscience nous interdirait de rester passifs ?
La solution adoptée au paragraphe 15 du concept stratégique est bonne car elle réaffirme un principe tout en ménageant certaines ambiguïtés : « le Conseil de sécurité des Nations unies assume la principale responsabilité quant au maintien de la paix et de la sécurité internationale et, à ce titre, joue un rôle crucial en contribuant à la sécurité et à la stabilité de la région euro-atlantique ». Dans le communiqué du sommet, les formules sont voisines : on parle de rôle primordial du Conseil de sécurité. Il me semble qu'à cet égard le début de dénouement de la crise auquel nous assistons en Yougoslavie reflète les mêmes ambiguïtés et, pour l'avenir, n'est pas un mauvais exemple : l'idée que l'expérience du Kosovo serait généralisable, que l'Otan a acquis une sorte de droit automatique à intervenir ici ou là est abandonnée, compte tenu des difficultés rencontrées. Personne ne peut dire que cette opération a été sans tache, ni se réjouir d'une crise qui a laissé un million de réfugiés sur les routes. Le sentiment mitigé que tout le monde conservera de cette opération fait que le triomphalisme qui avait suivi la guerre du Golfe n'est pas de mise dans cette affaire. Le fait que, maintenant, pour légitimer une présence durable au Kosovo on tient à avoir une résolution du Conseil de sécurité, qui a réinséré la Russie dans le jeu, confirme l'autorité de l'ONU, et montre combien la voie empruntée est étroite. D'un côté on reconnaît que, face à des situations humanitaires dramatiques, il faut aller au-delà du principe de souveraineté mais, d'un autre côté, on ne peut le faire qu'avec beaucoup de précautions et, quand on s'installe dans la durée, la sanction du Conseil de sécurité est absolument souhaitable pour garantir la légitimité de la chose.
D'ailleurs, quand nous avons, nous Français, cherché les bases juridiques de notre opération militaire, nous avons essayé de la relier à la résolution 1199 du Conseil de sécurité qui vise le Chapitre VII de la charte des Nations unies.
Je pense, pour conclure sur ce point, que nous sommes condamnés à vivre dans l'ambiguïté. Nous sommes dans un siècle qui a inventé l'arme nucléaire c'est-à-dire la confirmation absolue de la souveraineté des Etats. Qui peut vouloir attenter à la souveraineté d'un Etat disposant de l'arme nucléaire ? Quand quelque chose se passe en Tchéchénie, nous mettons dans notre poche nos principes. Mais nous sommes aussi dans le siècle de l'holocauste, avec le sentiment que face à certaines situations on ne peut dire « vérité en deçà des Pyrénées erreur au-delà ». Face à l'inhumanité, l'abstention paraît immorale et généralement irréaliste, même si je ne vais pas jusqu'à parler du « devoir d'ingérence ». Nous sommes condamnés à vivre dans cette tension et cette crise en a été une illustration. Le concept stratégique, à cet égard, navigue dans une ambiguïté dont nous ne pouvons pas véritablement sortir.
Le deuxième point : l'extension des missions
Le concept stratégique n'apporte pas autant de nouveautés qu'il paraît pour le fonctionnement futur de l'Alliance atlantique. Certes, il dresse un catalogue impressionnant de tous les sujets liés à la sécurité internationale mais il reste en même temps dans le cadre de l'article 4 du traité. A chaque fois que l'on évoque d'éventuelles opérations, il est rappelé que c'est par consensus et au cas par cas. D'un côté, on ouvre l'éventail le plus large possible, de l'autre côté, les règles de l'Otan étant ce qu'elles sont, notamment celle de l'unanimité, quand il s'agira de passer à l'acte sur une opération précise, les verrous politiques ne manqueront pas.
On insiste sur la zone euro-atlantique, par opposition à l'idée d'une globalisation de l'Alliance qui s'intéresserait aussi bien à une crise en Corée, entre le Pakistan et l'Inde, ou autre... Cette idée est très largement gommée, même si elle n'est pas expressément écartée.
Ceci dit, plus que les énumérations abstraites de communiqués, compteront les évaluations politiques que les membres de l'Alliance tireront de cette crise. A cet égard, il me semble qu'au moment de tirer les leçons politiques de la crise que nous vivons, on s'apercevra que le verre était autant à moitié vide qu'à moitié plein. A moitié plein car on peut être satisfait que face à une situation difficile, finalement, l'Alliance ait maintenu dans l'ensemble une certaine unité. Tous ceux qui ont vécu cette crise de l'intérieur ont vu chaque jour la précarité du consensus de l'Alliance et ont pu se faire une idée de ce qui adviendrait si celle-ci s'impliquait dans des sujets où les intérêts fondamentaux des Etats membres ne sont pas en jeu. Il me semble que les responsables politiques, et notamment les Américains, y regarderont à deux fois avant d'impliquer l'Alliance de façon un peu large.
D'un côté, les Etats-Unis ont donc obtenu, à travers le concept stratégique, une satisfaction de principe, puisque l'éventail des sujets que peut traiter l'Alliance est très large. En même temps, la réalité politique ne permet pas d'imaginer qu'en conséquence l'Alliance est devenue le directoire où toutes les questions vont être traitées sous l'autorité des Etats-Unis. On voit d'ailleurs dès maintenant, dans les sondages faits aux Etats-Unis, que le soutien du peuple américain à l'engagement militaire de leur pays au Kosovo a diminué de façon assez significative et, à long terme, il faudrait plutôt s'inquiéter du risque que les Etats-Unis ne veuille pas mettre le doigt dans telle ou telle affaire où nous souhaiterions qu'ils l'y mettent, que craindre qu'ils ne nous embarquent dans une multitude d'opérations où nous ne voudrions pas être embarqués.
Troisième point : la question de l'identité européenne de sécurité et de défense
Sur le plan des principes, je pense qu'un certain nombre de progrès ont été réalisés lors du dernier sommet. Ces progrès se trouvent consignés plus dans le communiqué du sommet que dans le concept stratégique. Au point 10 de ce communiqué, se trouvent affirmés un certain nombre de principes qui peuvent être utiles dans l'avenir pour le développement d'une défense européenne.
1° la garantie de l'accès de l'Union européenne à des capacités de planification de l'Otan pouvant contribuer à la planification militaire d'opérations dirigées par l'Union européenne.
2° la présomption de disponibilité, au profit de l'Union européenne, de capacités et de moyens de l'Otan pré-identifiés en vue d'opérations dirigées par l'Union européenne. Présomption est moins fort que garantie mais c'est tout de même un progrès.
3° l'identification d'une série d'options de commandement européen pour des opérations dirigées par l'Union européenne qui renforcerait le rôle de l'adjoint au SACEUR en lui permettant d'assumer pleinement et de manière effective ses responsabilités européennes.
Ces trois points sont l'aboutissement d'efforts de la diplomatie française depuis un certain nombre d'années et posent des principes importants pour l'avenir. Ceci dit, l'honnêteté intellectuelle m'oblige évidemment à ajouter que, dans toute négociation au sein de l'Otan, les Etats-membres se heurtent à la sensibilité turque qui a toujours trouvé dans l'UEO le moyen de mettre le pied dans la porte de l'Union européenne et qui, dans toute discussion relative à la mise à disposition des pays de l'Union des moyens de l'Otan, essaie de jouer de son droit de veto pour s'insérer de force dans les dispositifs européens. A toutes les étapes de la négociation, cette position turque réapparaît et peut, dans certains cas, être utilisée par les Etats-Unis, s'ils n'ont pas trop envie de céder aux demandes européennes.
Plusieurs leçons sont à tirer de la crise que nous vivons :
1° l'augmentation de l'influence européenne dans l'Otan n'aura de sens que s'il y a des capacités européennes réelles. A cet égard, il faut avoir malheureusement l'honnêteté de reconnaître que nos capacités sont encore insuffisantes et que, par exemple, le coût de cette guerre sera financé plus sur les crédits d'équipement des différents ministères de la défense concernés que par une contribution additionnelle. Pour l'avenir, ce n'est pas une très bonne chose car ce conflit montre la disproportion entre les moyens américains et les moyens européens. Aucun schéma politique, même le meilleur, ne pourra supprimer cette disproportion. Par conséquent, les institutions que nous bâtirons ne vaudront que par les moyens que nous serons capables de mettre derrière.
2° En ce qui concerne la tactique à suivre, en France, le débat, depuis des années, est de savoir s'il faut faire évoluer l'Otan du dehors ou du dedans. Selon moi, la combinaison des deux s'impose. D'une part, nous n'arriverons jamais à convaincre nos différents partenaires européens de dupliquer en dehors de l'Otan un certain nombre de moyens que, par souci d'économie, ils considèrent comme existant à l'intérieur de l'Otan. L'idée d'une réforme de l'intérieur du système de planification, et par conséquent d'un renforcement des moyens de l'adjoint au SACEUR de façon permanente -et cet aspect est essentiel- est une bonne idée. Il faut que l'Union européenne puisse, en amont d'une crise, se tourner vers des états-majors de planification qui lui proposent des schémas, des options sur lesquels elle puisse prendre des décisions réfléchies et informées et non pas agir de façon ad hoc.
La réforme de l'intérieur est nécessaire, indispensable, souhaitée par nos partenaires européens. Pour faire aboutir cette réforme, il faut qu'il y ait une pression et, il est donc utile de l'extérieur de bâtir des embryons de possibilités de planification qui ne soient pas ceux du SACEUR, de telle manière que quand une réforme n'avance pas on puisse dire aux Etats-Unis que s'ils n'infléchissent pas leur position sur ce point nous serons obligés de développer nos propres moyens, non seulement de façon autonome, mais en allant d'un bout à l'autre de la chaîne.
La présomption de disponibilité n'aurait pas été obtenue si certains pays de l'Alliance, comme le nôtre, n'avaient pas eu la volonté de construire en dehors de l'Alliance quand ce n'était pas possible de construire en dedans. Les deux tactiques sont complémentaires l'une de l'autre.
*
Pour conclure sur le bilan provisoire de cette crise : par rapport au concept stratégique, il apparaît très nettement que l'Alliance, pour parler comme M. de La Palice, c'est une alliance, ce n'est pas une communauté politique. Nous l'avons vu tout au long de cette crise. Une alliance est quelque chose de très important, mais de moins fort qu'une communauté, où le débat politique se forme et se développe dans un corps politique. Il est clair qu'entre des électeurs californiens, des électeurs français ou des électeurs italiens, le débat politique prend des formes très différentes.
Le fait que l'Alliance ne soit pas une communauté politique a des conséquences pour l'avenir, d'où l'importance pour les Européens et pour les Américains du renforcement de la construction politique européenne. Je suis peut-être un peu optimiste sur ce point mais je crois que peu à peu, les Américains sont conduits à constater que la rhétorique de la communauté transatlantique restera une rhétorique si elle n'est pas appuyée sur un pilier européen qui procède par paliers en partant des nations et en allant vers le cercle plus large qu'est l'alliance qui construit des identités politiques propres.
L'instauration de relations stabilisées et équilibrées entre les Etats-Unis et l'Europe commande que se forge une union politique plus forte au niveau européen. A cet égard, l'Europe a joué dans cette crise un rôle qui n'est pas négligeable sur le plan politique. Quand il s'est agi de ramener les Russes dans le jeu, ce qui était indispensable pour arriver à la conclusion de cette crise, l'Europe, et la présidence européenne en l'occurrence, ont joué leur rôle avec beaucoup d'habileté pour permettre que le débat américano-russe se passe de façon constructive au lieu de se faire dans une logique d'affrontement. On a donc pu constater là l'émergence d'un rôle politique important de l'Europe qui est à comparer à nos déboires au début de la crise yougoslave, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire. Je pense que les plus intelligents des décideurs américains reconnaîtront l'utilité d'avoir un partenaire européen plus fort politiquement qu'il ne l'est aujourd'hui.
Cela étant dit, je crois que beaucoup de difficultés sont devant nous. On a vu qu'il était difficile de maintenir un consensus au sein de l'Alliance dans la phase militaire des bombardements. Qu'en sera-t-il face aux difficultés politiques qui nous attendent dans la gestion au jour le jour de l'occupation du Kosovo, des relations avec l'UCK, de la stratégie à long terme avec M. Milosevic s'il ne devait pas être chassé du pouvoir...? Il y a toute une série de questions politiques fondamentales qui se posent. Si nous ne disposons pas des institutions et de la volonté d'arriver à un point de vue européen concerté, nous risquons de nous diviser entre Européens et, d'une façon dangereuse, avec les Etats-Unis.
Je pense pour ma part, et je conclurai sur ce point, que la relation à long terme entre l'Union européenne et les Etats-Unis ne peut être qu'une relation d'influence réciproque. Aujourd'hui, nous sommes dans une situation déséquilibrée, où il est évident que l'influence américaine sur l'Europe est infiniment plus grande que ne peut l'être l'influence des Européens sur les Etats-Unis. Cela tient à l'histoire, à l'insuffisance de nos moyens, etc... C'est une évidence sur laquelle il n'est pas besoin d'insister. Dans le long terme, si l'on veut bâtir un consensus européen, ce sera sur l'idée que les Etats-Unis restent accrochés à notre continent et il est donc légitime qu'il y ait une sorte de négociation permanente avec les Etats-Unis sur un certain nombre de questions d'intérêt commun. Cette négociation doit se faire de façon équilibrée. Nous devons être en mesure d'avoir notre mot à dire sur toutes les orientations stratégiques des Etats-Unis pour éviter l'unilatéralisme. L'enjeu de l'avenir c'est cela : sur la base d'une influence mutuelle et réciproque, je crois qu'un accord est à long terme possible. Il dépend de notre volonté de construire les moyens de notre influence. Ce ne sont pas les Etats-Unis qui le feront à notre place. Nous devons mener ce combat avec nos propres forces, avec ténacité et avec l'idée, non pas de nous poser en nous opposant, mais d'exister dans une sorte de revendication, que je qualifierai de démocratique, d'être les maîtres de notre destin dans un monde où il n'y a aucune raison que nous l'abandonnions à d'autres.
M. Michel Caldaguès - Monsieur le président, j'ai beaucoup apprécié la clarté de votre exposé jusque dans la définition des ambiguïtés.
J'aurai trois questions :
1° vous avez évoqué l'ambiguïté, dans la déclaration consécutive au sommet de Washington, des relations entre l'Otan et l'Onu. J'ai lu avec une extrême attention la déclaration et le communiqué : ambiguïté est le moins qu'on puisse dire, le mot-clé de « primauté » est une sorte de salut solennel et le reste du texte réserve à l'Otan la possibilité de s'autodéterminer. Ne pensez-vous pas que cela peut avoir un effet de contagion dangereux ? A terme, ne risque-t-on pas de voir, de par le monde, des organisations qui n'auraient pas la dimension de l'Otan et qui agiraient dans son esprit ? Ce type de prolifération ne signifierait-il pas l'éclatement des Nations unies ?
2° Les moyens que fournit l'Otan à ses partenaires sont tellement parfaits qu'on peut considérer que le concept de défense nationale est maintenant dépassé. Qu'en pensez-vous en tant que président du conseil d'administration de l'IHEDN ?
3° Vous avez déclaré qu'il faudrait plutôt s'inquiéter de l'hypothèse dans laquelle les Américains n'interviendraient pas là où l'on voudrait qu'il interviennent plutôt que de l'hypothèse contraire. Croyez-vous qu'à partir de tels sentiments on peut disposer de l'énergie morale nécessaire pour constituer une défense européenne indépendante ? N'est-ce pas précisément parce que la plupart des pays européens ont nourri ce sentiment depuis longtemps que nous n'avons jamais été capables de constituer une force de défense européenne ?
Pire encore, quand nous avons forgé les instruments de cette défense, nous ne les avons pas utilisés, comme le Corps européen ou comme l'Eurofor.
M. Claude Estier - J'ai beaucoup apprécié l'exposé de M. le Président Guehenno qui pose les problèmes actuels. Je voudrais revenir sur cette question de l'ambiguïté entre l'Otan et l'Onu et vous demander votre opinion sur l'application concrète de cette ambiguïté. Que va-t-il se passer avec la force internationale qui va entrer au Kosovo ? Selon l'accord de paix proposé par le G8 et qui doit faire l'objet d'une résolution du Conseil de sécurité, elle doit être placée sous l'autorité de l'Onu avec une participation très importante de l'Otan. Cette ambiguïté que vous évoquez ne risque-t-elle pas de se traduire par une double chaîne de commandement, que nous avons déjà connu et qui n'a pas été très heureuse. Comment la surmonter pour disposer d'un commandement homogène et efficace ?
M. Aymeri de Montesquiou - Il faut peut-être s'interroger sur l'utilité de l'Otan. A l'origine, c'était la réponse au pacte de Varsovie. L'Otan n'est-elle pas exclusivement une façon, pour les Etats-Unis, d'exprimer le droit d'ingérence ? Il semblerait d'ailleurs que ce soit aujourd'hui les seuls à avoir ce droit d'ingérence.
Lorsque vous dites qu'il est prévu que les moyens de l'Otan soient mis à disposition des Européens, cela veut-il dire hors forces américaines ? N'y a-t-il pas là une ambiguïté, différente de celle que vous avez soulignée, dans la mesure où l'on se demande si l'on aura vraiment l'indépendance d'utilisation de ces moyens ?
Pour en revenir à la défense européenne et nationale, il y a dix millions de Serbes, 150 millions d'Européens. Etant donné la différence de niveau de vie et de capacités économiques, n'est-il pas ahurissant que l'Europe n'ait pas pu seule résoudre ce problème ?
La question se pose de l'utilité de mettre 1 franc dans la défense à partir du moment où nous sommes incapables d'utiliser cette défense.
M. Christian de la Malène - Je joins mes remerciements et mes compliments à ceux des précédents orateurs. J'ai apprécié l'optimisme de M. Guehenno sur l'évolution des choses et sur cette alliance, nécessaire mais déséquilibrée, que nous cherchons à rééquilibrer, alors que les Américains cherchent à maintenir le déséquilibre. Le concept stratégique défini à Washington marque, même si on l'analyse en profondeur, un élargissement des compétences. Le paragraphe 4, qui énonce une longue série de nouvelles tâches, donne raison aux Etats-Unis. Les événements, eux, donnent raison aux Européens. Les Américains ont marqué un point, mais sur la lettre du traité, les événements ont donné raison aux Européens dans la réalité quotidienne. Vous espérez que les Européens sauront utiliser ce constat pour obtenir un rééquilibrage et que les Américains comprendront que c'est leur intérêt. Je le souhaite sans en être convaincu car je pense profondément que sur le moyen et le long terme les intérêts de l'Europe et les intérêts des Etats-Unis sont opposés parce que le conflit mondial, par delà les crises identitaires, est un conflit économique. L'opposition entre l'Europe et les Etats-Uni,s c'est l'opposition entre deux ensembles qui se ressemblent et qui se battent sur le même terrain. Ils sont complémentaires quand il s'agit de l'arme atomique mais ceci reste abstrait. Tandis que la vie économique est quotidienne et que le conflit est quotidien. Je ne suis pas convaincu que cette vision, qui met en face, d'une part, une Europe qui se cherche et qui se trouve et, d'autre part, les Etats-Unis qui veulent maintenir leur situation, se dénoue dans le sens optimiste.
M. Xavier de Villepin , président - En ce qui concerne l'avenir de l'UEO, êtes-vous favorable à l'idée de son intégration dans l'Union européenne ? Que va devenir l'article V, relatif à l'obligation de défense collective, du traité de Bruxelles ? Qu'en est-il du calendrier et que vont devenir les moyens ? Ils ne sont pas importants mais vous connaissez très bien, Monsieur le président, ce sujet car vous avez été ambassadeur auprès de l'UEO.
M. Jean-Marie Guehenno - Concernant la question de l'ambiguïté des relations entre l'Onu et l'Otan et le risque de voir d'autres pseudo-organisations régionales disposer de la capacité militaire et politique suffisante pour envisager, comme pourrait le faire l'Otan, une intervention militaire dans le règlement d'un conflit sans mandat des Nations unies -on pourrait imaginer qu'un jour une communauté des Etats indépendants rajeunisse, à l'intérieur de cette communauté, la doctrine Brejnev pour se livrer à des interventions en utilisant le précédent-, je n'y crois pas trop, à ce stade, compte tenu de la faiblesse profonde de la communauté des Etats indépendants, et je ne vois pas aujourd'hui tellement d'organisations qui aient la capacité politique et militaire d'utiliser le précédent qui aurait été créé. Mais il est tout à fait exact que c'est un argument qui a été avancé à juste titre par tous ceux qui ne voulaient pas établir le principe de la légitimité de l'Otan comme fondement d'un nouvel ordre international car cela pouvait être un exemple dangereux.
S'agissant des moyens nationaux de défense, le communiqué rend un coup de chapeau, à plusieurs reprises, aux efforts des nations. Ce thème n'est cependant pas propre à ce dernier communiqué ou au concept stratégique. Depuis un certain nombre d'années, les membres de l'Alliance, y compris la France, ont insisté sur la notion de force multinationale et l'Allemagne est heureuse de souligner que toutes ses forces sont intégrées dans des structures multinationales. Nous ne sommes pas opposés à cette idée et nous la voyons dans un domaine plus européen que transatlantique. Il y a là une ambiguïté sur le mot « multinationales », comme les diplomates les aiment quand ils sont en désaccord.
Pour répondre à votre question, Monsieur Caldaguès, en tant que président de l'IHEDN, il me semble que la volonté d'une expression nationale d'un effort de défense nationale n'est pas incompatible avec le souci d'inscrire cet effort dans des structures plus larges. C'est le sens de notre démarche européenne où nous ne mettons pas notre patriotisme et notre fierté de Français dans la poche mais au service d'une idée plus large qui est la construction européenne.
Vous avez également posé la question du risque de démobilisation des Européens si on leur dit que les Américains risquent de se désintéresser de leurs affaires. En m'exprimant devant un public averti comme le vôtre, je n'aurai pas le même langage que si j'étais dans un débat politique public. La communication politique sur ce sujet doit être faite certainement avec précaution. Il est vrai qu'un certain nombre d'Etats européens et d'opinions européennes se sont commodément reposés sur la présence américaine pour se désintéresser de la défense. Je crois qu'aujourd'hui l'argument se retourne. M. de La Malène va me trouver optimiste, mais il y a des frémissements et une certaine inquiétude chez nos partenaires européens : la crainte que les Américains ne soient pas là quand on les attend et qu'il faille commencer à faire un effort de réflexion propre.
Un autre exemple : les Britanniques n'ont jamais baissé la garde en matière de défense. Dans l'évolution britannique vers la défense européenne telle qu'elle s'est manifestée à Saint-Malo, il y a certainement une part d'inquiétude sur l'évolution à long terme des Etats-Unis, sur l'idée qu'il faut avoir des stratégies complémentaires et sur le fait qu'on ne peut mettre tous les oeufs dans le panier de la relation avec les Etats-Unis.
M. Estier m'a posé la question des arrangements qui vont présider à l'organisation de la force au Kosovo. Je ne suis pas au courant des détails de la négociation, mais il me semble qu'il y a une volonté de ne pas répéter le système de la double clé, qui a été une recette de paralysie, mais on s'orientera plutôt vers un système de la double casquette, c'est-à-dire qu'il y aura une unité de commandement. C'est un point clé de la négociation en cours et de la résolution du Conseil de sécurité. La question qui va se poser -et j'avoue mon ignorance des derniers développements- c'est la rédaction exacte de cette résolution. Quelles contraintes imposera-t-elle à la gestion au jour le jour des opérations militaires ? L'expérience douloureuse de la Yougoslavie de ces dernières années fait que, sur ce point, les responsables politiques de l'alliance, en Europe comme aux Etats-Unis, seront très vigilants et les précautions seront prises pour qu'il n'y ait pas de paralysie.
M. Xavier de Villepin , président - Je voudrais évoquer deux difficultés : la relation Otan-Russie : qui va définir combien d'hommes pour la Russie sur le terrain du Kosovo ? Et la position des Serbes qui voudraient maintenir quelques personnes sur le terrain compte tenu des risques que fait courir l'UCK pour l'ordre public.
M. Jean-Marie Guehenno - Dans les accords de Dayton, on a mal organisé la relation entre pouvoir militaire et pouvoir civil. Les relations entre l'Union européenne et les forces de l'Otan posent des problèmes de fond dans la gestion au jour le jour. Le développement de l'infrastructure civile suppose, dans la situation conflictuelle qui est celle de la région, qu'on puisse s'appuyer sur la force militaire. Une mauvaise articulation entre civil et militaire est un élément de faiblesse. Au moment des accords de Rambouillet, la structure politique et civile mise en place a été étudiée dans le détail mais elle est maintenant peu claire et cela constitue un point sensible.
MM. de Montesquiou et de La Malène ont posé la question fondamentale de l'utilité de l'Otan et de la nature de la relation entre les Etats-Unis et l'Europe.
Personnellement, tout en reconnaissant l'âpreté des rivalités économiques entre entreprises et le fait que ces rivalités sont appuyées par les gouvernements, je pense qu'en même temps, quand on regarde le monde tel qu'il est aujourd'hui, cette compétition économique, qui doit se faire dans le cadre d'un certain nombre de règles, n'est en rien assimilable à la « guerre ». Elle n'est pas à un jeu à somme nulle, elle contribue à la vitalité des Etats-Unis comme à celle de l'Europe. Mais surtout, quand on voit l'évolution du monde, des pays comme la Chine qui sont loin d'être des démocraties, et des pans entiers de la planète qui sont très éloignés de nos valeurs démocratiques -même si, dans chacun de ces pays, des hommes et des femmes luttent pour défendre les valeurs démocratiques-, il me semble qu'entre les Etats-Unis et l'Europe il existe un terrain commun qui est fondamental. Nous sommes les héritiers du siècle des lumières et d'une certaine conception du monde, qui a pris des formes différentes, parce que les Histoires de chacun sont différentes mais toujours enrichissantes. Au-delà de la rhétorique des communiqués, un certain nombre de valeurs communes, de chaque côté de l'Atlantique, méritent d'être défendues pour donner sa pertinence à une alliance qui dépasse les rivalités économiques. Les menaces de la guerre froide ont disparu et les rivalités économiques sont encore plus visibles. Mais si l'on se projette dans l'avenir, on voit qu'un certain nombre d'intérêts communs nous unissent.
Il est bon de conserver une alliance qui structure politiquement les relations entre les Etats-Unis et l'Europe. Il est cependant regrettable que, du fait de l'histoire, cette alliance ait essentiellement une dimension militaire alors que beaucoup de problèmes ne se règlent pas aujourd'hui uniquement par la force armée. L'Europe souffre avec les Etats-Unis d'un déséquilibre entre les mécanismes institutionnels qui permettent d'articuler les questions de défense en Europe et les mécanismes politiques qui sont fragiles. Un des éléments de ce déséquilibre politique est le fait que, dans l'Otan aujourd'hui, l'Union européenne n'existe pas en tant que telle. Les institutions qui nous relient aux Etats-Unis ne sont pas idéales par rapport aux problèmes que nous avons à affronter aujourd'hui. Mais l'Otan reste irremplaçable si l'on veut continuer d'impliquer les Etats-Unis dans une relation privilégiée avec l'Europe. On ne va pas bâtir à partir de zéro aujourd'hui une nouvelle alliance qui serait plus politique que militaire. Nous n'avons donc pas d'autre choix que de faire évoluer l'Alliance atlantique de façon à ce qu'elle soit plus adaptée à notre relation avec ce pays.
M. de Montesquiou a posé la question des moyens de l'Otan, américains ou autres, qui pourraient être mis à notre disposition. Effectivement, c'est une question clé, qui appelle deux réponses :
1° il s'agit tout d'abord des structures et des procédures qui composent l'Otan. Quand on parle de mise à disposition de moyens européens dans le cadre de l'Alliance, on fait référence aux moyens de planification qui existent à Mons, c'est-à-dire tout ce qui est autour du Saceur. La question est de savoir si l'adjoint européen au Saceur peut faire un pointillé à l'intérieur de cette masse que représente l'état-major de Mons pour qu'il y ait un noyau européen et qui ait une relation directe avec l'Union européenne ;
2° il s'agit par ailleurs de tout ce qui nourrit les moyens de l'Otan. J'en reviens à la problématique que j'évoquais tout à l'heure en disant qu'il faut agir à la fois du dedans et du dehors. L'Otan est nourrie de renseignements qui viennent des services américains qui sont infiniment plus développés que tous les services européens réunis. Si nous voulons obtenir un flot d'informations américaines qui alimente nos états-majors, il faut nous mettre en mesure de collecter nos propres informations pour peser sur les Etats-Unis à cet égard, sinon le flot restera un petit ruisseau. Ce ne sont pas les Américains qui vont bâtir la défense européenne pour nous. C'est à nous de le faire dans un esprit de négociation et d'établissement d'un équilibre qui nous soit plus favorable.
Monsieur le président, vous avez posé la question de l'UEO. Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Depuis 1998, le traité de l'UEO peut être dénoncé avec un an de préavis par ses membres, mais les divergences entre les Européens étant trop fortes, on ne peut obtenir aujourd'hui un article V dans le cadre de l'Union européenne. Cela ouvrirait une crise avec les Etats-Unis puisque cela pose le problème de l'allié de dernier ressort. Nous sommes donc obligés à ce stade de rester dans une certaine ambiguïté, même si nous devons faire pression pour aller dans le sens d'un article V à l'intérieur de l'Union européenne, ce qui serait une manière de faire évoluer l'Otan en mettant les Etats-Unis devant leurs responsabilités. Quand on dit, par exemple : nous défendons la Norvège qui n'est pas dans l'Union européenne et nous ne défendons pas la Finlande parce qu'elle n'est pas dans l'Otan, c'est de la théorie, si demain la Finlande était envahie par la Russie il ne serait pas possible de ne pas intervenir.
Les pays membres de l'UEO devraient faire une déclaration qui établirait un lien avec l'Union européenne, en disant qu'ils renoncent à leur droit de dénoncer le traité tant qu'il n'y aura pas un article V dans le traité de l'Union européenne. Ce serait une manière d'établir une passerelle entre les deux institutions qui serait politiquement significative.
S'agissant des capacités propres de l'UEO, je crains qu'elles ne soient bien limitées. Mais il faut faire attention aux conditions d'intégration de l'UEO, qui a sa propre culture de défense alors que l'Union européenne, qui a plutôt tendance à s'occuper de problèmes agricoles, etc..., ne possède pas cette culture. Encore une fois, il ne faudra pas jeter le bébé avec l'eau du bain au moment où l'UEO sera intégrée dans l'Union européenne. Tout dépendra de la façon dont M. Javier Solana va développer ses services et des moyens dont ils disposera. L'important est de constituer, à l'intérieur de l'Union européenne, un noyau ou une masse critique ayant une vraie culture de défense.
On oppose toujours le supranational et l'intergouvernemental. Des étapes intermédiaires restent à franchir. Il est important qu'il y ait une permanence politique à Bruxelles. Pendant une période encore longue, il y aura une logique intergouvernementale avec des représentants qui continueront à recevoir des instructions de leur capitale. Néanmoins, le fait que des délégations européennes vivent ensemble dans une même ville contribue à ce qu'une dynamique de groupe se crée, avec une obligation d'aboutir.
La manière dont le comité politico-militaire va se développer à Bruxelles sera un test : il ne faut pas qu'il soit simplement une instance subalterne de quelques fonctionnaires qui préparent des dossiers pour les directeurs politiques. Il faut qu'une dynamique de groupe ne s'instaure pour permettre une interaction efficace entre délégations européennes.
M. le Président - Monsieur Guehenno, nous vous remercions vivement.
2. M. François Heisbourg, président du Centre de politique de sécurité à Genève (le 9 juin 1999)
Mesdames, Messieurs, je voudrais aborder trois questions et faire trois remarques.
Pourquoi M. Milosevic a-t-il cédé ? Cette affaire aurait-elle pu être menée plus vite et mieux ? Quelles sont les responsabilités pour le cas où on arriverait à la conclusion que l'on aurait pu aller plus vite ?
1° Pourquoi M. Milosevic a-t-il cédé ? Il n'y a pas de réponse claire. Je me contenterai à ce stade d'aligner les facteurs en notant qu'ils ont commencé, à un moment donné, à converger dans le temps, c'est-à-dire dans les 15 à 20 derniers jours :
- l'inculpation de M. Milosevic par le tribunal pénal international de la Haye est une affaire qui a eu pour effet d'empêcher la communauté internationale de céder à la tentation de négocier avec lui. Dès lors que cette inculpation était signifiée, nous étions pratiquement contraints d'imposer nos conditions à M. Milosevic ;
- l'évolution de la position russe, avec ce qu'on appelle le lâchage de Milosevic par les Russes. Il s'est avéré par la suite que M. Tchernomyrdine avait été désavoué par d'autres responsables politiques russes. Mais sur le moment, M. Milosevic a dû se sentir très mal ;
- le troisième facteur, non négligeable, a été l'annonce par les pays de l'Otan, au niveau politique et militaire, de la mise en place d'une cinquantaine de milliers de soldats en Macédoine. Ceci s'est passé il y a près de trois semaines ;
- le quatrième facteur est bien entendu la poursuite des opérations aériennes et le fait notamment que ces opérations, en raison de l'amélioration des conditions météo et de la montée en puissance du nombre d'avions et de missions conduites par l'Otan, ont fini par causer des pertes tangibles dans les forces serbes au Kosovo entraînant une agressivité accrue sur le terrain de l'UCK, entraînant aussi le retour chez eux de réservistes serbes qui estimaient qu'ils n'avaient pas à rester plus de deux mois au Kosovo, entraînant enfin les manifestations des familles de réservistes soucieuses de voir revenir les leurs.
Ces différents facteurs, que je me suis contenté d'aligner, et dont nous ignorons encore le poids qu'ils ont représenté dans la décision de M. Milosevic se sont présentés à peu près en même temps à un moment donné.
2° Cela aurait-il pu aller plus vite et mieux ? Par « mieux », je veux dire de manière à ne pas se trouver dans cette situation affreuse de près d'un million d'expulsions du Kosovo, de centaines de milliers de personnes chassées de leur foyer restant au Kosovo, et d'un nombre indéterminé de personnes tuées au Kosovo même.
Ma réponse à cette question est claire : oui et ceci sous deux aspects :
Le premier aspect concerne l'erreur stratégique. L'erreur de départ a été de tout placer sur le simple espoir que M. Milosevic signe sa reddition au bout de deux, trois ou quatre jours de bombardement en pensant qu'il avait besoin d'un baroud d'honneur pour pouvoir signer. L'espoir était sympathique, d'autant qu'il y avait des indices qui le fondaient. Mais nous avons su dès la première nuit que cet espoir n'était pas réellement fondé, les défenses aériennes serbes n'ayant pas déclenché le feu d'artifice auquel on aurait pu s'attendre. La très grande surprise fut qu'il n'y avait eu aucune préparation à une stratégie alternative pour le cas où l'espoir se serait révélé infondé. Il a fallu un mois à l'Otan pour faire monter en cadence le rythme des opérations aériennes. C'est à partir du sommet de Washington le 24 avril, un mois après le début des opérations, que le nombre d'avions et le nombre des missions ont commencé à augmenter. Ceci, ainsi que d'autres indices, telle l'absence de mesures d'embargo dans le domaine pétrolier, confirme clairement que nous avons été pris par surprise et nous n'avons aucune excuse puisque nous étions à l'origine de cette surprise dont nous avons été les victimes.
La deuxième critique faite fréquemment et, à juste titre, à l'égard de la stratégie est le refus délibéré des pays de l'Alliance de préparer et de mettre en place les moyens d'une intervention terrestre. Je pèse mes mots. Je ne dis pas -et sur ce chapitre je suis prudent- qu'il fallait absolument y aller de vive force sans aucune forme de procès ; mais il fallait mettre en place une opération terrestre, pour deux raisons :
Première raison : raison d'efficacité militaire. Il fallait contraindre les forces serbes à se concentrer et à se déployer pour faire face à une éventuelle opération terrestre de manière à ce que les frappes aériennes puissent porter contre elles. Au lieu de cela, les forces serbes, sachant qu'elles n'avaient rien à craindre, puisqu'il avait été clairement dit qu'une opération terrestre était hors de question, se sont dispersées dans la nature tandis que nos avions passaient une grande partie de leur temps à taper sur l'infrastructure économique civile de la Serbie plutôt que sur ses moyens militaires.
A la lecture des bilans des opérations aériennes à grande échelle depuis une soixantaine d'années, les opérations conventionnelles qui ont pu avoir une efficacité stratégique politique sont celles qui ont en priorité frappé les moyens militaires de l'adversaire davantage que ses moyens civils.
Deuxième raison : en ne préparant pas les moyens terrestres, nous nous privions de la possibilité de réagir rapidement à un changement de circonstances. Nous n'avons pas, au moment où je vous parle, le nombre d'hommes souhaitable pour accompagner de la meilleure façon le retrait des forces serbes du Kosovo. A Rambouillet, il avait été prévu d'envoyer 28 000 soldats au Kosovo. Nous en sommes, en Macédoine, aux alentours de 14 à 15 000. Il s'est avéré qu'il en faudrait 50 000. Pourquoi cela n'a-t-il pas été progressivement mis en place ? Nous savions que pour une opération comme celle-ci il fallait des moyens de cet ordre.
S'agissant des responsabilités opérationnelles ou institutionnelles qui découlent de la nature de l'Otan et de son mode de fonctionnement, il est apparu, à l'occasion de cette première opération militaire majeure, qu'elles n'étaient pas tout à fait adaptées à la situation. La répartition des rôles entre politiques et militaires a été consternante : les ambassadeurs se réunissaient pour discuter des plans de frappe et les militaires pour parler politique. Ce n'est pas comme cela que l'on fait la guerre. Un travail de réorganisation sera nécessaire au sein de l'Alliance. On a pu constater que l'Otan n'était ni un état-major, ni un conseil de guerre politique, mais une bureaucratie.
Les responsabilités nationales et en particulier la responsabilité américaine sont de trois ordres :
1° la fixation des gabarits de sécurité dans le cadre de la guerre « zéro perte » : si les avions de combat ont été invités à demeurer à 15 000 pieds d'altitude, ce n'était pas sous la pression des Européens. Cette contrainte opérationnelle a pesé dans les dommages collatéraux. Elle a pesé aussi et surtout dans le manque d'efficacité des frappes aériennes contre les objectifs militaires au Kosovo, notamment pendant la période où la météo était mauvaise.
2° la détermination américaine du zéro perte, zéro mort et le fait de refuser de nommer la guerre est une responsabilité partiellement partagée. Les Français, les Allemands et parfois même les Britanniques n'ont pas été les derniers à expliquer qu'il ne s'agissait pas d'une guerre, que les bombardements n'étaient pas des bombardements mais des frappes. Où est la différence ? Il est difficile de conduire avec sérieux et de vaincre rapidement dans une guerre que l'on refuse de nommer.
3° la responsabilité américaine s'est manifestée aussi, et là encore elle est partagée, dans le refus de la préparation d'une opération terrestre. Je suis convaincu -mais saura-t-on jamais qui aura eu tort ou raison dans cette affaire ?- que si, au départ, les Etats-Unis avaient envisagé la préparation d'une opération terrestre, la France ne se serait pas mise en travers de ce schéma, tout en établissant une distinction entre préparation et conduite d'une opération terrestre.
Pourquoi ai-je mis l'accent sur la responsabilité américaine alors qu'à certains égards cette responsabilité était partagée ? Pour une raison prospective et non pas rétrospective. Elle tient au débat qui a commencé à se dérouler aux Etats-Unis et qui prendra de l'ampleur dans les prochaines semaines.
La presse américaine regorge d'articles de journalistes d'investigation qui ont interrogé des militaires, des responsables exécutifs, etc... sur le thème : « si tout cela ne s'est pas passé comme on l'aurait voulu, c'est parce que l'on a fait la guerre dans le cadre d'une alliance. Il aurait fallu que nous ayons directement la main comme dans la guerre du Golfe. On ne nous y reprendra plus ! ». Il va y avoir aux Etats-Unis un bouc émissaire qui sera le multilatéralisme, non plus onusien, dont on sait la méfiance des Américains à son égard, mais le multilatéralisme atltantique, et on va s'apercevoir que les Etats-Unis vont devenir plus unilatéralistes, y compris vis à vis de l'organisation multilatérale qu'est l'Otan.
Pourquoi ce débat va-t-il prendre de l'ampleur ? Parce qu'il ne pouvait pas se dérouler autrement qu'à fleuret moucheté pendant la conduite des opérations. Nous allons découvrir, lorsque nous entrerons au Kosovo, l'étendue du désastre, les Oradours par dizaines, les cadavres dont je ne saurais dire le nombre... Ce sera très spectaculaire et très dur. Le débat sera relancé : comment et pourquoi a-t-on dû en passer par là pendant 80 jours ?
*
En conclusion, je ferai trois observations :
Ma première observation pourra surprendre. Je n'ai pas été le dernier à dire le mal que je pensais de la guerre « zéro mort » et du caractère surréaliste des bavures constatées pendant ce conflit dont certains exigeaient un degré d'incompétence remarquable. Quels qu'aient été les défauts de stratégie dans cette affaire, quelles qu'aient été l'étendue parfois de l'incompétence ou de la déresponsabilisation manifestées dans ce conflit, il reste que l'on a assisté à un vrai tournant dans l'art de faire la guerre. C'est le premier conflit important dans lequel la plupart des armes employées ont été des armes de très grande précision. La capacité de détruire avec une très forte assurance les objectifs que l'on s'est assignés avec un niveau de pertes collatérales extrêmement limité par rapport à ce qui fut le cas il y a 10, 20 ou 30 ans, c'est une vraie nouveauté. Elle a été occultée par une mise en oeuvre pas toujours excellente, par une déresponsabilité et par des problèmes de stratégie. Néanmoins, il y a eu là un vrai changement dans l'art de la guerre.
Ma deuxième observation concerne les Européens. Je rappellerai que ces événements ont illustré la faiblesse des Européens devant un conflit se produisant sur leur continent, par rapport à un allié américain dont les intérêts étaient moins directement en jeu dans cette affaire que les nôtres. Il est, pour moi, tout à fait extravagant que près de 75 % des avions mis en oeuvre aient été américains, que 4/5è des munitions larguées aient été américaines alors que les Européens dépensent collectivement 60 % de ce que dépensent les Américains dans le domaine de la défense. Est-ce trop ou pas assez ? On peut en débattre. En contrepartie, nous n'avons pas 60 % des moyens américains (frappe de précision, renseignement, moyens de projection de forces, moyens de commandement et de contrôle). Nos moyens se limitent à 5, 10 ou 20 %. Nous dépassons 60 % sur le nombre des militaires des pays membres de l'Union européenne (1,9 million contre 1,4 aux Etats-Unis). Quelque part, le sens commun tendrait à nous faire penser que c'est 500 000 de trop du côté européen. Nous avons dépensé plus d'argent sur les effectifs que sur les moyens militaires de l'après-guerre froide.
Ma troisième observation concerne la France. J'ai souligné les responsabilités américaines. Ne nous voilons pas la face. Nous avons été, malgré une rhétorique parfois différente, collés aux Américains dans cette affaire, notamment dans le refus d'organiser une opération terrestre. Nous n'avons, à aucun moment, suivi les Britanniques dans le sens d'un plaidoyer pour une alternative stratégique.
Concernant la France, tout ce qui vient de se passer tend à me confirmer, en tant qu'expert, que les réformes militaires lancées en 1996 par le Président de la République étaient absolument nécessaires. Nous sommes maintenant au milieu du gué : trois années de réformes faites, trois années de réformes à faire. Ce n'est pas le moment de lever le pied. Il faut « pousser les feux ». Le changement dans l'art de faire la guerre doit nous confirmer dans cette entreprise.
Pour finir mon exposé, je voudrais souligner deux points :
1° Les Européens doivent bien entendu faire un effort collectif au sein de l'Union européenne dans les sens définis, d'une part, à Saint-Malo en décembre et, d'autre part, à Cologne il y a quelques jours. Pour ma part, je plaide pour l'application mutatis mutandis de la méthode des critères de convergence aux questions de défense, à l'échelle européenne, non pas pour déboucher sur une armée unique mais sur une convergence des structures et des politiques de défense.
2° J'espère que nous allons vers un bon accord sur le Kosovo. J'attends que le Conseil de sécurité se prononce et que les Serbes exécutent ce qu'ils doivent exécuter. Cette guerre ne sera gagnée que si les Kosovars sentent qu'ils peuvent rentrer au pays. S'ils ne rentrent pas, cela voudra dire que nous avons passé un mauvais accord et que nous avons perdu la guerre. Il faut maintenir une vigilance de tous les instants dans l'application des accords approuvés par le Conseil de sécurité et dont la mise en oeuvre nous revient pour partie.
M. le Président - Merci, Monsieur le Président, de cet exposé.
M. Michel Caldaguès - Monsieur le président, vous avez déploré que l'Alliance n'ait pas manifesté, au début des opérations, sa volonté de préparer une opération terrestre.
Je note que se borner à donner des signes de préparation n'eût pas été satisfaisant. La gesticulation finit toujours par ressembler à une gesticulation. Je crois comprendre que vous estimez que la volonté de réaliser une opération terrestre était indispensable au succès de cette opération.
Croyez-vous qu'un Gouvernement puisse s'engager dans une guerre meurtrière sans que les intérêts vitaux de son propre pays soient en cause, y compris dans le cas d'une armée professionnalisée car il m'a semblé qu'ici ou là on faisait assez bon marché de la vie des soldats sous prétexte que c'était leur métier ?
Concernant les moyens proprement européens, vous avez souligné la disproportion manifeste avec les moyens aériens américains. Les moyens matériels ont-ils dans cette affaire une telle importance ou n'y entre-t-il pas en quelque sorte un élément de « culture militaire », ce qui voudrait dire qu'avec les mêmes moyens on n'est pas forcément prêt à faire la même politique. La culture militaire française aurait-elle pu s'accommoder d'une guerre aérienne consistant à détruire un potentiel économique, potentiel civil dans une large mesure ? Les Allemands ont fait Londres et Conventry, les Anglais ont fait Dresde, les Américains ont fait Hiroshima. A-t-on un exemple relativement récent d'une guerre dans laquelle les Français, en première ligne, ont fait peu de cas des dommages civils ? Je crois qu'il n'en existe pas. Je me demande si, dans une guerre qui serait l'affaire propre de l'Europe et donc l'affaire propre de la France, une politique identique aurait pu être menée.
M. Robert Del Picchia - La force supposée de l'armée serbe a peut-être pu être un facteur qui a freiné une intervention terrestre. Certains avancent des chiffres fantastiques en potentiel humain et en matériel énorme, évoquent une armée rodée qui fonctionne très bien, tandis que d'autres ont des positions différentes : leur matériel n'est pas en état de fonctionner, les hommes ne sont pas très motivés..., et pensent que cela aurait été plus facile que ce que l'on redoutait. La capacité des forces serbes aurait-elle été un facteur d'empêchement d'une intervention terrestre ? Quelles sont vos estimations à ce sujet ?
M. Christian de La Malène - Je voudrais féliciter l'orateur. Il a souligné la faillite de l'Otan, dans sa stratégie, dans son organisation, dans sa communication et le partage des tâches entre militaires et civils. Elle provoque d'ailleurs aux Etats-Unis une campagne contre le multilatéralisme.
Constatant cette faillite et regardant l'Europe, n'y a-t-il pas une contradiction à dire que l'Europe peut et doit s'organiser ? Si l'Otan ne fonctionne pas, pourquoi l'Europe fonctionnerait-elle ? C'est beaucoup plus difficile ! Nous savons bien que les coalitions sont difficiles à mettre en oeuvre. Vouloir corriger une Otan défaillante avec une Europe qui n'est pas faite est contradictoire.
M. Paul Masson - Je souscris, Monsieur Heisbourg, aux conclusions que vous avez pertinemment relevées s'agissant du fonctionnement de l'Otan. Comment voudrions-nous essayer de faire fonctionner l'Alliance alors que l'ensemble des matériels confiés aux forces européennes seront des matériels normalisés « Otan », notamment pour les nouveaux adhérents ? Comment ne pas constater que les armes de très grande précision, comme l'ont démontré les objectifs atteints, sont la vraie nouveauté de la guerre au Kosovo et en même temps le grand vide de la technologie européenne, en matière d'observation satellite notamment, par rapport aux Américains ? Comment ne pas constater à cet égard le refus qu'a toujours exprimé l'Europe de faire une réflexion majeure destinée à éviter qu'elle soit le fournisseur de soldats, laissant à l'Amérique le soin de la modernisation de l'arme, de la maîtrise de la technologie et de la recherche. En définitive, je crois que le défaut majeur de l'Otan ne fait que refléter l'énorme disproportion entre la capacité de réflexion américaine et la carence absolue de l'Europe quand il s'agit de réfléchir à l'unification de ses propres structures. Est-il encore temps d'envisager de regagner le terrain perdu ?
M. Xavier de Villepin - Vous avez, Monsieur le Président, très justement souligné les écarts de chiffres entre l'Europe et les Etats-Unis s'agissant des moyens militaires mis en oeuvre.
Je ne voudrais pas être pessimiste, mais je vois les écarts grandir, tout d'abord parce que les Américains se sont depuis longtemps lancés dans des programmes de recherche et ensuite parce qu'ils ont recommencé à augmenter leur budget de défense. Il commence à y avoir aux Etats-Unis une unanimité rare entre les grands partis pour augmenter le budget de la défense alors que je ne vois rien de tel en Europe. Le domaine de la défense est devenu un thème politique, mais je crains que nous n'ayons de plus en plus des budgets contraints et que nous ne payons le retard accumulé sur les grands programmes.
Je citerai deux exemples : les Anglais se retirent du programme « Horizon » qui a subi certains contretemps et des inquiétudes se font jour sur la commercialisation de l'hélicoptère Tigre. Nous allons nous trouver à l'automne prochain devant des budgets de la défense plus contraints qu'avant car il reste, et M. Strauss-Kahn ne s'en cache pas, des problèmes de déficit en Europe, des critères de convergence dans le domaine monétaire...
M. François Heisbourg - Monsieur Caldaguès, en ce qui concerne l'opération terrestre :
- il ne faut pas bluffer, de la même façon qu'il ne faut jamais exclure toute éventualité. C'était une grave erreur de voir nos responsables, dans les différents pays de l'Alliance, dire que jamais nous ne ferions d'opération terrestre. Cela aurait été également une erreur de dire qu'on envoyait des troupes en Macédoine et en Albanie tout en disant que l'on ne s'en servirait jamais.
Quelques jours avant le commencement des bombardements, j'étais de passage au quartier général de l'Otan à Mons et je demandai où en était la mise en place des 28 000 soldats de la force Kosovo prévue dans les accords de Rambouillet. Les bombardements n'avaient pas commencé mais 12 000 soldats étaient déjà sur le terrain en Macédoine et en Albanie. Mes interlocuteurs répondirent qu'il n'y avait aucun problème pour la mise en place de cette force : les Français allaient doubler leurs effectifs, les Américains avaient une escouade à bord d'un navire amphibie, etc... et que rien n'empêchait dans les jours qui suivaient de mettre en place la plupart des 28 000 soldats prévus. Je demandai très naïvement pourquoi cela ne se faisait pas le plus rapidement possible et l'on me répondit que rien ne pressait.
Je dois dire que rien ne nous empêchait de mettre en place la totalité des forces prévues avant le début des bombardements. Cela ne préjugeait pas l'emploi de ces soldats et nous aurions été dans une situation de confort plus grand, quel que soit le scénario, y compris le scénario d'aujourd'hui pour l'entrée au Kosovo. S'il y avait eu des forces terrestres en nombre suffisamment respectable pour amener les Serbes à concentrer leurs forces, l'efficacité militaire des frappes aériennes aurait été plus importante. On peut penser, dans la mesure où la guerre aérienne a pesé dans la décision de M. Milosevic de céder, que cela aurait dû jouer. Si l'efficacité de ces frappes avait été plus importante, peut-être aurait-il cédé plus tôt, sans avoir, nous, à répondre à la question : est-on prêt à y aller ?
Cela m'amène à la question de la culture militaire. Je n'ai trouvé qu'un précédent, naval en l'occurrence, comme exemple de destruction relativement massive de civils dans un laps de temps bref au cours d'une opération militaire conduite par les Français : le bombardement d'Haïphong en novembre 1946 qui a fait 8 ou 10 000 morts.
Je ne crois pas qu'il y ait une grande différence de culture entre les pays occidentaux. Je rappelle que nous avons participé sans sourciller au démantèlement de l'infrastructure économique serbe. Ce n'était pas ma préférence en tant qu'analyste. Nous aurions dû courir plus de risques pour aller taper sur les soldats serbes au Kosovo. Cela aurait été préférable à une campagne qui, en définitive, était dirigée contre des infrastructures non militaires. Empêcher l'eau de couler dans les robinets des immeubles à Belgrade n'a pas de rapport avec le domaine strictement militaire. S'il s'agissait de faire mal aux civils pour qu'ils se retournent contre Milosevic, je comprendrais la logique, mais je ne vois aucun précédent historique accréditant ceci comme étant une stratégie particulièrement efficace.
En ce qui concerne la valeur des forces serbes, voilà une question qui restera sans réponse car nous n'avons pas eu à subir l'épreuve. Je me situe à mi-chemin entre ceux qui pensent que ce sont des soldats bien entraînés et ceux qui disent que ce sont des soudards qui brûlent, violent et chassent les civils. Il y avait certainement parmi les troupes serbes des soldats aguerris et plutôt bien équipés. Il y avait aussi beaucoup de réservistes qui ne pensaient qu'à rentrer chez eux une fois leurs deux mois de réserve terminés, dans une situation où la guerre n'était pas déclarée. Si l'opération avait dû être conduite, je pense que, dans certains endroits, nous aurions eu une résistance extrêmement dure et, dans d'autres endroits, l'opposition aurait fondu comme beurre au soleil.
S'agissant de l'Otan et l'Europe, pour regrouper les questions posées par MM. Masson, de La Malène et le président de Villepin, j'évoquerai tout d'abord les paradoxes sur la réforme de l'Otan. Le premier -et c'est un vrai paradoxe- c'est que la France a des raisons encore plus fortes aujourd'hui que naguère de s'impliquer dans l'Otan. Je viens de décrire une Otan qui a réalisé une contre-performance dans laquelle les Américains jouent un rôle déterminant. Mais, face à l'unilatéralisme américain, je préfère encore que nous nous investissions dans une organisation multilatérale qui, quelque part, contraigne les Américains, plutôt que de ne pas les voir aux côtés de nos partenaires européens. C'est la raison pour laquelle j'ai été favorable à la décision de principe, prise en 1995 par le Président de la République, d'intégrer une Otan rénovée, le mot « rénovée » étant essentiel. Les Européens ne pourront y peser que s'ils font ensemble un effort tout à fait majeur.
Je ferai à ce propos plusieurs observations.
Il y a des choses que l'Union européenne sait faire et d'autres qu'elle ne sait pas faire. Ni fédération européenne, ni Etats unis d'Europe, l'Europe est largement dans une logique intergouvernementale. Nous ne savons pas très bien gérer au jour le jour une crise en évolution rapide, qu'elle soit économique, sociale ou militaire. Je ne m'attends pas du tout à des miracles en matière de Pesc. A l'inverse, les Européens savent fixer en commun des objectifs à long terme, notamment dans le domaine de l'agriculture et des marché intérieurs ou dans celui de la monnaie et je pense que nous pourrons le faire dans le domaine militaire.
Tout d'abord, en ce qui concerne les questions de matériels et de technologie, il y a certes des sujets d'inquiétude mais, avant de les aborder, il faut rappeler que les normes Otan, très honnêtement, ne posent pas de problème. Elles ne jouent pas de façon particulièrement favorable aux Américains ou par rapport à tel ou tel Européen. Nous savons fabriquer du matériel aux normes Nato, les Britanniques et les Allemands aussi. La différence, ce n'est pas la norme, ce sont les autres aspects.
Vous avez eu raison de rappeler, en ce qui concerne les pays d'Europe centrale et orientale, le lobbying frénétique des Américains en matière de vente d'armement à l'égard des marchés des trois nouveaux membres de l'Alliance atlantique, et notamment de certaines sociétés américaines comme Lockheed. Le responsable de la stratégie de Lockheed, M. Jackson, avait pris la tête du Political Action Committee for the enlargement of Nato. C'est comme si en étant chez Matra, j'avais pris l'initiative de créer un intergroupe parlementaire pour l'entrée des PECO dans l'Otan avec à la clé un langage peu subtil sur le thème : « chers amis Hongrois -ou chers amis Polonais-, vous avez intérêt à acheter notre quincaillerie si vous voulez que le Sénat ratifie votre entrée dans l'Otan ». Force est de constater qu'après plusieurs années de lobbying américain particulièrement brutal, les PECO n'ont pas beaucoup acheté de matériel militaire. Ils n'ont pas donné la priorité au militaire. D'autre part, lorsqu'ils ont acheté, ils ont en grande partie acheté aux Européens. La Hongrie a acheté beaucoup, en matière de défense aérienne, aux Français. Les missiles air-air et les rétrofits roumains ont profité aux Français et, subsidairement, aux Israéliens. La Pologne a passé des contrats de maintenance de la flotte de Mig aux Allemands et des missiles antichars aux Israéliens. Les Tchèques n'ont pas acheté grand chose à qui que ce soit, et ainsi de suite...
En fait, ces pays qui sont très démunis au niveau budgétaire n'ont pas fait de folie et n'ont pas particulièrement privilégié les Américains. Les Roumains, à un moment donné, avaient été tentés d'acheter des hélicoptères aux Américains, mais le FMI et la Banque mondiale se sont interposés et ont menacé la Roumanie de ne pas renouveler les prêts si elle faisait cette dépense jugée inutile et totalement exagérée.
En ce qui concerne la possession de la technologie, il y a une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle.
Au niveau de la technologie -mais pas toujours au niveau industriel et encore moins en terme de matériel déployé-, s'agissant de la maîtrise des savoir-faire, dans la plupart des domaines, les Européens possèdent ces savoir-faire. Ce n'est pas faute de savoir-faire des satellites d'observation que nous n'avons qu'un satellite d'observation militaire européen « Hélios I » -par ailleurs très satisfaisant- c'est par manque de moyens. Ce n'est pas faute de maîtrise technologique que nous n'avons pas eu pendant la guerre du Kosovo un modèle de missile de croisière aéroporté digne de ce nom, mais parce qu'il a été commandé quinze ans plus tard que ceux des Américains.
La bonne nouvelle : dès lors que la priorité budgétaire à l'échelle européenne serait mise sur la recherche-développement, sur l'acquisition de matériel, sur le maintien en condition opérationnelle de forces plus petites qu'elles ne le sont en général dans les Etats européens, du moment où nous concentrerons nos moyens, nous aurons le patrimoine technologique nécessaire.
La mauvaise nouvelle -et je rejoins, Monsieur le président, ce qui est sous-jacent dans votre question- au train où vont les choses, nous n'en serons pas là dans dix ans. Les Européens dépensent à peu près 30 % de ce que dépensent les Américains dans le domaine de la recherche et du développement militaire. C'est très inquiétant s'agissant des moyens pour demain, dans dix ou quinze ans. Que faut-il faire ? J'esquisserai très brièvement et tout simplement deux pistes.
La première piste concerne les critères de convergence . Quels pourraient-ils être ?
Le premier critère est un critère de structure du budget de défense . Prenons, pour employer une expression de « business », comme étalon ou comme bench-mark, ce qui se fait chez les Britanniques, qui ont de loin les forces armées les plus adaptées aux besoins de l'après-guerre froide en Europe aujourd'hui. Il faut (dans un délai de cinq à dix ans, car les temps de réponse sont très longs en la matière) faire en sorte que les budgets de défense privilégient, à un degré comparable à ce qui existe chez les Britanniques, la R & D, l'acquisition et le maintien en condition opérationnelle des forces. La plupart de nos partenaires européens sont très loin de cette bench-mark. La France, pas tant que cela.
Le deuxième critère concerne la convergence démographique . Le bench-mark est britannique là encore. Il consiste à réduire le volume des effectifs militaires en pourcentage de la population des pays européens à un niveau comparable au pourcentage qui existe chez les Britanniques. Je note que la divergence en la matière va de 1 à 5 entre le pays le plus économe en effectifs qu'est le Royaume-Uni et le pays le plus « extravagant » en la matière qui est la Grèce. La France, en 2002, ne sera pas très loin du bench-mark.
A cela s'ajouterait un engagement, à effet immédiat, de cesser de réduire les budgets de défense . Je ne vais pas jusqu'à dire qu'il faut de façon volontariste promouvoir l'augmentation des budgets de la défense. Ce serait politiquement totalement irréaliste, y compris, comme cela a été relevé tout à l'heure, à cause de la contrainte que représente l'Euro. Je compte bien davantage sur l'effet d'émulation qui se produira inévitablement quand aura été créé un conseil des ministres de la défense de l'Union et que ces derniers se retrouveront périodiquement dans le cadre de l'Union pour, chaque année, faire le point sur leurs activités. Certains ministres de la défense seront ravis de pouvoir se retourner vers leur ministre des finances ou leur premier ministre pour dire que leurs budgets sont trop bas et qu'ils sont montrés du doigt. A Rome, à Berlin ou ailleurs, il faut arrêter de réduire le budget. Il faut au contraire l'augmenter.
La deuxième grande piste concerne les procédures d'acquisition d'armements .
Les Etats ont une responsabilité particulière en ce qui concerne la réforme des méthodes d'acquisition de matériel militaire. D'une part, il faut bien entendu généraliser beaucoup plus que cela n'a été fait jusqu'à présent dans les pays d'Europe continentale le recours à la concurrence. Les Britanniques ont montré le bon exemple. Contrairement à une idée largement reçue en France, il n'y a pas, au Royaume Uni, un seul char d'assaut, un seul véhicule blindé d'infanterie, un seul navire, un seul avion de combat américain. Il y a du nucléaire américain et des hélicoptères de combat américains, mais la composition des forces armées britanniques est moins américanisée que celles d'Allemagne, d'Italie, des Pays-Bas, de Belgique ou d'Espagne. Le recours à la concurrence, ce n'est pas seulement la porte ouverte aux Américains.
Il faut procéder rapidement à la ratification du traité portant création de l'organisme conjoint de coopération en matière d'armement (OCCAR), non seulement pour gérer les programmes en coopération, dont nous connaissons les difficultés. Les programmes de coopération inter-gouvernementale ne sont pas plus faciles à définir aujourd'hui qu'il y a trente ans. C'était même plus facile il y a trente ans car il n'y avait qu'un seul ennemi. Aujourd'hui, la situation est tellement plus complexe, car il s'agit de mettre d'accord des gouvernements, des politiques, des industriels, des états-majors sur des programmes inter-gouvernementaux gérés à la « gosplan » ; nous ne ferons probablement pas de progrès en la matière. Par contre, tel ou tel gouvernement membre de l'OCCAR pourrait demander à cette organisation, qui a la capacité de passer des contrats d'armement, de gérer tel ou tel programme, notamment par le recours à la concurrence pour la sous-traitance des grands programmes nationaux. Le programme de frégates anti-aériennes Horizon, en tant que programme de coopération, est un échec. Qu'est-ce qui empêcherait la France et l'Italie, ensemble ou séparément, et le Royaume-Uni, malgré le désaccord sur leur programme, de demander à l'OCCAR de passer des contrats de sous-traitance de nos divers programmes nationaux et d'essayer d'établir un maximum de cohérence en ce qui concerne les équipements de bord de ce navire. L'OCCAR, de fil en aiguille, se substituerait, dans certains cas, aux délégations nationales pour l'armement, telles qu'elles existent dans nos différents pays. Il faut que face aux trois ou quatre grands groupes industriels de défense qui sont en train de se mettre en place en Europe, les quinze gouvernements aient une demande d'armement aussi unifiée que possible. L'embryon d'outil qui permet d'unifier cette demande c'est l'OCCAR. Pour cette raison, j'espère que les quatre pays membres grands producteurs d'armes arriveront à se mettre d'accord pour ratifier ce traité. Ce traité est bon car court et clair. Il permet beaucoup de choses. Je n'ai rien vu venir au calendrier parlementaire et je ne sais pas pourquoi. Il n'y a pas de désaccord à ma connaissance entre les quatre capitales (Berlin, Londres, Paris et Rome) sur ce sujet.
M. le Président - Merci beaucoup.
3. M. Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale (S.G.D.N.) (le 16 juin 1999).
Mesdames, Messieurs, je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer sur l'état de nos travaux, tant sur l'Europe de la défense que sur la lecture que l'on peut faire de la question de la défense européenne à travers le dossier du Kosovo. Je le fais librement, mais en ayant le souci de rappeler que beaucoup d'études sont encore en cours et inachevées. Le ministre de la défense doit vous en entretenir prochainement.
Je suis très heureux de pouvoir m'exprimer pour la première fois devant vous en tant que secrétaire général de la défense nationale et serai très attentif à vos questions.
Il est important pour nous de connaître les réactions de la représentation nationale aux développements politiques que l'on a connus depuis six à huit mois concernant l'Europe de la défense, et la lecture qui en est faite, à la suite de la première phase du conflit du Kosovo.
Je ferai le point sur les développements intervenus depuis le mois d'août dernier dans le dossier de la défense européenne, avant de donner un éclairage sur le Kosovo et je dirai un mot de la problématique générale...
Un bref rappel chronologique tout d'abord : les principales inflexions que l'on retrouve dans la déclaration de Cologne et le rapport annexé à cette déclaration sur la défense européenne ont été annoncés dans un discours du Président de la République aux ambassadeurs, fin août dernier, puis dans le discours du Premier ministre à l'IHEDN, en septembre.
A l'époque, les deux plus hautes autorités de l'exécutif français avaient annoncé qu'elles souhaitaient que, dans les mois suivants, se développe une dynamique en matière de défense européenne, avec à l'esprit que la ratification du traité d'Amsterdam, l'arrivée en Allemagne d'une nouvelle équipe, peut-être une nouvelle dynamique dans la relation franco-allemande, et la préparation du sommet de Cologne pour le mois de juin 1999, créeraient une configuration dans laquelle le thème de la défense européenne pourrait se développer.
On a parlé à l'époque, par exemple, de l' « initiative française » destinée à mettre en place une réunion régulière des ministres de la défense de l'Union européenne pour traiter de ces questions. C'est le point qui avait été le plus relevé dans la presse...
Puis, nous avons eu parallèlement, en septembre-octobre, un développement important de la crise du Kosovo, et une initiative de M. Blair, qui avait annoncé une inflexion de la position de la diplomatie britannique en matière d'Europe de la défense, désormais favorable à l'intégration de l'Union de l'Europe occidentale dans l'Union européenne.
Ceci avait été considéré comme un signe de plus grande proximité des positions de Londres avec celles de Bonn et de Paris dans ce domaine.
Une étape majeure du mouvement qui a conduit aux décisions de Cologne a été, le 4 décembre, à l'occasion du sommet franco-britannique, l'adoption de la déclaration de Saint-Malo, qui avait pour caractéristique de concrétiser un rapprochement des thèses françaises et britanniques en matière de mise en oeuvre d'une véritable capacité autonome des Européens dans le domaine de la politique de défense commune, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser dans le cadre de l'Union européenne.
Ceci a ensuite été décrit avec plus de détails dans des discussions franco-britanniques, puis dans des discussions franco-allemandes et frano-germano-britanniques, pour aboutir essentiellement aux conclusions de Cologne, avec un passage par le sommet franco-allemand de Toulouse le 29 mai, au cours duquel une déclaration a confirmé notre intention de faire du sommet de Cologne une étape importante dans la construction de l'Europe de la défense.
Par ailleurs, Français et Allemands ont également annoncé que l'un de leurs objectifs en termes de capacité européenne concrète était la transformation du corps européen en un corps européen de réaction rapide.
Après Toulouse, le Conseil européen de Cologne a été l'occasion d'adopter une déclaration solennelle des chefs d'Etat et de Gouvernement, ainsi qu'un rapport, approuvé par les chefs d'Etat et de Gouvernement européens, préparé par la présidence allemande et largement inspiré par les idées françaises, britanniques et allemandes, sur la base des principes arrêtés à Saint-Malo.
On retrouve dans le rapport de la présidence allemande, qui a été approuvé, les mêmes termes que dans la déclaration de Cologne, presque mot pour mot, sur les objectifs généraux et politiques que se fixent les Européens et les capacités européennes en la matière.
Quelles sont donc les orientations à mettre en oeuvre ?
Tout d'abord, il s'agit d'inscrire les efforts consentis en matière de défense européenne dans le cadre général de la politique étrangère et de sécurité commune, telle qu'elle est définie dans le traité d'Amsterdam.
Il est dit de façon très explicite, à la fois dans les textes de Saint-Malo et de Cologne, que l'un des objectifs majeurs de la diplomatie française que constitue la mise en place progressive d'une politique de défense commune depuis un grand nombre d'années -et notamment depuis le traité de Maastricht- devra se développer dans le cadre institutionnel de la PESC.
Cela signifie en particulier, pour les Français, les Britanniques et les Allemands, que les règles de fonctionnement de cette défense commune devront obéir au cadre intergouvernemental. Ceci est clairement affiché dans les déclarations de Saint-Malo et on trouve une référence, plus discrète, à ce cadre intergouvernemental dans les textes de Cologne.
Le troisième élément porte sur la responsabilité clairement affirmée du Conseil européen, constitué des chefs d'Etat et de Gouvernement qui, dans tous nos pays, sont aussi chefs des armées et qui ont la responsabilité éminente en matière de défense et d'engagement des forces armées. Il est naturel que nous ayons défendu les prérogatives du Conseil européen en matière de directives et de direction générale de la future politique de défense commune. Ceci se traduit d'ailleurs dans le traité d'Amsterdam par l'article J.3, réaffirmé avec beaucoup de force et de détails dans les textes de Cologne.
Enfin, le quatrième élément de ce cadre général est la reconnaissance du fait -et c'est important par rapport à l'OTAN- que le cadre de l'Union européenne devrait permettre aux Européens de gérer ensemble, à l'occasion d'une crise par exemple, les aspects non seulement politiques et militaires, mais aussi économiques et humanitaires.
La personnalité juridique et politique de l'Union européenne en tant que telle lui permet de traiter l'ensemble des volets d'une crise. On sait aujourd'hui que les crises auxquelles on a à faire face depuis la chute du mur de Berlin ont cette dimension multiforme.
Par rapport à l'OTAN, organisation militaire, cette diversité des dimensions, cette pluralité des facettes de l'action de l'Union européenne est un atout que nous devons utiliser pleinement, notamment au niveau des chefs d'Etat et de Gouvernement.
Les textes de Cologne fixent par ailleurs des objectifs, que je rappelle rapidement : la mise en place d'une capacité autonome d'action des Européens -ces mots ont tout leur poids- appuyée sur des forces militaires crédibles et le renforcement de la base industrielle et technologique de défense, appuyée notamment sur les restructurations industrielles. C'est un volet qu'il ne faut pas négliger dans la politique de défense commune future.
L'action opérationnelle des forces armées représente la colonne vertébrale des décisions qui ont été prises, mais toute une série d'autres volets intéresse également la politique de défense commune, qu'il s'agisse du volet industriel ou du volet militaire, avec la question de l'harmonisation des besoins, des calendriers et des équipements futurs des pays de l'Union européenne. Ceci n'a pas été omis, bien au contraire, dans la déclaration de Cologne du 3 juin dernier.
Quels sont les moyens évoqués dans ces textes ?
La déclaration, tout autant que le rapport annexé de la présidence allemande, décrivent un certain nombre de ces moyens : processus de décision, capacités militaires, effort de défense.
Le processus de décision, d'après le rapport annexé, qui n'est pour l'instant qu'une première orientation, mais qui a été approuvée, doit comprendre au moins un Conseil des ministres des affaires étrangères et, le cas échéant, des ministres des affaires étrangères et de la défense, un comité de politique et de sécurité, qui sera un organe nouveau, créé à Bruxelles pour gérer ces questions de politique extérieure et de sécurité commune ou de politique de défense commune, un comité militaire de l'Union européenne et un état-major de l'Union européenne.
Je ne reviens pas sur les autres éléments.
Il s'agit donc d'un processus de décision aussi clair que possible appuyé sur la chaîne que constituent le conseil, le comité politique et de sécurité, le comité militaire et l'état-major européen.
Les moyens de l'Union européenne doivent également comprendre des capacités en matière de renseignement, de commandement, de projection et d'analyse de situation.
Ce sont des capacités qui relèvent du niveau de la planification stratégique, du commandement stratégique. A Toulouse, puis en marge même de Cologne, le jour où se réunissait le Conseil européen, une réunion des cinq pays du corps européen a approuvé un objectif et un calendrier pour une transformation du corps européen, unité qui regroupe les moyens des divisions de quatre pays -Allemagne, France, Espagne et Belgique, le Luxembourg n'étant pas contributeur à hauteur d'une division- en corps de réaction rapide.
Enfin, le dernier volet est constitué par un appel assez net, au paragraphe 2 de la déclaration de Cologne, en direction des Etats afin qu'ils poursuivent et renforcent leur effort de défense, de façon à ce que les objectifs de capacités qui figurent dans le rapport et dans les déclarations puissent être effectivement atteints. Ce n'est pas un hasard si cette introduction de la référence à un effort de défense soutenue des pays de l'Union européenne a été réalisée dans le texte de Cologne.
Un certain nombre de questions sont laissées ouvertes par ces textes, comme celle des membres associés : au-delà des Quinze, quel est le périmètre et comment gérer cette pluralité d'Etats associés à l'Union européenne, très souvent présents autour de la table de l'UEO ? Comment faire en sorte que ces pays soient associés, notamment dans des opérations de gestion de crise ou de maintien de la paix, sans que cela affaiblisse la vitalité et l'efficacité du processus de décision à Quinze ?
Second type de question : comment éviter que les efforts européens ne soient perçus par beaucoup de nos partenaires, notamment dans le domaine de la planification, des états-majors et du commandement, comme des "duplications" -terme traditionnel dans le débat entre l'Union européenne et l'OTAN- des moyens de l'Organisation atlantique ?
Je mentionne un autre élément qu'il faut prendre en compte : le devenir de l'article V du traité de l'Union occidentale, relatif à l'engagement de sécurité collective, souscrit par tous les membres adhérents au traité de l'UEO. Il est clair que ces engagements devront être maintenus. Une orientation est déjà donnée en ce sens dans le rapport de la présidence allemande.
Le conflit du Kosovo se déroule au moment où s'élaborent ces textes, qui donnent l'impression d'être un peu théoriques, mais qui constituent une véritable avancée diplomatique par rapport à la situation antérieure. Ces textes, qu'on va devoir mettre en oeuvre dans les mois à venir, vont en quelque sorte subir un passage au crible de la pratique. Naturellement, je ne pourrai aller très loin aujourd'hui dans ce domaine, mais je puis néanmoins rappeler quelques éléments.
Comment l'Union européenne peut-elle être vue à travers la crise du Kosovo ? Je rappelle d'abord que la dynamique de Saint-Malo et de Cologne est en partie née de la situation au Kosovo. Les Britanniques n'ont jamais caché que la crise des mois de septembre et octobre, qui avait conduit à un premier accord avec le président Milosevic, conclu sous l'égide américaine par M. Holbrooke, avait été pour eux l'occasion d'une très forte frustration.
D'une certaine façon, cette dynamique est issue du constat que les Européens ne pouvaient rester inactifs et impuissants face à une telle crise sur leur continent.
En second lieu, l'Europe s'est fortement manifestée dans le processus qui a conduit à la co-présidence franco-britannique des négociations de Rambouillet. Ces négociations ont échoué, mais il s'agissait en quelque sorte d'une tentative de la dernière chance pour éviter d'avoir à recourir à la force, comme nous avons dû finalement le décider le 23 mars dernier
Dans la conduite de ce processus diplomatique, dans la définition du cadre qui reste le cadre de référence du règlement politique de la crise du Kosovo, les Européens ont fait preuve d'unité et même d'un certain sens du leadership dans la négociation, même si celle-ci n'a pu être totalement concrétisée, dans les conditions dramatiques que vous connaissez.
Sur le plan de la gestion militaire, on parvient à un bilan contrasté. Il est clair que la gestion militaire des opérations aériennes a largement reposé sur les capacités militaires et sur les capacités de commandement et de renseignements américaines, mais il est également clair que la contribution européenne n'a pas été nulle, notamment pas celle de la France, puisque nous avons, pour notre part, fourni en permanence entre 12 et 13 % de l'ensemble des moyens.
Je crois qu'il ne faut pas non plus trop caricaturer les chiffres dont je dispose sur les proportions, même s'il est vrai qu'ils sont en faveur des Américains. En moyenne, les Américains ont fourni les deux-tiers des moyens aériens. Dans le soutien, ravitaillement, soutien logistique des appareils et environnement des opérations aériennes, cette proportion s'élève à 75 %.
Par contre, quand on regarde les moyens d'attaque au sol, la proportion des moyens européens est plus importante.
Dans la mise en oeuvre du plan de paix dans les opérations terrestres, les rapports sont inversés.
Dans la force qui se déploie aujourd'hui au Kosovo, et qui va comprendre environ 50.000 hommes, il y a 7.000 Américains et quelques centaines de Canadiens. 42.000 hommes au moins sont Européens, et le commandement de l'opération a été confié au général britannique Jackson, appuyé par des adjoints français et allemands.
Ce sont bien les Européens qui vont fournir l'essentiel de l'opération militaire de maintien de la paix sur place, y compris dans le commandement.
Je ne parlerai pas ici du volet civil, qui est sûrement un élément très important de la contribution européenne.
Voici donc un tableau contrasté de la crise du Kosovo. Les différents instruments que j'ai évoqués, dont la mise en place a été décidée à Cologne, ne sont pas encore établis, mais l'on peut considérer, si l'on se réfère aux accords de Dayton, que les Européens ont pesé d'un poids nettement plus important dans la gestion politique du dénouement, dans la dimension diplomatique et dans la gestion militaire de la crise que lors des événements de Bosnie en 1995.
Quelques éléments de problématique pour conclure...
Quel est l'enjeu de la décision de Cologne pour l'Union européenne et pour les Etats européens ? Il s'agit bel et bien de mettre en place un processus de décisions et des capacités crédibles, compatibles avec l'Organisation atlantique.
Nous ne parviendrons pas à créer un système de décisions et de capacités crédible si nous n'avons pas un système clair et simple de décision au sein de l'Union européenne.
L'une des forces de l'Organisation atlantique réside dans le fait qu'elle repose sur un Conseil, avec des ambassadeurs plénipotentiaires qui, dans le domaine de compétences qui est celui de l'Organisation atlantique, qui fait souvent l'objet de débats, sont appelés à prendre des décisions.
Il y a un Conseil atlantique, un Comité militaire et une chaîne militaire.
Nous devons créer, au sein de l'Union européenne, un système qui ait le même type de rapidité, de crédibilité et d'efficacité dans la prise de décision et dans la mise en oeuvre.
C'est la responsabilité des puissances militaires principales de faire en sorte que ce processus soit clair et crédible. Cela signifie aussi des moyens et des capacités crédibles. Dans le domaine du commandement, de la planification stratégique et de l'éclairage nécessaire aux décisions qui seront prises sur le plan politique par le Conseil des ministres de l'Union européenne, les ministres doivent également pouvoir disposer d'instruments crédibles en termes de capacités.
Cela veut dire aussi que les capacités des forces -forces européennes, forces multinationales, forces nationales -évoquées dans les déclarations-, existent. D'où l'insistance que Français et Allemands ont mis à propos de la transformation du corps européen...
En second lieu, nous devons gérer en permanence la position française vis-à-vis de nos principaux partenaires européens, y compris nos partenaires non-membres de l'Alliance atlantique, comme la Suède.
Il faut aussi convaincre nos alliés -et je crois que nous avons fait des progrès dans ce domaine, sans quoi la déclaration de Cologne n'aurait pas eu lieu- qu'une capacité autonome est nécessaire, tout comme est nécessaire une capacité à utiliser les moyens de l'Organisation atlantique.
Ce n'est pas un secret de dire que les Américains ont pu être surpris par la démarche britannique, par la déclaration de Saint-Malo et par la démarche qui a abouti à Cologne. Mais ils l'ont acceptée, en tout cas au niveau le plus élevé de l'administration américaine, car il est difficile de plaider pour un meilleur partage du fardeau et de refuser que les Européens s'organisent dans le cadre de l'Union européenne.
Cette contradiction permanente, qui est au coeur même de la position américaine vis-à-vis de la défense européenne ou de l'Europe de la défense, on la retrouve ici mais, chaque fois que l'on remonte au niveau du président, les réactions, par rapport à ces projets, ne me paraissent pas négatives.
Enfin, indépendamment des constructions institutionnelles ou politiques, il faut prendre garde au concret. Ce qui est concret, c'est l'état-major européen. Une des clefs de la réussite de notre système est de savoir si les Européens s'entendront pour que le Conseil des ministres et le comité militaire puissent s'appuyer sur un état-major européen avec des attributions, des compétences et des moyens suffisants.
L'autre clef, ce sont les forces, d'où l'enjeu du corps européen, mais aussi d'autres capacités européennes en matière de renseignement, de capacités de projection ou de logistique.
Ce sont aussi les équipements : les programmes en coopération aboutissent à ce que les équipements de la défense sont de moins en moins réalisés au plan national, et de plus en plus par des firmes européennes, dans le cadre de programmes de coopération européens.
Ces éléments doivent être renforcés. Il ne faut pas non plus oublier le volet qui concerne l'armement dans la définition de la politique de défense commune. Il est géré à plusieurs niveaux, dans le cadre des Quinze, mais aussi dans le cadre des forces spécifiques des pays industriels les plus puissants, soit à six -les six pays les plus engagés dans le domaine de l'aéronautique, des missiles et de l'espace- soit à quatre ou cinq, dans le cadre de l'organisation commune de la coopération en matière d'armement (OCCAR) creuset de la programmation européenne.
Je vous remercie de votre attention.
M. le président - Merci, La parole est aux commissaires...
M. Michel Caldaguès - Monsieur le Secrétaire général, vous avez fait un exposé très intéressant sur l'architecture institutionnelle existante ou à créer en matière de politique européenne de défense et de sécurité commune.
Je relève cependant le goût pour les architectures internationales, qui conduit quelquefois à ne rien mettre dedans, tant on se préoccupe du contenant au détriment du contenu !
Prenons le cas du Corps européen : j'ai en mémoire des déclarations qui attestaient que le corps européen serait opérationnel en octobre 1994. Il est opérationnel depuis 1994, et l'on se préoccupe aujourd'hui de l'activer !
Vous avez parlé d'un état-major européen : je ne comprends plus ! Il y a l'Eurofor ! Je croyais que cet état-major devait intervenir un jour ; il est question de se doter d'un état-major européen !
C'est un peu comme dans les théâtres des villes reculées, où ce sont les mêmes qui repassent, une fois sous l'uniforme des archers, une autre fois sous la robe des moines, etc. ! On ne comprend pas très bien...
Je voudrais également évoquer ce que vous dites à propos du processus de décision. Vous avez évoqué la nécessité d'une capacité autonome d'action des Européens en disant qu'il fallait que celle-ci corresponde à une autonomie de décision. Ne croyez-vous pas que le mot "processus de décision", en matière militaire, comporte une contradiction dans les termes ?
En effet, est-il possible d'avoir un processus de décision suffisamment efficace dans un cadre collégial et multinational qui est source de lenteur, alors que l'action militaire nécessite justement une capacité d'action et de réaction rapide ? N'est-ce pas un vrai problème ?
Par ailleurs, j'évoque le problème politique d'une capacité de décision autonome au plan européen
Vous l'avez dit, l'installation militaire au Kosovo est à prédominance européenne. Or, qui négocie l'implantation de cette force militaire sur le terrain ? Le secrétaire d'Etat adjoint américain, en direct avec Moscou ! Aucun représentant de l'OTAN -et encore moins de l'Union européenne- n'est présent !.
M. Aymeri de Montesquiou - Je reprendrai sous une autre forme les propos de notre collègue Caldaguès.
Il me semble, Monsieur le Secrétaire général, que vous avez une vision très favorable de la situation ! Vous nous parlez de Saint-Malo comme d'une étape importante, avec un revirement anglais, mais ceci ne semble pas confirmé par les faits puisque le Royaume-Uni s'est dissocié du programme "Horizon".
Vous avez parlé de l'uniformisation des matériels de défense : on ne voit pas bien quel est le calendrier d'unification des satellites, des frégates et des hélicoptères. Chaque pays défendant son propre modèle, quand pourra-t-on avoir un modèle commun ? Quand peut-on passer à un calendrier d'unification ?
A votre avis, quelle sera la décision du Royaume-Uni s'il doit choisir entre une position pro-européenne et pro-américaine ? Pour ma part, je crains que M. Blair ne choisisse pas dans "l'esprit de Saint-Malo".
On est intervenu au Kosovo pour des problèmes humanitaires et de droits de l'homme, et non pour le pétrole ; au Kurdistan, le problème est identique. Imaginez-vous que les Européens puissent intervenir indépendamment des Etats-Unis ? Il ne me semble pas !
Il y a là un déséquilibre extraordinaire : l'Union européenne représente 375 millions d'habitants pour 10 millions de Serbes. Nous avons un niveau de vie trois fois supérieur. C'est le meilleur démenti à l'optimisme de vos propos. S'il y avait vraiment une PESC dans l'esprit des membres de l'Union européenne, on aurait été à même de résoudre nous-mêmes ce problème.
M. Paul Masson - Monsieur le Secrétaire général, j'observe toutefois qu'il est désagréable de constater que la négociation se fait directement entre les Américains et les Russes, alors que le partage sur le terrain s'opérera manifestement au dépend des secteurs déjà prédéterminés par un accord entre les différents partenaires. Sans doute les Français abandonneront-ils une partie de leur zone au profit des Russes. Tout ceci illustre bien l'incapacité où sont les Européens de pouvoir, dans l'état actuel, assumer leur rôle.
Ceci étant, mes questions sont complémentaires et peut-être plus terre-à-terre...
Une approche financière de ces problèmes de défense européenne commune a-t-elle déjà été effectuée ? Je suis à peu près convaincu que l'exigence de défense va très vite se télescoper avec les impératifs budgétaires, et que les différents ministres des finances vont commencer à trouver que tout ceci coûte bien cher. En définitive, après les grandes déclarations et la création de quelques comités, il se pourrait qu'on n'aille guère plus loin, au nom de l'obligation de l'équilibre financier global ; on va le voir rapidement en France, lorsque les coûts de l'affaire du Kosovo seront connus.
En second lieu, je souhaiterais savoir s'il a été question, à un moment ou à un autre, de l'arme nucléaire. La France conserve-t-elle ou entend-elle conserver la plénitude du contrôle de celle-ci, ou a-t-elle toujours envisagé de chercher une autre voie avec les Britanniques et les Allemands ? Je crois connaître la réponse, mais j'aimerais avoir quelques développements sur ce point.
M. Christian de La Malène - Monsieur le Secrétaire général, la défense commune, la défense européenne, sont à la mode. Pourquoi ?
Les Européens -et d'autres- ne sont pas satisfaits de ce qui s'est passé au Kosovo, ni de la stratégie suivie par l'OTAN. On est intervenu, suivant en cela une stratégie de l'OTAN à zéro mort, parce que le malheur des Kosovars était insupportable. Si cette stratégie n'avait pu être suivie, s'il avait fallu que l'on déplore une dizaine de morts, alors les Kosovars n'auraient plus intéressé personne : cela serait devenu supportable !
Cela pose donc la question du sens et de la justification de la stratégie de l'OTAN et cela pousse naturellement vers la défense commune.
La seconde raison tient à ce fameux partage du fardeau. Naturellement, les Américains sont toujours prêts à parler de partage du fardeau. Maintenant que l'affaire, sur le plan militaire, est provisoirement terminée, ils sont prêts à passer le fardeau que représente 50.000 hommes. Ceci va coûter très cher pendant très longtemps, et les Américains ne tiennent pas tellement à payer. C'est pourquoi ils ne sont que 7.000 ! Pour tout le monde, la guerre était une guerre américaine, mais maintenant les affaires ont pris leur pente, et on peut payer !
C'est un partage du fardeau qui pousse à la défense européenne, et j'en arrive aux questions relatives à celle-ci. La défense européenne, c'est beaucoup d'argent. Elle impose des duplications et, pour nos partenaires, c'est une affirmation du déséquilibre des forces en Europe. C'est l'affirmation qu'il existe de grands pays et de petits pays, et jamais les petits pays n'accepteront. C'est pour cela qu'ils trouvent que l'Amérique est préférable à la France, à la Grande-Bretagne ou à l'Allemagne !
Ces problèmes ne sont pas réglés : ils le sont sur le papier, comme l'a dit M. Caldaguès, mais pas pour le reste.
Je ne partage donc pas votre optimisme. La défense est à la mode mais -et je le regrette- la défense ne fera pas beaucoup de progrès, pour les raisons que j'ai dites : le coût, la duplication et l'équilibre des forces en Europe.
M. Hubert Durand-Chastel - Monsieur le Secrétaire général, comme vous l'avez signalé, on a relevé la faiblesse des moyens européens dans les frappes aériennes.
Il semble toutefois qu'on ait pris conscience du fait qu'il est fondamental d'avoir les moyens de notre politique.
La situation actuelle, telle qu'elle est, a été obtenue en particulier grâce à l'influence des Russes. Or, on a l'impression qu'on remet en cause leur position dans les forces d'occupation, auxquelles ils tiennent beaucoup : on vient de voir ce qui s'est passé à l'aéroport de Pristina.
Or, on ne fera rien dans les Balkans, dans le futur, ni dans l'Est européen, sans les Russes. On en aura besoin de plus en plus dans cette région, surtout maintenant que les guerres ont un aspect plus humanitaire et moins politique qu'autrefois.
Je me demande si ce n'est pas le moment pour les Européens de faire une bonne manière aux Russes, à un moment où leur situation intérieure est particulièrement préoccupante et paralyse leur pays.
M. le président - Monsieur le Secrétaire général, je terminerai par trois questions.
La première portera sur le partage des rôles entre les Américains et les alliés. Les Européens auraient-ils pu mener une opération comme celle du Kosovo avec leurs seules forces militaires ? Le partage des rôles a-t-il été raisonnable ou non ?
En second lieu, quels ont été, selon-vous, les moyens qui nous ont manqués, à nous, Français ? Il est vrai que la France s'est militairement bien comportée et que l'on peut rendre hommage à nos pilotes -ce que nous avons fait- mais certains moyens techniques ne nous ont-ils pas fait défaut ?
La troisième question rejoint votre exposé : on commence à parler de critères de convergence dans le domaine militaire, comme nous en avons eu dans le domaine monétaire. Cette expression vous paraît-elle sérieuse ? Peut-on bâtir ces critères comme on peut mesurer l'inflation dans le domaine économique ?
M. Jean-Claude Mallet - Merci. Certaines questions appellent des éclairages de ma part.
Un point général tout d'abord. On m'a demandé de vous présenter l'état des travaux sur la défense européenne, et si je vous ai fait cette présentation qui a pu vous paraître excessivement institutionnelle, la démarche française, elle, n'est pas institutionnelle.
On a abouti à un échafaudage qui vous paraît peut-être abstrait, mais si l'on ne prévoit pas la façon dont les décisions seront prises en matière de défense ou de gestion des crises, il ne se passera rien et l'Union européenne ou le Conseil européen seront mis à l'écart, comme ce fut le cas en Bosnie.
La démarche française, depuis l'été dernier, est très pragmatique et met l'accent, dans les discussions avec nos partenaires britanniques, sur les éléments liés aux capacités de commandement, à l'analyse des situations, au renseignement, à la planification stratégique ou opérationnelle.
Nos partenaires allemands ont souhaité -et je crois qu'ils ont eu raison- bénéficier de la dynamique lancée à la fin de l'année dernière en matière de gestion de crise.
C'est pourquoi je vous ai fait cette description.
Pour ma part, mon optimisme quant à la position de fond des Britanniques n'est pas excessif. Cela fait plusieurs années que je traite de ces questions, et je ne suis pas convaincu que nos partenaires britanniques soient lancés à fond dans une construction européenne qui réponde pleinement à nos conceptions. Néanmoins, il y a un mouvement, peut-être imperceptible, pour certains, mais dont on aurait tort de ne pas essayer de tirer parti.
Cela ne veut pas dire que nous sommes dupes de ce que peut être un jeu britannique à plusieurs dimensions, à la fois vis-à-vis des Américains et des Allemands. Mais je pense que nous n'avons pas de raisons de rester à l'écart ou de bouder un début de rapprochement, qui peut permettre un plus grand effet de levier dans le dialogue au sein de l'Union européenne.
En second lieu, je ne suis pas optimiste quant à la rapidité de la concrétisation de ces décisions. Dans ce domaine de la défense, pour des raisons multiples, notamment historiques, les évolutions risquent d'être lentes. On sait combien de temps il a fallu pour construire une monnaie commune. Si l'on veut construire une défense commune, avec des critères de convergence notamment, cela nécessitera également un certain temps. De ce point de vue, je pense que nous avons intérêt à conserver une politique nationale de défense très forte.
Les avancées diplomatiques à Cologne sont cependant incontestables ; elles devront se traduire dans les faits. Cela dépendra de la volonté politique exprimée au plus haut niveau. Je pense que cela prendra du temps ; en tout état de cause, cela peut prendre, pourquoi pas, jusqu'à dix ans.
L'approche française a été très prudente. A Saint-Malo, nous avons accompagné la dynamique nouvelle souhaitée par les Britanniques qui avaient pris les devants. A Cologne, ce sont les Allemands. Personne n'aurait compris, alors que des avancées se présentaient sur le plan politique, que nous ne les nourrissions pas, dès lors, de nos propres idées dans le domaine de la défense européenne.
Je voudrais maintenant apporter quelques éléments de réponse sur les mécanismes évoqués par M. Caldaguès... Le corps européen est déjà opérationnel. Il est parfaitement possible de le déployer sur un théâtre d'opération. On compte 50.000 hommes et quatre ou cinq divisions ou éléments organiques de divisions. C'est un des plus gros instruments militaires disponibles sur le plan opérationnel en Europe.
Il a été décidé qu'on allait le transformer en une capacité de réaction rapide. Une bonne partie des éléments du corps d'armée, notamment allemands, sont dotés de matériels destinés au combat lourd en centre-Europe, avec un taux de conscrits très important. L'idée est de faire évoluer l'état-major du corps européen et sa capacité à répondre sur le modèle de l'état-major de l'ARCC, qui a déjà été utilisé en Bosnie et au Kosovo. C'est donc l'évolution de cette capacité qui est programmée.
L'Eurofor, qui a été cité, est un état-major de quelques dizaines d'officiers. Il peut être augmenté et permettrait de commander une division ou une division et demie sur un théâtre d'opération. L'état-major de l'Union européenne, dont j'ai parlé, est un état-major de planification stratégique, à l'image de celui qui existe dans le cadre de l'OTAN, avec un nombre d'officiers qui reste à déterminer, mais qui ne sera pas inférieur à 150, afin d'être en mesure de préparer des plans d'opérations et, en premier lieu, l'analyse stratégico-opérationnelle, au bénéfice du comité militaire et des responsables politiques de l'Union européenne.
On trouve, aujourd'hui, un embryon de cet état-major de planification stratégique à l'UEO. Il reste donc à le constituer à partir de l'expérience déjà accumulée dans la cellule de planification de l'UEO et des objectifs qui figurent dans les textes de l'Union européenne, afin de pouvoir disposer d'une capacité de planification et de commandement en termes de commandement stratégique ou de niveau équivalent.
S'agissant du rôle de l'Union européenne, celle-ci n'a pas été absente de la conclusion du conflit. On était bien dans un dialogue à trois ! On a cité les Russes et les Américains, mais c'est le président finlandais, qui va assurer la présidence de l'Union européenne à compter du 1er juillet, qui est allé porter le plan de paix à M. Milosevic, et qui est revenu au sommet de Cologne avec l'accord de celui-ci. L'Union européenne était donc très présente et à sa place dans ces discussions !
En revanche, il est vrai que la discussion actuelle destinée à régler le problème du contingent russe se déroule, à la demande des Russes, d'abord entre Russes et Américains.
M. le président - Le fait que les Russes aient un secteur peut changer le problème ! Nous avons toujours été contre la partition du Kosovo -et le ministre l'a dit ici même. S'il existait une zone protégée serbe, l'avenir serait très différent de ce qui a été prévu !
M. Jean-Claude Mallet - Le Gouvernement et le Président partagent totalement ce point de vue. Il n'est pas question de prêter la main à un quelconque schéma qui, sur le plan territorial, aboutirait à un risque de partition. Cela fait partie de nos principes. Je pense que ces principes sont partagés par les Américains. Je suis assez optimiste quant aux solutions envisageables. Nous avons un certain nombre de principes que nous voulons faire respecter dans la mise en oeuvre du plan de paix, des structures de commandement et de l'organisation sur le terrain.
Je pense que les choses vont aller assez vite, car les Russes sont pressés par le sommet du G 8, qui a lieu la semaine prochaine, et sont donc amenés à accepter une discussion.
Je peux difficilement m'étendre plus sur les négociations en cours. Sachez toutefois que nous ne sommes pas inactifs et que nous ne serons certainement pas absents de leur solution.
Quant aux autres questions, en particulier sur l'unification de la position européenne, vous avez raison de souligner qu'il se produit souvent des décalages assez importants. Cependant, les Européens prennent des positions communes de façon croissante. Encore une fois, je pense que nous devrons traiter progressivement d'une harmonisation de la PESC, non seulement dans le domaine de la défense, mais également dans celui de la politique étrangère.
Je le vois dans le domaine des exportations d'armements. Vous savez que le SGDN a la lourde tâche de suivre et de contrôler les exportations d'armements, dans un cadre interministériel qu'il anime. En principe, ce type de décision relève traditionnellement de la souveraineté de chaque Etat. Mais, même dans ce domaine, on commence à connaître un début de rapprochement.
S'agissant des coûts et des problèmes de critères de convergence que vous avez évoqué, Monsieur le Président, on commence, notamment dans le cadre de l'UEO, à parler en effet de réflexions sur les critères de convergence.
Je ne puis encore vous dire où cette réflexion conduira, c'est encore trop tôt : j'ai toutefois déjà relevé comme un signal positif le fait que la déclaration de Cologne a permis, pour la première fois depuis longtemps, de reparler des problèmes posés par l'effort de défense à consentir par les pays de l'Union européenne, s'ils souhaitent mettre en commun une partie de leur politique de défense. Cette question n'est pas résolue et sera à l'ordre du jour des mois à venir, jusqu'à la présidence française.
Vous m'avez interrogé sur nos capacités durant le conflit du Kosovo, nos lacunes éventuelles. Un bilan est en cours d'établissement et sera présenté au Premier ministre et au Président de la République. Certains éléments ont pu manquer, comme les satellites tout temps ou les missiles de croisière. Le fait est que ceux qui ont été utilisés au Kosovo étaient exclusivement américains. Si cet atout nous a fait défaut, je rappelle que les missiles de croisière Scalp EG sont prévus dans notre programme militaire, à partir de 2002-2003.
Si l'on considère les différentes performances des moyens français et européens dans la campagne aérienne qui vient de s'achever, le bilan n'est pas si mauvais. Je rejette l'assertion selon laquelle il s'agissait d'une stratégie purement américaine. Je pense qu'il y a en fait eu une décision collective de basculement vers l'action aérienne dans des conditions tragiques, puisqu'on passait d'une situation de crise à une situation de guerre. Mais il y a bel et bien et bien eu, notamment dans le dialogue franco-américain, un partage des rôles et une vraie discussion dans la préparation et la conduite des opérations. C'est donc une stratégie que la France, le Président de la République, le Gouvernement ont assumée. Nous avons même fourni un deuxième contingent de moyens aériens.
En revanche, il est vrai, et nous n'en sommes qu'au début, et c'est pourquoi je ne souhaite pas m'étendre sur ce sujet, car je pense que le ministre de la défense désirera vous en faire part lui-même, quand les réflexions conduites au sein du ministère de la défense seront achevées- qu'en termes de stratégie militaire, de stratégie de moyens et de réflexions sur les grands équilibres géopolitiques, il y aura des conséquences à tirer de la crise du Kosovo.
Il faudra également revenir sur l'articulation entre les Nations-Unies, l'Union européenne, les Etats-Unis et la Russie. Il est trop tôt pour en parler -et ce n'était pas le sujet sur lequel vous m'avez invité à m'exprimer aujourd'hui, Monsieur le président- mais ces analyses sont en cours et devront être présentées à la représentation nationale.
M. le président - Merci.
4. M. Pascal Boniface, président de l'Institut des relations internationales et stratégiques et directeur de la publication « Relations internationales et stratégiques » (le 16 juin 1999)
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, c'est toujours non seulement un plaisir, mais également un honneur, que d'être auditionné par la commission.
Je vous livrerai brièvement quelques réflexions sur les premières séries de conséquences et de conclusions que l'on peut tirer sur cette phase de la guerre qui s'est terminée il y a maintenant une semaine, et qui a duré 78 jours.
Je pense que le problème principal que soulève cette guerre est celui de la légitimité, et c'est sur ce sujet que l'ensemble des débats ont été conduits, aussi bien sur le plan national qu'international. Il est désormais indispensable, lorsqu'on conduit une action militaire, qu'elle soit considérée comme légitime par l'opinion publique, par les représentants de la Nation, mais également à l'extérieur des frontières.
Cette guerre est née d'une contradiction inhérente aux deux piliers de l'ordre international depuis 1945, qui ont assuré la stabilité du monde pendant cinquante ans et qui sont aujourd'hui devenus incompatibles.
Ces deux piliers qui ont permis la reconstruction du monde sur les ruines du nazisme étaient d'une part le respect de l'intégrité territoriale des Etats, en réaction au viol de ce principe par le nazisme et par l'Italie fasciste, et également celui du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
C'est à l'abri de ces deux piliers incontestés de l'ordre international que s'est développée une certaine stabilité de 1945 à nos jours, sur fond de compétition Est-Ouest.
Le problème vient du fait que ces deux piliers se montrent parfaitement incompatibles depuis une dizaine d'années. Au Kosovo, ils l'étaient totalement. Si l'on privilégiait l'un, on laissait Belgrade faire ce qu'il voulait : le Kosovo fait en effet partie du territoire yougoslave, les occidentaux ne l'ayant pas remis en cause. Si l'on mettait en avant le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, on intervenait pour protéger une population qui était menacée.
C'est ce dernier choix qui a était fait, et ceci amène un autre type de contradiction entre la légalité de l'usage de la force et la moralité de cet usage.
Si l'on avait appliquér la légalité au sens strict du terme, la guerre n'aurait pas eu lieu. Les pays de l'OTAN n'étaient pas menacés. Il n'y avait pas atteinte à leur intégrité territoriale. L'article 5 ne pouvait donc jouer, pas plus que l'article 51 de la charte des Nations-Unies, la Yougoslavie n'attaquant aucun pays extérieur.
Il a donc fallu qualifier la situation d'atteinte au maintien de la paix et de menace grave pour le maintien de la paix pour légitimer, plus que pour légaliser, une intervention militaire qui allait prendre une grande ampleur.
Enfin, la dernière contradiction est inhérente à l'ensemble des démocraties occidentales. De plus en plus, nos forces armées sont préparées pour la projection, et l'on voit qu'il est de plus en plus compliqué politiquement de projeter des forces.
Lorsque, dans les années 1980, notre défense était principalement assise sur la défense territoriale, il n'y avait même pas de débat pour savoir si l'on devait ou non envoyer les troupes combattre au Tchad ou au Liban.
Il y a eu là un débat beaucoup plus important, au sein de la Nation, sur le fait de savoir s'il fallait ou non -et de quelle façon- participer à cette action militaire.
Les forces armées, non seulement en France, mais également dans l'ensemble de l'Europe et aux Etats-Unis, sont donc formatées pour la projection, mais la projection devient quelque chose qui, politiquement, est de plus en plus sensible. L'utilisation de la force doit s'entourer de précautions politiques qui n'étaient pas de mise auparavant.
Certaines armées sont donc équipées pour la projection, mais il est plus difficile de les mettre en oeuvre.
Au passage, je note que cette guerre clôt définitivement le débat sur le service national. On voit bien que le service national n'avait plus d'utilité militaire, et que les forces armées mises en jeu ne pouvaient être celles du service national.
Majoritairement, les Français étaient favorables aux frappes aériennes. S'il y avait encore eu une conscription, avec un risque d'envoi d'un contingent au Kosovo, je crois qu'il y aurait eu peu de débats sur l'utilisation de la force armée sur ce théâtre extérieur. Ni matériellement, pour des questions d'utilisation de la force, ni politiquement, le service national n'aurait renforcé la donne militaire française dans cette affaire.
La décision de supprimer le service national prise il y a maintenant trois ans par le Président de la République préfigurait donc bien le mouvement en cours sur la projection des forces. Le débat est clos, mais je crois que c'est un problème historique qui ne sera désormais plus relancé dans la configuration géopolitique actuelle.
On voit également, avec cette intervention, qu'il y a à la fois intérêt et inconvénient à agir en coalition. Le fait d'agir de façon collective, par le biais d'une alliance, donne plus de légitimité à l'action militaire.
Le fait que dix-neuf pays, malgré tout de cultures différentes, soient unanimes sur le principe de l'intervention militaire -bien qu'il puisse y avoir des modalités d'interprétation- confère une légitimité très forte à cette action. On voit mal dans quelles circonstances la France pourrait aujourd'hui intervenir seule militairement sur un champ d'action, en tout cas en Europe.
On pourrait peut-être l'imaginer en Afrique, pour la protection de nos concitoyens, ou à l'extérieur, lors d'une opération très spécifique mais, de plus en plus, nos forces armées seront utilisées de façon collective, en coalition avec d'autres pays, Alliance atlantique ou autres. Il faut donner à l'intervention militaire, pour des questions de légitimité, une sorte d'onction internationale, et ne pas se contenter d'une décision nationale.
L'onction internationale rend moins contestable l'usage de la force, lorsqu'il ne s'agit pas de défendre son territoire et, de plus en plus, nous aurons à agir de façon collective, par le biais de l'OTAN, de l'ONU ou, éventuellement, de l'OSCE, si cette dernière prend une vigueur qu'elle n'a pas pour le moment.
On voit également bien les inconvénients : il faut quotidiennement négocier à plusieurs la façon dont se déroulent les opérations. Si, politiquement, la chose est rendue plus facile, militairement elle est plus compliquée, puisque ceci implique un contrôle de la conduite des opérations et des négociations permanentes.
S'agissant des relations entre l'ONU et l'OTAN, la France s'est battue durant plusieurs mois pour que l'usage de la force relève d'une décision de l'ONU. Nous avons mis cette demande de côté pour ce qui concerne le Kosovo et s'est engagé par la suite tout un débat pour savoir quelle était la règle et quelle était l'exception. Peut-être chaque règle souffre-t-elle des exceptions, mais il fallait savoir qui fixerait la règle et qui établirait les exceptions. Si les Américains avaient défini les exceptions, cela aurait évidemment conféré une tournure assez peu agréable à nos propres positions.
Ceci a été l'un de mes plus grands soucis, l'urgence risquant de compromettre une architecture globale qui pouvait être utilisée dans de nombreux autres conflits et pour de nombreuses autres dispositions.
Je pense qu'on peut se féliciter, in fine, que l'ONU ait été réintégrée dans le jeu, grâce à la France, mais aussi grâce à la plupart des autres pays européens. Nous avons sauvé l'essentiel en imposant aux Américains que l'Organisation des Nations-Unies soit un des acteurs du règlement du conflit. Peut-être la leçon sera-t-elle retenue pour l'avenir, et qu'on y réfléchira à deux fois avant de mettre en oeuvre des décisions qui enlève à l'ONU toute responsabilité.
De même, la Russie a été exclue du début de la guerre et du règlement, alors qu'elle participait au groupe de contact. Elle a été réintroduite à plusieurs reprises et s'est réintroduite à sa façon, en envoyant la première ses soldats à Pristina, mais on a bien vu, durant ces 78 jours, qu'il était difficile de trouver une solution à un conflit européen à laquelle ne participe pas la Russie. S'il y a deux excès à éviter, c'est bien de vouloir totalement exclure la Russie, ou de lui donner un droit de veto sur nos actions.
Il ne s'agit pas de lui donner un poids supérieur à son poids réel, mais pas non plus de penser qu'elle est devenue quotité négligeable. Le fait de la traiter comme un partenaire, certes difficile, et à qui il faut tenir un langage de vérité, n'est pas une question de principe : il y va de notre intérêt.
Pour ce qui concerne le débat politique intérieur français, ce qui me frappe c'est que la cohabitation a plus facilité l'intervention militaire qu'elle ne l'a empêchée.
J'ai le sentiment, en tant qu'observateur extérieur, que la cohabitation a un peu réduit les éventuelles interrogations de chaque famille politique. Les deux acteurs principaux, le Président de la République et le Gouvernement, étant sur la même ligne, l'espace de contestation devenait moins grand et alors que, souvent, il est dit parmi les commentateurs que la cohabitation empêche l'action, dans ce cas précis, elle m'a plutôt parue faciliter l'action qui a été entreprise.
Par ailleurs, on voit que le soutien de l'opinion publique a été un souci constant des autorités françaises. On a ainsi assisté à ce qui s'était passé pendant la guerre du Golfe : s'assurer à chaque instant, au quotidien, que la population française continuait à soutenir la participation de nos forces à cette opération militaire.
Je crois que c'est maintenant quelque chose auquel on n'échappera plus. Chaque action militaire d'une certaine envergure demandera un soutien massif de l'opinion publique. Il me semble difficile d'entreprendre aujourd'hui une action militaire d'envergure en dépit des réticences ou avec l'opposition de la majorité des Français. On assiste à une irruption de l'opinion publique dans la conduite de la guerre, qui n'existait pas dans la période antérieure.
Milosevic a perdu pour deux raisons. Tout d'abord, il a perdu la bataille de la "victimisation". S'il n'avait pas expulsé les Kosovars après le début des frappes, les opinions publiques occidentales se seraient beaucoup plus divisées. Ce qui a cimenté les gouvernements et les opinions publiques, c'est la vue des réfugiés.
Par ailleurs, Milosevic a voulu déstabiliser les pays voisins et l'Alliance en expulsant un million de Kosovars. S'il les avait simplement gardés sur le territoire, au bout de quinze jours, l'opinion publique aurait demandé l'arrêt des bombardements sur la Yougoslavie. C'est pour cela qu'il a perdu la guerre et qu'il a échoué dans sa tentative de diviser les pays occidentaux. A aucun moment il n'a pu diviser suffisamment les gouvernements européens dont pourtant un certain nombre était formé de coalitions de forces politiques dont il n'était pas acquis qu'elles demeurent soudées en temps de guerre.
La transformation la plus importante est celle des Verts allemands, venus à la politique par le pacifisme et par l'opposition au déploiement de Pershing américains sur leur territoire, dans les années 1980. Certains dans leurs rangs sont même allés jusqu'à réclamer une intervention terrestre.
Les images des réfugiés ont donc soudé les coalitions, et il n'a pas été possible de jouer sur la division. C'est pourquoi l'OTAN pouvait continuer ses frappes très longtemps.
Les frappes ont, au début, renforcé Milosevic, mais fini par jouer en faveur de la coalition, qui ne pouvait pas ne pas gagner la guerre. Le seul danger était la division. Le tout était de savoir à partir de quand le temps allait cesser de jouer pour Milosevic et en faveur de l'Alliance.
Le paradoxe, maintes fois relevé, est que l'OTAN est intervenue sans être attaquée, mais au nom de valeurs et non au nom de la défense territoriale. A l'avenir, la ligne de partage sera beaucoup plus difficile.
La conséquence la plus positive de ce conflit concerne l'Europe de la défense. Il peut paraître paradoxal, puisqu'il s'agit d'un conflit mené par l'OTAN, où l'Europe pèse peu, que les combats aient été menés pour 85 % d'entre eux par des moyens américains et que les moyens européens n'ont pas été décisifs dans la façon dont ce conflit a été mené.
Cela peut également paraître curieux, dans la mesure où l'on connaît le poids américain au sein de l'OTAN.
Si la guerre a été menée grâce à des moyens américains, elle a cependant été cogérée à égalité par les Américains et les Européens.
En effet, pour des raisons de légitimité, les Américains ne pouvaient agir sans un soutien européen. On peut penser que si les Européens n'avaient pas cogéré cette guerre, la Yougoslavie aurait subi des bombardements aériens beaucoup plus intensifs.
Bizarrement, jamais le poids européen n'a été aussi fort. Paradoxalement, ce qui est ressenti en Europe, c'est une absence et une volonté de combler cette absence, et jamais les pays européens ne m'ont semblé aussi prêts à faire plus pour aller vers une plus grande autonomie par rapport aux Etats-Unis.
Le moment était bien choisi, après le sommet de Saint-Malo, l'Allemagne ayant par ailleurs moins peur d'elle-même et redécouvrant les joies de l'intervention stratégique. Les Allemands sont en effet moins réticents à exercer leur puissance, les Britanniques ne pensent plus uniquement en termes atlantiques, mais également en termes européens, et nous, Français, intégrons le fait qu'une Europe forte nécessite une Allemagne elle-même plus puissante et une Grande-Bretagne plus présente.
Ceci venant à la suite des accords de Saint-Malo, et dans un débat assez intense en Europe, on peut penser que l'idée, mainte fois évoquée, de pilier européen de la défense et de PESC, a connu un effet accélérateur, du fait de la guerre au Kosovo où, malgré leur poids relativement important, les Européens ont ressenti l'absence de moyens militaires. Qu'aurait-on fait si les Américains n'avaient pas voulu venir ?
Si la guerre a été gagnée relativement facilement, la paix sera beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre. Les difficultés commencent d'ailleurs. Bien sûr, il existe une façon de les résoudre, en laissant tous les Serbes quitter le Kosovo, comme cela est en train de se passer, puis de déclarer le Kosovo indépendant dans deux ou trois ans.
Il sera toutefois difficile d'expliquer aux Serbes qu'on a fait la guerre non contre eux mais contre Milosevic s'il n'y a plus un Serbe au Kosovo d'ici trois mois ! Le maintien d'une présence serbe au Kosovo est donc l'un des enjeux essentiels pour légitimer cette guerre a posteriori, comme elle a été légitimée a priori par la volonté de protéger les Kosovars.
L'OTAN doit également demeurer vigilante et ne pas laisser l'UCK "en roue libre", d'une part parce que les Kosovars modérés seront les premiers à en souffrir et d'autre part parce que Rugova sera mis à l'écart.
Par ailleurs, les Serbes risquent d'être victimes de règlements de comptes, alors que tous n'ont pas eu un comportement inadmissible pendant la guerre. Si l'on veut montrer aux Serbes qu'ils n'ont pas que des ennemis, l'enjeu d'une présence serbe au Kosovo est donc essentiel.
Je crois qu'il faut être conscient que si cette guerre a été présentée très souvent comme une guerre du bien contre le mal, elle a pu être perçue différemment dans le monde, non seulement en Yougoslavie, en Russie ou en Chine, mais également en Inde, au Brésil, en Afrique du Sud ou ailleurs. Cette guerre, en dehors du monde musulman et du monde occidental, a plus été vécue comme la guerre des forts contre les faibles que comme la guerre des bons contre les mauvais ou de la justice contre la barbarie, et il faut en tenir compte pour éviter un triomphalisme déplacé, qui pourrait amener quelques désagréments.
Il faut également faire attention, car si le Kosovo devient indépendant -et je vois mal comment il ne le sera pas d'ici quelques temps- il sera difficile, si l'on applique le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes aux Kosovars, de ne pas le laisser s'appliquer aux Serbes de Bosnie ou à d'autres entités dans la région.
Bien sûr, on pourra dire que ceci remettrait en cause un édifice fragile, mais c'est déjà fait, et le problème de la prolifération étatique et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est un problème qui risque de se poser encore longtemps. Pour éviter les débordements, il faut penser que notre présence militaire dans la région durera assez longtemps, de même qu'il a fallu une présence américaine en Europe très longtemps après 1945.
Malheureusement, le départ rapide de cette force internationale risque plus d'annoncer d'autres guerres qu'une réconciliation qui, nécessairement, prendra un certain temps.
S'agit-il d'un modèle de guerre future ou de la dernière guerre du siècle ? Il s'agit certainement d'un modèle de guerre future, qui illustre la difficulté d'utiliser la force à l'extérieur et la nécessité d'obtenir un soutien constant de l'opinion. En Europe, je ne vois pas d'autres façons d'intervenir. Il n'y a pas vraiment d'autres raisons comparables. Avant le début du conflit, il y a eu 2.000 morts au Kosovo. Or, il y en a eu 8.000 en Irlande du Nord, 30.000 au Kurdistan, 100.000 en Tchétchénie, sans qu'il y ait intervention. La répression de l'INTIFADA a fait 1.600 morts sans provoquer trop d'émotions.
Milosevic est bien sûr coupable, mais il est faible avant tout. C'est sa faiblesse qui a justifié l'intervention occidentale, plus que sa culpabilité, culpabilité dont il n'a malheureusement pas le monopole.
Il n'est pas certain que toutes les populations opprimées se voient rapidement aidées dans le futur ; ce serait faire preuve d'un optimisme déplacé que de penser qu'à partir d'aujourd'hui, le droit d'ingérence va s'exercer de façon totale. Il est d'ailleurs très discutable et s'exerce toujours dans un seul sens : il n'y a en effet pas de droit d'ingérence des faibles dans les affaires des forts... C'est un critère extrêmement délicat à mettre en oeuvre, car on ne sait pas qui le détermine. Je ne vois pas de peuple opprimé susceptible de recevoir rapidement une aide équivalente à celle qu'ont reçue les Kosovars.
En fait, c'est la crédibilité de l'OTAN qui était surtout en jeu. Si l'OTAN est intervenue, c'est parce qu'il y a eu les accords de Rambouillet, et également pour solder dix ans de conflit en ex-Yougoslavie. Milosevic a payé un certain nombre de factures qu'il n'avait pas honorées auparavant, et qu'on lui a présentées en bloc, essentiellement pour préserver la crédibilité de l'OTAN, à l'aube de son cinquantième anniversaire. Ce qui était en jeu, c'était plus la crédibilité de l'OTAN que le sort des Kosovars.
M. le président - Merci de cet exposé plein de bon sens.
La parole est aux commissaires...
M. Christian de La Malène - Monsieur le Président, je voudrais m'associer à vos remerciements et à vos félicitations concernant les réflexions qui viennent de nous être livrées, et que je partage pour une grande part.
Vous avez, Monsieur le Directeur, assez longuement insisté sur la légitimité. Elle est au coeur de ce débat, comme elle est au coeur des débats futurs. Pourquoi sommes-nous intervenus ?
Nous sommes intervenus parce que la situation au Kosovo, nous a-t-on dit, -et nous l'avons cru-, était insupportable. Mais vous avez conclu en disant qu'on était en réalité intervenu pour solder dix ans de conflits et pour justifier l'OTAN.
Nous n'avons cependant accepté d'intervenir que parce que nous ne courrions aucun risque ! Si nous en avions courus, si nous avions risqué des pertes humaines, nous aurions trouvé la situation déplorable, mais supportable !
Je voulais savoir si vous partagiez ce sentiment.
M. André Boyer - Monsieur le Directeur, vous avez évoqué, en l'annonçant comme une probabilité, un statut d'indépendance pour le Kosovo. Jusqu'alors, on ne parlait que d'autonomie. Mais il apparaît à l'évidence que la tragédie réelle du Kosovo et la réaction des Serbes qui quittent la province feront que cette notion d'autonomie sera excessivement difficile à mettre en oeuvre. A quel moment pourra-t-on selon vous le prévoir ?
Mme Danielle Bidard-Reydet - J'ai beaucoup apprécié l'exposé de M. Boniface et j'ai deux questions à lui poser.
La première rejoint l'autonomie du Kosovo. Le point de départ a été l'autonomie substantielle. On a également parlé d'indépendance. Je n'ai pas entendu citer le mot de "partition" : où en est-on ?
Ma deuxième question concerne la reconstruction. On sait que les oppositions ethniques sont souvent liées à des inégalités profondes de développement. Où en est-on de la réflexion sur la reconstruction de la Serbie, du Kosovo et également de l'Albanie, l'un des pays parmi les plus pauvres d'Europe, de façon à éviter, dans quelques années, que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets ?
M. Emmanuel Hamel - Monsieur le Directeur, avez-vous le sentiment que les Etats-Unis vont freiner le mouvement vers la création d'une Europe de la défense ? Ils ont de nombreux moyens pour le faire.
Deuxièmement, est-ce que la connaissance que vous avez de la situation politique russe, et d'après ce que vous savez de l'état matériel et psychologique de l'armée, justifiait vraiment qu'on ait fait appel à eux pour essayer d'accélérer la fin des combats face à la Serbie ? Cela présentait-il plus d'inconvénients de les laisser à l'écart?
M. le président - J'ai une question à vous poser de la part de M. Dulait.
Je la lis... : "Des dépêches récentes ont fait état de la prise en charge par les Américains d'une partie des travaux du « huitième corridor » qui devait relier, avant la fin 2000, l'embouchure du Danube au canal d'Otrente. Pouvez-vous nous donner des précisions sur cette réalisation et, plus généralement, sur l'importance de la signification de telles actions américaines ?".
J'en viens à mes questions. Cette guerre a une caractéristique : c'est une guerre aérienne. Peut-on dire aujourd'hui qu'une guerre peut-être gagnée par l'aviation ?
Deuxième question : vous avez parlé de M. Milosevic. Comment va se présenter la succession ? Peut-on tirer des enseignements de la position de Saddam Hussein en Irak ? N'y a-t-il pas des personnalités dangereuses dans son entourage ?
Enfin, s'agissant des relations entre la France et l'OTAN, comment analysez-vous les avantages et les inconvénients de l'exception française au sein de l'OTAN ? Il y avait autrefois les Espagnols ; maintenant, nous sommes seuls. N'y a-t-il pas un hiatus entre la place réduite occupée par les militaires français à Bruxelles, et l'importance de leur rôle sur le terrain ?
M. Pascal Boniface - Je suis entièrement d'accord avec M. de la Malène. Les Tchétchènes ont payé un prix plus important que les Kosovars, mais la Russie avait des armes atomiques. Il aurait donc été risqué de venir au secours des Tchétchènes.
On peut dire que l'on viendra au secours de tout peuple opprimé, sauf s'il est opprimé par un membre de l'OTAN, par un pays qui possède des armes nucléaires ou qui détient une certaine puissance.
L'irruption de la morale dans le champ des relations internationales est plus un instrument qu'une fin ; la morale surgit surtout lorsqu'il y a un intérêt à agir et que l'on veut le légitimer. Malheureusement, il faut bien constater que ce n'est pas au nom de la morale que les Etats agissent : l'intérêt l'emporte encore, et s'il y a un risque, ce qui était illégitime devient donc supportable.
S'agissant de la question du sénateur Boyer, même si, officiellement, il s'agit d'une autonomie et que l'on reste dans le cadre de la Yougoslavie, je crois que l'indépendance est inscrite dans la réalité. La question que l'on peut se poser est de savoir si elle aura lieu dans deux ou dans dix ans, mais l'indépendance du Kosovo est désormais inéluctable.
Ce n'est pas forcément bon, car si tous les peuples réclament un Etat indépendant, cela risque de devenir difficile à gérer !
Bizarrement, ceux qui combattaient Milosevic au nom de principes éthiques admettent que chaque peuple ait son propre territoire, sur lequel il n'y aura pas d'autres nationalités que la leur. Le nettoyage ethnique n'est pas le monopole de Milosevic dans la région. Apparemment, l'UCK s'en accommode fort bien, et Tudjman l'a pratiqué sans en subir les inconvénients en Croatie.
C'est là une situation dangereuse, non seulement sur le plan des principes, mais aussi sur celui de la cohabitation. A chaque fois qu'on a voulu séparer les ethnies, on n'a pas eu de paix pour autant : regardez Israël et les pays arabes, l'Inde et le Pakistan.
L'autonomie substantielle est une façon de concilier le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, mais elle est dépassée. Elle reste valable si elle se fait de l'intérieur, mais non si elle est assurée par une force extérieure. On voit que les accords de Rambouillet, avec une présence des troupes de l'OTAN qui pouvaient passer par le territoire yougoslave, amenaient l'indépendance du Kosovo.
Concernant la partition, je crois que si l'on avait envisagé celle-ci avant le début de la guerre, peut-être aurait-on évité cette guerre. On refuse la partition en disant que ce serait accorder une victoire à Milosevic. Peut-être : il a tout perdu et n'a donc plus rien à réclamer, mais au départ, peut-être les Kosovars et les Serbes auraient-ils pu se mettre d'accord sur la partition. On a voulu l'éviter parce que cela rappelait de mauvais souvenirs aux Allemands, mais peut-être l'a-t-on fait par principe, sans voir à quoi pouvait mener cette position.
La partition est certainement à condamner si elle a lieu dans le sang, mais si elle se déroule de façon négociée, comme en Tchécoslovaquie, je ne vois pas où est le problème !
M. le président - Comment peut-on découper un tel territoire ? La partition présenterait de nombreuses difficultés.
M. Pascal Boniface - Si les Serbes avaient fait des propositions de partition avant le début des conflits, peut-être les Kosovars s'en seraient-ils accommodés pour avoir leur indépendance. Maintenant, à quoi bon ? Ils auront de toute façon l'indépendance et la totalité du territoire, mais avec la perspective de rester sous intégrité territoriale yougoslave. La perspective d'une indépendance, fusse partielle géographiquement, aurait pu être plus tentante pour eux à l'époque.
Dès le début des frappes, j'ai été plutôt favorable à la partition. Il valait mieux une partition immédiate et arrêter les combats. Je me méfie toujours des signataires de pétitions et des moralistes, qui refusent les solutions réalistes et veulent une solution pure.
C'est comme la justice de Kant : il faut avoir les mains blanches, mais quand on n'a pas de main, c'est difficile ! A force de chercher une solution idéale, entre temps, d'autres se font massacrer...
Quant à la question de la reconstruction, elle rejoint un peu celle du président de Villepin sur la succession de Milosevic. On n'envisage pas d'aider les Yougoslaves tant que Milosevic sera au pouvoir. Maintenant que les bombardements ont cessé, on peut de nouveau être opposant. Auparavant, on était traître.
Tous les opposants serbes étaient contre les bombardements. Aujourd'hui, l'opposition, dans la meilleure formule, mais aussi dans la pire, peut reprendre la tête.
Certes, chacun peut souhaiter que Milosevic quitte le pouvoir. Ceci étant, 50 % de la population yougoslave est en dessous du seuil de pauvreté. Si Milosevic est encore au pouvoir en octobre, que fera-t-on ? On peut dire que le fait de ne pas promettre d'aide est un moyen de pression supplémentaire pour que les Yougoslaves poussent Milosevic à partir, mais je crois qu'il faut sérieusement s'interroger sur les alternatives, et ne pas permettre ce qui se passe en Irak.
J'étais favorable à l'intervention militaire en Irak, mais je dois admettre que l'on joue contre nos intérêts en laissant la population irakienne dans un tel état. C'est inadmissible, non seulement sur le plan de la morale, mais également sur le plan des intérêts. Ne recréons donc pas un second Irak au coeur de l'Europe !
On est en train de se fabriquer des ennemis. Quelle peut être la vision du monde occidental qu'auront les élites irakiennes dans dix ans ? Ils ne peuvent nous percevoir comme des bienfaiteurs de l'humanité !
Il est clair qu'en tant que Français, nous n'arrivons pas à faire entendre notre différence à propos de l'Irak. Nous sommes toujours soupçonnés de vouloir faire du commerce, alors qu'on peut être sûr que ce ne seront pas les compagnies françaises qui seront les premières là-bas !
J'en viens à votre question sur les Américains et sur l'Europe de la défense : ne comptons pas sur eux pour réaliser l'Europe de la défense, ni l'Europe tout court ! Imposons-leur ! Nous avons fait l'euro : les Américains s'en accommodent, mais ils n'y ont pas aidé.
Pour la défense, c'est autre chose : nous avons déjà l'OTAN. Il est plus difficile de réaliser la défense européenne qu'une monnaie commune, qui n'existait pas. Cela ne signifie pas qu'il faille rompre l'Alliance atlantique, mais avoir, à terme, un véritable partenariat, et non une situation qu'un auteur américain comme Brejinski décrit lui-même comme une situation de vassalité de l'Europe à l'égard des Etats-Unis.
Pour cela, il ne faut compter que sur nous-mêmes. Les Américains pourront s'y adapter, mais ils ne susciteront pas ce mouvement. Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi ils le feraient.
Avait-on besoin des Russes ? Militairement, non, mais politiquement, ceci privait Milosevic de sa dernière alternative possible. Le poids militaire des Russes dans l'affaire n'est pas important, mais lorsqu'ils ne sont plus avec Milosevic, il est vraiment contraint d'accepter le plan arrêté par le G 8.
J'en viens à la guerre aérienne. Oui, on peut gagner une guerre avec l'aviation. Ceux qui réclamaient une intervention terrestre ont été démentis. Le tout est de savoir ce qu'on entend par "gagner une guerre". Ceux qui ont dit, après le début des conflits, que ces bombardements allaient renverser Milosevic, ont également été démentis par les faits. Les bombardements l'ont plutôt renforcé.
On peut donc gagner une guerre par attrition, en affaiblissant tellement l'adversaire qu'il n'a plus qu'à se rendre ou à cesser le combat, mais il n'aurait pu y avoir de gage territorial ou de gain. Tout dépend de l'objectif de la guerre.
On ne peut proposer de solution diplomatique ou de solution militaire : il y a un couplage des deux. C'est toujours une solution diplomatique qui va venir régler une situation militaire. La solution diplomatique peut également être mise en oeuvre par un chantage militaire. La guerre aérienne consistait à épuiser l'adversaire. Le risque était qu'il reste en place...
S'agissant des relations entre la France et l'OTAN, de la guerre du Golfe à celle du Kosovo, la France a tenu son rang, aussi bien que les autres pays européens intégrés dans l'OTAN. Politiquement, notre avis a été aussi important sur la façon de mener la guerre. Techniquement, nous avons moins de militaires dans les états-majors, et bien des militaires français en souffrent effectivement, mais y gagnerait-on davantage quant à l'influence politique que nous pouvons avoir sur la conduite des opérations en étant dedans : je n'en suis pas certain -pas maintenant en tout cas !
Aujourd'hui, les Européens sont prêts à faire un pas vers l'Europe de la défense. Je ne suis pas sûr que ce soit le meilleur moment pour réintégrer l'OTAN, alors que d'autres sont prêts à autre chose, qu'il s'agisse d'Européens fidèlement atlantistes, comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne, ou d'autres, qui sont disponibles, auxquels on pense moins, comme les Autrichiens, les Suédois, ou les Finlandais qui, eux, n'intégreront jamais l'OTAN, surtout après ce qui s'est passé au cours des trois derniers mois.
Je crois donc que notre intérêt -et l'intérêt des Européens- est de conserver cette position particulière, bien que certains militaires français n'apprécient pas cette position -mais cela dure depuis 33 ans !
M. André Boyer - Les Serbes préfèrent-ils rester présents au Kosovo ou que l'on reconstruise réellement leur pays, dans les conditions évoquées précédemment ?
M. Pascal Boniface - Je crains que l'aide économique accordée à la Yougoslavie ne soit pas à la hauteur des besoins.
Peut-être a-t-on manqué le coche en réintégrant la Yougoslavie sur la scène économique mondiale après les accords de Dayton.
Une Serbie prospère pourrait faire son deuil du Kosovo, mais je crains que l'aide soit trop comptée pour que la Serbie puisse devenir prospère rapidement. En effet, en France, les trente glorieuses ont largement aidé à oublier la décolonisation.
M. Emmanuel Hamel - Je vous remercie.
J'ai personnellement été très frappé que les gouvernements européens aient dû insister auprès des Etats-Unis pour obtenir leur participation dans l'intervention au Kosovo, nos moyens militaires n'étant pas suffisants.
Avec la connaissance que vous avez de tous les aspects non seulement diplomatiques et politiques, mais aussi techniques et militaires du dossier, si l'Europe voulait aujourd'hui se doter des moyens lui permettant, dans une autre opération, d'intervenir seule, cela supposerait un effort de combien de dizaines de milliards de francs ?
M. Pascal Boniface - Environ un demi-point de PNB sur dix ans, en plus de l'effort militaire actuel.
M. Emmanuel Hamel - Vraiment ?
M. Pascal Boniface - Oui. Je ne suis pas sûr que cette somme, qui peut vous paraître minime, apparaisse également minime aux électeurs, et je crains que l'autonomie stratégique européenne ne soit pas suffisamment fédératrice pour que les citoyens français ou européens puissent accepter cette dépense.
Il y a d'autres façons d'y arriver : aujourd'hui, pour tous les pays européens de l'OTAN, les dépenses militaires sont de 170 milliards de dollars ; pour les Etats-Unis, à eux seuls, ils sont de 270 milliards de dollars. Mais les Etats-Unis ont aussi des obligations que nous n'avons pas : ils sont par exemple présents en Asie, alors que nous ne le sommes pas...
M. Emmanuel Hamel - A combien faudrait-il passer pour gagner notre autonomie d'intervention ?
M. Pascal Boniface - Ce qui manque, ce sont principalement les capacités d'intervention et de projection. Cela impliquerait 0,5 point sur dix ans pour être à niveau. On peut le faire à moins, en prenant un peu plus de temps.
M. le président - Est-ce que vous prenez en compte l'avance technologique américaine ? C'est une question qui me préoccupe tout particulièrement. L'Europe, pour rattraper ce retard, devrait développer les compétences et les moyens de production adéquats.
M. Pascal Boniface - En quoi l'avance technologique était-elle utile ? Les Apache sont peut-être un merveilleux outil, mais ils sont si merveilleux qu'on a peur de les détruire et on ne s'en sert pas.
Les Etats-Unis ont peut-être une avance technologique très forte, mais il y a eu des dommages collatéraux, pour ne pas employer le terme de "bavures". Pour contraindre un pays à céder, ce n'est pas la peine d'avoir des instruments aussi sophistiqués que les Américains : les instruments à l'échelle européenne, nos avions de combat et nos missiles, peut-être avec un peu plus de capacités d'observation et de projection, me paraissent tout à fait à la hauteur du défi militaire yougoslave !
M. le président - Je vous remercie.
5. M. Thierry de Montbrial, membre de l'Institut, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) (le 23 juin 1999).
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je propose de vous livrer quelques éléments de réflexion concernant l'après-guerre, mais je crois que, pour bien réfléchir sur ce point, il faut revenir sur les causes de cette guerre, puisqu'on n'hésite plus à employer ce mot qu'on a tenté d'éviter pendant deux mois. Il faut essayer de bien comprendre d'où l'on vient, car on n'en a pas fini avec les Balkans.
Je crois également que, pendant le déroulement de la guerre, aussi bien sur le plan diplomatique que militaire, il s'est passé un certain nombre de choses dont il y a des enseignements à tirer.
Je commencerai donc par traiter de la situation précédant la guerre. On parle toujours de la « poudrière » des Balkans, d'imbroglio : c'est vrai, les Balkans sont compliqués. La meilleure image que j'emploierai, est celle de la Corse à la puissance 10 ou 20 ! La Corse à la puissance 10, cela signifie beaucoup de problèmes en perspective !
Le Kosovo lui-même est d'une complexité effrayante. On commence à comprendre que le Kosovo est un ensemble de clans, un monde que nous ignorons totalement. Nous ne dominons pas la situation en Corse, où l'on compte environ 200.000 habitants ; là, nous avons à faire à ce genre de problèmes à grande échelle et avec des milieux que nous ne connaissons fondamentalement pas.
Sans remonter trop loin, je voudrais rappeler que, même s'il est incontestable que le régime de Milosevic est abominable, même s'il est incontestable que Milosevic, dès la fin des années 1980, a soufflé sur les braises du nationalisme, il existait une situation antérieure. Elle n'est pas née spontanément !
Du fait de l'évolution démographique qui faisait que les Serbes étaient de plus en plus minoritaires dans cette province, il y avait à leur encontre, dans les années 1980, des manifestations de rejet, par les Albanais, de plus en plus humiliantes et violentes. On a donc assisté à une réaction des Serbes contre le sentiment minoritaire qu'ils éprouvaient de manière de plus en plus douloureuse.
Je n'excuse pas les exactions qui ont été commises, mais je rappelle qu'il y a une origine à cette histoire. En effet, la Serbie, comme l'ensemble de cette région, a été "congelée" politiquement depuis la fin de la première guerre mondiale. Les Serbes en sont restés à un certain nombre de réflexes qui nous paraissent largement décalés, mais les vieilles cordes du nationalisme primaire fonctionnaient très bien à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Si Milosevic les a exploitées comme il l'a fait, c'est évidemment parce que le terrain s'y prêtait.
Il existe un autre point sur lequel je voudrais aussi insister. Contrairement à ce qu'on nous a dit, je crois qu'on n'a pas négocié à Rambouillet.
Je pense plutôt, comme Kissinger, qu'il y a eu un ultimatum mais pas de véritables négociations. Fort peu de gens ont lu le texte de Rambouillet. Mais il comprenait certaines clauses, par exemple, les clauses numéros 7 et 8 qui transformaient non pas le Kosovo, mais la totalité du territoire de la Yougoslavie, dans son sens actuel, en un protectorat militaire de l'OTAN.
L'article 7 stipulait ainsi que le personnel de l'OTAN bénéficiait de l'immunité contre toute forme d'arrestation ou d'investigation par les autorités de la République fédérale de Yougoslavie, et que les personnels, vaisseaux, bateaux, avions, etc., avaient un droit de circulation totalement libre et sans restriction sur l'ensemble du territoire de la Yougoslavie. De tels articles donnaient aux autorités de l'OTAN un accès souverain sur l'ensemble du territoire de la Yougoslavie.
Je pense que ces conditions n'étaient acceptables par aucune autorité serbe. Il ne s'agit pas là du régime de Milosevic, mais de l'autorité serbe.
Bien entendu, aujourd'hui, il est trop tôt pour en débattre sereinement. Les historiens, dans quelques temps, examineront tout ceci calmement. Mais je pense personnellement qu'il n'y a pas eu de véritables négociations et que ceci s'explique par le cours des choses, la dynamique des egos, le syndrome personnel entre Holbrooke et Milosevic, et le fait que les gouvernements n'aient pas abordé le problème de manière très organisée.
La dynamique diplomatique vis-à-vis de la Yougoslavie semble avoir été improvisée et, comme souvent dans l'histoire, les phénomènes que l'on observe sont plus le résultat d'une séquence un peu aléatoire d'événements que le fruit de plans mûrement envisagés et rationnellement conçus.
Milosevic ne voulait rien entendre, nous dit-on. Pour moi, c'est un postulat, ce n'est pas démontré. C'est d'autant moins démontré que, par le passé, on a négocié avec lui et que, contrairement à tout ce qui nous a été dit, il y a bien eu négociations et compromis en 1995 au sujet de la Bosnie.
Faut-il rappeler que nous avons accepté, à l'époque, l'inacceptable, en entérinant la partition et l'épuration ethnique ? Cela fait partie de la langue de bois actuelle que de faire semblant de croire que cela n'a pas eu lieu ! Il suffit de voir la répartition ethnique en Bosnie après et avant Dayton pour se rendre compte que l'épuration ethnique a bien eu lieu !
On a fabriqué une espèce de monstre juridique pour la Bosnie -que je ne critique pas, car je crois que c'était la moins mauvaise des solutions dans le contexte- selon lequel ce pays est à la fois un Etat théoriquement souverain et par lequel, en même temps, deux moitiés de la Bosnie sont rattachées à des pays voisins, dans un lien de type confédéral. C'est quelque chose de juridiquement particulier.
Le point important est qu'il y a eu négociations, concessions. Milosevic a obtenu la Republika Serpska, ce qui n'est pas rien. Sous réserve d'une démonstration que j'attends toujours, je pense qu'il n'y a pas eu de véritables négociations en ce qui concerne le Kosovo.
On prétend qu'il n'y avait aucune autre solution, il me semble qu'il s'agit d'une affirmation non-prouvée.
En particulier, il y avait eu certaines propositions, dont celle du général anglais Sir Michael Rose, qui connaissait bien le terrain, et qui suggérait de renforcer la Macédoine et l'Albanie en organisant des déploiements de force dans ces deux pays et de soutenir l'UCK de l'extérieur -bien que ce ne soit pas une organisation particulièrement sympathique, en continuant à soumettre Milosevic à toutes sortes de pressions, notamment économiques.
Cela aurait duré longtemps. Mais, quand on regarde l'ensemble des conséquences, je ne suis pas sûr qu'une telle option eût été, à terme, plus mauvaise que celle qui a été choisie. Je pense même le contraire, surtout pour les Kosovars car, dans l'affaire telle qu'elle a été engagée, c'est la totalité du Kosovo qui a été détruit, et la guerre a provoqué un accroissement considérable des exactions.
De toute façon, il est extrêmement difficile, voire impossible, quand il existe des passions et des violences dans des régions de ce genre, d'y mettre un terme de l'extérieur. Il serait naïf de le croire.
Fallait-il faire quelque chose ? Oui, sûrement. Cela va de soi, du point de vue de la stabilité du continent européen dans son ensemble. Mais affirmer qu'il n'y avait rien d'autre à faire que ce qui a été fait me paraît erroné et vise surtout à justifier les actions qui ont été menées.
Quelques remarques sur la situation pendant le conflit. Je les regrouperai en deux rubriques, l'une sur les aspects diplomatiques et l'autre sur les aspects militaires.
Il existe tout un débat sur la question de la légalité et de la légitimité. Comme tout débat, ce n'est pas conclusif. Encore une fois, tout le monde a refusé de qualifier ce conflit de guerre. M. Solana n'a jamais employé le mot de "guerre", pas plus, je crois, que nos autorités. Nous avons toujours pris soin de dire que nous ne faisions pas la guerre contre la Serbie, mais contre le régime serbe et contre Milosevic, affectant de faire une distinction qui, certes, existe, mais qui était moins nette s'agissant de l'enjeu du Kosovo.
J'ajoute d'ailleurs que, dans le texte de Rambouillet, on ne trouve pas la moindre allusion à ce que M. Badinter a appelé les "lieux saints" de la Yougoslavie. Or, il ne faut pas oublier que, dans l'imaginaire serbe, le Kosovo a une importance considérable.
Je reviens à la question de la légitimité et de la légalité. L'opération a été engagée unilatéralement par l'OTAN, bien entendu en s'appuyant sur un certain nombre de résolutions. Je ne dis pas que cela a été fait sans une certaine base juridique : je fais la distinction. Néanmoins, l'opération a été lancée unilatéralement, pour une raison très simple que tout le monde connaît, et que d'ailleurs nos autorités reconnaissent ouvertement : si on avait soumis une résolution au Conseil de sécurité, deux pays parmi les membres permanents auraient opposé leur veto, la Russie et la Chine.
On prétend qu'il valait donc mieux agir ainsi : peut être, mais l'on sort de la légalité. C'est incontestable ! Il y a donc un doute sur cette légalité.
Quant à la légitimité, cette notion est une notion politique plus flexible que la notion d'égalité. Mais elle varie selon l'endroit ou l'on est.
Dans les pays occidentaux, la légitimité de cette opération a paru évidente à la plupart de nos concitoyens. Cela s'est d'ailleurs plutôt renforcé dans le courant de l'action, à cause des images des réfugiés kosovars que tout le monde a vu pendant des semaines. C'est même ce qui a soutenu les opinions publiques, dont on aurait pu penser un moment qu'elles pouvaient être branlantes. Mais pour quiconque a un peu d'intérêt pour le reste du monde, force est de reconnaître qu'en dehors de l'Europe et des Etats-Unis, la légitimité de cette action est plus que douteuse.
La Douma a voté à l'unanimité une motion demandant que l'on traduise M. Solana devant la Cour pénale internationale pour crime contre l'humanité ! Tout cela ne fait que traduire des mouvements d'humeur, mais ceci reflète quelque chose.
L'un de mes amis historiens, grand spécialiste du monde slave, qui vient de séjourner quelque semaines à Moscou, m'a confié qu'il avait été stupéfait de l'anti-occidentalisme qui monte actuellement en Russie, lié en partie à cette affaire du Kosovo.
L'Inde, pour prendre l'exemple d'un pays non-communiste ou ex-communiste, s'en est trouvée confortée dans la décision qu'elle avait prise de faire exploser sa bombe nucléaire. Les Indiens en tirent argument pour renforcer leur politique "gaullienne" sur ces sujets.
M. le président - C'est vrai aussi de l'Amérique latine et du Mexique, qui est pourtant un pays très proche des Etats-Unis.
M. Thierry de Montbrial - Absolument, et je crois que, là aussi, nous aurions intérêt à faire modestement mais objectivement le point des sentiments des opinions publiques dans les pays non-occidentaux, s'agissant de la légitimité de cette opération.
Nous parlions, Monsieur le Président, avant le début de cette séance, d'un certain sentiment anti-américain qui peut se développer, même en France, et du fait que ceci est inquiétant, mais je dois dire que les Etats-Unis ne nous facilitent pas toujours la tâche.
Je conçois que l'on puisse, comme l'a fait notre Gouvernement, admettre des exceptions aux principes que l'on a énoncés, comme le fait qu'il ne doit pas y avoir d'intervention sans feu vert de l'ONU -principe réaffirmé par le Président de la République lors du cinquantième anniversaire de l'OTAN- mais ce qui est ennuyeux, c'est l'attitude générale des Etats-Unis vis-à-vis de l'ONU.
Si les Etats-Unis avaient une attitude exemplaire s'agissant du système de l'ONU, on pourrait apprécier ce qui vient de se passer à cette aune. Mais la réalité est différente. Les Etats-Unis se désintéressent totalement du système de l'ONU, sauf et uniquement quand l'ONU peut servir leurs intérêts -ou leurs intérêts tels qu'ils se les représentent !
Je rappelle que la question des arriérés de paiement de cotisations des Etats-Unis à l'ONU est toujours en suspend, alors qu'ils représentent des montants dérisoires. L'argument financier n'est donc pas le véritable argument. Je rappelle également que les Etats-Unis n'ont pas signé le traité portant création de la Cour pénale internationale.
Je ne dis pas qu'il n'y a pas de bons arguments, mais si vous ajoutez à cela l'affaire des mines anti-personnel, on s'aperçoit que les Etats-Unis se comportent en réalité pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire une très grande puissance, au sens le plus classique du terme, une puissance au sens du XIX ème siècle, qui agit au nom de ses intérêts nationaux, et le dit de plus en plus ouvertement. Les auteurs américains le reconnaissent d'ailleurs ouvertement.
Les Américains parlent souvent le langage de l'idéalisme, mais se comportent en fait comme des réalistes au sens le plus affirmé du terme !
Dans cette affaire, "l'hyperpuissance américaine", comme la qualifie Hubert Védrine, marginalise fondamentalement le système de l'ONU et le considère comme un "machin", pour reprendre la fameuse formule.
M. le président - Est-ce que vous ne croyez pas que la position américaine est influencée par le fait que les Etats-Unis sont en campagne électorale, et que le débat devient de plus en plus dur entre les candidats ?
M. Thierry de Montbrial - Les Etats-Unis sont en permanence en campagne électorale, puisque le renouvellement de la chambre des représentants a lieu tous les deux ans.
J'ai toujours vu les Etats-Unis en campagne électorale. Par conséquent, je ne crois pas que ce soit un élément déterminant en l'occurrence.
Si on n'était pas allé à la fin du second mandat, il y aurait eu interférence avec l'affaire Lewinski ou avec le précédent renouvellement de la chambre des représentants. Cela aurait toujours interféré avec quelque chose.
Sur le plan diplomatique, des erreurs considérables d'appréciation ont été commises dans les deux camps, en commençant par le nôtre.
Là non plus, il ne faut pas reconstruire l'Histoire ; d'ailleurs, le président Clinton vient de le reconnaître quasiment ouvertement. Lorsque nous avons entrepris l'action, c'était avec l'idée -aberrante, quand on y réfléchit- que l'affaire allait être réglée dans les huit jours.
C'est ce qui explique largement tout ce qui précède, car on a engagé cette opération, avec cette espèce d'arrogance occidentale, qui existe comme il existe une forme d'arrogance américaine, persuadés que Milosevic allait se mettre à genoux. Huit jours, c'était le grand maximum !
Certains pensaient même que l'on rendait service à Milosevic en procédant aux bombardements, car son objectif étant de rester au pouvoir, ce dont personne ne doute, recevoir quelques bombes lui donnerait un argument pour convaincre ses militaires et les autres de faire des concessions. C'est la théorie qui prévalait fin mars.
Ceci a été une gigantesque erreur d'appréciation. Aujourd'hui, fin juin, la guerre étant terminée, peut-on dire que l'objectif humanitaire a été atteint, alors que le but affiché était d'empêcher l'accroissement des exactions contre les Kosovars ? Quelques jours avant le début du conflit, il suffisait de parler à n'importe quel Serbe, même naturalisé français, pour comprendre que les Serbes allaient immédiatement intensifier les massacres et les exactions contre les Kosovars ! C'est d'ailleurs ce qui s'est passé.
Je n'insiste pas sur ce point. Il y a eu d'énormes erreurs de jugement mais, heureusement, il y a eu des erreurs également fort importantes du côté de Milosevic : l'une est de n'avoir pas compris, ou d'avoir sous-estimé, le degré de cohésion des occidentaux, largement fondé, comme l'expérience l'a montré, sur l'indignation des opinions publiques occidentales ; l'autre réside dans le fait que Milosevic, raisonnant probablement sur des schémas des années 1940, a probablement cru qu'il allait pouvoir jouer les Européens les uns contre les autres, en attisant les vieilles rivalités traditionnelles.
Il a surtout surestimé la Russie. Je crois d'ailleurs que l'une des grandes leçons, s'il en était besoin, de toute cette affaire, c'est qu'on n'a pas encore pris toute la mesure de l'effondrement de la Russie. Je rappelle cette scène pathétique de ces trois malheureux bateaux, au mois d'avril, qu'on a fait partir en faisant venir le pope pour les bénir : on a vu partir un vieux rafiot, dont on ne sait d'ailleurs même pas s'il est arrivé, mais les deux autres bateaux n'ont même pas pu partir !
Qu'est donc devenue la grande puissance soviétique ? On a constaté que l'effondrement de la Russie est encore pire que tout ce qu'on a pu imaginer.
Milosevic a donc escompté une sorte de solidarité slave et russe qui n'a pu se manifester, étant donné l'état de la Russie, et ce n'est évidemment pas la Biélorussie qui pouvait lui venir en aide !
D'autre part, les gouvernements de Roumanie ou de Bulgarie, bien que leurs opinions publiques aient été extrêmement réservées à l'égard de l'OTAN, ont manifesté leur solidarité avec les Occidentaux, en grande partie parce qu'ils escomptent être payés de retour. On en a peu parlé dans la presse, mais un nombre considérable de missiles et d'autres engins sont pourtant tombés sur le sol bulgare, heureusement sans atteindre des ambassades ou des lieux de ce genre !
La Serbie s'est donc trouvée totalement isolée, politiquement, géographiquement et militairement. C'est un point important pour l'avenir.
Comme Zbigniew Brzezinski l'a fait remarquer dans une interview donnée au « Monde », cet aspect de l'environnement géographique a également joué un rôle important.
J'étais lundi dernier à la réunion organisée par M. Alain Richard à l'Ecole militaire : étant donné la cadence des sorties aériennes, s'il n'y avait pas eu possibilité d'agir en utilisant la totalité des territoires environnants, les opérations auraient été encore plus compliquées qu'elles ne l'ont été ! Elles ont été compliquées sur le plan technique, mais il y aurait eu des limitations encore plus grandes. Le fait de pouvoir disposer d'un environnement militaire ami était donc effectivement important.
C'est une situation statistiquement peu répétable : comme le dit Brzezinski, on n'imagine pas cela au Tibet, par exemple !
Erreur du côté serbe donc, tout autant que du côté occidental. Disons-le : nous avons eu de la chance, puisque, nous l'avons tous constaté, au bout du compte, tout le monde commençait à s'habituer à la perspective d'une guerre longue ! On a commencé à se dire qu'il allait peut-être falloir recourir à une intervention terrestre.
Pour des raisons que l'on ignore pour le moment, mais qui sont probablement liées à l'état interne de la Serbie, Milosevic a brusquement baissé les bras.
Nous avons donc eu de la chance, mais comme souvent -c'est mon quatrième point- les buts de guerre évoluent pendant les conflits. Dans le cas présent, cela n'a pas fait exception, et je crois que l'enjeu principal, le véritable but de la guerre, au bout du compte, a été de sauver l'OTAN.
Si cette affaire s'était mal terminée, c'était l'OTAN qui volait en éclat et, derrière l'OTAN, tout le système politique sous-jacent.
L'idée que les dix-neuf pays les plus riches du monde, réunis dans l'OTAN, ne pouvaient perdre la guerre contre un petit Etat balkanique relativement sous-développé et isolé s'est imposée d'elle-même, et je crois que Milosevic a dû finir par le comprendre.
Quelques remarques sur l'après-guerre.
Sur le plan militaire, je crois que la question de savoir s'il est vrai que, pour la première fois dans l'histoire militaire, une guerre a été gagnée sur un plan purement aérien peut se débattre. Ceci ramène à la question de savoir ce qu'on a réellement gagné. Qu'est-ce que gagner une guerre ? A-t-on réellement gagné ou non ? Je n'en sais rien. Ce qui est sûr, c'est qu'on en est maintenant au déploiement au sol, et ce pour trente ans et que, pour faire plier Milosevic, il aura fallu deux mois, 25.000 sorties et un degré de destruction considérable !
Il y a donc des leçons à en tirer. Je me borne à le mentionner, car je crois qu'il faudrait sur ce point un examen complet avec les militaires.
J'ai fait allusion à la réunion de lundi matin organisée par M. Alain Richard, à laquelle participaient tous les chefs d'état-major et quelques autres. L'impression que cette réunion donnait est que la France s'est fort bien acquittée de ses missions. J'ai retenu de toute cette discussion que, contrairement à ce qu'on entend dire souvent, selon les militaires, l'Europe, en tant que telle, a les capacités de commandement suffisante pour mener des opérations de ce genre.
Si nous avons des incapacités, elles sont plutôt du côté de certains types d'armements, qui ne sont pas indispensables. Car il y a une disproportion énorme entre les armements dont disposent les pays européens et ceux de la Serbie. Le fait de ne pas avoir d'équipements permettant de voir de jour comme de nuit est certes ennuyeux, mais ce n'est pas ce qui créerait une infériorité majeure si nous avions à conduire nous-mêmes ce type d'opération !
Le handicap principal réside plutôt au niveau des quantités. Nous avons des munitions, des stocks, mais aussi des faiblesses pour certains types d'opérations, comme le ravitaillement en vol, qui ne nous permet pas d'opérer à une cadence suffisamment rapide.
L'impression que j'ai tirée de ce qui nous a été dit lundi matin -et je me tourne vers vous pour vous suggérer d'approfondir ce point en auditionnant les militaires- est que la situation n'était quand même pas potentiellement si mauvaise que cela.
Le vrai problème est le problème politique de la défense européenne, la politique étrangère et de sécurité commune, ainsi que l'aspect quantitatif et le niveau des budgets de défense.
Il est certain que les budgets de défense occidentaux représentent moins de la moitié des budgets de défense américains, et cette simple donnée suffit à expliquer beaucoup de choses.
On peut retenir que s'il existe une véritable volonté politique, la défense européenne est réellement à notre portée. Ce n'est pas quelque chose d'inaccessible.
L'une des grandes conclusions est que c'est maintenant ou jamais qu'il faut être cohérent.
En dépit de toutes les critiques que j'ai formulées avant, si cette guerre avait pour effet de donner une impulsion décisive à la PESC et à la défense européenne qui nous permette de prendre en mains les affaires du continent de manière plus autonome, elle aura été utile.
L'aspect politico-économique n'est pas non plus entièrement indépendant du précédent.
Il faut bien voir -et je pèse mes mots- qu'avec le choix qui a été fait, nous nous mettons la totalité des Balkans sur les épaules. Jusqu'ici, on n'était pas obligé de prendre ce problème à bras-le-corps immédiatement. Si l'on avait choisi une voie plus indirecte, (comme celle que j'ai esquissée, en rappelant les propositions du général Michael Rose), on aurait pu peut-être étaler les choses dans le temps.
Or, nous nous sommes mis dans la situation de devoir prendre en charge la totalité des Balkans, et pas seulement les pays immédiatement concernés par le problème, comme la Bosnie, l'Albanie, la Macédoine, le Kosovo, et éventuellement le Monténégro, mais également la Bulgarie, la Roumanie et la Grèce, qui fait partie de l'Union européenne, mais avec laquelle le jeu est sensiblement modifié.
Je dois dire que je suis fort inquiet, car on parle de 50 milliards d'euros pour la reconstruction du Kosovo et de la Serbie. C'est une somme importante, qui équivaut à 350 milliards de francs, mais qui est largement en dessous de la vérité ! Rappelons-nous que, depuis dix ans, les Allemands de l'Ouest consacrent 600 milliards de francs par an au transfert entre l'Ouest et l'Est de l'Allemagne, laquelle représente 17 millions d'habitants ! Je sais que le problème est différent, car il s'agit de mettre la population d'Allemagne de l'Est à niveau, mais peu importe : cela montre l'ampleur de l'effort à accomplir.
On nous parle de plan Marshall. Je reprends ma casquette d'économiste : cela me paraît une sinistre plaisanterie ! L'idée du plan Marshall était de réamorcer la pompe pour des pays qui étaient en état de fonctionnement avant la guerre. Il est très différent de remettre en marche des économies touchées par une guerre, mais qui ont des populations qui ont un passé et de fortes traditions, et de porter à bout de bras des économies qui ne fonctionnent pas, qui n'ont jamais fonctionné, ou qui sortent du Moyen-Age, comme l'Albanie !
En réalité, nous avons établi des protectorats -le mot commence à apparaître de plus en plus. L'Albanie, le Kosovo, la Bosnie et, demain, la Macédoine qui, si on ne la prend pas vraiment en charge, est au bord de l'explosion, tous ces pays sont devenus des protectorats, que nous allons être obligés de porter à bout de bras, ainsi que la Roumanie et la Bulgarie, qui sont vraiment très loin d'être en ordre de marche, pour employer un euphémisme.
Je crains que nous ne soyons pas prêts à consentir les efforts nécessaires, surtout si l'on ajoute qu'il faudrait accroître substantiellement notre effort de défense si nous voulons être cohérents.
Les pays d'Europe de l'Ouest se sont embourgeoisés, de sorte que nous ne sommes même pas capables d'accomplir nous-mêmes facilement les réformes économiques qui sont nécessaires. Le ministère des finances ne peut pas introduire d'ordinateurs dans son administration, parce qu'il faudrait à terme réduire par deux le nombre de fonctionnaires de Bercy, ce qui est impensable.
Je ne prends pas position, mais comment imaginer que les pays très riches, mais extrêmement réticents à l'idée de se réformer, vont dégager les ressources considérables nécessaires pour prendre en charge toutes ces nouvelles dépenses que la situation rend pourtant indispensables si nous voulons être cohérents ? Et si nous ne le sommes pas, que se passera-t-il ?
M. le président - Merci. Avant de passer la parole aux commissaires, je voudrais dire un mot de la réunion de lundi dernier, à laquelle vous avez fait allusion et où des experts civils et militaires, ainsi que des journalistes, étaient convoqués sous l'égide du ministre de la défense. Je tiens à dire que je regrette vivement que les membres de notre commission et de celle de l'Assemblée nationale n'aient pas été invités à cette réunion. Je le déplore, car c'est le rôle des commissaires de réfléchir aux conséquences de l'après-guerre.
La parole est aux commissaires....
M. Christian de La Malène - Monsieur le Président, je voudrais remercier l'orateur et lui poser des questions concernant l'OTAN.
C'est la première fois que l'OTAN fait la guerre, bien qu'on se soit refusé à employer ce terme. Il serait peut-être bon de tirer quelques réflexions du fonctionnement même de l'OTAN dans cette entreprise. En effet, j'ai l'impression que cela n'a pas aussi bien marché qu'on le dit. S'il avait fallu faire la guerre au pire moment de la guerre froide, que se serait-il passé si l'on avait respecté l'OTAN ? Peut-être ne l'aurait-on pas respecté, mais dans le cas qui nous occupe, l'OTAN était là !
C'est l'OTAN qui a tout organisé. C'est même elle qui a insufflé aux politiques l'idée selon laquelle la guerre ne durerait pas et s'arrêterait tout de suite. Cela a marché cependant, vaille que vaille, mais pourquoi ? Les décisions sont normalement prises au consensus, mais, en réalité, les décisions sont prises par les Etats-Unis, qui les présentent pour ratification au Conseil des ambassadeurs, qui les approuve. Je déplore ce fonctionnement.
J'en arrive à une seconde question concernant la défense européenne. Si l'on veut monter une politique étrangère et une défense européenne communes, on ne peut naturellement le faire qu'au consensus. Le consensus fonctionnera-t-il sans que la superpuissance impose sa volonté ?
M. Michel Caldaguès - Je voudrais dire à M. de Montbrial que je lui suis reconnaissant d'avoir affirmé avec force des vérités qui, tout au long de cette crise, ont été, dans la meilleure hypothèse, à peine esquissées.
Je souscris pour ma part à l'interprétation de M. de Montbrial quant au traité de Rambouillet, en considérant comme lui que c'était un ultimatum -je dirais même une provocation- et nous étions un certain nombre ici à le penser ! Il faut voir comment on a écrit l'Histoire pendant toute cette crise -ou réécrit l'Histoire ! On a entendu des chefs d'Etat réécrire l'histoire de la confrontation entre la Yougoslavie, la Croatie et la Bosnie dans des termes erronés !
Nous avons reçu, ici même, l'ambassadeur de Russie, au cours de la première quinzaine d'avril, qui était de toute évidence dans une fureur contenue, que seul son sens diplomatique a permis d'envelopper. Pourtant, le ministre des affaires étrangères nous avait dit que tout allait bien avec les Russes, qui étaient plus raisonnables qu'on ne le disait. Je n'ai pas été étonné que vous fassiez état de l'extrême irritation des Russes, humiliés par leur affaiblissement.
Merci donc de nous avoir apporté quelques éléments d'informations complémentaires.
Les questions que je voudrais vous poser concernent l'attitude des Etats-Unis vis-à-vis de l'ONU. J'ai eu le sentiment, en lisant attentivement la déclaration et le communiqué de Washington, qui s'interpénètrent et se complètent, que la référence faite à l'ONU relevait du concept "Donner et retenir ne vaut", car il comportait de très nombreuses réserves. Est-ce également votre avis ?
Je voulais vous demander aussi si, après la désignation de M. PESC, vous croyez à une politique européenne indépendante en matière d'affaires étrangères et de sécurité ?
M. Robert del Picchia - Deux questions très courtes, l'une sur la forme et l'autre sur le fond.
Sur la forme, vous avez parlé d'égalité et de légitimité. Autant que je sache, deux jours après le début des frappes, un projet de résolution a été déposé demandant l'arrêt de celles-ci. Seule la Russie et la Chine ont voté pour, ainsi qu'un troisième pays, la Namibie, je crois. Les douze autres ont voté contre. On peut donc parler de légitimité.
Quant au fond, l'effondrement de la Russie n'est-il pas finalement plus dangereux que satisfaisant ? Il y a des risques de dérives, notamment militaires. L'arsenal militaire russe est encore très important.
M. le président - J'ajouterai quelques questions sur la troisième partie de votre exposé et sur les premiers enseignements militaires de la crise du Kosovo.
Vous avez posé la question de savoir si l'Europe avait une capacité de commandement. Je voudrais préciser quelques points.
Comment faudrait-il, à vos yeux, renforcer les moyens de renseignements et d'observations européens ou français pour disposer d'une meilleure autonomie de jugement, ce qui est essentiel dans une guerre de ce type ? A-t-on fait de réels progrès ? Comment convaincre nos partenaires européens d'aller de l'avant ? Ces projets de satellites entre l'Allemagne et la France n'avancent pas !
Quelles leçons tirez-vous vous du rôle du Foch durant la crise, au regard de la décision à prendre quant à la commande d'un second porte-avions ? Le ministre a semblé affirmer que cette décision ne figurerait probablement pas dans la prochaine loi de programmation, alors que, semble-t-il, les Britanniques s'orientent maintenant vers des porte-avions de ce type. Croyez-vous à la possibilité d'une coopération franco-britannique ou européenne en la matière ?
Quels enseignements majeurs tirez-vous de la crise Kosovo dans le domaine des équipements militaires -munitions, missiles de croisière, hélicoptères de combat- et dans le domaine des effectifs ainsi que de la professionnalisation des forces ?
Il faut aussi rappeler que cette "guerre" s'est produite durant la période de réforme de nos armées, qui s'achèvera en 2002. Je suis également frappé -je l'ai dit hier soir à la tribune du Sénat- par la contrainte qui s'exerce sur nos budgets militaires. Je m'interroge sur la façon dont seront financées les opérations extérieures. Il y en a pour à peu près 6 milliards, dont 4 pour le Kosovo. Qui va payer ?
Enfin, comment favoriser selon vous le développement des affaires civilo-militaires, dans lesquelles il semble que la France et l'Europe auraient du retard sur les Etats-Unis ?
M. Thierry de Montbrial - M. de La Malène m'a interrogé à propos de l'OTAN. Je crois que la question du fonctionnement d'une alliance a toujours été et est toujours une question complexe. Il s'y ajoute, dans le cas de l'OTAN, le fait qu'il s'agit d'une bureaucratie et d'une alliance particulière.
Historiquement, l'Alliance atlantique est unique ; c'est même quasiment devenu une institution internationale. Du reste, les Américains poussent à transformer l'OTAN en une véritable institution internationale transatlantique.
Je le souligne, parce que l'aspect bureaucratique de l'OTAN est très particulier, et les modes de communication pour mettre tout ce beau monde d'accord, également. Je crois que l'état-major de l'OTAN envoyait à chaque pays membre des tonnes de papiers auxquels on appliquait le principe du silence : si le destinataire ne répond pas, on considère qu'il est d'accord.
C'est pour cela que cela a relativement bien marché. Si le blocus naval n'a pas été entrepris, c'est parce qu'il n'y a pas eu de consensus. Les mécanismes de décision sont très importants dans une opération comme celle-là, où il faut réagir très vite, avec un grand nombre de partenaires qui ont leur souveraineté et qui entendent l'exercer un minimum.
M. le président - Seuls deux pays auraient soulevé des objections aux propositions de l'OTAN : la Grande-Bretagne et la France.
M. Thierry de Montbrial - Ce qu'il y a de très bien, c'est qu'il y a un principe de réalité qui fait que le poids réel des pays -c'est très important par rapport à la suite- est proportionnel à leur contribution, et donc à leur puissance militaire. On en revient à cette question fondamentale.
Vous dites que cela a bien marché parce que ce sont les Américains qui ont tout décidé. Je pense que c'est à la fois vrai et faux. Il faudra que l'on ait une analyse plus fine sur ce point.
Je ne sais pas si le général Clark est digne d'être Maréchal de France -personne ne l'a proposé d'ailleurs- mais je crois qu'il y a eu une certaine confusion dans la conception stratégique.
Il n'est pas tout à fait vrai que les Américains ont tout décidé : je constate que nos autorités font beaucoup d'efforts pour expliquer que la France a joué un rôle majeur dans toute l'affaire, au moins sur le plan diplomatique.
La question que vous soulevez est fondamentale. De Gaulle demandait : "Peut-on faire une fédération sans fédérateur ?". Est-il possible de faire marcher une Union européenne sans leader sur le plan de la politique de défense ? C'est la grande question ! Personnellement, je répondrai que c'est impossible, parce que je crois que la construction européenne est quelque chose de nouveau et qu'elle est aussi nécessaire que l'a été la construction des Etats-Nations à la fin du Moyen-Age. Nous subissons des transformations technologiques, des transformations de société, et des transformations économiques aussi importantes que celles qu'on a connues à la fin du Moyen-Age, et les modes de Gouvernement son en train de se transformer.
Cela va prendre du temps : l'Union européenne n'a que quarante-deux ans, et il faudra encore quelques décennies pour que certaines choses se clarifient. On est en train de fabriquer quelque chose de nouveau, et l'on ne sait pas exactement quoi. La question est légitime, mais on ne peut raisonner uniquement par rapport au passé dans cette affaire.
Je suis d'accord avec M. Caldaguès à propos du concept : "Donner et retenir ne vaut". Je voudrais retenir votre interrogation sur M. PESC : M. Solana sera-t-il un bon M. PESC ? M. Solana est un pacifiste qui a finalement mené la guerre. Il a montré qu'il était un homme extrêmement flexible ; nous verrons bien comment il se comportera. C'est un homme politique avisé et intelligent. Un M. PESC doit être capable de caresser les Américains dans le sens du poil.Comment agira-t-il ? Peut-être nous réserve-t-il des surprises !
Derrière cela, je crois que la question fondamentale, c'est la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne.
Je crois que, pour le moment, l'interlocuteur le plus important dans les mois qui viennent pour connaître la tonalité, c'est la Grande-Bretagne. Il faut être prudent. La vraie question est de savoir quels enseignements les Anglais tireront de tout cela. Ont-ils réellement envie d'aller dans le sens de l'esprit de Saint-Malo ou non ? C'est la clef. Si les Anglais tirent de tout cela la leçon qu'il faut aller dans le sens d'une politique plus européenne, c'est une chose ; dans le cas contraire, nous serons complètement bloqués !
A M. del Picchia, je répondrai que le plan légal, c'est l'autorisation. Une fois l'action entreprise, c'est un jeu d'enfant diplomatique que d'aller faire le siège de chaque délégation pour les convaincre de ne pas se singulariser. A partir du moment où l'action débutait, les enjeux devenaient tellement importants qu'aucun petit Etat n'aurait pris la responsabilité d'affronter simultanément les Etats-Unis et les principaux pays Européens.
M. Robert del Picchia - Ma question ne portait pas sur la légalité, mais sur la légitimité.
M. Thierry de Montbrial - La légitimité, c'est au niveau du sentiment. Ce qui est légitime pour les uns ne l'est pas forcément pour les autres !
Quant à l'effondrement de la Russie, il y a deux aspects. Les Américains n'ont pas l'air trop inquiet au sujet des armes nucléaires, alors qu'ils sont extrêmement vigilants sur ce point. On peut leur faire confiance.
Je ne sais même pas quel est l'ordre de marche des armes nucléaires russes à l'heure actuelle. Ces systèmes-là doivent être entretenus en permanence. Je pense que, techniquement parlant, ce ne doit pas être tellement brillant.
Ce qui m'inquiète davantage, c'est qu'il n'y a plus aucun contrepoids. Le système international est, d'une part, complètement déséquilibré et, d'autre part, l'Europe est entourée d'un champ de ruines : les pays des Balkans sont dans une situation économique catastrophique et toute la zone de l'ex-Union soviétique est dans un état d'effondrement dramatique. Le Moyen-Orient est loin d'être sorti d'affaires. Même s'il possède des potentialités, il existe également beaucoup de difficultés. Enfin, l'Afrique est dans l'état que l'on sait.
Mon inquiétude au sujet de la Russie ne concerne pas tellement la question des armes nucléaires -sans la mésestimer- mais la situation d'ensemble.
Enfin, la question des moyens de renseignement et d'observation est en effet un sujet fondamental, Monsieur le Président. J'ai été frappé, lors de la réunion de lundi -et c'est un point que vous pourriez vérifier en auditionnant nos chefs militaires- par le fait qu'il semble qu'il y ait une prise de conscience chez nos partenaires européens, qui commencent à se rendre compte que la position française en la matière est légitime.
Il faut que l'affaire du Kosovo serve d'impulsion.
La question des porte-avions est inséparable de la question du budget de la défense dans son ensemble. Dans des opérations de ce genre, les porte-avions sont tout à fait essentiels, surtout quand on n'a pas la maîtrise complète du terrain avoisinant. Mais ils coûtent des fortunes, et c'est un problème de choix.
Vous avez mentionné un certain nombre d'autres équipements : je constate que les missiles de croisière ont été peu employés. Les avions furtifs n'ont pas l'air d'avoir non plus joué un rôle important. En fait, on n'en avait pas besoin, étant donné la nature des défenses aériennes de l'adversaire. Les Apaches, qui constituent des équipements extrêmement sophistiqués, ont pour leur part donné lieu à quelques pantalonnades. Leur déploiement s'est fait en grande pompe, on a perdu des semaines et l'un d'eux s'est finalement écrasé sans avoir pu être utilisé. En définitive, on n'y a même pas eu recours ! On ne peut tout avoir. Le vrai problème c'est, comme toujours, celui du choix. Je crois que, de toutes façons, nous devons augmenter nos budget de défense. Si nous le faisons pas, nous serons incohérents. C'était le sens de la conclusion de mon exposé. Même si nous parvenons à les augmenter et à renforcer la coordination avec nos partenaires, il y aura des choix à effectuer, car ces équipements coûtent extrêmement cher.
Concernant la professionnalisation, nous sommes au milieu du gué. Lundi, on nous a expliqué qu'à terme, on pourrait être capable de projeter un nombre d'hommes supérieur à celui des Britanniques actuellement.
Je crois que cette expérience illustre, s'il en était besoin, le fait que la professionnalisation est inévitable de ce point de vue. C'est une conclusion que l'on peut tirer sans risque d'erreur.
Je ne fais pas justice à tous les points que vous avez soulevés, mais c'est impossible.
M. le président - Merci. C'était une audition passionnante, qui conclut une série d'auditions qui nous permettront d'établir un rapport.
*
M. Michel Caldaguès a alors précisé, à la suite de l'audition de M. François Heisbourg le 9 juin 1999, que la marine française avait reçu l'ordre à Haïphong, en 1946, de ne pas ouvrir le feu et ce n'est qu'après avoir eu une centaine de morts dans ses rangs, donc en position de légitime défense, qu'elle avait riposté, avec les conséquences relevées par M. François Heisbourg pour les populations civiles.