TRAVAUX DE LA MISSION D'INFORMATION
Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de
l'économie, des finances,
de la souveraineté industrielle et
numérique
du 17 mai 2017 au 21 septembre
2024
(Jeudi 7 novembre 2024)
M. Claude Raynal, président. - Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons mis en place, au printemps dernier, une mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France. Celle-ci avait pour origine un écart significatif de 0,6 point de PIB, c'est-à-dire environ 18 milliards d'euros, entre le déficit prévu pour 2023, à savoir 4,9 %, et le déficit réel, s'élevant à 5,5 %. Elle a été lancée à la suite de la fuite dans la presse d'un déficit à 5,6 %, chiffre issu d'une note de la direction du Trésor et du contrôle sur pièces et sur place mené le lendemain par le rapporteur général.
Cette mission nous avait permis d'éclairer les raisons et d'établir la chronique de la dégradation des comptes publics en 2023. Elle avait aussi donné l'occasion à plusieurs représentants de l'exécutif - vous en faites partie, monsieur le ministre - de nous affirmer que cette situation ne se reproduirait jamais et que la trajectoire prévue pour 2024 serait, cette fois-ci, respectée.
Or l'année 2024 nous a montré que nous n'étions pas au bout du tunnel. En effet, le déficit public pour l'année, initialement prévu à 4,4 % en loi de finances initiale (LFI) - le chiffre a été réaffirmé jusqu'au mois de février dernier -, devrait finalement s'élever à 6,1 %. Ce serait une dégradation de 1,7 point, soit environ 50 milliards d'euros, quand nous pensions que l'écart de 2023 était du jamais vu... Cette dégradation est intervenue alors même que vous avez pris des mesures, comme le décret d'annulation de 10 milliards d'euros en février dernier et les gels massifs de crédits, sachant d'ailleurs qu'une partie de ces derniers devrait être annulée en fin de gestion.
Le dérapage des comptes publics s'est donc reproduit... et en pire ! Les conséquences sont concrètes. Le début de rééquilibrage des comptes publics figurant dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 touche tout le monde : ménages, entreprises, collectivités locales.
Monsieur le ministre, vous aurez passé plus de sept années au poste de ministre de l'économie et des finances : personne, sous la Ve République, n'a eu la responsabilité de la gestion des finances publiques de notre pays pendant une durée aussi longue sans interruption. Or la période pendant laquelle vous avez été aux responsabilités est aussi celle qui a connu l'évolution la plus inquiétante : vous avez commencé avec un déficit de l'ordre de 3 % du PIB, qui résultait non pas seulement de la gestion du gouvernement entré en fonction au milieu de l'année, mais surtout des efforts accomplis au cours des exercices précédents. À votre départ, si rien n'avait été fait, le déficit 2024 aurait pu s'élever à 6,3 %, d'après une note du Trésor de septembre dernier. Il s'élèvera à 6,1 % d'après le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) présenté hier en conseil des ministres. Celui de 2025 aurait approché les 7 %. L'objectif d'un retour sous les 3 % n'est désormais pas envisagé avant 2029 au mieux, moyennant un effort présenté comme considérable. Les ambitions ne sont plus les mêmes que lorsque vous êtes arrivé.
Monsieur le ministre, nous avons donc besoin, une nouvelle fois, de vos éclairages. Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation, dans la même salle et dans la même configuration que le 30 mai dernier, à une exception près : vous n'êtes plus aux affaires, donc nous vous interrogerons sur tout ce dont vous avez eu connaissance jusqu'à la nomination de votre successeur, le 21 septembre dernier.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les travaux de notre mission ont en réalité commencé dès le 21 mars dernier quand, à la suite de fuites dans la presse concernant une réunion tenue à l'Élysée, j'ai pris l'initiative d'organiser un contrôle sur pièces et sur place au ministère des finances. Ce déplacement ainsi que les travaux menés par la suite dans le cadre de la mission d'information ont révélé un certain nombre de problèmes concernant la gestion des finances publiques et l'information du Parlement.
Plusieurs sujets, déjà clarifiés, sont désormais derrière nous : nous savons que les services de Bercy avaient alerté le Gouvernement dès l'automne 2023 sur le risque d'un déficit public plus important que prévu. Nous savons que le Gouvernement n'a pas communiqué cette information au Parlement ni même aux présidents et aux rapporteurs généraux des commissions des finances. Nous savons également que les prévisions de mauvaises recettes n'ont pas été prises en compte dans les estimations sous-jacentes au budget 2024 et que celles-ci n'ont pas été modifiées en cours d'examen à la différence de ce qui avait été fait au moment de la crise des « gilets jaunes » pour la loi de finances pour 2019.
L'origine de la dégradation du solde 2023 a également fait l'objet, grâce à nos travaux, de clarifications.
D'abord, dans une certaine mesure et pour certains impôts, les prévisions de recettes étaient erronées, en raison notamment d'une élasticité des prix à la croissance moindre que ce qui était anticipé. Le contrecoup des recettes florissantes postérieures à la crise covid a peut-être joué.
Ensuite, dans l'élaboration de ces prévisions, le Gouvernement a péché par excès d'optimisme. Après des années 2021 et 2022 exceptionnelles en termes de recettes, il y a eu un phénomène d'aveuglement, comme nous l'avons entendu lors de nos auditions. Il en résulte que vos prévisions de recettes et de solde public étaient surévaluées. Le retour à la réalité était ainsi d'autant plus difficile que le Gouvernement n'a pas toujours souhaité suivre les prévisions techniques de ses services, ou l'a fait avec un certain retard.
Enfin, le Gouvernement n'a pas informé le Parlement de la situation réelle de nos finances publiques. Je vous rappelle les mots par lesquels vous aviez conclu votre audition devant notre mission le 30 mai dernier : « Il est impératif d'améliorer la qualité du travail entre le Gouvernement et le Parlement sur les questions de finances publiques. » Vous ajoutiez que vous étiez « prêt à travailler à un cadre bien plus rigoureux et ouvert ». Vous conveniez alors que les commissions des finances des assemblées avaient manqué d'informations sur la situation réelle des finances de notre pays et de nos comptes publics.
Notre mission a fait, lors de la conclusion de ses travaux pour 2023, une série de préconisations, et nous souhaitons qu'elles soient mises en oeuvre le plus rapidement possible.
Malheureusement, contrairement à la « perfect storm », la tempête parfaite que vous nous aviez décrite et qui était, selon vous, précisément ciblée sur quelques jours du mois de février, l'année 2024 a montré que rien ne s'était amélioré par la suite. Avec une nouvelle prévision du déficit public de vos services, le 11 septembre dernier, à 6,3 % du PIB et à 6,9 % en 2025, ce n'est plus une tempête parfaite exceptionnelle, c'est un long ouragan qui semble s'étendre de 2023 à la toute fin de l'année 2024, en espérant qu'il n'ira pas au-delà. Le Premier ministre Michel Barnier a d'ailleurs parlé de la situation grave et de la grande dérive des finances publiques dans les premiers jours de sa prise de fonctions.
Dans le cadre de cette mission et à la lumière de ces nouveaux éléments, nous ne vous reposerons pas les mêmes questions qu'au printemps. Nous cherchons à en savoir davantage sur la période du début de l'année et à vous entendre aussi sur tout ce qui s'est passé jusqu'au 21 septembre dernier, date de votre départ du ministère. Nous serons donc particulièrement attentifs à vos déclarations.
M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique du 17 mai 2017 au 21 septembre 2024. - Ma nouvelle qualité me donne toute liberté d'expression : nos compatriotes sont en droit de demander des explications sur la dérive des comptes publics. Il faut immédiatement clarifier certains faits.
Cette dégradation de la dette publique n'est pas la plus grave depuis cinquante ans ! Les chiffres sont têtus : de 2008 à 2011, la dette publique est passée de 60 % à 95 %, alors qu'elle n'a augmenté que de quinze points pendant la crise du covid.
Le déficit n'était pas à moins de 3 % en 2017 lors de mon arrivée au ministère ! Nous l'avons fait repasser sous cette barre en 2018 en prenant des mesures courageuses dont personne ne voulait. Le déficit pour 2024 sera à 6,1 % du fait du choix du gouvernement actuel. Je vous apporterai toutes les preuves pour vous montrer que nous pouvions avoir, avec des mesures de redressement plus vigoureuses, un déficit autour de 5,5 % en 2024. Je conteste donc formellement le chiffre de 6,1 % qui est ressassé à l'envi pour expliquer que le précédent gouvernement a tout fait mal et que le nouveau gouvernement fait tout bien !
Vous dites, monsieur le rapporteur général, que nous étions alertés des risques sur les recettes à l'automne 2023. La première mise en garde - je le reconnais bien volontiers, monsieur le rapporteur général, comme je reconnais la qualité des positions qui ont été prises par les sénatrices et par les sénateurs sur les finances publiques - date du 7 décembre 2023. À l'automne 2023, tout était nominal en matière de trajectoire de finances publiques, et j'en apporterai la preuve à cette commission, documents à l'appui.
Concernant les recettes 2024, nous avons corrigé le calcul de l'élasticité des recettes à la croissance, en la ramenant de 1 à 0,8 - c'était sans doute insuffisant. Par « nous », j'entends les services du ministère des finances : la règle est que le calcul des recettes relève du technique et que jamais, à aucun moment, ni le cabinet ni a fortiori le ministre ne disent un mot sur cette évaluation. L'ouragan que vous avez évoqué, monsieur le rapporteur général, est lié à 80 % à une erreur d'évaluation des recettes sur laquelle le ministre ne se prononce pas, ni le politique.
D'ailleurs, c'est peut-être une bonne chose parce que, si le politique commençait à s'en mêler, on crierait à la manipulation. On ne peut donc m'accuser d'avoir fait n'importe quoi : comme chef de cette administration, j'assume toutes les responsabilités de mes services, mais il n'y a eu ni faute, ni dissimulation, ni volonté de tromperie. Il y a eu fondamentalement une grave erreur technique d'évaluation des recettes, dont nous payons le prix, et j'y réponds avec la plus totale détermination et la plus totale transparence.
Je constate de surcroît que des pays qui ne sont pas réputés pour être de joyeux drilles en matière de finances publiques ont connu exactement la même mésaventure. Tandis que nous perdions 17 milliards d'euros de recettes, l'Allemagne a subi une perte cumulée de 58 milliards.
L'oubli est le malheur des grandes démocraties. Nous avons oublié - cette commission ne l'a pas encore mentionné - que nous avons connu la crise économique la plus grave hors période de guerre depuis 1929 et une inflation très forte, inédite depuis les années 1970. La crise du covid et la crise inflationniste ont profondément perturbé tous les indicateurs macroéconomiques sur les recettes en France, en Allemagne et dans les autres pays européens.
Il est important pour moi, je le répète, d'avoir cet échange direct, franc, libre avec vous.
Tout d'abord, il convient que nos compatriotes comprennent comment se prépare un budget.
Vers juin ou juillet 2023, le ministre des comptes publics et mes équipes ont commencé à le préparer selon le calendrier traditionnel, non pas au petit bonheur la chance, mais sur le fondement d'une feuille de route qui s'appelle le programme de stabilité (PStab). J'ai présenté celui-ci le 20 avril 2023 sous le titre Désendetter la France. En effet, je le rappelle, le désendettement a toujours été mon obsession.
Pendant les crises du covid et de l'inflation, nous avons protégé massivement et efficacement les Français, en alourdissant la dette publique de quinze points - contre trente-cinq points entre 2008 et 2010. Qui, honnêtement, peut ici se plaindre des dépenses que nous avons engagées pour les salariés et pour les entrepreneurs ? Protéger est le rôle de l'État.
Nous avons résisté pourtant au déluge de dépenses supplémentaires que tout le monde me réclamait pendant cette période. Je constate que les plus virulents naguère pour dénoncer notre souci d'économies sont les plus critiques maintenant de notre prodigalité. Pour rafraîchir la mémoire de toutes et de tous, je tiens à leur disposition les milliers de courriers, amendements et propositions de loi d'alors qui représentent au total près de 400 milliards de dépenses supplémentaires. Votre groupe au Sénat et vous-même, monsieur le rapporteur général, je le reconnais bien volontiers, êtes une exception - sans doute aurais-je dû le reconnaître plus tôt.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - L'oubli est l'ennemi des démocraties, mais il faut faire attention justement à l'amnésie : à aucun moment, malheureusement, le Gouvernement d'alors n'a pris en compte nos alertes ou nos propositions, formulées dès la sortie de la crise afin de revenir vers un cadre plus rigoureux. Je le redis pour que chacun comprenne bien quelle est la part de responsabilité de l'exécutif et quelle est celle de la représentation nationale.
M. Bruno Le Maire. - J'ai pris cinq semaines pour préparer cette audition, je pense avoir relu toutes les déclarations, tous les rapports et toutes les notes pour que les Français aient la vérité, et j'abonde dans votre sens : vous avez proposé vous-même personnellement, monsieur le rapporteur général, fin 2022, des économies pour un montant de 37 milliards d'euros. Vous en avez également proposé de substantielles lors de l'examen de la loi de programmation des finances publiques en 2023. J'ai noté toutes les dates de nos échanges. Je regrette que ces pistes n'aient pas abouti, mais je reconnais que vous étiez en faveur d'économies plus significatives.
M. Claude Raynal, président. - Nous n'avons formulé aucune critique durant la crise du covid : l'État a joué son rôle en protégeant à la fois l'économie et les Français, politique partagée par toutes les économies occidentales, nous l'avons reconnu. Nous attendons plutôt vos explications sur la sortie de crise, qui différencie notre pays.
M. Bruno Le Maire. - En 2023, les crises étaient derrière nous. Il fallait donc sortir définitivement des mesures contre l'inflation. C'est toujours le plus difficile : en France, toute nouvelle dépense publique conjoncturelle devient mécaniquement une dépense structurelle, étant considérée comme un acquis. On ne peut plus y toucher ! La baisse de la tarification sur l'électricité ? Il ne faut pas y revenir, c'est du vol, c'est la taxe Macron, c'est la taxe Attal, c'est la taxe Le Maire !
Or le PStab 2023-2027 fixait pour objectif 4,9 % de déficit en 2023, 4,4 % en 2024 et moins de 3 % en 2027, au travers d'une maîtrise en volume de la dépense publique, de nouvelles mesures structurelles comme la réforme de l'assurance chômage et de la mise en place de dispositifs annuels de revues de dépenses. Nous avons donc créé le cadre pour sortir des dispositifs de crise. La feuille de route, à laquelle j'ai souscrit, a été fixée par le Président de la République et j'ai été chargé, comme ministre des finances, de veiller à sa bonne application. Revenir sous les 3 % de déficit en 2027 a été mon obsession.
Nous avons arrêté en août 2023 un objectif de croissance de 1,4 %. Vous nous avez alertés, le jugeant exagérément optimiste. Les faits vous donnent en partie raison. La dégradation de la conjoncture nous a amenés en février 2024 à réviser le chiffre à 1 %, une estimation à comparer avec notre acquis de croissance actuel de 1,1 % pour 2024, si l'on en croit les chiffres publiés par l'Insee en octobre dernier. Cette croissance de 1,1 % signifie un écart de 0,3 point par rapport à la prévision d'août 2023, un écart exactement similaire par rapport au consensus des économistes, lesquels prévoyaient 0,8 %. On ne peut pas reprocher au ministre un peu de volontarisme dans sa prévision !
J'étais fondé à retenir ce chiffre ambitieux pour deux raisons.
D'une part, au cours de ces sept années, nous avons vu juste à cinq reprises sur la croissance. Les deux seules exceptions concernent l'année du covid - chacun peut le comprendre - et un petit écart en 2024. À ma décharge, en 2023, lorsque je prévoyais 1 % de croissance, de nombreuses critiques avaient été formulées, y compris par des esprits très brillants, tous annonçaient une récession. Finalement, le chiffre retenu par le ministre a été atteint à 0,1 point près !
D'autre part, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), dans son avis du 22 septembre 2024, a certes jugé le chiffre de 1,4 % dans le haut de la fourchette, mais sans le contester. La sincérité a été la ligne de conduite de mes évaluations.
Sur le fondement de cette croissance, nos services ont établi des prévisions de recettes. Celles-ci reposent sur un modèle d'élasticité des recettes fiscales au PIB, qui depuis trente ans tourne autour de 1 pour 1 : 1 % de croissance équivaut à 1 % de recettes supplémentaires. À la décharge de mes services, l'élasticité était en 2022 supérieure à ce ratio : 1,4 point de recettes pour 1 point de PIB, d'où de très bonnes recettes fiscales. En 2023, mes services auraient pu estimer que les arbres montaient jusqu'au ciel en retenant 1,4 point d'élasticité, mais ils sont revenus prudemment au modèle 1 pour 1. Je pense qu'ils ont pris la bonne décision.
Cette élasticité a finalement chuté à 0,4 point de recettes pour 1 point de PIB, d'où l'effondrement brutal : 21 milliards d'euros de moins dans les caisses. Ce taux est le plus faible depuis 1991. En 2024, mes services l'ont réduit à 0,8, ce qui était sans doute insuffisant, car le taux a finalement été faible une nouvelle fois : il a été de l'ordre de 0,6, soit 20 milliards d'euros de pertes. Cet effondrement des recettes, pour un montant total qui, cumulé avec celui de 2024, atteindra 41 milliards d'euros, est la principale explication de la dégradation du déficit public en 2023 et 2024. La croissance a entraîné moins de recettes fiscales et les modèles de prévision des recettes se sont plantés !
M. Claude Raynal, président. - Vous estimez que revenir à un taux d'élasticité de 1 point était correct. A priori non ! Vous ne pouviez pas ne pas être alerté par ce choix. Selon la théorie économique, il s'agit d'un taux de moyen terme. Par conséquent, si les recettes fiscales grossissent trop vite, il se produira un retour un arrière. La pure logique aurait voulu que, dès l'année 2023, l'on passe de 1,4 à 0,6. L'évaluation post-crise, en 2023 puis en 2024, a donc été de ce point de vue extrêmement optimiste.
M. Bruno Le Maire. - Je partage votre point de vue : à partir du moment où, en 2022, les recettes connaissaient une hausse aberrante, sans doute aurait-il été pertinent d'interroger la robustesse du modèle.
Toutefois, j'insiste sur l'étanchéité totale entre les services se livrant aux calculs et le ministre avec son cabinet. Faut-il revenir sur cette organisation ? Nous pouvons en discuter.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Votre déclaration m'inquiète. Bercy est, certes, une forteresse aux yeux de l'opinion publique, mais si ses murs intérieurs sont eux-mêmes étanches, la capacité à décider se retrouve bridée. Je n'ose imaginer que le fonctionnement du ministère soit à ce point en circuit fermé qu'il ne soit pas possible pour un ministre d'avoir connaissance des prévisions. Vous nous aviez assuré, le 30 mai dernier, qu'afficher un objectif de croissance relevait d'une décision politique.
M. Bruno Le Maire. - L'étanchéité totale n'est pas préoccupante : des améliorations sont possibles en la maintenant. Je recommande de préserver un certain nombre de murs entre le ministre et plusieurs de ses services pour le bien de la démocratie française et pour la salubrité du débat public. Je pense à la séparation entre la décision politique et l'évaluation des recettes, réalisée par la direction générale du Trésor avec le concours de la direction générale des finances publiques, de la direction générale des douanes et droits indirects et de la direction de la sécurité sociale. L'objectif est d'assurer l'indépendance de la définition des montants et d'éviter toute manipulation des chiffres poursuivant l'objectif de ne pas faire des économies trop importantes.
Par exemple, l'étanchéité est totale en matière de fiscalité, contrairement à ce que certains redoutent, croient ou craignent, ce qui me semble sain : je ne suis pas sûr que la démocratie sortirait grandie d'un changement. En sept années d'exercice de mes fonctions, jamais aucun dossier fiscal personnel n'a été porté à ma connaissance. Lorsque ce n'était pas le cas, la démocratie n'en sortait pas grandie.
Autre exemple, quand les services de renseignements de la douane ou ceux de Bercy travaillent sur les trafics de drogue, le ministre n'est pas informé de certaines sources ou perquisitions. C'est mieux ainsi.
Toutefois, la prévision de croissance fait l'objet d'un arbitrage politique sur le fondement des données et indicateurs, étant donné que les évaluations proviennent de plusieurs instituts.
Toutes les propositions qui fleurissent actuellement vont dans le sens d'une plus grande indépendance de la prévision des recettes et non pas d'une reprise en main par le ministre. Même si je n'y suis personnellement pas favorable, j'ai entendu le Premier président de la Cour des comptes expliquer qu'il fallait la confier au HCFP. Une autre piste serait de créer un organisme indépendant sur le modèle de ce qui existe au Royaume-Uni et aux États-Unis. Je n'y suis pas non plus favorable parce que je fais confiance au Trésor : il saura corriger son modèle de prévision, qui a été plutôt robuste par le passé.
Néanmoins, il n'est pas interdit d'essayer de comprendre les raisons d'une telle erreur. Thomas Cazenave et moi avons saisi l'=Inspection générale des finances (IGF), qui nous a rendu un rapport montrant très clairement que l'écart provient à 80 % de facteurs externes, liés aux conséquences du covid et de la crise inflationniste, et à 20 % à peine du modèle de prévision. À l'heure où je vous parle, il s'agit de la seule explication technique qui a été apportée.
La composition de la croissance est aussi un élément explicatif. Celle-ci a été plus riche en exportations, ce qui permet de rétablir la balance commerciale, mais diminue les recettes de TVA.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La croissance et sa prévision sous-tendent tous les indicateurs des finances publiques du fait de leurs répercussions, par exemple, sur les anticipations de déficit et sur le taux d'endettement. Par conséquent, expliquer que l'objectif de croissance serait politique et tout le reste technique n'est pas conforme aux règles.
Vous nous avez souvent assuré, en commission des finances ou même dans l'hémicycle, que la fiscalité alors productrice de beaucoup de recettes était la conséquence de la politique de l'offre. Or, pour reprendre le propos d'économistes lors d'une audition récente, la croissance à 1,1 % a été alimentée par une débauche de dépense publique : diminuer celle-ci aura donc un effet récessif. Vu cette débauche, nous aurions dû avoir une croissance beaucoup plus forte ! Pouvez-vous nous éclairer sur la contradiction entre votre propos et la réalité vécue par les Français ?
M. Bruno Le Maire. - Je ne pense pas qu'il y ait de contradiction dans mes propos. La prévision de croissance résulte d'un arbitrage sur la base de données techniques, mais ce dernier est rendu par le ministre et validé par le Premier ministre et par le Président de la République. J'assume totalement tous les chiffres que j'ai donnés : ils ont été justes cinq fois sur sept. Vous pouvez le reconnaître, il y a eu une fois un petit écart et une aberration pendant la crise du covid.
Pourquoi l'arbitrage est-il rendu au niveau politique ? Tout simplement parce que la croissance est le fruit de faits politiques : confiance des ménages, situation internationale, déstabilisation au Proche-Orient, guerre en Ukraine, etc. De plus, les prévisions viennent de toutes parts : Fonds monétaire international (FMI), Commission européenne, OCDE, économistes de banques. Il faut donc faire un choix. Les recettes, elles, ne sont que le produit technique, introduit dans la machine et dans les évaluations techniques, de ce chiffre de croissance qui procède d'un arbitrage politique à un moment donné. Aucun institut ne donne des prévisions de recettes alternatives à celles du Trésor, parce que c'est technique.
J'en viens aux possibles améliorations.
Premièrement, il n'existe plus de réunion mensuelle des services. Je les avais mises en place pendant la crise du covid en 2020 et 2021. Aujourd'hui, les réunions sont beaucoup moins régulières. Je propose donc de rétablir des réunions mensuelles entre tous les services chargés de l'évaluation des recettes fiscales.
Deuxièmement, nous devrions recourir à des données dites de haute fréquence, comme le suivi des recettes des cartes bleues. Cela représente un travail colossal, mais très utile.
Troisièmement, un suivi ex post régulier et systématique de nos recettes fiscales me paraît indispensable. Votre commission y travaille déjà.
J'irai plus loin. Ne faudrait-il pas une empreinte politique ? Les commissions des finances du Sénat et de l`Assemblée nationale et les rapporteurs généraux pourraient être associés à ce travail sur les recettes. Pour ma part, j`y suis favorable. Nous franchirions alors un pas important entre le domaine politique et le domaine technique. Cette empreinte politique ne peut être le fait de l`exécutif parce que le risque de manipulation est trop élevé, mais plutôt le fait du pouvoir législatif.
L`IGF a proposé d`abandonner les prévisions du PLFG au profit de la seule prévision du PLF. Je n`y suis pas favorable, car le Parlement disposerait alors d'évaluations moins actualisées. Conservons les deux évaluations.
Telles sont mes propositions, à la fois techniques et politiques, qui associent les commissions des finances du Sénat et l`Assemblée nationale. En revanche, je tiens à l'étanchéité totale entre le ministre et ses services techniques concernant la prévision de recettes, parce que le risque de manipulation est trop élevé.
M. Claude Raynal, président. - Vous faites une distinction entre le rôle de l'administration et le rôle du politique. Nous avons déjà parlé des informations données par l'administration début 2024 et de la façon dont vous en avez tenu compte, ou pas... En revanche, je note un élément nouveau : au moment des négociations du programme de stabilité de 2024, les notes des services indiquent des valeurs de dégradation beaucoup plus importantes. Au mois d'avril, vous dégradez la prévision de déficit à 5,1 %, alors que les notes indiquent un déficit à 5,7 %. C'est bien vous qui tranchez à 5,1 %. Je vous prie d'intégrer cet élément quand vous répondrez au sujet du programme de stabilité.
M. Bruno Le Maire. - Je répondrai très volontiers à cette question. Je tiens néanmoins à ce que nous comprenions bien ce qui s'est passé en 2023, car cela a des répercussions sur 2024, et j'apporterai des éléments complémentaires par rapport à ma précédente audition.
La préparation du budget est régie par un triangle de décision : l'exécutif, les services techniques et le Parlement. C'est ce jeu entre ces trois pôles qui définit l'équilibre des pouvoirs.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le jeu a été déséquilibré, ces dernières années...
M. Bruno Le Maire. - Je vais y venir. Pour préparer le budget, l'exécutif définit la croissance, les services techniques prévoient les recettes, puis il s'agit de mettre en face les économies nécessaires pour respecter les objectifs, moment le plus difficile et le plus politique.
L'objectif de déficit était de 4,4 % en 2024, avec un retour sous les 3 % de déficit public en 2027, objectif stratégique fixé par le Président de la République qui a toujours constitué, à mes yeux, un impératif catégorique.
Des échanges réguliers ont lieu entre les services de Bercy et les cabinets à la fois de Bercy, de Matignon et de l'Élysée. Le sujet est toujours sensible et éminemment politique. Il s'agit de définir sur quelle politique publique porteront les économies. Les arbitrages définitifs sont rendus lors de réunions, fin août, autour du Président de la République, réunions auxquelles participent le Premier ministre ou la Première ministre, le ministre des finances, le ministre des comptes publics, le directeur général du Trésor et des collaborateurs du Président de la République et du Premier ministre ou de la Première ministre.
Tout cela est parfaitement conforme à la Constitution, qui dispose dans son article 5 que le Président de la République « assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics », et dans son article 21 que « le Premier ministre dirige l'action du Gouvernement ».
Deux réunions finales d'arbitrage ont eu lieu en août 2023. Ces réunions d'arbitrage obéissent toutes à la même règle. Le ministre des finances rapporte avec le ministre des comptes publics sur la situation des comptes et propose les économies nécessaires pour sécuriser la cible de déficit. Le ministre des finances défend sa position, il débat ; il ne prend pas la décision finale, mais il est solidaire de cette décision, et je suis solidaire de toutes les décisions qui ont été prises dans ce cadre. Voilà ce qui s'appelle la responsabilité et le sens de l'État.
J'ai gagné certains arbitrages, par exemple sur le doublement à un euro de la franchise sur les médicaments ou sur la réforme de l'assurance chômage. Thomas Cazenave et moi-même en avons perdu d'autres, par exemple en août 2023 sur la moindre revalorisation des prestations sociales et des retraites, que nous avions proposée car il me paraissait juste que les retraités et les bénéficiaires de prestations sociales soient traités de la même manière que les salariés.
Voilà comment les choses se passent. Le ministre des finances ne décide pas de tout, tout seul dans son bureau de Bercy. Il fait partie d'une équipe, à laquelle j'étais fier de participer, et où les décisions sont prises suivant des règles, dans le respect des autorités, des institutions et de la Constitution. Telle est ma conception de l'État.
Dès lors, si vous avez un désaccord de fond avec vos autorités, vous pouvez toujours démissionner. Or on ne démissionne pas pour un arbitrage perdu, sans quoi aucun ministre ne tiendrait plus de trois semaines. On démissionne seulement pour un désaccord de fond.
Nous n'avions pas de désaccord de fond. Le Président de la République et moi-même partagions les mêmes objectifs de politique économique et financière : la croissance, le plein emploi, l'investissement, le retour sous la barre des 3 % de déficit public en 2027, bref, la politique du travail, c'est-à-dire la seule qui fera à nouveau de la France une grande nation de production et assurera l'équilibre de nos comptes publics.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Jamais personne n'a eu le moindre doute sur la collégialité des décisions. Ce qui se vit au sommet de l'État existe aussi dans les collectivités territoriales. Permettez-moi toutefois de faire une observation. Pendant sept ans, le désendettement de la France a été votre obsession ; or tous les crédits des missions présentées dans le PLF 2024 étaient en augmentation, sauf ceux de la mission « Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation ». Le contraste entre le discours et la réalité est saisissant... Vous êtes en porte-à-faux, puisque le Sénat avait proposé des réductions de la dépense publique que le Gouvernement n'a finalement pas pris en compte.
M. Bruno Le Maire. - Je vous l'accorde : s'il y a une assemblée qui a proposé des réponses, c'est bien le Sénat.
À mon tour de faire deux observations. Nous avons proposé en 2024 une réduction des dépenses publiques par rapport à 2023. Par ailleurs, comme ministre démissionnaire, c'est-à-dire sans les leviers pour agir, j'ai laissé à mon successeur une copie du PLF pour 2025 où le budget de l'État était en forte diminution par rapport à 2024.
Enfin, disons-le, the elephant is in the room : si les dépenses de l'État représentent 30 % du total des dépenses publiques, les dépenses des collectivités locales en représentent 20 % et la dépense sociale 50 % ! Ce débat, fondamental pour l'avenir des finances publiques et pour le redressement budgétaire du pays, permet d'éclairer nos compatriotes. La raison première des déficits en France n'est pas un événement exceptionnel lié aux recettes, mais le poids de la dépense sociale et un volume de travail insuffisant, expliquant que la France n'ait pas eu de budget à l'équilibre depuis cinquante ans. Toutes les commissions d'enquête du monde, aussi souhaitables soient-elles, ne changeront rien à cette réalité contre laquelle nous nous sommes battus pendant sept ans. Nous ne nous donnons pas les moyens financiers de notre modèle social, à un moment où le vieillissement de la population et le progrès technologique rendent ce modèle social toujours plus coûteux. Je remercie M. le rapporteur général de m'avoir permis d'apporter cette précision.
M. Claude Raynal, président. - J'apporterai moi aussi une précision : le débat est beaucoup plus large. Parlons des recettes de l'État : est-il utile, dans les périodes de crise, de se priver de telles recettes ? Vous mettez certains points en lumière, mais d'autres restent dans l'ombre.
M. Bruno Le Maire. - Je vais y venir.
Les discussions budgétaires obéissent à des règles, à un calendrier, à une répartition des rôles fixés par la Constitution. Le budget est établi sous le contrôle du HCFP et sous le contrôle du Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 28 décembre 2023, a écarté le grief d'insincérité pour le PLF pour 2024.
Enfin, toute la crédibilité d'un budget en année n repose sur la bonne exécution du budget précédent, en année n-1. Ainsi, l'on traîne une mauvaise exécution de l'année précédente comme un boulet, et la marche à franchir ensuite est beaucoup plus élevée. C'est exactement ce qui s'est passé.
La France n'est pas seule concernée. Mon ancien homologue Christian Lindner, qui n'est plus ministre des finances depuis hier, vient d'annoncer que les recettes de l'État fédéral allemand s'étaient dégradées de 12,7 milliards d'euros en six mois et que la perte de recettes fiscales totale serait de 58 milliards d'euros en quatre ans. Les Allemands ne sont pourtant pas réputés pour leur laxisme budgétaire ; ils sont confrontés exactement au même problème de prévision.
Le 27 septembre 2023, le budget pour 2024 est présenté en conseil des ministres, au cours duquel, en accord avec le Président de la République et la Première ministre, j'alerte mes collègues sur la nécessité absolue de veiller à leurs dépenses. Selon l'avis du 22 septembre 2023 du HCFP, nos prévisions de croissance et de recettes sont plausibles. Tout est donc en ordre pour atteindre notre objectif de 4,9 % de déficit en 2023 et de 4,4 % en 2024. Dans leurs notes d'octobre 2023, la direction générale des finances publiques (DGFiP) et le Trésor confirment que les recettes fiscales pour 2023 sont conformes à nos prévisions : plus 500 millions d'euros pour la TVA, plus 400 millions d'euros pour l'impôt sur le revenu, moins 700 millions d'euros pour l'impôt sur les sociétés, soit un solde net positif de 200 millions d'euros. Le 27 octobre, le HCFP confirme que la prévision de recettes pour 2023 est globalement plausible. Le 29 novembre 2023, l'OCDE reconnaît que la croissance du PIB a été plus forte que prévu, que la France échappera à la récession et qu'elle aura une croissance positive.
Par conséquent, en l'absence d'autres remontées, nous pouvons considérer que tout est nominal dans notre trajectoire budgétaire jusqu'à fin novembre 2023. La croissance est là, les recettes rentrent, nous pouvons tenir nos objectifs, nous sommes sincères et suivons la bonne direction. Par ailleurs, nous sommes déjà très avancés dans l'examen du PLF au Parlement.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Monsieur le ministre, toutes ces questions ont déjà été traitées lors de votre audition du mois de mai. Nous avons souhaité réactiver notre mission d'information pour aborder ce qui s'est passé au début de l'année 2024, car cela marque une véritable rupture dans la gestion des comptes publics. Les Français et la représentation nationale souhaitent vous entendre sur cette période-là. Le passé de l'été 2023 ne nous éclaire pas.
M. Bruno Le Maire. - Je suis non pas à l'été 2023, mais à l'automne : j'ai donc avancé - chi va piano va sano...
M. Claude Raynal, président. - Ne jouons pas sur les mots, monsieur le ministre.
M. Bruno Le Maire. - J'ai trop longtemps entendu dire que le ministre des finances avait raconté n'importe quoi, qu'il savait dès l'automne, qu'il a trompé, pour ne pas donner ma vérité, pièces à l'appui, aujourd'hui : à la fin du mois de novembre 2023, tout était parfaitement aligné pour tenir nos objectifs de finances publiques.
Pour en venir à 2024, je m'autorise tout de même un tout petit retour sur cette fameuse note du 7 décembre 2023.
On ne peut comprendre ce qui s'est passé en 2024 que si l'on ne revient pas sur les événements de 2023. Alors que j'ai subi, des mois durant, des attaques, que j'ai entendu des mensonges sur mon action, je souhaite pouvoir présenter aujourd'hui un certain nombre d'éléments de vérité.
La note du Trésor du 7 décembre 2023 alerte sur la baisse de recettes de la TVA - la DGFiP prétendait le contraire un mois plus tôt. Elle alerte également sur le moindre rendement de la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité et sur la hausse des dépenses des collectivités locales. Il est précisé qu'il ne faut pas rendre ces éléments publics.
La baisse de l'impôt sur les sociétés n'est pas mentionnée, alors qu'elle explique largement la dégradation. Enfin, la note insiste sur la forte incertitude qui entoure ces prévisions.
Y a-t-il eu, de ma part, une quelconque volonté de ne pas informer le Parlement ou de retenir des informations ? Certainement pas. J'ai toujours fait preuve de la transparence la plus totale à l'égard du Parlement ; au reste, je prends tout le temps nécessaire, ce matin, pour présenter les éléments essentiels.
D'ailleurs, une autre méthode de travail peut être envisagée. Je propose, non pas ès qualités, mais avec la liberté de celui qui n'est plus en fonction, de transmettre en temps réel les budgets économiques d'été et d'hiver du Trésor aux commissions des finances du Sénat et de l'Assemblée nationale ainsi que toutes les notes de prévision du Trésor et de la DGFiP aux deux seuls présidents des commissions des finances et aux deux seuls rapporteurs généraux de l'Assemblée nationale et du Sénat. Voilà un changement radical de méthode.
M. Claude Raynal, président. - Pour être clair, vous reprenez nos deux propositions, n'est-ce pas ?
M. Bruno Le Maire. - Je reprends les deux propositions sur lesquelles j'avais émis des réserves comme ministre des finances et sur lesquelles je n'en émets plus.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Homme libre toujours tu chériras le Parlement - notamment le Sénat.
M. Bruno Le Maire. - Ce n'est pas un simple changement de méthode technique, c'est une évolution radicale des rapports entre l'exécutif et le législatif sur la préparation du budget.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La solidarité gouvernementale entravait donc votre action...
M. Bruno Le Maire. - Non, je n'ai jamais été entravé, je faisais partie d'une équipe...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pour mettre en oeuvre cette proposition, j'entends.
M. Bruno Le Maire. - C'est ma fonction de ministre des finances qui m'entravait : à cette place, votre vision des rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif n'est pas aussi large que celle d'un citoyen libre.
Que le législatif et l'exécutif préparent de façon plus étroite le budget me semble salutaire : c'était votre proposition, je la reprends à mon compte.
J'insiste tout de même sur un point essentiel : si ces notes sont transmises en temps réel seulement aux présidents et aux rapporteurs généraux de ces commissions - j'y insiste -, alors il faut s'assurer de leur confidentialité totale, sauf à risquer un recalage permanent des objectifs de finances publiques de la France et une perturbation du monde économique et des marchés. C'est à cette seule condition qu'une telle évolution est souhaitable.
Alertés par les notes du 7 décembre et, pour mémoire, du 21 décembre de la DGFiP, sommes-nous restés inactifs ?
Je le rappelle brièvement, Thomas Cazenave et moi-même avions déjà annulé 6 milliards d'euros de crédits sur les dépenses de l'État. Je le précise aussi - nous étions passés rapidement sur ce point lors de la précédente audition -, le 13 décembre 2023, j'ai informé la Première ministre, par respect de la procédure gouvernementale, du contenu de la note du Trésor, en l'alertant sur le risque de poursuivre des annonces coûteuses et sur le risque de dégradation de notre note souveraine. Je lui ai proposé de préparer des mesures de correction pour consolider, le cas échéant, notre trajectoire de finances publiques pour 2024 et pour 2025. Ainsi, dès le 13 décembre, nous avons anticipé, pour être prêts au cas où ces estimations se confirmeraient. La décision sur la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) ou la décision d'annuler 10 milliards d'euros de crédits ne se prennent pas du jour au lendemain : j'ai anticipé. Je le redis, dès le 13 décembre, j'ai fait les propositions à la Première ministre, si bien qu'en cas de dégradation, nous étions prêts.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - À cette date, le budget n'est pas encore adopté, je le précise.
Le Sénat, lors des débats budgétaires, a fait des propositions d'économies, mais elles n'ont pas été suivies d'effets.
M. Bruno Le Maire. - Je ne le conteste pas.
M. Claude Raynal, président. - Comment la Première ministre a-t-elle réagi à vos alertes ?
M. Bruno Le Maire. - Elle a réagi favorablement, puisque j'ai pu travailler sur ces propositions et, lorsque la dégradation s'est confirmée, les mettre en oeuvre tout de suite.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pourtant, vous avez toujours maintenu votre objectif de déficit public.
M. Bruno Le Maire. - Oui, j'y reviendrai. Il est sain de maintenir cet objectif, car si le ministre des finances, le seul gardien du temple, mollit, tout derrière lui disparaît et s'effondre.
J'en viens à 2024 : le 8 janvier, j'indique clairement à l'occasion de mes voeux aux acteurs économiques que le plus dur est devant nous. À cette occasion, j'ai maintenu, vous l'avez rappelé, l'objectif de déficit à 4,4 % pour 2024, et je l'ai de nouveau maintenu le 18 février.
Cette déclaration me vaut aujourd'hui des accusations brutales : « Il savait et ne nous a rien dit. » D'abord, j'ai dit que la situation était difficile et que le plus dur était devant nous, et ce dès le 8 janvier ; je m'inscris donc totalement en faux contre ces accusations. Ensuite, je ne disposais à cette date que d'informations non définitives et incertaines. Nous n'avions pas encore les nouvelles évaluations internationales sur la croissance ; nous en restions aux chiffres du Fonds monétaire international (FMI) et de la Commission européenne, soit 1,3 % et 1,2 % de croissance. Les premières évaluations de la croissance sont arrivées au début du mois de février. Enfin, nous avions pris des mesures en gestion de 6 milliards d'euros pour éponger ces premières mauvaises nouvelles. Personne ne pouvait prévoir que ces mauvaises nouvelles allaient se poursuivre au cours de l'année 2024.
Par conséquent, le 8 janvier, il était sage et nécessaire de maintenir ce déficit de 4,4 %. Le rôle du ministre des finances est de maintenir la plus grande ambition en matière de déficit public le plus longtemps possible, sauf à risquer que chacun s'estime libre de dépenser autant qu'il le souhaiterait.
Entre le 19 janvier et le 16 février 2024, trois nouvelles alertes justifient de débloquer les décisions que j'avais proposées à la Première ministre le 13 décembre 2023, mais également de revoir notre trajectoire. Il ne s'agit plus uniquement d'un problème de recettes : à la mi-février 2024, le FMI et nos services nous apprennent que la conjoncture se dégrade. Cette dégradation brutale a eu lieu en trois semaines. Il est donc plus juste de la qualifier de « décrochage » que de « dérapage ». Deux notes du 19 janvier et du 24 janvier 2024, de la DGFiP, du Trésor et de la direction du budget, confirment les pertes de recettes fiscales et l'augmentation des dépenses des collectivités locales.
Le 16 février 2024, le Trésor fait état d'une dégradation du scénario macroéconomique et mentionne pour la première fois une croissance des prélèvements obligatoires légèrement moindre que l'activité. Comme vous l'avez relevé, il évoque la possibilité d'un déficit à 5,6 % en 2024...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le déficit est plutôt évalué à 5,7 %...
M. Bruno Le Maire. - Il insiste sur les aléas et il estime à 30 milliards d'euros les économies nécessaires pour tenir l'objectif de 4,4 %. Précisément, 30 milliards, c'est, à l'euro près, le montant d'économies que j'aurai décidé ou proposé d'ici juin 2024 : 5 milliards liés au relèvement de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité - je l'ai annoncé en janvier au journal de 20 heures sur TF1 -, 10 milliards d'euros d'annulation de crédits - autre décision annoncée au journal de 20 heures sur TF1. À tous ceux qui estiment que nous n'avons pas pris les décisions nécessaires, je leur rappelle qu'elles m'ont valu une volée de bois vert et d'être caricaturé en « Père la rigueur ».
Ensuite, j'y reviendrai, j'ai proposé de déposer un projet de loi de finances rectificative (PLFR) en avril d'un montant de 15 milliards d'euros. Au total, cela fait 30 milliards d'euros. Et c'est le montant qui permet, suivant cette note, de tenir notre objectif de déficit de février 2024.
À nouveau, les services recommandent de ne pas communiquer. À la fin du mois de janvier, je prends donc la décision de mesures d'économies fortes, et je fais l'annonce sur la TICFE.
Nous décidons de revoir nos objectifs structurels de croissance et de finances publiques, sur la base des évaluations des institutions internationales en février 2024. La France est un paquebot et non un hors-bord que l'on piloterait au doigt mouillé : vous ne changez de direction que sur la base d'éléments solides, fiables et confirmés.
Or, en février 2024, les évaluations des institutions internationales confirment la dégradation de la conjoncture économique et soulignent que l'aggravation des tensions au Proche-Orient, les incidents en mer Rouge et la poursuite de la guerre en Ukraine auront un impact sur la croissance de 2024. L'OCDE révise à la baisse la croissance française, tout comme le FMI et la Commission européenne au début du mois de février.
J'informe donc le Président de la République de cette nouvelle donne stratégique par une note du 6 février 2024, sur la base de documents solides, de données fiables et d'évaluations internationales.
Je lui propose trois décisions : une révision de la croissance de 1,4 % du PIB à 1 %, le maintien de nos objectifs de déficit, 5 milliards d'euros d'économies supplémentaires plus 5 milliards d'annulations de crédits gelés, pour un montant total de 10 milliards d'euros. Je propose également, le 6 février, de travailler à des mesures nouvelles qui pourraient figurer dans un projet de loi de finances rectificative en avril.
Toutes ces propositions seront validées par le Président de la République, à l'exception, comme vous le savez, du dépôt d'un projet de loi de finances rectificative.
Le 18 février 2024, je reprends la parole au 20 heures de TF1 - je reconnais que ces annonces, notamment le chiffre de la croissance, auraient dû faire l'objet d'un échange préalable avec les présidents et les rapporteurs généraux des commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat. S'il y a bien une erreur, c'est celle-ci, et je la reconnais. C'est d'ailleurs pour cela que je propose de réformer en profondeur la procédure budgétaire, en associant beaucoup plus étroitement l'exécutif et le législatif.
M. Claude Raynal, président. - Heureusement que vous êtes devenu un homme libre...
M. Bruno Le Maire. - C'est heureux, oui. Il s'agit d'une proposition importante.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Près de soixante jours se sont alors écoulés entre l'adoption définitive du projet de loi de finances et votre déclaration.
Je note que vous nous apportez aujourd'hui plus d'informations sur cette période que lors de votre précédente audition. Permettez-moi de m'en étonner.
Au cours des auditions, presque tous les intervenants ont mentionné que les agences de notation laissaient entrevoir la possibilité d'une dégradation de la note de la France, mais vous n'avez pas abordé ce point.
Vous omettez également un sujet qui préoccupe le Sénat depuis 2021 : les reports de crédits. En effet, vous mentionnez des ajustements budgétaires, mais vous oubliez de signaler qu'il restait des crédits non utilisés dans le budget exécuté de 2023 - pas moins de 16 milliards d'euros ! -, qui échappent à l'autorisation du Parlement et que vous avez reportés en mars. Ainsi, pour 2024, le budget réel sera supérieur de 6 milliards d'euros à celui que le Parlement a voté.
M. Bruno Le Maire. - Puis-je vous faire une confidence ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je crains qu'elle ne soit publique...
M. Bruno Le Maire. - Alors, je la révèle au public : j'aime beaucoup cette audition. Elle permet d'aller au fond des choses ; elle sera donc utile à nos compatriotes. C'est la seule chose qui compte à mes yeux.
Vous avez tout à fait raison : soixante jours seulement se sont écoulés, cela souligne la brièveté de cette dégradation, ce qui me fonde à parler de décrochage.
Il est normal que le plan de relance de 100 milliards d'euros, pris à la suite du covid, ait entraîné des reports de crédits un peu plus élevés que d'ordinaire. Je vous le concède, nous avons tiré sur la corde, et ce n'est pas une bonne chose. Il faut revenir à la normale au plus vite, car les reports de crédits dépossèdent le Parlement de son pouvoir législatif.
M. Claude Raynal, président. - Tout d'abord, je rappelle que votre décret d'annulation de 10 milliards d'euros de crédits - le plus important depuis nombre d'années - est à la limite de qui vous est autorisé. Il est d'autant plus inhabituel qu'il a été pris dès février et non, comme on aurait pu le comprendre, en septembre. C'est un arrêt brutal des dépenses.
Ensuite, vous prétendez avoir pris les mesures nécessaires, mais en effectuant le solde de vos actions l'on observe que 16 milliards d'euros de crédits reportés moins 10 milliards de crédits annulés, cela revient à une augmentation du budget de 6 milliards d'euros. Autrement dit, il n'y a pas eu de véritable mesure de freinage.
M. Bruno Le Maire. - J'étais le seul à appuyer sur la pédale de frein - avec le soutien du Sénat !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le Sénat, vous l'avez entendu, mais vous ne l'avez jamais écouté.
M. Bruno Le Maire. - Je vais en venir aux déclarations des uns et des autres sur les annonces que nous avons faites sur les 10 milliards d'euros. Je me permets juste de terminer sur les remarques du rapporteur général.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Une fois de plus, le président et moi-même saluons le fait que votre liberté retrouvée vous donne une sorte de sympathie compréhensive à l'endroit des propositions que nous avons faites avec la même sincérité et avec la même détermination pendant des mois, sans qu'elles ne soient jamais retenues.
M. Bruno Le Maire. - Je l'ai reconnu très simplement et très humblement.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous évoquez la demande d'un PLFR, que nous avons également sollicité très tôt, mais nous n'allons pas faire la course à l'échalote en tâchant de déterminer qui a porté cette requête le premier, la situation méritant mieux.
J'en conclus néanmoins que, dès le mois de février, vous saviez que l'objectif d'un déficit public de 4,4 % était en fait inaccessible.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il y a bien une contradiction entre les propos tenus à la télévision le 18 février et la teneur de votre note du 6 février : où est la vérité ?
M. Bruno Le Maire. - C'est exactement l'inverse. À chaque fois que des alertes ont été confirmées, j'ai soit pris une décision, soit anticipé une décision, y compris par le véhicule adapté permettant de tenir l'objectif, c'est-à-dire le PLFR. La note du Trésor mentionne alors clairement une dégradation qui se confirme sous l'effet des dépenses des collectivités locales, et indique que 30 milliards d'euros d'économies sont nécessaires afin de tenir un objectif de 4,4 %.
Je prépare alors 30 milliards d'euros d'économies et prends sur moi le fait d'aller présenter aux Français des mesures impopulaires, devant le grand public donc, et sans rien cacher de la difficulté de la situation de nos finances publiques. Dans le même temps, je suis lucide sur le fait que la dégradation de la croissance doit nous conduire à réviser nos objectifs stratégiques : c'est ce que nous faisons alors dans le cadre de la préparation du PStab.
Avant de revenir sur celui-ci, je tiens à répondre sur les agences de notation, en soulignant qu'il n'existe aucune interférence entre ces dernières et les décisions que je prends dans le cadre de la préparation du budget.
Voici mon agenda : j'ai vu l'agence Standard & Poor's le 17 mai 2023, le 7 novembre 2023 et le 15 mai 2024 ; j'ai rencontré l'agence Moody's le 4 novembre 2022 et le 7 avril 2024 à Washington, en marge des assemblées du FMI. Je n'ai donc eu aucun contact avec les agences de notation au début de l'année 2024.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pardon, mais ce n'est pas ce que j'ai évoqué. Tenir compte des travaux des agences de notation ne veut pas dire détailler l'agenda du ministre de l'économie et des finances.
M. Bruno Le Maire. - Je tenais à clarifier ce point et à souligner que nos décisions au niveau politique n'interfèrent pas avec les travaux réguliers des services chargés de placer la dette française au meilleur taux possible.
M. Claude Raynal, président. - Il n'est pas question des rencontres avec les agences et nous prenons acte de votre agenda. Accordons-nous sur un point : alors que vous disposez de la liberté de faire état ou non de telle ou telle note de l'administration, vous décidez de prendre des mesures immédiatement après la réception de la note concernée, dans des conditions tout à fait extraordinaires. En effet, alors qu'un temps est en général consacré aux discussions entre ministères afin de préparer le terrain et d'obtenir des accords, le processus a été en l'espèce très rapide et brutal, en ne prenant que quelques jours.
Il s'agit alors donc bien de répondre à une urgence, le climat du moment étant marqué par l'interrogation sur une éventuelle dégradation de la note de la France. Je n'ai donc pas besoin de savoir si vous avez rencontré ou non telle ou telle agence de notation, mais la rapidité de la décision ne visait-elle pas d'abord à envoyer un signal aux marchés, en les assurant que la situation était sous contrôle ?
M. Bruno Le Maire. - Ma réponse est très clairement « non », ce n'est pas ce qui explique la rapidité de ma décision. Cela dit, il serait tout de même assez inquiétant que le ministre de l'économie et des finances ne se soucie pas de l'avis des agences de notation, dont les décisions ont des répercussions directes sur le niveau du taux et de la charge de la dette. Il s'agit donc de l'un des éléments de la décision, le ministre conservant son libre arbitre.
Une fois encore, je porte la responsabilité de ce que mes services ont fait et, si c'était à refaire, je referais exactement la même chose : quand je suis alerté le 21 décembre, à la veille des fêtes de Noël, de la probabilité d'une perte de recettes de 4,8 milliards d'euros alors que je viens de réaliser 6 milliards d'euros d'économies, vous pensez bien que je n'allais pas me précipiter au journal de 20 heures pour dire aux Français que tout allait mal.
Quand vous allez chez un médecin et que celui-ci recommande des examens supplémentaires pour identifier une éventuelle maladie, allez-vous alerter femme et enfants pour vous plaindre ?... Ce ne serait ni humain ni responsable, et le processus est exactement le même pour le ministre de l'économie et des finances, qui prend sur lui un certain nombre d'informations et qui veille sur l'une des économies les plus puissantes de la planète...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La situation se dégrade, malheureusement...
M. Bruno Le Maire. - Le ministre ne peut donc pas prendre des décisions à la légère et doit attendre d'avoir des certitudes avant d'arrêter son choix. Cela étant dit, s'il est informé du fait qu'il pourrait se passer quelque chose, sa responsabilité consiste à anticiper afin de passer au bloc opératoire rapidement si l'alerte se confirme. C'est exactement ce que nous avons fait.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous avez indiqué ne pas avoir obtenu satisfaction sur le PLFR. Il y a là une question que vous esquivez pour l'instant : alors que vous savez que l'objectif d'un déficit à 4,4 % du PIB est intenable, vous continuez pendant quelques jours à tenir un discours maintenant ce cap, tout en préconisant des efforts.
M. Bruno Le Maire. - Oui, et je referais exactement la même chose.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - De mon point de vue, vous persistez alors dans l'erreur, ce qui se voit et ce qui se comprend aisément.
M. Bruno Le Maire. - Non, je ne le pense pas.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La rigueur et la bonne tenue des comptes ne sont pas compatibles avec un double langage à la tête de l'État face à une situation qui se dégrade, et qui se dégradera très gravement dans les semaines et les mois qui suivent.
M. Bruno Le Maire. - Comment peut-on m'accuser de double langage ?...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce n'est pas une accusation, mais un constat.
M. Bruno Le Maire. - Comment peut-on m'accuser d'avoir un double langage lorsque j'avertis les Français de la gravité de la situation lors de mes voeux le 8 janvier, lors du 20 heures de TF1 le 21 janvier et enfin à l'occasion du 20 heures de la même chaîne le 18 février ? Aurais-je pu l'exprimer plus clairement ? Je ne le pense pas.
Vous affirmez en outre qu'il aurait fallu réajuster les objectifs immédiatement. Vous qui êtes attaché à la bonne tenue des comptes publics, monsieur le rapporteur général, vous savez pourtant qu'à partir du moment où vous commencez à diminuer l'objectif de déficit, vous relâchez l'effort : c'est pourquoi ce réajustement ne peut intervenir qu'en temps utile et c'est pourquoi j'estime avoir alerté, pris les décisions et révisé les objectifs au bon moment.
Lorsque j'ai annoncé l'augmentation de la TICFE pour récupérer 5 milliards d'euros, tout le monde était vent debout. De la même manière, après l'annonce de 10 milliards d'euros d'annulations de crédits au 20 heures de TF1, les députés n'ont pas manqué, lors de mon audition par la commission des finances de l'Assemblée nationale le 6 mars 2024, de dénoncer l'« austérité » menée par le ministre de l'économie et des finances : « opération d'économies records », « plan d'austérité », « saignée budgétaire », « compression budgétaire » ; on m'a même accusé d'être un « assassin » ! Comme les mots n'ont plus guère de poids dans la politique française, on peut tout dire... Voilà les accusations auxquelles j'ai eu droit le 6 mars parce que j'avais engagé les économies nécessaires. Plaisante accusation que celle de la gabegie aujourd'hui, de la part de ceux qui me reprochaient de mener une politique d'austérité hier !
Il fallait donc un nouveau programme de stabilité puisque nous disposions de nouvelles prévisions de croissance. Entre fin mars et début avril 2024, soit au cours de la dernière phase de mon action comme ministre de l'économie et des finances de plein exercice, nous avions donc à redéfinir le PStab afin de tenir compte des évolutions de la conjoncture, avec un débat sur trois points : quel est le nouvel objectif de déficit pour 2024 ? Quel est le montant d'économies à réaliser pour atteindre cet objectif ? Enfin, quel est le vecteur juridique à employer ?
J'ai alors défendu les positions suivantes : tout d'abord, un déficit de 4,9 % du PIB en 2024 ; ensuite, 10 milliards d'euros d'économies supplémentaires, dont 5 milliards d'euros sur les dépenses de l'État par la réduction des aides à l'apprentissage et leur concentration sur les plus petites entreprises, 2,5 milliards d'euros sur les dépenses sociales, notamment par un meilleur contrôle des arrêts maladie de courte durée, 2,5 milliards d'euros sur les collectivités locales, à discuter au sein du Haut Conseil des finances publiques locales, que j'ai créé et que je souhaitais réunir le 9 avril. S'y ajoutent 5 milliards d'euros de prélèvements sur les rentes des énergéticiens et sur la taxation des rachats d'actions, soit au total 15 milliards d'euros d'économies. Enfin, ma troisième prise de position a consisté à défendre le recours à un PLFR.
Ces propositions auraient permis d'engager, dès le vote dudit PLFR, 15 milliards d'euros d'économies supplémentaires, pour un total de 30 milliards d'euros d'économies en 2024, ce qui aurait permis, avec la dégradation de la conjoncture, de contenir le déficit à 4,9 % du PIB.
Les arbitrages finaux sont rendus et retiennent un objectif de déficit public à 5,1 % et seulement 10 milliards d'euros d'économies supplémentaires, arbitrages qui restent ambitieux et dont je suis solidaire dans la mesure où ils préservent la possibilité de revenir sous le seuil des 3 % de déficit en 2027 sans augmentation d'impôts, ce qui est ma deuxième obsession. Je pense d'ailleurs qu'on aurait pu s'épargner les hausses actuellement imposées aux Français et aux entreprises en 2025.
La seule véritable divergence a porté sur l'opportunité d'un PLFR, option que je continue alors à défendre. Elle est en effet justifiée par le nécessaire respect du Parlement : après avoir décidé 10 milliards d'euros d'économies par voie réglementaire, il me semblait qu'il était préférable de passer par le Parlement pour engager 10 à 15 milliards d'euros d'économies supplémentaires.
M. Claude Raynal, président. - Vous ne pouvez pas dire que c'est préférable : c'est obligatoire du fait de la limitation du montant des économies par voie de décret à hauteur de 12 milliards d'euros.
M. Bruno Le Maire. - Tout ce qui a été fait l'a été dans le respect de la Constitution et des institutions, la loi organique nous permettant de dépenser et d'annuler 1,5 % de la totalité des crédits par voie réglementaire. Ce montant de 10 milliards d'euros d'économies était juridiquement légal, mais politiquement fragile, d'où mon plaidoyer en faveur d'un PLFR.
Je considérais, par ailleurs, que ce support législatif aurait renforcé la crédibilité de notre trajectoire budgétaire, et qu'il aurait permis de placer le sujet des finances publiques au centre du débat public dès avril 2024. L'objectif d'un PLFR n'aurait pas tant été de réaliser des économies, que l'on pouvait faire autrement, que de prendre le problème des finances publiques à bras-le-corps, en disant aux Français que ce sujet majeur devrait être impérativement débattu.
Sur un plan plus personnel, j'estime être de ma responsabilité la plus essentielle de garantir le respect des engagements du Président de la République et des engagements pris vis-à-vis des Français, de la représentation nationale et de mes homologues européens, à savoir le retour sous le seuil des 3 % de déficit en 2027. J'ai toujours pensé que nous doter des instruments juridiques les plus robustes - tels qu'un PLFR - et braquer la lumière sur la question des finances publiques aurait été souhaitable en avril 2024, afin de favoriser une prise de conscience collective.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Excusez-moi, monsieur le ministre, mais vos services vous alertent alors sur un risque de voir le déficit atteindre 5,7 % du PIB. Pourtant, vous retenez le seuil de 5,1 %, vous n'obtenez pas de PLFR et vous restez solidaire alors que vous dites que le moment est venu de faire la lumière sur la sérieuse dégradation des finances publiques. Nous sommes alors à quelques semaines d'un scrutin présenté comme n'ayant pas d'intérêt sur le plan de la politique intérieure, c'est-à-dire les élections européennes. Quels sont selon vous les liens entre un déficit estimé de 5,7 %, l'opportunité d'un PLFR et ces élections ?
M. Bruno Le Maire. - Vous pourrez poser cette question dans le cadre d'autres auditions. Homme de conviction, je pense que je devais cette décision aux Français, à nos partenaires européens et au Président de la République. Lorsque je prends un engagement, j'aime le tenir, ce qui nécessite d'en avoir les moyens. Mon obstination à défendre un PLFR en avril 2024 a été présentée par certains comme un calcul politique, mais je pense que les faits ont depuis lors démontré que cette détermination était exclusivement motivée par l'intérêt général.
M. Claude Raynal, président. - Nous sommes à un point important de la chronologie. Vous avez défendu publiquement un PLFR et tenté de gagner un arbitrage en suscitant un soutien, soutien que vous avez d'ailleurs obtenu de la part du Sénat.
M. Bruno Le Maire. - Ainsi que de la part des présidents des groupes parlementaires de la majorité.
M. Claude Raynal, président. - En dépit de ces soutiens, vous perdez donc cet arbitrage. Vous avez indiqué répondre en homme libre. La question politique des élections européennes a-t-elle, oui ou non, joué un rôle dans cette décision ?
M. Bruno Le Maire. - La réponse est à demander à ceux qui ont rendu l'arbitrage.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous ne pouvez pas faire une telle pirouette, monsieur le ministre !
M. Bruno Le Maire. - Il ne s'agit pas d'une pirouette : j'ai pris une position, je la défends et je suis solidaire des décisions qui sont prises, mais, si vous souhaitez obtenir une explication de la décision en cause, je pense qu'il faut interroger ceux qui l'ont prise.
M. Claude Raynal, président. - Votre conception de la liberté est un peu dégradée...
M. Bruno Le Maire. - La liberté n'exclut jamais le sens des responsabilités. Je vais continuer à avancer...
M. Claude Raynal, président. - Non, nous allons nous attarder un peu sur le PLFR. Dès lors que cet arbitrage défavorable est rendu, vous savez que le retour à l'équilibre des comptes ne tient plus dans la mesure où vous ne disposez plus des outils adaptés : vous ne pouvez pas créer de recettes nouvelles sans une loi, et vous ne pouvez pas - malgré ce que vous nous dites - accélérer fortement la diminution des dépenses par décret. Vous voilà donc stoppé net, après avoir proposé la seule voie qui avait du sens. Vous en tirez la conclusion que vous devez rester solidaire de ceux qui ont pris cette décision.
M. Bruno Le Maire. - Je vais me faire l'avocat de ceux qui se sont opposés au PLFR, le débat ayant été éminemment politique et non pas technique.
M. Claude Raynal, président. - Voilà une première réponse !
M. Bruno Le Maire. - Je pense en effet que le terrain de la technique n'est pas le bon : ceux qui ont refusé un PLFR avaient de bons arguments pour le faire, puisqu'il était parfaitement possible, au titre de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), de geler de nouveau 10 milliards d'euros de crédits. Du côté des recettes fiscales, il était parfaitement possible de prévoir un vote à l'été ou dans le cadre du PLF pour 2025, avec un effet rétroactif.
Mon appréciation était qu'il devenait malaisé de poursuivre les économies par voie réglementaire, même si cette option était techniquement recevable. Je pense que nous avons eu un désaccord sur le plan politique, eu égard à la fois au respect du Parlement et à l'exigence de placer les finances publiques au coeur du débat.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Qui a pris la décision alors ? Le Premier ministre ?
M. Bruno Le Maire. - Vous poserez la question aux intéressés.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il n'est pas question de dénoncer qui que ce soit en répondant à cette question.
M. Bruno Le Maire. - Ne comptez pas sur moi pour me désolidariser des hommes et des femmes avec qui j'ai travaillé pendant sept ans. Si une question doit être posée sur un arbitrage rendu par les personnes sous l'autorité desquelles je travaillais, c'est à celles-ci qu'il faut l'adresser.
Permettez-moi d'avancer sur l'année 2024. Face à une détérioration brutale de la conjoncture économique et à un décrochage exceptionnel de nos recettes fiscales, Thomas Cazenave et moi-même avons fait le maximum pour stabiliser la situation et préserver le rétablissement de nos comptes publics. Nous avons agi rapidement, avec sérieux et avec une pleine conscience de la gravité de la situation.
Début juin 2024, l'application pleine et entière des mesures décidées avec Thomas Cazenave nous aurait permis de contenir le déficit à 5,1 %. Après la dissolution, les chiffres ont continué à se dégrader avec, d'une part, des recettes fiscales toujours décevantes et, d'autre part, une augmentation des dépenses des collectivités locales à hauteur de 13,4 milliards d'euros par rapport à la loi de programmation des finances publiques (LPFP). Nous avons alors pris les seules mesures à notre disposition dans le cadre de la gestion des affaires courantes : nous avons placé 16,5 milliards d'euros en réserve et travaillé à des mesures en gestion, notamment concernant la sécurité sociale. Je précise que nous ne disposions plus alors ni de la légitimité institutionnelle ni des leviers administratifs pour prendre des mesures plus fortes. Je constate d'ailleurs que l'Assemblée nationale est en train d'étudier si nous n'aurions pas commis un excès de pouvoir pendant cette période.
Si toutes les mesures préparées avec Thomas Cazenave aux mois de juin et de juillet avaient été mises en oeuvre sans délai par le nouveau gouvernement, et si elles avaient été couplées aux mesures sur les rentes énergétiques et sur les rachats d'actions avec effet rétroactif, elles auraient permis de contenir le déficit pour 2024 à 5,5 % du PIB, sans augmentation d'impôts. Le chiffre d'un déficit supérieur à 6 % avancé par le Gouvernement est donc biaisé, car il résulte de son seul choix de ne pas reprendre à son compte l'intégralité de nos mesures de redressement.
En conclusion, le Président de la République m'a accordé sa confiance comme ministre de l'économie et des finances pendant sept ans, ce qui a été une lourde charge, mais surtout un honneur. En sept ans, nous avons créé 2,7 millions d'emplois ; le taux de chômage a été ramené au plus bas ; nous avons engagé la réindustrialisation du pays ; notre économie a obtenu de meilleures performances de croissance que la plupart de nos voisins de la zone euro, Allemagne comprise ; enfin, nous sommes redevenus la Nation la plus attractive pour les investissements étrangers.
Nous avons pourtant traversé la crise économique la plus grave depuis 1929 et avons connu une inflation galopante comme jamais depuis les années 1970. Face à ces crises majeures, nous n'avons jamais cédé à la facilité de l'augmentation des impôts, point sur lequel j'insiste tant il me tient à coeur : j'ai toujours dit « non » à l'augmentation de l'impôt sur les sociétés ou du prélèvement forfaitaire unique (PFU), même pendant le covid, car je sais trop bien qu'on commence toujours par taxer les riches pour ensuite taxer les classes moyennes, qu'on vise toujours les entreprises du CAC40 et qu'on finit par toucher les PME.
En France, la passion pour la dépense publique n'a d'égal que la passion des impôts, soit les deux faces d'une même médaille, celle de l'appauvrissement de la France, alors que je me suis toujours battu pour sa prospérité.
À un moment où chacun se découvre une passion subite pour les finances publiques - elles ont toujours été, en réalité, le parent pauvre du débat public en France -, je ne voudrais pas que six mois effacent sept ans de travail collectif : ce serait non seulement injuste, mais aussi inefficace pour résoudre les difficultés de la France.
Il est plus que légitime que la représentation nationale éclaire les Français sur la chute des recettes en 2023 et en 2024, mais je pense qu'il sera tout aussi salutaire qu'à la faveur de cette mission d'information du Sénat chacun comprenne que le rétablissement des finances publiques en France ne pourra se faire qu'à trois conditions : davantage de travail pour financer notre modèle social ; des réformes de structure de notre organisation administrative et sociale ; enfin, comme vous l'avez également proposé, monsieur le président et monsieur le rapporteur général, un changement profond de gouvernance dans le vote, l'exécution et le contrôle des lois de finances.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce feu d'artifice d'autosatisfaction se paie, excusez-moi de le rappeler, au prix d'une dette colossale qui pèse aujourd'hui sur tous les Français. Vous dites avoir été obsédé pendant sept ans par le désendettement de la France, mais les faits contredisent lourdement cette affirmation.
En outre, vous avez dit que le déficit de 6,1 % résultait du choix du gouvernement actuel. Le 11 septembre, date à laquelle vous étiez toujours ministre, le Trésor prévoyait un déficit de 6,3 %. Vous ne pouvez donc pas vous exonérer de la responsabilité qui était la vôtre, puisque vous étiez toujours ministre en exercice.
Nos concitoyens attendent autre chose que des renvois de balle assortis de quelques mauvais coups : la situation de notre endettement est très préoccupante, les comptes publics sont à la dérive, et nous sommes en état d'urgence budgétaire.
M. Bruno Le Maire. - Si nous étions les uniques responsables de l'endettement colossal de la France, nos comptes auraient été à l'équilibre depuis bien longtemps. Vous avez tous en tête la courbe de l'endettement public et vous savez parfaitement que celui-ci a bondi de 35 points depuis 2008 afin de faire face à la crise financière. Nous y avons ajouté 15 points face au covid, 70 % de cette dette additionnelle correspondant à des mesures de protection que j'assume, car il aurait été ensuite bien plus coûteux de relever l'économie française et les salariés. Je le redis, l'oubli est le drame des démocraties et nous avons oublié la violence des chocs du covid et de l'inflation, face auxquels nous avons fait le choix de la protection.
Concernant la prévision de déficit de 6,3 %, vous oubliez de dire qu'elle a été établie sans l'adoption de mesures complémentaires. Je confirme, je persiste et je signe : si Thomas Cazenave et moi-même avions pu appliquer toutes les mesures que nous envisagions, nous aurions contenu le déficit à 5,5 % en 2024. Le Gouvernement a fait un choix qui consiste à ne pas adopter de mesures rétroactives sur la rente des énergéticiens et sur la taxation des superprofits et des rachats d'actions, tout en décidant de ne pas aller plus loin dans les économies que nous avions proposées.
Quand on nous renvoie la balle en nous faisant porter la responsabilité d'un déficit à 6,1 %, je ne peux que protester : l'intégralité des mesures que nous avions proposées exigeait en effet d'être plus ferme sur la dépense de l'État et plus ferme avec les ministres qui menacent de démissionner au cas où leur budget serait réduit.
M. Albéric de Montgolfier. - Un regret, tout d'abord, monsieur le ministre : quasiment jamais vous n'avez repris un amendement du Sénat, qu'il s'agisse de la période du covid ou de la période la plus récente. Des amendements relatifs aux recettes étaient pourtant à votre disposition - sur les CumEx et la fraude, par exemple -, mais vous les avez jugés sans intérêt, tout comme des amendements portant sur les effectifs et les dépenses. Si le Sénat avait été davantage écouté, nous ne serions pas tout à fait dans la même situation.
Lorsque des réunions interministérielles se tiennent, un document qu'on appelle un « bleu » est édité. Est-ce qu'un document de ce type a été élaboré à l'occasion des réunions avec le Président de la République et le Premier ministre que vous évoquiez ? Si oui, pourrait-il être communiqué ?
M. Pierre Barros. - Permettez-moi d'introduire mon propos par la citation d'un collègue bien connu de cette commission : « Rien n'est dû à la fatalité, tout découle de choix politiques et donc vaut débat démocratique. » Ce petit clin d'oeil à Éric Bocquet, qui a siégé pendant treize ans au sein de cette commission, semble tout à fait adapté aux échanges que nous avons pu avoir ce matin.
Lors de la présentation du PLF pour 2025, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, Antoine Armand, a livré sa feuille de route : pas de matraquage fiscal avec des hausses de prélèvements ciblées et temporaires sur ceux qui en ont les moyens ; réforme des exonérations sociales pour éviter toute hausse du coût du travail ; réduction du déficit de l'État via une politique de resserrement assumé et notamment une forte contribution des collectivités territoriales ; augmentation de la durée du travail, qui serait insuffisante en France. Monsieur Le Maire, voyez-vous une différence entre la politique de l'offre que vous avez menée pendant sept ans à Bercy et celle de votre successeur ?
M. Thierry Cozic. - Monsieur le ministre, je ne reviens pas sur la politique de l'offre sur laquelle vous vous êtes arc-bouté avec une constance de forcené, politique qui a précisément placé nos finances publiques dans l'état dramatique que nous connaissons. Je ne reviens pas non plus sur les nombreux chèques non ciblés qui ont coûté des sommes faramineuses alors même que nous vous appelions à ce que les ménages les plus aisés n'en bénéficient pas. Je ne reviens pas non plus sur vos trop nombreuses estimations de croissance, souvent surévaluées, qui ont creusé des trous béants dans vos budgets. Le rapporteur général parlait même de vos prévisions de croissance comme relevant d'un « optimisme déraisonné ».
Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est de comprendre comment la chaîne de décision étatique n'a pas été en mesure de déclencher les freins institutionnels face à une dérive de plus de 50 milliards d'euros en une seule année. Dans cette affaire, votre responsabilité est totale : qu'un ministre de l'économie décide seul, tel un capitaine de bateau ivre, de maintenir un cap qui mène le navire Bercy vers l'abîme ne me surprend pas en macronie ; en revanche, que l'État n'ait pas eu les leviers pour freiner cette folie m'interpelle.
Vous avez récemment déclaré, au sujet de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, être heureux « de pouvoir établir la responsabilité de chacun dans les dérives de nos comptes publics ». Nous y sommes ce matin : pouvez-vous me dire quel rôle a joué le secrétaire général de l'Élysée, Alexis Kohler, qui s'opposait fermement à votre demande de présenter un PLFR au printemps dernier ? Le Président de la République ne souhaitait pas non plus de collectif budgétaire, renvoyant la décision au lendemain des élections européennes.
Dans cette affaire, vous semblez avoir été la victime consentante de vos propres turpitudes. Ma question est donc simple : lors de l'affaire Benalla, le président Macron avait lancé, bravache : « S'ils cherchent un responsable, il est là, qu'ils viennent me chercher. » Eu égard à la tournure qu'ont pris les derniers mois de votre fonction et en dépit de votre incapacité à peser dans les choix qui ont été faits, diriez-vous que nous devons aller chercher le véritable responsable à l'Élysée ?
Mme Nathalie Goulet. - J'aimerais obtenir votre avis sur l'importante diminution des personnels affectés au contrôle fiscal, l'impossible mise en place de dispositions contre la fraude à l'arbitrage des dividendes, l'impossible révision de conventions fiscales internationales - pourtant souhaitée par l'OCDE - et l'impossible mise en place de mesures structurelles fortes destinées à lutter contre la fraude sociale, fiscale et douanière. Enfin, pourriez-vous éclairer votre obstination sur la niche de la Fédération internationale de football association (Fifa) et le fait qu'il ait fallu attendre le Conseil constitutionnel pour en venir à bout ?
M. Raphaël Daubet. - Monsieur le ministre, merci pour vos explications pédagogiques et vos interrogations poussées sur la responsabilité politique et le rapport avec l'administration. Avec le recul, ne pensez-vous pas qu'il serait bon, pour un ministre de l'économie et des finances, d'avoir exercé au cours de son parcours la présidence d'un exécutif local ?
M. Michel Canévet. - Nous sommes dans l'ancienne chapelle du palais du Luxembourg et j'ai l'impression que cette séance tient beaucoup du confessionnal. Ne regrettez-vous pas d'avoir été trop peu à l'écoute du Sénat et trop peu présent dans son enceinte au cours des sept années de votre mandat à Bercy ?
Par ailleurs, la LPFP avait prévu un déficit de 4,9 % pour 2023, alors que nous terminons à 5,5 %, soit un écart significatif. Le PStab a rectifié les choses pour 2024, avec une prévision initiale d'un déficit de 5,1 %, qui pourrait peut-être s'établir finalement à 6,1 % : nous observons donc une dégradation continue dans les programmations pluriannuelles, ce qui s'explique sans doute par une insuffisante maîtrise des recettes et des dépenses.
Comment les recettes et des dépenses sont-elles concrètement appréhendées à Bercy ? Est-ce au moyen de notes périodiques émanant de la direction du budget ou de la direction générale du Trésor, ou de tableaux de bord qui permettent d'évaluer en permanence l'évolution des recettes et des dépenses ?
Selon le groupe Union Centriste, les économies ne suffiront pas à résoudre la situation actuelle et il faudra de nouvelles recettes, même si nous ne plébiscitons pas les prélèvements obligatoires. Nous regrettons qu'un certain nombre de mesures aient été prises sans concertation, alors qu'il aurait fallu tenir compte, entre autres, de l'impact de la suppression de la taxe d'habitation. Il s'agissait certes d'un engagement présidentiel, mais était-il nécessaire, par ailleurs, de supprimer la redevance audiovisuelle dès 2022 ? Pourquoi ne pas avoir attendu 2027 pour le faire ?
Mme Ghislaine Senée. - Vous avez souhaité justifier chacune de vos décisions et avez conclu votre intervention par le fait que vous assumiez complètement votre choix de réduire la fiscalité des entreprises et de ne pas augmenter les impôts. Toutefois, ne regrettez-vous pas cette volonté de systématiquement diaboliser le recours aux nouvelles recettes, alors qu'elle aboutit à dire aux Français qu'ils n'auraient plus à assumer ce qui a toujours fait la grandeur du pays, c'est-à-dire le haut niveau de ses services publics ? Votre discours recèle cette contradiction, et j'aurais aimé que vous puissiez le reconnaître.
Mme Christine Lavarde. - Est-ce que le ministre qui prenait des mesures de freinage d'urgence des dépenses publiques en 2024 avait le sentiment d'être cohérent avec le ministre qui, fin 2023, discutait avec ses partenaires européens de la révision du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), en demandant notamment un assouplissement du volet correctif afin de permettre la poursuite des investissements ?
M. Jean-Baptiste Olivier. - Monsieur le ministre, je comprends que vous plaidiez « responsable, mais pas coupable », mais je trouve votre tentative de reporter une partie de la responsabilité sur le Gouvernement actuel proprement inacceptable, car c'est lui qui va devoir gérer la situation.
Vous avez en outre évoqué le poids des dépenses sociales, qui représentent effectivement l'essentiel des dépenses du pays. Cependant, le déficit public est, quant à lui, quasi intégralement porté par le déficit de l'État. Nous empruntons désormais à des taux plus élevés que l'Espagne, et je m'interroge : pourquoi ce pays, comme le Portugal, l'Italie et la Grèce, a réussi à fournir les efforts que la France n'a su consentir ?
M. Vincent Capo-Canellas. - Si nous suivons votre raisonnement, monsieur le ministre, le déficit se situerait à 5,5 % si vos mesures avaient été mises en oeuvre, après une prévision initiale de 4,4 % ensuite réévaluée à 4,9 %, puis à 5,1 %, et nous voilà désormais à 6,1 %. Face à ce dérapage incontestable, pourquoi ne pas avoir alerté à l'été ? Vous avez indiqué avoir proposé des mesures avant la dissolution, celles-ci n'ayant pas été mises en oeuvre. Avez-vous alerté en interne ? Existe-t-il des preuves attestant que vous avez signifié être privé des moyens et outils nécessaires du fait du passage en gestion des affaires courantes ? Pourquoi n'avez-vous pas alerté publiquement au sujet du danger pesant sur les comptes publics dans la période où le gouvernement était démissionnaire ?
Par ailleurs, vous avez évoqué l'élasticité des recettes et la dégradation de la conjoncture, mais comment quantifiez-vous la part de chacun de ces phénomènes ? Quelle est la part de non-maîtrise des recettes ? N'a-t-on pas mené une politique de l'offre sans la financer ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je vous demande de bien vouloir nous communiquer les documents dont vous avez fait état au cours de votre présentation, car ils seront indispensables en tant que preuves.
Dans les responsabilités que vous avez exercées, vous assumez donc tous les choix en solidarité, ce qui vous conduit tout de même à devoir assumer la dégradation et la dérive des comptes publics de notre pays. En regardant ces sept années d'exercice et le passage d'un déficit qui était inférieur à 3 % en 2018 à plus de 6 % aujourd'hui, vous avez donc préféré assumer la dégradation plutôt que de démissionner.
M. Bruno Le Maire. - Monsieur le rapporteur général, le sens de l'État, c'est le sens des responsabilités. Si un ministre de l'économie et des finances venait présenter une dégradation des comptes publics en déclinant toute responsabilité, je n'aurais que peu de respect pour lui. Je prends ma part de responsabilité, mais j'insiste sur le fait que ces événements revêtent un caractère exceptionnel et que la dégradation sur la période 2023-2024 est liée à une perte de recettes brutale que d'autres pays ont connue, dont l'Allemagne. Face à cet événement inattendu et imprévisible, je pense sincèrement avoir pris toutes les décisions nécessaires, même les plus impopulaires, et souvent avec l'opposition très forte des autres formations politiques. Je vous transmettrai bien naturellement les documents que j'ai évoqués.
Monsieur Capo-Canellas, j'ai alerté pendant l'été - vous pourrez reprendre mes déclarations - en indiquant que la gestion des affaires courantes entraînait un risque de perte de maîtrise des finances publiques. J'ai appelé à ce qu'un nouveau gouvernement soit rapidement nommé, car je n'étais pas en mesure de prendre les décisions administratives, politiques et juridiques pour annuler des crédits ou freiner la dépense.
Je trouve d'ailleurs assez piquant qu'une plainte pour excès de pouvoir soit envisagée par l'Assemblée nationale : soit j'ai pris trop de décisions, soit pas assez, mais il faut choisir.
Concernant les différentes prévisions de déficit, je ne rejette pas la responsabilité sur qui que ce soit, mais je tiens à rétablir les faits et maintiens donc mon affirmation : si toutes les décisions que nous avions laissées sur la table avaient été prises, nous serions à 5,5 % de déficit et non pas à 6,1 %.
Monsieur de Montgolfier, j'ai reconnu que nous aurions été bien inspirés de reprendre certaines propositions du Sénat. Pour ce qui est des réunions d'arbitrages, elles ne donnent pas lieu, à ma connaissance, à un « bleu », réservé aux réunions interministérielles de Matignon.
Ensuite, la politique de l'offre, que je préfère nommer « politique du travail », va vraisemblablement être poursuivie par Antoine Armand, et je persiste à penser que seule l'augmentation du volume global de travail résoudra nos problèmes. En raison d'une entrée plus tardive et d'une sortie plus précoce du marché du travail, le volume de travail est en effet bien plus faible que dans d'autres pays de l'OCDE, alors que les dépenses sociales sont bien plus élevées qu'ailleurs : là réside le vrai problème des finances publiques françaises, que nous avons commencé à résoudre avec la réforme des retraites et celle de l'assurance chômage.
La niche de la Fifa a, quant à elle, été supprimée par le Conseil constitutionnel, qui a par ailleurs reconnu, dans sa décision du 28 décembre 2023, la sincérité du projet de budget que nous avions engagé.
Monsieur Daubet, il est sans doute souhaitable d'être président d'un exécutif local. Si je n'ai pas exercé cette fonction, j'ai eu quinze années d'engagement local comme conseiller régional et comme conseiller municipal. Avoir un engagement local est toujours extrêmement instructif, et qui sait ce que l'avenir nous réservera par la suite.
Monsieur Canévet, il est très important d'écouter le Sénat. Concernant les éléments dont je dispose, les notes sont fournies sur une base mensuelle ou trimestrielle par le Trésor et la DGFiP, en fonction de la nature des recettes. Pour reprendre l'image de la consultation médicale, un premier praticien peut très bien vous faire un premier diagnostic sans que vous soyez réellement convaincu, ce qui vous incite à aller consulter un deuxième médecin, qui va peut-être établir un autre diagnostic et vous donner le sentiment d'être un peu perdu.
Je rappelle ainsi que la note du 7 décembre 2023 du Trésor et la note du 21 décembre 2023 de la DGFiP avançaient des éléments contradictoires à propos des recettes, l'une disant que les recettes de la TVA étaient plus dynamiques que prévu et l'autre l'inverse. C'est là qu'intervient l'arbitrage politique et le fait de dire que la sagesse consiste à attendre avant de prendre des décisions, tout en les préparant. Je renouvelle d'ailleurs ma proposition de vous donner accès à ces notes, afin que vous preniez conscience de la difficulté de l'exercice : dans la vraie vie, aucune note du Trésor ne calcule au centime près les pertes de recettes ; au contraire, plusieurs notes émanant de différents services recommandent la prudence et invoquent des facteurs d'évolution tels que le comportement des entreprises ou la dynamique de l'inflation.
Grâce au travail de cette commission, et je vous en remercie très sincèrement, je pense que nous avons réussi à éclairer la prise de décision et les améliorations qui peuvent y être apportées. Pour autant, si vous voulez un budget à l'équilibre, il faut traiter la question du travail et de la dépense sociale, car c'est là que le bât blesse.
Monsieur Olivier, l'Espagne et le Portugal ont mené une réforme des retraites courageuse. En France, nous avons également porté une réforme courageuse, et vous reconnaîtrez que le groupe Les Républicains, notamment à l'Assemblée nationale, n'a pas été capable de la soutenir de manière unie. Là réside le vrai problème français, car nous avons été abandonnés en rase campagne par de nombreuses personnalités politiques qui avaient pourtant défendu des positions inverses lors de l'élection présidentielle de 2022.
Sur la lutte contre la fraude fiscale, nous avons engagé une action déterminée avec Gabriel Attal lorsque celui-ci était ministre des comptes publics, même s'il est toujours possible de faire mieux.
Enfin, nous avons bien négocié le PSC en trouvant un bon équilibre pour la France et pour l'Europe, entre la nécessité de rétablir les comptes publics et la nécessité que prouve le rapport Draghi d'investir beaucoup plus dans la transition climatique et dans un certain nombre de priorités pour l'Europe. Il n'existe donc pas de contradiction à concilier la fermeté sur la dépense et la souplesse sur les investissements. Au passage, si nous n'avions pas obtenu d'accord sur ce nouveau PSC, nous n'aurions pas la possibilité aujourd'hui - comme le fait le Gouvernement - de reporter de deux ans le retour à l'équilibre des finances publiques.
M. Claude Raynal, président. - Merci de vous être présenté pour ce cycle d'auditions, qui se poursuivra avec celle de M. Thomas Cazenave cet après-midi. Merci de la qualité de nos échanges et d'avoir faire preuve de pédagogie, alors que nous avons souhaité rentrer rapidement dans le vif des questions.
Audition de M. Thomas
Cazenave, ministre délégué aux comptes publics du 20
juillet 2023 au 21 septembre 2024
(Jeudi 7 novembre 2024)
M. Claude Raynal, président. - Nous avons organisé, au printemps dernier, une mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France. Celle-ci avait pour origine un écart significatif, de 0,6 point de PIB, soit 18 milliards d'euros, entre le déficit prévu pour 2023, 4,9 % du PIB, et le déficit réel, s'élevant à 5,5 %. Elle a été lancée après la fuite dans la presse du chiffre d'un déficit à 5,6 %, issu d'une note de la direction générale du Trésor, et du contrôle sur pièces et sur place mené le lendemain par notre rapporteur général.
Cette mission nous avait permis d'éclairer les raisons et la chronique de la dégradation des comptes publics en 2023, laquelle devait, selon les propos tenus par certains, n'être que passagère. Pourtant, l'année 2024 a suivi le même chemin que 2023, et la situation budgétaire est même bien plus difficile. Le déficit public pour 2024, prévu à 4,4 % en loi de finances initiale, devrait finalement s'élever à 6,1 % selon le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2024, soit un écart d'environ 50 milliards d'euros.
Monsieur Cazenave, cette dégradation est intervenue alors même que vous avez annulé 10 milliards d'euros de crédits dès le mois de février et décidé de gels massifs, dont une partie devrait d'ailleurs être annulée en fin de gestion. Nous souhaitons vous entendre car vous étiez responsable des comptes publics pendant cette période, même si, pendant un temps, vous n'étiez que chargé des affaires courantes.
Avant de vous poser nos questions, nous vous laissons le temps d'un propos liminaire qui pourrait être l'occasion pour vous de livrer votre analyse de la situation connue depuis le début de l'année, ainsi que de nous indiquer quels commentaires vous inspirent les propos tenus par votre ministre de tutelle, M. Bruno Le Maire, ce matin même devant notre commission.
M. Thomas Cazenave, ministre délégué aux comptes publics du 20 juillet 2023 au 21 septembre 2024. - Je partage une très grande partie des constats et des recommandations du rapport que vous avez rendu concernant 2023. Celui-ci a pour mérite d'expliquer clairement que l'écart de déficit public constaté en 2023 tient aux prévisions de recettes. C'est bien sur ce point que doivent se concentrer nos échanges, les investigations et le débat.
En effet, comme vous le soulignez, l'écart entre les prévisions et l'exécution des recettes, plus faibles que prévu, explique cette situation. Ce sont les 21 milliards d'euros de recettes en moins constatés qui ont conduit à faire passer le déficit public de 2023 de 4,9 % à 5,5 %, avec notamment une élasticité des recettes à la croissance plus faible que celle qui avait été anticipée, 0,4 contre 0,6, lors de la révision du projet de loi de fin de gestion.
Vous rappelez également que le changement de méthode de l'Insee dans le calcul du déficit public explique 0,14 point de PIB de déficit sur les 0,6 point constaté. Cela a été peu commenté, mais cet effet est très significatif. Vous soulignez par ailleurs que la dégradation du déficit public en 2023 n'est pas liée au dérapage des dépenses de l'État, celles-ci ayant été tenues.
Enfin, je partage une grande partie de vos recommandations, s'agissant notamment de l'amélioration des prévisions de recettes, de la question de l'information du Parlement ou même des propositions plus techniques sur le passage à des intervalles de confiance concernant les prévisions, qui améliorerait, à mon sens, la qualité du débat public.
J'ai malgré tout quelques points de désaccord avec le contenu du rapport.
Premièrement, selon vous, le Gouvernement n'aurait pas suffisamment écouté son administration. Nous nous sommes déjà largement expliqués sur ce point avec Bruno Le Maire, ici même ou à l'Assemblée nationale : nous avons, au contraire, scrupuleusement suivi les recommandations de notre administration et nous avons agi quand nous savions et quand nous pouvions agir.
Prenons pour exemple la désormais fameuse note du 7 décembre, laquelle constitue la véritable première alerte sur le déficit public de 2023. À l'époque, les administrations, de manière très explicite, avaient souligné que cette alerte était entourée de nombreux aléas : elles avaient recommandé de ne pas communiquer à ce sujet et avaient souligné leur impossibilité d'en tirer les conséquences pour l'année 2024. Le projet de loi de fin de gestion ayant déjà été adopté à ce moment-là, il n'était pas possible non plus d'en tirer les conséquences pour 2023.
S'agissant de 2024, la mission de l'Inspection générale des finances (IGF) écrit clairement dans son rapport que « les écarts signalés par l'administration [...] ne justifiaient pas le dépôt d'un amendement de révision du scénario des finances publiques pour 2023 et pour 2024 », au regard de l'aléa élevé et persistant qui entourait alors ces estimations.
Je regrette, par ailleurs, que votre rapport laisse parfois accroire un pilotage politique des prévisions de recettes. Je le dis encore très clairement : ces dernières sont le fruit d'un travail technique approfondi entre directions. Le rapport de l'IGF rappelle clairement comment sont fabriquées ces prévisions de recettes : il ne s'agit en aucune manière de prévisions arrêtées par les ministres eux-mêmes.
Au contraire, je me félicite que, malgré les quelques points de désaccord qui subsistent çà et là, ce rapport démontre, s'il le fallait, qu'il n'y a là ni « mensonges d'État », ni « scandale », comme j'ai pu le lire ou l'entendre au moment du débat, mais bien un problème important d'estimation des recettes dans la période concernée.
Je veux revenir sur l'enchaînement des décisions dans la période la plus récente de 2024, car j'ai bien compris que c'était là l'objet de votre mission d'information. Vous me posez, à juste titre, la question de savoir comment l'on peut passer d'une prévision de déficit à 4,4 % dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2024 à une nouvelle cible arrêtée à 6,1 % dans le PLF 2025, ce qui représente en effet une dégradation d'à peu près 50 milliards d'euros. Celle-ci s'explique pour trois quarts par des écarts de prévisions de recettes - comme en 2023 - et pour un quart par la dynamique exceptionnelle des dépenses des collectivités territoriales.
Pour la clarté de nos débats, il faut revenir sur l'enchaînement en trois temps qui a conduit aux écarts par rapport aux prévisions de recettes arrêtées par Bercy.
Premièrement, en février 2024, dans le cadre des budgets économiques d'hiver établis pour réévaluer la trajectoire des finances publiques, les services ont estimé la perte de recettes à 27 milliards d'euros pour 2024, dont près de 20 milliards d'euros dus à la perte de recettes de 2023 et 7 milliards d'euros à la révision de l'hypothèse de croissance de 1,4 % à 1 %, annoncée par Bruno Le Maire en début d'année. Nous avons intégré cette hypothèse dans le programme de stabilité présenté en avril et nous nous sommes appuyés dessus pour réajuster la trajectoire des finances publiques et diminuer les prévisions de recettes.
Deuxièmement, en juillet 2024, dans le cadre des budgets économiques d'été, les services ont corrigé une nouvelle fois les prévisions de recettes pour 2024 en les réduisant de 5,6 milliards d'euros. Cette nouvelle perte de recettes est donc venue s'additionner à celle de 27 milliards d'euros établie au mois de février précédent.
Troisièmement, fin août - début septembre, au moment des travaux de préparation du projet de loi de finances pour 2025, les services ont estimé une nouvelle perte de recettes de 9 milliards d'euros.
Tout cela soulève des interrogations légitimes sur les méthodes de prévision de recettes, puisque les services auront finalement constaté une perte de plus de 40 milliards d'euros de recettes pour l'année 2024, ce qui équivaut aux trois quarts de la dégradation de l'objectif de déficit public pour 2024, le dernier quart résultant de la hausse des dépenses des collectivités territoriales.
En effet, les dépenses des collectivités territoriales ont évolué en deux temps.
D'abord, dans le cadre des budgets économiques d'été, elles ont été réévaluées en hausse de plus de 5 milliards d'euros, ce qui indique que les budgets primitifs des collectivités territoriales étaient bien au-dessus de l'hypothèse initiale figurant dans le projet de loi de finances pour 2024, établie à partir de la loi de programmation des finances publiques. La dépense des collectivités devait augmenter au rythme de l'inflation diminué de 0,5 point.
Ensuite, au moment de la préparation du projet de loi de finances pour 2025, les services ont constaté que les dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales étaient en progression de plus de 7 % et leurs dépenses d'investissement de plus de 15 %, soit un écart de plus de 12 milliards d'euros par rapport à la prévision. On retrouve d'ailleurs ces éléments dans le projet de loi de fin de gestion que le Gouvernement vient de présenter.
Quant aux dépenses de l'État, elles sont tenues en 2024 et devraient même baisser selon ce qui figure dans le projet de loi de finances de fin de gestion. Elles seront donc inférieures à ce qui était inscrit dans le projet de loi de finances pour 2024, dont les prévisions de dépenses étaient déjà inférieures à celles de 2023. L'État a donc fait un effort en matière de réduction de ses dépenses.
Face à ces nouvelles successives, nous avons réagi, dès que nous l'avons pu, comme le ministre Bruno Le Maire vous l'a amplement expliqué, ce matin.
Tout d'abord, avec Gabriel Attal et Bruno Le Maire, nous avons pris un décret d'annulation de 10 milliards d'euros sur les dépenses de l'État, au mois de février 2024, pour tenir compte de la baisse des prévisions de recettes. Il s'agissait d'une décision exceptionnelle par son ampleur pour répondre au caractère exceptionnel de la perte de recettes constatée.
Avec Bruno Le Maire, nous avons également lancé une mission de l'IGF pour comprendre la perte de recettes de plus de 20 milliards d'euros en 2023 dont l'impact s'est répercuté sur 2024. Cette mission a rendu ses conclusions en juillet dernier et le rapport met en évidence la mécanique du travail interdirectionnel. Il indique que, pour 80 %, l'écart dans la prévision de recettes n'était pas anticipable et reprend ainsi, d'une certaine manière, l'analyse formulée par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), au moment de l'examen du projet de loi de finances de fin de gestion, selon lequel les hypothèses de recettes étaient plausibles. Il formule un certain nombre de recommandations pour améliorer les estimations de recettes dans la modélisation post-covid et post-crise, ce qui à mon sens est en effet indispensable. On constate, d'ailleurs, que d'autres pays, dont l'Allemagne, rencontrent les mêmes difficultés en matière d'estimation de recettes.
Dans le cadre du programme de stabilité, nous avons poursuivi la mise en oeuvre d'un plan de redressement pour maintenir notre objectif de réduction du déficit public réévalué à 5,1 %, en annonçant un effort supplémentaire de 10 milliards d'euros, dont 7 milliards ou 8 milliards d'euros sur les dépenses de l'État, et 3 milliards d'euros de recettes supplémentaires issues de la taxation des rentes et du rachat d'actions, ainsi qu'une série de mesures dites réglementaires, essentiellement dans le champ de la sécurité sociale.
Ce plan de redressement des finances publiques a été interrompu par la tenue des élections, à la suite desquelles le gouvernement a basculé dans la gestion des affaires courantes avant d'être démissionnaire.
Puis, au mois de juillet dernier, les services ont constaté dans le cadre des budgets économiques d'été une nouvelle dégradation des prévisions de recettes de 5,6 milliards d'euros, comme je l'ai rappelé. Nous ne pouvions alors plus prendre de mesures structurelles ou de mesures d'économies compte tenu de la situation politique. Mais nous avons pris deux décisions avec Bruno Le Maire.
En premier lieu, nous avons fixé un objectif de cible d'atterrissage des dépenses des ministères, dès le mois de juillet, assorti d'un gel très important des dépenses de l'État, puisque nous avons porté la réserve de précaution à 16,5 milliards d'euros. Nous avons ainsi permis au nouveau gouvernement de prendre des décisions d'économies pour compenser les pertes de recettes et tenir les objectifs de déficit public.
En second lieu, nous avons continué le travail de préparation du projet de loi de finances pour 2025 jusqu'à ce que le nouveau gouvernement soit nommé : Gabriel Attal a notamment envoyé des lettres de plafond aux différents ministres en août 2024, prévoyant 15 milliards d'euros d'économies.
Le nouveau gouvernement a ensuite repris en main le projet de loi de finances et revu les prévisions de recettes à la baisse pour 9 milliards d'euros. Il a donc fallu prendre un certain nombre de mesures pour fixer la cible de réduction du déficit public à 6,1 % du PIB. Et, il faut le dire, certaines mesures de redressement que nous avions prévues n'ont pas été mises en oeuvre, notamment les mesures réglementaires et celles qui prévoyaient de nouvelles recettes, ce qui explique que la perte de recettes une nouvelle fois constatée fin août - début septembre n'a pas été complètement compensée.
M. Claude Raynal, président. - Bruno Le Maire a indiqué que, lors de la passation entre le gouvernement démissionnaire et le nouveau Gouvernement, tous les outils étaient à disposition pour tenir un déficit de 5,5 % du PIB. Souscrivez-vous à ces propos ?
M. Thomas Cazenave. - Avons-nous pris toutes les mesures pour compenser les pertes de recettes successives auxquelles nous avons été confrontés ? Je le crois. Est-ce que nous avons gelé massivement les crédits de l'État pour permettre au nouveau gouvernement de poursuivre les économies ? La réponse est oui. Est-ce que nous avons préparé des textes prévoyant des mesures rétroactives sur le plan de la fiscalité, afin de trouver 3 milliards d'euros de recettes supplémentaires ? La réponse est oui. Est-ce que nous avons préparé des textes réglementaires dans le champ de la sécurité sociale ? La réponse est oui. L'objectif d'un déficit à 4,4 % n'était plus tenable compte tenu de l'ampleur de la perte des recettes. En revanche, est-ce que les mesures que nous avons prises permettaient de tenir un objectif de déficit public à 5,5 % ou 5,6 % du PIB ? Je crois que oui, grâce aux trois leviers que sont les annulations importantes de la réserve de précaution, les recettes supplémentaires prévues en 2024 et les mesures réglementaires mises en place.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je salue le parallélisme de votre position avec celle de Bruno Le Maire, notamment au sujet de l'étanchéité entre l'administration de Bercy et la décision politique. Cela me semble un peu facile et chacun pourra se faire une raison, à l'issue de cette mission d'information. En tout cas, je constate votre totale solidarité avec M. Le Maire dans vos explications.
Il faudrait que vous acceptiez d'entendre que le Sénat a plusieurs fois alerté le Gouvernement, en commission et dans l'hémicycle, sur l'optimisme des prévisions qui risquait de biaiser le choix dans les mesures à prendre. De même, la direction du Trésor a lancé par anticipation des alertes qui étaient assez justes. Ses estimations allaient dans le bon sens, que ce soit, s'agissant de 2023, en décembre, pour 2023 et 2024, en février, et pour 2024, en juillet ou en septembre. Il aurait été possible d'en tirer les conséquences.
À l'origine du débat que nous avons, il y a eu le contrôle que j'ai effectué à Bercy à l'issue duquel j'ai fait état d'une note de décembre 2023 alertant le Gouvernement sur le risque d'augmentation du déficit pour 2023. Vous dites qu'il ne fallait pas s'alarmer ; je crois qu'il aurait fallu réagir. L'examen du projet de loi de finances touchait alors à sa fin et le texte a été adopté, le 21 décembre 2023. Moins de soixante jours plus tard, pendant lesquels il n'y a eu ni drame ni tension particulière sur notre économie, le ministre de l'économie et des finances s'est invité sur une chaîne de télévision pour expliquer qu'il y avait urgence à réagir.
Au mois de février 2024, le risque de dérapage du déficit public était de 37 milliards d'euros, entre l'objectif de 4,4 % du PIB et une prévision de la direction du Trésor à 5,7 %. Or, le Gouvernement a pris un décret d'annulation de 10 milliards d'euros. Comment expliquer ce décalage ? Bercy nous a signalé que cela avait été décidé dans un temps record, car il fallait agir vite. En effet, des informations circulaient sur un risque de dégradation de la note de la France par les agences de notation. Cela a également certainement motivé une intervention si rapide. Le confirmez-vous ?
M. Thomas Cazenave. - En ce qui concerne l'étanchéité dont vous parlez, il faut rappeler que les prévisions de recettes sont établies au terme d'un long travail technique, coordonné par le Trésor, et qui mobilise de nombreux services de manière interdirectionnelle : la direction générale des finances publiques (DGFiP), la direction du budget, la direction des douanes et la direction de la sécurité sociale sont notamment impliquées. Encore une fois, ce ne sont pas les ministres de Bercy qui arrêtent les prévisions de recettes. En revanche, c'est en nous appuyant sur elles que nous devons prendre des mesures en dépenses et en recettes pour atteindre l'objectif de déficit public qui est retenu. C'est ainsi que l'on construit la trajectoire de finances publiques.
D'ailleurs, le rapport de l'IGF de juillet 2024 explique très bien comment sont fabriquées ces prévisions de recettes. Il rappelle notamment que ni les ministres ni leurs cabinets ne participent à la construction technique de ces prévisions. Nous en serions d'ailleurs bien incapables, car c'est un exercice très technique.
De plus, et au risque d'en faire un point de désaccord définitif entre nous, je le redis, dans la première note d'alerte du 7 décembre 2023, qui indique que, compte tenu de l'évolution d'un certain nombre de prélèvements obligatoires, l'objectif de déficit public de 5,2 % du PIB ne sera probablement pas atteint, il est recommandé de ne pas communiquer sur cette mise à jour encore entourée de nombreux aléas. L'IGF écrit alors, noir sur blanc, que ces écarts signalés ne justifient pas le dépôt d'amendements.
D'ailleurs, le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 a été adopté à la fin du mois de novembre 2023, de sorte que nous ne pouvions pas le corriger à cette occasion. En outre, comme les services de Bercy vous l'ont expliqué lors de leur audition dans le cadre de votre mission d'information, refaire une trajectoire des finances publiques est un exercice compliqué. D'autant qu'il n'y avait pas de prévision solide, de sorte qu'il a fallu mener tout un travail pour aboutir à la réévaluation du mois de février 2024.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il n'y avait donc aucune raison de s'alarmer à ce moment-là ?
M. Thomas Cazenave. - Il était trop tard pour modifier la trajectoire de 2023 et la note du 7 décembre 2023 portait sur l'année 2023, pas sur 2024. On ne pouvait pas fixer un objectif de déficit public au hasard. On agit lorsqu'on a des éléments solides d'estimation par les services. Ils nous ont expliqué que les prévisions et la trajectoire de finances publiques seraient établies dans les budgets économiques d'hiver, au mois de février. Nous n'avions donc aucun élément à intégrer dans le cadre du projet de loi de finances pour 2024. Peut-être qu'il y a là un point d'amélioration possible, qui consisterait à faire tourner les modèles de Bercy tous les mois... Mais, en l'état actuel des choses, à la date du 7 décembre 2023, nous n'avions pas de nouvelles prévisions à intégrer pour 2024.
S'agissant de la note du 16 février 2024, elle fournit des éléments solides sur les prévisions de pertes de recettes, dont le montant s'éloigne terriblement de celui mentionné dans la note du 7 décembre 2023, l'objectif de déficit public n'étant plus de 5,2 %, mais de 5,5 % ou 5,6 % du PIB. Il est très important de rappeler, ici, que le déficit public n'est pas arrêté par l'administration de Bercy, mais par l'Insee, au mois de mars, selon une méthode qui a évolué, puisque l'on prévoit désormais 0,14 point de déficit public en plus.
Dès lors que le déficit public devient susceptible d'atteindre 5,6 % ou 5,7 %, il convient de reconstruire une trajectoire des finances publiques pour corriger la prévision qui était la nôtre. Nous l'avons fait dans le cadre du programme de stabilité, en avril 2024, en fixant un nouvel objectif de déficit public à 5,1 %, pour prendre acte de la perte de recettes et de la nouvelle prévision de croissance retenue par Bruno Le Maire, compte tenu du ralentissement observé dès la fin de 2023 de 1,4 % à 1 % de croissance.
Nous avons ensuite travaillé sur les mesures qui nous permettraient de tenir un objectif de déficit public à 5,1 % du PIB, en allant notamment au-delà des 10 milliards d'euros déjà annulés grâce à de nouvelles annulations, des mesures de recettes nouvelles, ainsi qu'un certain nombre de mesures réglementaires.
Vous avez dit que nous « procrastinions », monsieur le rapporteur général, mais je réfute catégoriquement ce terme. En effet, dès que nous avons eu la certitude qu'il y aurait de nouvelles pertes de recettes, nous avons pris collectivement ce décret d'annulation de 10 milliards d'euros pour compenser ces pertes grâce à un effort supplémentaire sur les dépenses de l'État.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous enjambez très rapidement la période des soixante jours. Je vous ai écouté avec attention. Selon vous, au mois de décembre, il n'y avait aucune raison de s'alarmer. J'ai quand même des doutes à ce sujet et je ne peux pas imaginer que le Gouvernement ne réagisse pas. Vous nous parlez ensuite de la note du 16 février 2024 qui signale un risque de dégradation du déficit public à 5,7 % du PIB. Entre décembre et février, il a dû se passer des choses ! D'autant que deux jours après la note, le ministre de l'économie et des finances a annoncé l'urgence de la situation.
Je suis un peu surpris que vous essayiez de passer sous silence les éléments qui ont pu conduire à cette situation. Certes, vous n'étiez pas entré en fonction depuis longtemps, mais vous deviez tout de même disposer de toutes les informations en tant que ministre des comptes publics.
M. Thomas Cazenave. - Je n'enjambe pas cette période, monsieur le rapporteur général. Nous avons reçu une première note d'alerte le 7 décembre 2023. En janvier 2024, je n'étais plus ministre chargé des comptes publics. À mon retour en fonction, au début du mois de février, à la suite d'une nouvelle réévaluation des prévisions de recettes, nous avons pris la décision, avec Bruno Le Maire, d'annuler 10 milliards d'euros de dépenses de l'État. Encore une fois, je n'étais pas en responsabilité au mois de janvier.
Dès que nous avons eu des éléments solides sur l'impact des pertes de recettes, nous avons immédiatement réagi. Et nous l'avons fait à chaque fois que de nouvelles prévisions de pertes de recettes sont intervenues, au travers du décret d'annulation de 10 milliards d'euros, de la préparation de nouvelles mesures d'économies dans le champ de l'État, de la préparation de recettes supplémentaires et de mesures réglementaires, ou bien encore du gel de la réserve de précaution à hauteur de 16,5 milliards d'euros. À chaque fois, nous avons réagi, malgré les contraintes qui étaient les nôtres à l'époque.
Toutefois, au sein d'un gouvernement démissionnaire ou bien gérant les affaires courantes, la latitude d'action n'était plus tout à fait la même qu'en février, ou en janvier, lorsque Bruno Le Maire annonçait une remontée de la taxe sur l'électricité permettant de récupérer 5 milliards d'euros de plus.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce qui reste surprenant, c'est que le projet de loi de finances pour 2024, que vous avez soutenu, prévoyait une augmentation du budget de toutes les missions, même avec un déficit préoccupant, compte tenu du niveau de la dette publique de la France. Nous vous avions proposé un budget prévoyant 7 milliards d'euros d'économies. Pourquoi ne pas avoir pris en compte ces propositions, alors que la dégradation des comptes publics avait déjà été signalée ?
M. Thomas Cazenave. - Encore une fois, le problème n'était pas celui des dépenses de l'État. Le projet de loi de fin de gestion montre d'ailleurs qu'elles diminuent en 2024 et que la dégradation du déficit public est due à des prévisions de recettes non tenues et à une augmentation très rapide des dépenses des collectivités territoriales.
Dans le cadre du PLF, vous avez certes proposé 7 milliards d'euros d'économies, mais aussi un nombre non négligeable de dépenses... En particulier, vous avez fait voter par le Sénat une augmentation de plus de 3 milliards d'euros des dépenses des collectivités territoriales.
Notre effort collectif doit se concentrer sur les prévisions de recettes : c'est sur ce plan que les objectifs n'ont pas du tout été atteints, ce qui explique les trois quarts de la dégradation du déficit - le reste est lié aux dépenses des collectivités. Les dépenses de l'État pour 2024, je le répète, sont inférieures à celles de 2023. Et les dépenses que vous constaterez dans le projet de loi de finances de fin de gestion seront inférieures à celles inscrites en loi de finances initiale.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous persistez dans votre analyse et nous avons un désaccord. Les prévisions de recettes ne sont qu'une composante parmi d'autres. Ainsi, votre majorité a choisi de se priver de certaines recettes - taxe d'habitation, cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), redevance audiovisuelle -, sans cesser de créer des dépenses supplémentaires.
Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire : la nomination de Gabriel Attal à Matignon a été suivie d'annonces de dépenses nouvelles pour 5 milliards d'euros, en plus d'un budget qui, je le répète, ouvrait des dépenses en hausse pour la quasi-totalité des missions.
Ces faits sont indéniables. Or, vous remettez du vinaigre sur la plaie en expliquant avec insistance que la dégradation vient, pour l'essentiel, des collectivités territoriales.
M. Thomas Cazenave. - Je vous arrête : je n'ai pas dit « pour l'essentiel ». J'ai dit, précisément, que les trois quarts de la dégradation étaient liés à un problème de prévisions de recettes, le dernier quart à l'écart entre les dépenses des collectivités territoriales et l'objectif. Les dépenses de l'État pour 2024 sont tenues, et le problème n'est pas là. Il tient aux prévisions de recettes, et vous avez raison de vous y pencher. Comment est-il possible que, en trois étapes, nous ayons perdu 40 milliards d'euros ? C'est déjà arrivé, mais quand les dépenses ont augmenté en 2020 et 2021 on en a un peu moins débattu...
Faut-il examiner le contenu des modèles, la richesse en prélèvements obligatoires de la croissance ? En tout cas, j'insiste : je n'ai jamais dit que la principale cause de dégradation du déficit public était les collectivités territoriales. Leurs dépenses ont joué pour 25 %. Quant aux dépenses de l'État, elles n'ont pas dérivé. Elles seront même inférieures à ce que prévoyait la loi de finances pour 2024. Telle est la réalité des chiffres.
M. Claude Raynal, président. - Le budget de l'État étant sous votre contrôle direct, vous pouvez lever des recettes nouvelles, limiter la dépense, prendre des décrets d'annulation... Il n'en va pas de même pour les dépenses des collectivités territoriales : s'il y a un écart entre l'estimation de Bercy et la réalité, c'est, tout simplement, que l'estimation était fausse.
Il est curieux de mettre sur le même plan un enjeu piloté et un enjeu qui ne l'est pas. Quelque 40 000 collectivités territoriales prennent des décisions individuelles : la question est d'anticiper la répartition des dépenses dans le cadre du cycle électoral. Or on sait que, deux ans avant les élections municipales, les dépenses sont en haut de cycle. Dans la loi de programmation, vous avez fixé, par principe, un niveau de dépenses correspondant à l'inflation diminuée de 0,5 point, qui selon nous aurait du mal à tenir la route. Lorsque, ensuite, on constate un écart avec cet objectif, cela ne signifie pas que les collectivités territoriales seraient mal gérées.
Vous ne pouvez tout simplement pas mettre sur le même plan les trois quarts et le quart restant. Vous pouvez dire que cela n'est pas conforme à vos souhaits, aux souhaits de l'administration de Bercy, mais vous ne pouvez pas voir les choses autrement.
M. Thomas Cazenave. - Si je ne peux pas voir les choses d'une autre manière que la vôtre, il n'y a pas de débat possible...
Est-il légitime d'intégrer dans nos hypothèses l'objectif voté - adopté - dans la loi de programmation des finances publiques ?
M. Claude Raynal, président. - En effet, elle n'a pas été votée...
M. Thomas Cazenave. - Nous avons un cadre national : on peut dire que, la loi de programmation, on s'en fiche...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pas ici !
M. Claude Raynal, président. - Mais le Gouvernement, généralement, oui...
M. Thomas Cazenave. - Si on ne s'en fiche pas, il faut en tenir compte.
Faut-il traiter tout cela de la même manière ? Oui, parce que les finances publiques sont un pot commun. Nous sommes dans un État unitaire, et le déficit public est le résultat de l'ensemble des dépenses : État, collectivités territoriales, sécurité sociale.
M. Claude Raynal, président. - Nous sommes d'accord. Mais, dans la loi de programmation, adoptée par 49.3, vous avez inscrit une barre : l'inflation diminuée de 0,5 point. Vous auriez pu choisir l'inflation diminuée de 3 points, et l'écart avec la réalité serait supérieur de plusieurs milliards d'euros... Tout dépend du caractère réaliste de la base retenue. Nous vous avions dit, à l'époque, que la vôtre ne l'était pas, compte tenu du cycle électoral.
M. Thomas Cazenave. - Regardez le programme de stabilité : c'est pour les dépenses de fonctionnement que nous avons pris pour hypothèse l'inflation diminuée de 0,5 point ; pour les dépenses d'investissement, nous retenions près de 8 % de croissance, compte tenu, en effet, du cycle d'investissement.
M. Claude Raynal, président. - C'était votre estimation ; il s'avère que c'est une erreur supplémentaire.
M. Thomas Cazenave. - Je pense que ce n'est pas une erreur de retenir comme hypothèse, pour les dépenses de fonctionnement, l'objectif inscrit dans la loi de programmation des finances publiques.
Avons-nous caché à qui que ce soit que nous appelions tout le monde à contribuer au redressement des finances publiques ? Je me souviens de nos débats ici, au Sénat, mais aussi avec des associations d'élus dans le cadre du Haut conseil aux finances publiques locales. S'agissant des collectivités territoriales, nous demandions non pas que leurs dépenses baissent, simplement qu'elles augmentent un peu moins que l'inflation. Au reste, c'est ce que prévoit la loi de programmation. Pardon d'avoir repris celle-ci dans nos hypothèses... Quant au cycle d'investissement, nous l'avons intégré avec une croissance de 8 %.
En juillet et août, nous constatons une hausse de 7 % des dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales et de 15 % de leurs dépenses d'investissement. Leur besoin de financement, c'est-à-dire leur déficit, passe de 5 milliards à 20 milliards d'euros. Dans l'histoire de la tenue des comptes par la DGFiP, cela n'était pas arrivé depuis au moins vingt-cinq ans.
Ce n'est pas un jugement de valeur : je n'ai jamais dit que les élus locaux étaient de mauvais gestionnaires. Le fait est que ces décisions ont pesé sur le déficit public de manière très supérieure à ce qui était attendu, à un niveau inédit - je le redis - depuis vingt-cinq ans. Je pense que, tout simplement, les élus locaux n'ont pas intégré ce que nous demandions collectivement, sans aucun mécanisme du genre des contrats de Cahors : une participation à l'effort commun de redressement. Il n'y a jamais eu de jugement de valeur sur la qualité de la gestion des élus locaux.
J'y insiste, le déficit public, ce n'est pas le déficit de l'État ; il agrège l'État, la sécurité sociale et les collectivités territoriales.
M. Claude Raynal, président. - Nous le savons bien.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les élus locaux apprécieront vos propos.
M. Thomas Cazenave. - Je les connais bien. D'ailleurs, je suis l'un d'eux.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le 20 février, ayant reçu la note du Trésor, vous maintenez votre objectif de déficit de 4,4 %, alors qu'il y a un différentiel de l'ordre de 35 milliards d'euros à combler. Un décret d'annulation est pris pour 10 milliards d'euros. Il reste 25 milliards d'euros. Était-ce suffisant ?
M. Thomas Cazenave. - En février, nous décidons de ce décret d'annulation. En avril, au moment du programme de stabilité, nous présentons une nouvelle trajectoire de finances publiques, qui prévoit un déficit de 5,1 %, compte tenu des pertes de recettes colossales, de 27 milliards d'euros.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Étant entendu qu'une note du Trésor prévoyait 5,7 %, ce qui est plutôt en phase avec la trajectoire. Le politique a fait un choix différent.
M. Thomas Cazenave. - Pas du tout. En février, nous disposons d'une estimation des pertes de recettes pour 2024 et, à la différence de ce que nous avions en décembre, de l'impact sur 2024, qui nous invite à reconstruire une trajectoire. Nous savons qu'il faudra compenser cette baisse, en partie, par une baisse de dépenses : d'où le décret d'annulation. Les semaines suivantes sont consacrées à reconstruire notre trajectoire. Les notes du Trésor sont faites à politique inchangée : or nous avons pris des mesures - 10 milliards d'euros d'annulations, lancement d'un plan de redressement pour 10 milliards supplémentaires annoncé au moment du programme de stabilité - pour tenir le nouvel objectif de 5,1 %.
M. Claude Raynal, président. - Nous passons aux questions de nos collègues sur cette première période.
Mme Nathalie Goulet. - Contrairement à d'autres groupes du Sénat, l'Union Centriste était extrêmement hostile à la suppression de la CVAE et de la redevance audiovisuelle.
Vous avez toujours été très attentif à la lutte contre la fraude, sociale comme fiscale, et fait preuve d'une grande écoute à l'égard de moi-même et de Mme Doineau. Je vous en remercie et regrette que votre plan de lutte contre la fraude n'ait pu être complètement mis en place.
Plus précisément, la fraude à l'arbitrage des dividendes coûte 3 milliards d'euros. Or vous n'avez pas donné une suite favorable à nos amendements, ni proposé d'autres mesures. Pourquoi cela ?
M. Marc Laménie. - Sur quelles catégories de recettes porte cette perte de recettes, ou cette sous-estimation ? Concerne-t-elle plus particulièrement la TVA, l'impôt sur le revenu ou l'impôt sur les sociétés ? Comment une telle sous-estimation par les services a-t-elle été possible ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de loi de finances rectificative ? S'agissant des collectivités territoriales, la suppression de la taxe d'habitation en principe a été compensée à l'euro près : quelle en a été l'incidence finalement ?
M. Thierry Cozic. - Devant la commission des finances de l'Assemblée nationale, en septembre dernier, vous avez mis en cause les collectivités territoriales de manière injuste. Cette sortie a été particulièrement mal vécue par les élus. Globalement, ils luttent - le mot n'est pas trop fort - au quotidien pour boucler leur budget et fournir à leurs administrés des politiques locales.
Le sentiment d'injustice des élus vient aussi du fait que la majorité à laquelle vous appartenez n'a eu de cesse, depuis sept ans, de leur supprimer toute marge de manoeuvre. Ils ont donc fort peu goûté que vous tentiez de leur faire payer l'incurie de vos politiques budgétaires - et nous de même.
En septembre, vous avez imputé aux collectivités territoriales un dérapage de 16 milliards ou 17 milliards d'euros. Le président de la commission des finances du Sénat et l'IGF avançaient, eux, 5 milliards et le rapporteur général de l'Assemblée nationale Charles de Courson, 3 milliards d'euros. Je ne m'explique pas l'écart entre ces chiffres et le vôtre. Malgré vos dénégations, il semble que vous cherchiez à faire porter aux élus locaux le poids de votre irresponsabilité.
M. Vincent Delahaye. - J'ai cru entendre tout à l'heure que les ministres ne validaient pas les prévisions de recettes... J'avoue que j'ai sursauté ! J'ai toujours eu du mal avec les prévisions de recettes, même quand il y a eu de bonnes surprises. Je suis de ceux qui ont toujours trouvé que la documentation fournie par Bercy - qui a beau être une administration très compétente et faire tourner toutes sortes de modèles - était très limitée. Je faisais mieux dans ma collectivité que ce que fournit l'État pour ses prévisions de recettes !
Quel était votre rôle dans ces prévisions en tant que ministre ? Je sais qu'il y a des modèles complexes dans lesquels il est difficile de se plonger. Validiez-vous au moins les hypothèses ? Cela me semble être un minimum... Dire que le ministre se contente de prendre ce qui sort des machines qui tournent à Bercy, cela me semble peu démocratique.
Mme Christine Lavarde. - Depuis ce matin, on parle beaucoup de la qualité des prévisions. Vous dites que, pour un quart, le problème vient de la dérive des dépenses des collectivités. Vous vous fondez sur les hypothèses de la loi de programmation, mais y a-t-il quelqu'un à Bercy qui s'intéresse aux décisions gouvernementales qui pèsent sur le budget des collectivités ? Je vais vous en citer quelques-unes : des revalorisations significatives du point d'indice en juillet 2022 et juillet 2023 qui ont porté effet en année pleine à compter de 2024 ; au cours des discussions budgétaires et dans le texte du PLF ont notamment été ajoutées des mesures comme l'attribution de 5 points d'indice à l'ensemble des agents, l'augmentation d'un point des cotisations à la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), la revalorisation du passe Navigo en Île-de-France, la revalorisation du forfait mobilité durable... À peu près la moitié de leurs hausses de dépenses s'imposent à elles avant même qu'elles puissent réfléchir à leurs dépenses d'intervention !
M. Michel Canévet. - L'essentiel du déficit public relève de l'État : son déficit, depuis 2020, a été de 6,7 %, 5,8 %, 5,5 %, 5,4 %... En comparaison, la part des collectivités et des administrations de sécurité sociale est réduite. C'est l'État qui se trouve dans une situation préoccupante.
Vous avez évoqué l'exercice 2024 et le projet de loi de finances de fin de gestion ; ce que j'en vois, moi, c'est que les dépenses des administrations publiques centrales hors crédits d'impôt sont supérieures de 8 milliards d'euros à ce qui était prévu initialement et de 15 milliards à ce qui était inscrit dans le programme de stabilité.
Il est préoccupant de constater qu'on fait une loi de programmation pour les années 2023 à 2027, un programme de stabilité pour 2024 à 2027... mais que cela dérape à chaque fois. Cela pose un vrai problème de conduite de l'action publique.
Comment vous, à Bercy, pilotiez-vous les dépenses et les recettes en cours d'année ? Vous appuyiez-vous uniquement sur la note de la direction générale du budget, ou bien disposiez-vous de tableaux de bord ? Je n'imagine pas que cela soit vu une seule fois par mois, comme semblait le dire ce matin Bruno Le Maire.
M. Thomas Cazenave. - Madame Goulet, le plan de lutte contre la fraude n'a pas été interrompu : les dernières lois de finances et de financement de la sécurité sociale (LFSS) contiennent ainsi vingt dispositions, par exemple sur les prix de transfert ou le délit d'incitation à la fraude fiscale et sociale ; la DGFiP continue sa trajectoire de hausse des effectifs consacrés au contrôle fiscal.
Ce que je n'ai pas pu faire, c'est défendre mon projet de loi contre la fraude aux aides publiques, mais j'espère le transformer en proposition de loi.
En ce qui concerne la fraude à l'arbitrage des dividendes, je n'étais pas au clair, au moment de rédiger le PLF, sur les dispositions à prendre pour sécuriser les politiques de contrôle de l'administration s'agissant du CumCum, qu'il soit interne ou externe. Nous avons d'ailleurs eu un débat sur le sujet à l'initiative de la députée Christine Pirès Beaune. Il faut avancer sur cette question.
Vous étiez hostiles à la suppression de la CVAE et de la redevance audiovisuelle - je l'entends. Mais, je le répète, la perte de 40 milliards de recettes n'est pas due à la suppression d'un impôt ou à la baisse d'un taux, elle est constatée à cadre fiscal constant, et quand bien même la croissance correspondait quasiment à l'objectif : 0,9 % au lieu de 1 % en 2023 - même chose en 2024. D'où la nécessité de revoir nos modèles.
Monsieur Laménie, la surestimation des recettes est effectivement au coeur du sujet. C'est pour cela que nous avons immédiatement lancé une mission de l'IGF afin de comprendre ce qui s'était passé. Il y a eu des débuts d'explications, et je crois que le travail se poursuit à Bercy avec d'autres missions pour examiner plus finement les modèles. Mais on peut parler du ralentissement plus marqué de l'inflation, d'une masse salariale moins dynamique pour 2023-2024, d'une croissance plus tirée par les exportations et moins par la consommation intérieure. Je le dis avec beaucoup d'humilité, j'ai quitté mes fonctions à Bercy sans avoir d'explication définitive d'une telle perte de recettes pour un niveau de croissance donné.
Ce travail doit se poursuivre : est-ce l'effet de la perturbation des modèles liée aux sorties de crise ? Vous le disiez, monsieur Delahaye, il y a eu parfois des recettes très supérieures à ce qui était attendu. D'autres pays sont confrontés aux mêmes problèmes. Peut-être les sorties de crise éprouvent-elles des modèles très stables dans le temps, construits sur des données très longues ? Même chose pour l'élasticité unitaire. Les services nous l'ont confirmé, il n'y a aucune raison que l'élasticité sur longue période ne soit pas de 1 ; sauf qu'elle a été de 0,4 en 2023.
La loi organique relative aux lois de finances (Lolf), révisée notamment sur l'initiative du président Woerth et du rapporteur général Saint-Martin, devenu ministre, prévoit la transformation du texte financier de fin d'année en projet de loi de fin de gestion, pour éviter les mesures fiscales nouvelles à ce moment-là. C'était aussi le souhait des parlementaires que d'éviter ces débats fiscaux en fin d'année. Sur la taxe d'habitation et les autres impôts, je le redis : c'est à cadre fiscal constant que nous avons perdu autant de recettes par rapport à l'estimation.
Monsieur Cozic, je crains que vous ne caricaturiez mes propos. Je vous mets au défi de trouver une citation de ma part selon laquelle les collectivités territoriales auraient mal géré leurs finances ! Ce que je dis, c'est qu'elles n'ont pas intégré les demandes de la loi de programmation de ralentir leurs dépenses de fonctionnement. On a le droit de le dire ! Moi aussi je suis un élu local. Est-ce que, dans un État unitaire, on peut demander à tous de contribuer au redressement des finances publiques ? Je pense que oui. Je n'ai jamais varié de cette expression...
M. Jean-Raymond Hugonet. - On ne peut pas accuser les collectivités !
M. Thomas Cazenave. - Je suis très attaché à l'État unitaire. Je considère que le pays n'est pas divisé en petits territoires autonomes. Il y a les valeurs de la République, mais aussi les finances publiques qui nous rassemblent. Quand l'État a beaucoup protégé, beaucoup dépensé, c'est normal qu'il demande aux collectivités territoriales de participer à la trajectoire de redressement des finances publiques.
Je suis très respectueux des élus locaux et de leur gestion. Je n'ai jamais eu un mot de travers pour eux. Mais quand les collectivités ont des dépenses très dynamiques, cela se traduit par plus de déficit public.
Cela a surpris tout le monde - vous y compris, je pense - que le besoin de financement soit de 20 milliards d'euros au lieu de 5 milliards ; plus 15 milliards, c'est 0,5 point de PIB de déficit public.
Vous me demandez pourquoi j'ai esquissé le chiffre de 16 milliards ? Je ne suis plus en responsabilité ; ce chiffre, ce n'est pas le mien, c'est celui du tableau du projet de loi de fin de gestion et le nouveau Gouvernement ne dit pas autre chose que ce que je disais, à quelques milliards près. Pour expliquer pourquoi l'on passe d'un déficit public de 4,4 % du PIB à 6,1 %, il dit notamment que les dépenses des collectivités sont supérieures de 13,4 milliards par rapport à ce qui était prévu. Lorsque nous nous sommes exprimés devant la commission à l'Assemblée nationale, nous n'avions pas les dernières informations ; nous avons dû intégrer le « réalisé » des collectivités, tel que remonté par la DGFiP : une hausse de 7 % de dépenses de fonctionnement, en dehors des allocations individuelles de solidarité (AIS) et des dépenses contraintes de cette nature, et de 15 % de dépenses d'investissement. Le PLFG évoque 13,4 milliards d'euros ; nous avions estimé les dépenses finales à 16 milliards d'euros. Les autres acteurs ont peut-être pris d'autres hypothèses ; peut-être faut-il y voir l'effet des annonces sur les décisions d'investissement des collectivités.
Le gouvernement actuel, pas le précédent auquel j'appartenais, partage sans doute d'une certaine manière l'idée qu'il faille mettre à contribution les collectivités territoriales, puisqu'il leur demande un effort de 5 milliards d'euros. Ou peut-être 11 milliards...
M. Claude Raynal, président. - Ou peut-être plus...
M. Thomas Cazenave. - Vous voyez bien que ce n'est pas une obsession de Thomas Cazenave ou de Bruno Le Maire. Je comprends que Michel Barnier ainsi que les ministres en poste à Bercy y sont sensibles. Peut-être y a-t-il un peu de vérité derrière la nécessité que tout le monde participe au redressement.
Monsieur Delahaye, le rapport de l'IGF explique comment sont établies les prévisions de recettes. C'est d'abord un travail entre directions - des réunions de consensus, sans la présence des cabinets. À l'issue du consensus inter-administrations, c'est la direction générale du Trésor qui compile l'ensemble des remontées par impôt, présente ce qu'on appelle le compte toutes APU (administrations publiques) et transmet ensuite les arbitrages intégrés dans le compte toutes APU.
Lors de nos réunions budgétaires, nous sont présentées la situation donnée et les estimations de recettes. Sur ce point, je vous le redis : je n'ai jamais pris de décision sur ce que serait le montant de la TVA ou de l'impôt sur le revenu ! Sur quelle base ? C'est le travail de l'administration.
En revanche, ce qui est soumis à arbitrage politique, c'est l'estimation de la croissance. Bruno Le Maire assume d'ailleurs que ce choix revête un caractère politique.
Ces réunions budgétaires permettent de voir les écarts et d'en tirer les conséquences : si nous voulons faire 5 % de déficit public, compte tenu de vos recettes et de vos dépenses, il faut prendre d'autres mesures. Et c'est là que nous décidons de proposer telle réforme, telle économie, telle recette.
Disposons-nous d'un tableau de bord ? Il n'y a pas de compteur affiché dans le bureau des ministres, mais des situations mensuelles, qui sont d'ailleurs publiques et adressées aux commissions des finances des deux assemblées.
L'IGF a fait des propositions concrètes : il faut que les directions se voient tous les mois pour réajuster les hypothèses et partager les remontées - des réunions qui ne se tenaient plus et que nous avons depuis remises à l'ordre du jour. Il faut tirer les leçons de cette situation. Il n'est pas satisfaisant d'avoir autant d'écart entre la prévision et le réalisé.
M. Vincent Delahaye. - Dans les deux sens !
M. Thomas Cazenave. - Il y avait eu un peu moins de débats lorsque c'était en excédent...
M. Vincent Delahaye. - C'est tout aussi grave.
M. Thomas Cazenave. - Madame Lavarde, j'ai sous les yeux les hypothèses des collectivités territoriales dans le programme de stabilité : pour les dépenses de fonctionnement, 1,8 % - nous avions pris l'inflation moins 0,5. Pour les dépenses d'investissement, j'ai arrondi tout à l'heure à 8 %, mais c'était 7,8 % pour être tout à fait précis. Nous avons fait une première révision dans les budgets économiques d'été, en passant de 1,8 % à 4,2 %. Pourquoi ? Parce que nous disposions des budgets primitifs votés, ce qui permet d'intégrer ce qui s'est réellement passé et oblige à corriger ; nous pouvions constater qu'ils ne respectaient pas la loi de programmation des finances publiques. Le travail d'actualisation fait à Bercy intègre alors de nouvelles hypothèses. Même chose pour les dépenses d'investissement.
Monsieur Canévet, les collectivités ne sont bien sûr pas les principales responsables du déficit public, qui remonte d'ailleurs maintenant à plus d'une quarantaine d'années. Mais leurs dépenses sont agrégées dans les dépenses publiques. Quand il y a 13 milliards ou 16 milliards d'euros de plus, ça compte en bas du tableau ! Un quart de l'écart entre le déficit public prévu et réalisé est lié au très grand dynamisme des dépenses des collectivités ; il faut bien le dire !
S'agissant des dépenses de l'État, je vous renvoie au tiré à part du PLF 2024, qui prévoyait bien des dépenses inférieures à l'année précédente. Et oui, nous avons une situation mensuelle des dépenses de l'État. Il existe des suivis sur l'état des recettes, mais, conformément aux recommandations de l'IGF, ont été remis en place des suivis mensuels plus précis des encaissements, et surtout de leur concordance avec les hypothèses sous-jacentes des modèles. Il reste encore du travail à faire.
M. Claude Raynal, président. - Nous espérons en effet qu'un travail reste à mener. Après deux années catastrophiques, nous ne pouvons en subir une troisième. Il faut sortir de ce cercle infernal.
L'élasticité a été très forte en 2021 et 2022. Il est clair qu'elle a été, d'une certaine façon, minorée en 2023. On a tenu compte du principe général qu'elle était égale à 1 à moyen terme, c'est-à-dire que le retour en termes de recettes fiscales équivaudrait à la croissance sur un moyen terme, soit des niveaux très inférieurs à ceux constatés ensuite.
La bonne surprise des recettes extrêmement importantes des années 2021 et 2022 n'aurait-elle pas dû vous alerter sur le fait qu'elles seraient sans doute compensées les années suivantes par des recettes nettement plus basses ? Du point de vue de la théorie économique, c'est assez simple. N'y a-t-il pas eu une forme d'oubli - je n'utilise pas ce terme de façon péjorative -, l'idée que nous étions sortis par le haut de la crise et que le niveau des recettes resterait élevé ?
Je me souviens de débats sur les questions liées à l'impôt sur les sociétés (IS) au cours desquels on m'expliquait que les recettes de cet impôt augmenteraient en raison des mesures prises. Une telle approche ne correspond cependant pas à la réalité et l'on peut avoir une vision de l'IS très différente d'une année à l'autre. Nous sommes finalement retombés sur des niveaux d'IS classiques avant même les mesures sur les entreprises.
Une confiance absolue sur le niveau des recettes, fondée sur les exercices antérieurs, n'a-t-elle pas conduit à accepter une multiplication des dépenses ? N'y a-t-il pas eu quelque légèreté à cet égard ?
M. Thomas Cazenave. - Là encore, reportons-nous au rapport de l'IGF. Il établit l'élasticité des prélèvements obligatoires en 2023 au niveau très bas de 0,4, après qu'elle avait atteint un niveau très élevé.
La règle veut que l'on ne puisse pas s'éloigner durablement de l'élasticité unitaire. Mais comme l'élasticité avait auparavant été supérieure à 1, les services, qui essayaient d'en tenir compte, avaient retenu pour l'année 2023, dans le PLF pour 2024, l'hypothèse d'une élasticité à 0,6, ce qui était très en dessous d'une élasticité unitaire et ce qui prenait acte d'une restabilisation à venir. La situation s'est finalement restabilisée à un niveau encore inférieur, à 0,4.
M. Claude Raynal, président. - Revenons maintenant sur l'un des aspects très délicats, celui de la tentative d'élaboration d'un projet de loi de finances rectificative (PLFR) puis de son refus. Pouvez-vous nous donner votre explication sur ce qui s'est exactement passé ?
Ce qui est certain, c'est que vous demandiez, avec Bruno Le Maire, la définition d'un PLFR. Vous aviez d'ailleurs, sur ce point, le soutien du Sénat, il convient de ne pas l'oublier...
M. Thomas Cazenave. - Je ne l'oublie pas...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous êtes plus sévère que votre ancien ministre de tutelle à l'endroit du Sénat.
M. Claude Raynal, président. - J'insiste sur une question qui nous inquiète beaucoup. Votre motivation pour obtenir un PLFR était claire : vous aviez pris un certain nombre de mesures, mais elles s'étaient avérées insuffisantes, et ce d'autant plus que des reports de crédits de 16 milliards d'euros étaient intervenus, contrebalançant largement les 10 milliards d'euros d'annulation de crédits budgétaires. Des efforts considérables restaient donc à réaliser, ce que vous aviez reconnu dans le programme de stabilité (PStab). Mais comment, alors, résoudre l'équation sans PLFR, puisque la décision n'a finalement pas été prise de le faire ? Comment interprétez-vous ce choix ?
M. Thomas Cazenave. - Avant même de choisir le vecteur, il importe de choisir l'objectif de déficit public.
M. Claude Raynal, président. - Bien sûr.
M. Thomas Cazenave. - Quel objectif nous fixions-nous pour 2024, compte tenu des très fortes baisses de recettes ? Il y a eu des débats sur la cible à retenir, sur la question de savoir s'il fallait aller très en dessous de 5 %. La cible de 5,1 % nous est apparue réaliste, exigeante mais atteignable.
Deux manières différentes permettaient de l'atteindre. Cela pouvait passer par un PLFR, mais je me suis surtout enquis de l'existence d'un autre moyen d'y parvenir, pour le cas où nous n'aurions pas de PLFR, afin que, même dans cette hypothèse, nous continuions d'agir dans le sens d'une économie de 10 milliards d'euros supplémentaires, quand notre capacité d'annulations, que nous avions quasiment épuisée, se résumait à 2 milliards d'euros. Je suis arrivé à la conclusion que c'était possible.
L'autre voie que nous avons identifiée consistait d'abord à élaborer un projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) en fin d'année, pour annuler de 7 milliards à 8 milliards d'euros de crédits sous-utilisés. Encore fallait-il s'assurer que ces crédits ne seraient pas consommés. Aussi, Bruno Le Maire et moi-même avons-nous défini des cibles d'exécution, puis gelé ces crédits dès le mois de juillet.
Il nous manquait encore 3 milliards d'euros de recettes supplémentaires. Faute de PLFR, qui aurait pu contenir des mesures fiscales, un autre scénario consistait à inclure ensuite dans le PLF 2025 de telles mesures qui s'appliquent rétroactivement à l'année 2024, à condition de les annoncer suffisamment tôt. À l'Assemblée nationale, des députés avaient notamment travaillé sur la taxation des rentes. Nous avions réfléchi à une taxe sur les énergéticiens et à une taxe sur les rachats d'actions permettant de percevoir ces 3 milliards d'euros.
Le troisième levier à notre disposition, et qu'on sous-estime parfois, était le levier réglementaire. Il concerne par exemple les indemnités journalières, le ticket modérateur ou le remboursement des tests de dépistage du covid. Nous avions commencé à travailler sur une série de mesures.
Il était donc possible d'atteindre 5,1 % de déficit sans PLFR. Ce qui me semblait le plus important était que nous soyons tous d'accord sur la nécessité de poursuivre les efforts et de tenir cet objectif.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous exprimez en ce sens une opinion un peu différente de celle de Bruno Le Maire, qui nous a affirmé qu'il n'aurait pu aboutir au mieux qu'à un niveau de déficit de 5,5 %, soit une dégradation de plus de 30 milliards d'euros de nos finances publiques. L'assumez-vous ?
M. Thomas Cazenave. -Déjà dans le PStab, nous nous donnions un objectif de 5,1 %.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Au moment même où une note de la direction générale du Trésor signalait un risque de déficit à 5,7 %.
M. Thomas Cazenave. - C'est précisément la raison pour laquelle nous envisagions un plan de redressement. Nous avions déjà réalisé une économie de 10 milliards d'euros, et 10 milliards supplémentaires devaient être trouvés par de nouvelles recettes et des mesures réglementaires. Nous ne sommes pas restés sans agir. Nous n'allions pas, en l'absence de PLFR, demeurer les bras ballants pour atteindre l'objectif d'un déficit de 5,1 % du PIB. Le chemin que nous avions tracé a été interrompu par la dissolution et la situation politique, tout d'abord, de gestion des affaires courantes, puis d'un Gouvernement démissionnaire, qui nous empêchait de prendre d'autres mesures.
M. Claude Raynal, président. - Oui, mais si un PLFR avait été préalablement élaboré, vous en auriez alors disposé.
M. Thomas Cazenave. - S'il avait été adopté.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pour qu'il soit adopté, il fallait le présenter. Pensez-vous qu'il existe un lien entre le fait qu'il ne l'ait pas été et le scrutin du mois de juin dernier, dont il avait été dit officiellement qu'il revêtait un intérêt exclusivement européen ?
M. Thomas Cazenave. - Il y aurait matière à débat si nous avions visé un déficit public bien inférieur à 5,1 %, lequel aurait nécessité nombre de mesures fiscales.
Nous avons considéré que nous pouvions aller chercher de manière rétroactive 3 milliards d'euros en PLF 2025 pour l'année 2024. S'il avait fallu chercher un montant supérieur, cela aurait été probablement difficile par la voie que nous avions définie. J'ai examiné les scénarios qui s'offraient à nous avec un objectif de déficit à 5,1 %. Une autre solution qu'un PLFR, avec d'autres leviers tout aussi efficaces, permettait de l'atteindre.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous vous fixiez en fait une trajectoire d'économies plus exigeante encore que celle que nous avions proposée au Sénat, mais en faisant abstraction du Parlement.
Un objectif de déficit de 4,4 % avait été adopté avec le PLF pour 2024. Deux mois plus tard, un décret d'annulation de crédits à hauteur de 10 milliards d'euros intervenait. Au mois de mars dernier, vous utilisiez les reports de 16 milliards d'euros des crédits non dépensés de l'année 2023, sous les radars de la représentation nationale. Ensuite, alors qu'on vous interpelle pour essayer de comprendre ce qui se passe - je l'ai personnellement fait à quatre reprises jusqu'au début du mois de juin 2024 -, vous avez continué à prendre un certain nombre de mesures, sans recourir d'aucune manière à l'information ou à l'action de la représentation nationale.
Dans le contexte que nous connaissons de dégradation très sérieuse des comptes publics, ce n'est guère raisonnable. Comme vous l'avez dit dans votre propos liminaire, nous avons plutôt intérêt, dans pareil contexte, à travailler de manière plus collégiale. Qu'il y ait des désaccords, c'est le jeu de la démocratie, avec des majorités et des minorités qui se forment et qui peuvent d'ailleurs alterner. Mais les sommes en jeu sont extrêmement importantes. Et pour rappel, le déficit public est passé entre 2017 et 2023 de 77 milliards d'euros à 154 milliards d'euros soit une hausse de 77 milliards d'euros, tandis que le déficit de l'État a crû exactement du même montant sur la période.
M. Thomas Cazenave. - Le déficit public s'est certes accru en raison des crises que nous avons connues et des dépenses qu'elles ont engendrées, mais nous étions sortis entre 2017 et 2019 de la procédure en déficit excessif instruite par la Commission européenne, après que nous avions réduit ce déficit. Nous avons ensuite beaucoup dépensé pour beaucoup protéger. Et, oui, le redressement s'avère difficile. Je ne conteste aucun de ces constats.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Mais la progression du déficit de l'État entre 2018 et 2023 est à l'euro près celle du déficit public.
M. Thomas Cazenave. - Évidemment, car l'État est l'assureur en dernier ressort, présent quand il n'y a plus personne derrière. Et il a aidé tout le monde : les collectivités territoriales, les commerçants, les salariés, les associations. Cela ne me choque pas, je pense que c'est son rôle.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La crise n'a pas duré quatre ans.
M. Thomas Cazenave. - Elle a eu des effets durables : dans le PLF défendu par le Gouvernement, nous sortons à peine des procédures du bouclier énergétique de protection du pouvoir d'achat des Français.
Je ne partage pas votre analyse lorsque vous dites qu'il s'agissait d'une manière de contourner le Parlement...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'était une observation.
M. Thomas Cazenave. - Je vous livre ma lecture des choses, monsieur le rapporteur général. Le décret d'annulation de crédits était permis, dans la limite de 1,5 %, par la Lolf, laquelle est issue d'une initiative parlementaire.
M. Claude Raynal, président. - La Lolf le prévoit en effet comme une possibilité.
M. Thomas Cazenave. - Les parlementaires ne peuvent s'émouvoir de l'utilisation d'une disposition qu'ils ont eux-mêmes prévue.
La suite de notre plan de redressement ne contournait pas le Parlement, et ce pour deux raisons principales. D'une part, les annulations de fin de gestion s'inscrivaient non dans un décret, mais dans le PLFG, qui est examiné par la représentation nationale. D'autre part, les mesures fiscales rétroactives prévues relevaient non d'une décision réglementaire, mais du PLF pour 2025. Les deux textes que je viens de citer, et qui portaient ces mesures de redressement, devaient naturellement être présentés au Parlement.
Nous avions retenu une méthode différente, pour l'atteinte d'un même objectif.
M. Claude Raynal, président. - Ce qu'il y a d'extraordinaire avec vous, monsieur Cazenave, c'est votre capacité à dire que nous avons un très mauvais résultat, mais pour de très bonnes raisons.
M. Thomas Cazenave. - Je vous les ai expliquées !
M. Claude Raynal, président. - Mais pourquoi un tel dérapage à la fin ?
Peut-être aviez-vous, avec l'intention de les faire passer en 2025, des textes prévoyant des mesures rétroactives ? Nous entendons ce que vous nous exposez sur ce point, mais, par définition, nous ne les avons jamais vus.
On aurait pu avoir un PLFR qui fixe les choses de manière claire, qui donne les orientations et qui permette d'avancer. Vous y avez substitué une série de mesures qui, cependant, avec la dissolution, n'ont pas été mises en place.
Et il n'y a aucun responsable nulle part !
Sur la question du PLFR, votre ministre de tutelle ne partage pas du tout votre avis. Si, globalement, dans vos deux réponses, vous avez non pas suivi des éléments de langage, mais tenu un discours cohérent entre vous, cela n'a pas été le cas sur cet aspect du PLFR. M. Le Maire, lui, y tenait beaucoup, et il n'était pas le seul, d'autres nous l'ont dit. Nous y tenions nous-mêmes, ici, beaucoup.
De fait, la position a été de ne pas choisir la voie d'un PLFR. Vous évoquez un choix d'ordre technique. Votre ministre de tutelle a reconnu, avec ses mots, un problème de nature politique.
Vous nous renvoyez à de la technicité, à des boulons et à des burettes...
M. Thomas Cazenave. - Sans boulons, rien ne tient...
M. Claude Raynal, président. - Cela ne s'est pas passé comme vous nous le dites...
M. Thomas Cazenave. - Je peux vous répondre, monsieur le président, sur deux points.
D'abord, je n'apprécie pas la mention d'éléments de langage, qui laisse entendre que nous sommes un peu toujours dans la même rhétorique. Je suis très respectueux de la représentation nationale et du Sénat ; j'essaie de vous dire ce que je sais et ce qui s'est passé...
M. Claude Raynal, président. - Bien...
M. Thomas Cazenave. - Je ne suis pas en train de débiter des éléments de langage. Et je suis plutôt rassuré que Bruno Le Maire et moi-même disions à peu près la même chose. Que n'aurions-nous pas entendu si nous vous avions exposé deux histoires complètement différentes ? Cela aurait quand même été très inquiétant...
M. Claude Raynal, président. - Sauf sur le PLFR...
M. Thomas Cazenave. - Non ! Depuis le début, vous ne m'écoutez pas sur le PLFR. J'aurais été très heureux qu'il y ait un PLFR. Ma responsabilité était cependant de m'assurer que les mesures d'économie seraient prises, même en l'absence de PLFR, laquelle ne devait pas nous empêcher d'agir.
Nous avons donc défini un autre chemin qui permette d'obtenir les mêmes résultats, à savoir rester à 5,1 % de déficit public. Je n'essaie pas de défendre l'idée qu'il ne fallait pas de PLFR. Nous avons vu que nous pouvions y arriver sans PLFR, avec deux textes, sans contourner la représentation nationale : le PLFG et le PLF 2025. Je m'efforçais d'être concret et pragmatique pour tenir l'objectif de 5,1 %.
Ensuite, sur la remarque « vos recettes, on en a entendu parler, on ne les a jamais vues », je vous renvoie aux amendements que j'ai déposés et défendus à l'Assemblée nationale, sur la taxation des énergéticiens et sur la taxation des rachats d'actions, le premier n'ayant d'ailleurs pas été voté. Ils correspondaient à ce que nous voulions faire, de manière rétroactive, pour 2024.
Je vous rassure, monsieur le président, ces textes existaient. Ils ont même été défendus.
M. Claude Raynal, président. - Pour 3,5 milliards d'euros, ce qui n'était pas tout à fait la maille de ce qu'il fallait trouver...
M. Thomas Cazenave. - Au contraire, sur les recettes, il fallait chercher à peu près 3 milliards d'euros. Rappelez-vous, il y avait par ailleurs environ 7 milliards à 8 milliards d'euros d'économies sur les dépenses de l'État.
Sur les recettes supplémentaires, en plus de la taxation des énergéticiens et de la taxation du rachat d'actions, s'ajoutaient des mesures réglementaires dans le champ de la sécurité sociale notamment, voire dans celui des collectivités territoriales, par exemple la remontée du taux de cotisation employeur à partir du 1er octobre.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous finissons à un niveau de déficit public de 6,1 %, ce qui représente un écart de 30 milliards d'euros avec l'objectif de 5,1 % dont vous nous avez longuement, avec précision, parlé et sur lequel tout votre modèle reposait. Comment l'expliquez-vous ?
Vous ne m'avez pour l'instant pas convaincu. Quand on se trompe d'un point, quand on part de 4,4 % pour finir à 6,1 %... Pouvez-vous comprendre que les Français soient pour le moins tourneboulés, faute de disposer d'éléments accessibles et compréhensibles ?
Il y a eu en 2024 trois premiers ministres et trois mois de vacance du pouvoir, au cours desquels même le Parlement n'était pas dans la boucle des responsabilités. C'est assez déstabilisant et cela crée un climat de tension générale.
Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur le point supplémentaire de dérive du déficit ?
M. Thomas Cazenave. - Je m'efforce d'expliquer les baisses successives de recettes, sans faire de politique sur cette grave question. Expliquer qu'il y aurait un scandale d'État, qu'on cacherait la vérité, est très dangereux. La réalité, c'est que les modèles d'estimation des recettes se sont trompés et que nous avons perdu 40 milliards d'euros.
Vous me demandez comment nous passons d'un objectif de 5,1 % en juillet dernier à 6,1 % aujourd'hui. C'est très simple : nous avons perdu en juillet 5,6 milliards d'euros de recettes et 9 milliards d'euros début septembre ; vous constaterez ensuite, dans le PLFG, un écart de dépenses des collectivités territoriales pour 13 milliards d'euros. Afin d'éviter d'atteindre 6,1 %, il fallait continuer d'appliquer des mesures d'ajustement qui se sont interrompues.
Le gouvernement actuel n'a pas repris nos mesures de fiscalité rétroactive ni mis en oeuvre nos mesures réglementaires.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je ne crois pas que vos mesures fiscales rétroactives représentaient 30 milliards d'euros, ou je ne comprends plus...
M. Thomas Cazenave. - La grande difficulté de la période tient à ce que nous avons perdu à trois reprises des recettes. C'est ce qui doit focaliser notre attention et les travaux menés à Bercy. S'ajoute une très forte augmentation de la dépense des collectivités territoriales...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Décidément !
M. Thomas Cazenave. - Ce sont les chiffres ! Voyez le PLFG de l'actuel Gouvernement, que l'on ne saurait accuser de vouloir à tout prix défendre l'action de ses prédécesseurs.
Il fallait donc poursuivre l'action que nous avions engagée, car il y avait encore 10 milliards d'euros d'économies à trouver, d'abord sur le budget de l'État par des recettes supplémentaires à aller chercher, puis par des mesures réglementaires. Mais nous ne pouvions plus atteindre 5,1 %. À la question de M. Raynal, Bruno Le Maire a répondu que nous aurions pu atteindre 5,5 % ou 5,6 %. C'est probablement vrai, si nous avions pu mettre en oeuvre l'intégralité de nos mesures.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Quel montant de recettes fiscales nouvelles attendiez-vous ?
M. Thomas Cazenave. - Avec des mesures rétroactives sur 2024, 3 milliards d'euros, dans notre plan initial.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Permettez-moi d'exprimer un doute sur les prévisions. Avec la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité (CRIM), vous attendiez d'abord 12 milliards d'euros, avant d'en annoncer successivement 8 milliards, puis 6 milliards, puis 3 milliards, pour finir à environ 600 millions d'euros.
M. Thomas Cazenave. - Personne n'a caché ces révisions successives...
M. Claude Raynal, président. - On ne peut pas les cacher...
M. Thomas Cazenave. - Le rapporteur général évoque les sujets de la qualité du débat public et de la confiance envers les institutions, auxquelles je suis très attaché. Arrêtons de semer le doute ou le trouble dans les esprits ! La CRIM avait été calculée à partir d'estimations de prix d'électricité, notamment ceux proposés par la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Que s'est-il ensuite passé ? Les prix de gros se sont effondrés.
Il y a même une surprise : on va finalement obtenir 1 milliard d'euros de recettes supplémentaires avec la CRIM : c'est pour cela qu'on voulait remettre une taxation sur les énergéticiens, pour récupérer la part qui nous avait d'abord échappé.
En ce qui concerne les autres impôts, ils sont connus et normalement d'une estimation plus facile. La réalité montre cependant que leurs recettes restent parfois difficiles à prévoir - vous l'avez vu avec l'impôt sur les sociétés.
M. Claude Raynal, président. - Ce que nous comprenons, c'est que des outils étaient disponibles. Les avis divergent sur la raison pour laquelle le PLFR n'a pas été mis en oeuvre. Vous ne souhaitez pas vous exprimer à ce sujet. Vous nous dites que vous aviez préparé deux solutions, une solution PLFR et une solution hors PLFR.
Une décision a été prise, dont Bruno Le Maire nous dit pour sa part qu'elle était politique. Nous verrons cela avec les prochaines personnes que nous entendrons au titre de la mission d'information et nous en rediscuterons. Cette décision n'a ensuite pas été appliquée du fait de la dissolution - une autre décision politique - et tout a été bloqué.
Finalement, vous nous déclarez que si vous étiez restés aux affaires, vous auriez pu maintenir le déficit public à environ 5,1 %.
M. Thomas Cazenave. - Non, avec les mesures que nous avions prévues et compte tenu de la nouvelle estimation d'août dernier sur une perte de recettes de 10 milliards d'euros au cours du mois précédent, nous aurions plutôt atteint 5,5 % ou 5,6 %.
M. Claude Raynal, président. - Le débat porte donc entre l'une ou l'autre de ces deux valeurs et celle de 6,1 % désormais annoncée par le Gouvernement.
M. Laurent Somon. - Le Sénat n'a pas été associé aux propositions d'économies formulées à l'occasion de l'élaboration du PLF 2024. Ne pas faire de PLFR excluait de même la discussion parlementaire sur les économies réalisables et même proposées préalablement. Vous aviez choisi de suivre une voie réglementaire ; nous verrons qui, politiquement, était responsable de ce choix de ne pas passer par le Parlement.
Vous évoquez une erreur d'évaluation des recettes comme cause essentielle du déficit actuel. Vous ne mentionnez en revanche jamais celle des dépenses. Accuser les collectivités territoriales d'être responsables de 20 % de la dégradation du déficit constatée ignore le fait que leurs dépenses sont d'abord des dépenses de fonctionnement sur lesquelles des décisions ont lourdement pesé.
Avez-vous par exemple mesuré les conséquences sur les collectivités du décret pour l'extension d'un Ségur de la santé, pris avant que ne survienne la dissolution en mai 2024, puis en août 2024 ? Il a forcément entraîné une augmentation de leurs dépenses de fonctionnement.
En 2022 déjà, l'épargne brute des collectivités locales avait chuté de plus de 30 %. Nous savons aussi que les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ont connu à partir de la même année une chute comparable.
Ainsi, bénéficiant de moins de recettes, n'ayant pour la plupart d'entre elles plus ou peu d'autonomie fiscale, supportant un surcroît de dépenses de fonctionnement du fait de décisions gouvernementales, tenues par leurs programmes d'investissement dont l'application avait été décalée en raison de la crise sanitaire, enfin touchées par l'inflation, les collectivités territoriales ne pouvaient à l'évidence échapper à une forte progression de leurs dépenses de fonctionnement. Ces différents facteurs expliquent la part dont vous les accusez d'être responsables dans le déficit public.
M. Thomas Cazenave. - Monsieur Somon, je n'accuse personne !
M. Laurent Somon. - Le terme était mal choisi...
M. Thomas Cazenave. - Je tiens les comptes publics et j'indique que ces dépenses pèsent tant, c'est une différence fondamentale ! Après, il est normal qu'il y ait un débat sur la raison de leur dynamisme, sur leur caractère ou non contraint, sur leur nature exacte et sur leur utilité. Mais ce n'est pas mon sujet ! Vous me demandez pourquoi le déficit public a augmenté et je m'efforce de vous répondre de manière pédagogique. Je n'émets aucun jugement de valeur.
M. Claude Raynal, président. - Merci, monsieur le ministre, de votre venue et de votre participation à cette mission.
Audition de M. Gabriel
Attal, Premier ministre
du 9 janvier au 5 septembre
2024
(Vendredi 8 novembre 2024)
M. Claude Raynal, président. - Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, nous avons organisé, au printemps, une mission sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France. Celle-ci avait pour origine un écart significatif, de 0,6 point de PIB - environ 18 milliards d'euros -, entre le déficit prévu pour 2023 (4,9 %) et le déficit réel (5,5 %). Elle a été lancée à la suite de la fuite dans la presse d'un déficit à 5,6 %, chiffre issu d'une note de la direction du Trésor et du contrôle sur pièces et sur place mené le lendemain par le rapporteur général.
À la suite de nos investigations et d'un certain nombre d'auditions, nous avons rendu un premier rapport au mois de juin dans lequel nous établissions les raisons et la chronique de la dégradation des comptes publics en 2023. Selon certains, il devait s'agir d'une situation exceptionnelle...
Malheureusement, l'année 2024 n'est pas meilleure ; elle est pire encore ! Le déficit public pour 2024, initialement prévu à 4,4 % en loi de finances, s'élèverait finalement à 6,1 %, soit un écart de 50 milliards d'euros environ. Cette dégradation est intervenue alors même que votre gouvernement a annulé 10 milliards d'euros de crédits dès le mois de février, moins de deux mois après le vote de la loi de finances initiale, puis décidé de gels massifs complémentaires - ces crédits devraient pour la plupart être annulés en fin de gestion.
Nous avons entendu les principales administrations de Bercy et quelques hauts fonctionnaires qui ont accompagné ces décisions. Nous avons reçu ici même, hier, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave.
Il nous a semblé indispensable de vous entendre également, monsieur le Premier ministre, ainsi que votre prédécesseure, Élisabeth Borne. Vous ne pouviez ignorer la gravité de la situation des finances publiques, et les décisions ne pouvaient être prises qu'au plus haut niveau de responsabilité du Gouvernement et de l'État. Cela nous a été confirmé, hier, par l'ancien ministre de l'économie et des finances : selon ses propos, certaines décisions ont été arbitrées dans un sens qui ne lui semblait pas souhaitable, en particulier celle de ne pas présenter un projet de loi de finances rectificative (PLFR).
Avant une série de questions, nous vous laissons le temps d'un propos liminaire, qui pourrait être l'occasion de nous livrer votre analyse de la situation depuis votre prise de fonctions au début de l'année 2024 et de nous indiquer quels commentaires vous inspirent les propos tenus par vos ministres Bruno Le Maire et Thomas Cazenave, hier à cette place.
Nous connaissons certes vos compétences techniques en matière de finances publiques - vous avez été ministre chargé des comptes publics -, mais c'est avant tout la parole plus politique du Premier ministre que nous attendons ce matin.
M. Gabriel Attal, Premier ministre du 9 janvier au 5 septembre 2024. - Mesdames, messieurs les sénatrices et sénateurs, je suis heureux d'avoir l'occasion de revenir devant vous sur ce sujet majeur pour notre pays.
J'attache, comme vous le savez, beaucoup d'importance au travail parlementaire et, singulièrement, sénatorial d'évaluation et de contrôle, de l'action publique en général, de l'exécutif en particulier, sur le sujet des finances publiques françaises.
Je ne reprendrai pas dans mon intervention liminaire les éléments techniques qui vous ont été communiqués par le directeur général du Trésor, l'ancien ministre délégué aux comptes publics ou l'ancien ministre de l'économie et des finances, mais je tiens évidemment à votre disposition tous ces éléments pour d'éventuelles questions.
J'ai été nommé Premier ministre le 9 janvier 2024 et, dès le 11 janvier 2024, lors d'un passage au journal télévisé, j'ai dit aux Français que nous étions dans une situation difficile du point de vue des finances publiques et qu'il n'y avait pas d'argent magique. J'ai ensuite réuni mes ministres le 18 janvier, puis les ministres délégués et secrétaires d'État en février. Je leur ai demandé notamment, au cours de ces réunions et lors du séminaire gouvernemental, de ne pas faire d'annonces budgétaires sans concertation ni validation préalable auprès de Matignon au regard de la situation dégradée de nos finances publiques. L'une des phrases que j'ai prononcée à cette occasion a d'ailleurs fuité dans la presse : « Je vous le dis franchement, toute annonce avec des conséquences budgétaires qui sera faite sans avoir été validée par Matignon sera immédiatement contredite. »
Dès le début de mon mandat, j'ai donc insisté sur la nécessaire rigueur qui devait présider à nos décisions. Ensuite, tout au long de celui-ci, j'ai annoncé des mesures difficiles, tant sur les dépenses que sur les recettes. Je veux revenir sur ces décisions pour regarder les décisions prises pendant les six mois précédant les élections européennes et la dissolution, puis l'acceptation par le Président de la République de ma démission.
En janvier, nous avons commencé à mettre fin au bouclier tarifaire sur l'électricité avec la décision courageusement portée par Bruno Le Maire de relever la taxe sur l'électricité. En février, nous avons pris un décret pour annuler 10 milliards d'euros de crédits. En mars, nous avons doublé les franchises médicales. En avril, nous avons lancé une mission pour identifier plus de 3 milliards d'euros de recettes supplémentaires, notamment sur les superprofits des énergéticiens et les opérations de rachat d'actions. En mai, nous avons annoncé la réforme de l'assurance chômage. En juin, nous avons travaillé sur des mesures d'économies supplémentaires, notamment dans la sphère sociale. En juillet, nous avons « surgelé » 16 milliards d'euros de crédits, pour pouvoir en annuler un grand nombre en fin d'exercice 2024. En août, nous avons préparé un budget « réversible » - mon gouvernement était démissionnaire à l'époque - qui a permis d'identifier 15 milliards d'euros d'économies pour 2025. Ces mesures, me semble-t-il, ont pour l'essentiel été reprises par l'actuel gouvernement.
Je vous propose à présent de revenir un peu plus en détail sur la chronologie de ces événements et sur chacune des décisions que nous avons prises. Dès mon arrivée, le 9 janvier, mon directeur de cabinet m'informe des difficultés auxquelles nous allons probablement devoir faire face, de la situation très dégradée de nos comptes publics et de l'ampleur du travail que nous aurons à conduire pour les redresser.
Évidemment, j'avais déjà une haute conscience des tensions qui pesaient sur nos comptes. Vous l'avez rappelé, j'ai été ministre délégué de Bruno Le Maire au début du second quinquennat du Président de la République. Avant ma nomination à Matignon, j'étais depuis six mois ministre de l'éducation nationale, et donc nécessairement un peu plus éloigné de la construction du projet de loi de finances pour 2024, des prévisions et des débats parlementaires de l'époque. Mais, dès ma nomination, je le répète, mon directeur de cabinet à Matignon, ancien directeur général du Trésor, m'informe des risques pesant sur nos recettes. Nous n'avons pas tardé à nous mettre au travail. Dès le 21 janvier, Bruno Le Maire - je le disais à l'instant - annonce courageusement la décision difficile de mettre fin au bouclier sur le prix de l'électricité.
Alors que, dans le cadre de la crise énergétique, vous le savez, la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) avait été abaissée à 1 euro, nous l'avons relevée à 21 euros, permettant d'engranger 6 milliards d'euros de recettes supplémentaires. Je note que la majorité sénatoriale, dans sa sagesse, avait voté un rétablissement de cette taxe à hauteur de 32 euros dès cette année, mais je me souviens aussi, hors du Sénat, de quelques critiques virulentes émanant de membres des mêmes familles politiques...
Dès le 22 janvier, Catherine Vautrin et Bruno Le Maire annoncent le doublement des franchises médicales, soit une économie pour la sécurité sociale de 800 millions d'euros en année pleine. En février 2024, je reçois une première alerte formelle sur le fait que la cible de déficit pour 2024 ne serait sans doute pas respectée, en raison d'un dérapage du déficit 2023 dû à une brutale chute de nos recettes par rapport aux prévisions, et en raison de moindres recettes en 2024 par rapport à ce qui était prévu, avec une croissance inférieure aux prévisions. La note de conjoncture de l'Insee fait alors état d'un acquis de croissance de 0,5 point, rendant difficile l'atteinte d'une croissance de 1,4 % pour 2024.
Nous révisons alors à la baisse notre prévision de croissance, poursuivons nos efforts de réduction des dépenses et rehaussons notre cible de déficit pour 2024. Rien n'a été ignoré de la situation ou des informations qui nous sont parvenues.
Le 13 février, au cours d'une réunion avec le Président de la République, nous décidons de réagir sans tarder. Après plusieurs échanges avec le ministre, nous décidons de réviser la prévision de croissance à 1 % pour 2024, une optique finalement prudente, puisque l'acquis de croissance à la fin du troisième trimestre 2024 est d'ores et déjà de 1,1 %. Nous décidons également d'actionner un frein d'urgence sur nos dépenses de l'ordre de 20 milliards d'euros. Dans le cadre du programme de stabilité (PStab), nous publions une cible révisée de déficit pour 2024 à 5,1 %, contre 4,4 %, un rehaussement déjà très important qui témoigne, je le crois, de la prise en compte par mon gouvernement de la réalité budgétaire dès mon arrivée à Matignon.
Les économies de 20 milliards d'euros que nous avons engagées, toutes administrations publiques confondues, en cours d'année 2024, étaient construites selon un mécanisme à deux étages. Dès février, nous avons annulé 10,2 milliards de crédits, rien que pour l'État, puis, en cours d'année, 10 milliards d'euros supplémentaires sur l'État, la sphère sociale et les collectivités.
S'agissant du « premier étage », vous avez vous-même qualifié cette mesure d'inédite par sa rapidité. Le 21 février 2024, soit dix jours après mon arrivée, nous prenons un décret qui prévoit 10 milliards d'euros d'économies : 1,5 milliard d'euros sur les contrats de professionnalisation, notamment la politique de l'apprentissage ; 1 milliard d'euros sur les chèques aux ménages comme MaPrimeRénov', l'aide aux véhicules ou le chèque énergie ; 800 millions d'euros sur la masse salariale de l'État ; 700 millions d'euros sur l'aide publique au développement. Il ne s'agissait pas de décisions faciles.
S'agissant du « deuxième étage », nous portons en juillet à 16,5 milliards d'euros le montant des crédits gelés pour 2024, afin qu'une majorité d'entre eux puissent être annulés en fin de gestion. Par ailleurs, un paquet de mesures réglementaires sur la sphère sociale est préparé pour économiser entre 1 milliard et 2 milliards d'euros. Il s'agissait de ralentir la progression de nos dépenses, notamment dans la sphère sociale.
Mais, à cet instant, il ne s'agit pas seulement de freiner les dépenses, il faut aussi revoir notre modèle pour générer davantage de recettes et plus de croissance. Nous lançons donc une mission sur les rentes inframarginales des énergéticiens, les opérations de rachat d'actions, et plus globalement sur la révision de notre modèle pour identifier des recettes supplémentaires de l'ordre de 3 milliards d'euros pour l'année 2024.
Je veux souligner qu'une politique de soutenabilité des finances publiques s'inscrit aussi dans une politique économique d'ensemble. Très clairement, l'écart de 10 points entre les dépenses publiques de la France et celles de la moyenne des pays de la zone euro s'explique pour environ 60 % par nos dépenses sociales, en premier lieu nos dépenses de retraite - 14 % du PIB en France, contre une moyenne de 12,9 % dans la zone euro. Nous avons également un système social plus généreux que la plupart de nos voisins. Ce système social, je le défends, c'est notre trésor. Nous avons la chance d'avoir une sécurité sociale qui protège les Français dans les moments difficiles. Mais elle doit aussi être réformée en permanence pour assurer sa soutenabilité. Ma prédécesseure avait courageusement mené la réforme des retraites avec l'appui de la majorité sénatoriale. C'est aussi le cas pour notre système d'assurance chômage, même si l'écart a été réduit avec nos voisins grâce aux deux réformes successives intervenues dans le premier mandat du Président de la République.
Pour assurer la soutenabilité de nos finances publiques, nous devons donc prévoir des mesures d'économies dans chaque budget, réagir le cas échéant en cours d'année à une situation qui se dégrade, mais aussi, et peut-être surtout, engager des réformes permettant d'augmenter le taux d'activité de la population.
C'est le sens des réformes menées depuis 2017 qui ont permis, je le crois, de réduire le chômage, de créer plus de 2 millions d'emplois et d'avoir un taux d'activité parmi les plus élevés dans notre pays depuis qu'il est mesuré. Il s'agit de la réforme des retraites, de l'assurance chômage, de l'apprentissage ou encore du RSA - j'en avais annoncé la généralisation dans ma déclaration de politique générale, et elle me semble aujourd'hui largement saluée. Cela a permis de réduire l'écart de taux d'activité entre la France et l'Allemagne, même s'il reste encore d'environ 5 points.
Je suis convaincu que la poursuite de ces réformes est indispensable pour assurer la soutenabilité de nos finances publiques, tout en augmentant notre potentiel de croissance. C'est sans doute là que se situent les gisements dont nos finances publiques ont besoin, plus que dans l'instauration massive de taxes et d'impôts supplémentaires, dont je crains qu'ils ne puissent produire, sur le long terme, davantage de recettes.
Qu'était-il possible d'anticiper dès la fin 2023 ? Je ne suis pas la personne la mieux armée pour répondre à cette question, puisque j'ai pris mes fonctions à Matignon le 9 janvier.
Pour autant, comme je l'ai indiqué, la situation difficile dans laquelle se trouvaient nos finances publiques n'a pas été une découverte. En revanche, nous ne nous attendions pas à un tel écart de prévision entre la croissance projetée et l'élasticité des recettes, qui s'est aggravé entre la fin de l'année 2023 et l'été 2024. Ce sont des difficultés que l'Allemagne a également rencontrées ces derniers mois.
Vous avez auditionné le directeur général du Trésor. Vous savez, également, qu'une mission a été conduite par l'inspection générale des finances (IGF) pour identifier les causes de ces écarts de prévision. Vous avez vous-mêmes lancé une mission « flash » sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, et je rappelle, à cet égard, qu'une partie importante de l'écart en 2024 s'explique par la reprise en base de la diminution et de la perte de recettes constatées en 2023.
J'en viens au projet de loi de finances rectificative. Nous en avons débattu avec le ministre de l'économie et des finances, le ministre délégué chargé des comptes publics et le Président de la République. En réalité, la question portait non pas tant sur la nécessité d'un PLFR, que sur le véhicule législatif le plus pertinent pour réussir à atteindre notre cible, après avoir signé le décret d'annulation.
Comme chacun le sait, la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) nous autorisait à annuler une part des crédits en cours d'année par voie réglementaire. Et nous avons, quasiment, fait le maximum de ce que la voie règlementaire seule nous permettait en signant le décret d'annulation en février. Pour le reste, il fallait dans tous les cas passer par le Parlement - jamais il n'a été question de faire autrement ! Pour autant, nous avions plusieurs options pour agir sur le volet législatif : le PLFR était une possibilité ; nous avons choisi de passer par d'autres textes, et ce pour plusieurs raisons.
La première, c'est que ces véhicules législatifs nous permettaient bien de réaliser l'effort nécessaire pour tendre vers la cible de déficit, que nous avions alors fixée à 5,1 %.
Ces textes étaient au nombre de deux.
Le premier est le projet de loi de finances pour 2025, dans lequel nous avions prévu d'inscrire les mesures issues de la mission sur les rentes, la taxation des superprofits des énergéticiens et des rachats d'actions. Vous le savez, dans un projet de loi de finances pour l'année n+1, il est possible de prendre des mesures fiscales rétroactives sur l'année n. C'est ce qui avait été prévu. J'en profite pour ajouter que lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2025, les députés du groupe Ensemble pour la République (EPR) ont défendu des amendements visant à instaurer les mesures que nous aurions mises en oeuvre si nous étions restés au gouvernement.
Le deuxième texte que nous souhaitions soumettre au Parlement afin de réaliser des économies en dépenses supplémentaires est le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG), qui permet d'annuler des crédits gelés en cours d'année. Nous avons donc gelé près de 17 milliards d'euros de crédits, en plusieurs étapes. Cela a notamment été le cas avec le surgel de juillet, avec l'objectif d'annuler une part massive de ces crédits à l'occasion du PLFG, à condition, bien entendu, d'informer suffisamment tôt les ministères de la cible d'exécution.
Il n'était donc pas nécessaire de passer par un PLFR pour prendre ces mesures.
La deuxième raison pour laquelle nous n'avons pas retenu cette option, c'est que cela nous laissait davantage de temps, au printemps et à l'été, pour examiner d'autres textes. J'avais affirmé, dans ma déclaration de politique générale, plusieurs priorités, notamment le projet de loi d'orientation agricole et celui sur la fin de vie. Je pourrais citer d'autres textes sur lesquels nous avons pu travailler avec le Parlement durant cette période, en réservant le débat sur les mesures d'économies ou les recettes supplémentaires dans le cadre du PLF pour 2025 et du PLFG.
Concernant le budget pour 2025, j'ai voulu préparer un PLF et un PLFSS pour donner une base de travail au prochain gouvernement. En effet, quand j'ai compris que mon successeur ne serait pas nommé rapidement, et qu'il devrait finaliser le budget dans un temps très réduit, j'ai travaillé avec les ministres démissionnaires dans le courant de l'été pour préparer le budget et les lettres plafonds, en vue de réaliser 15 milliards d'euros d'économies.
Sur le PLFSS, les revues de dépenses nous ont permis d'organiser de nombreuses économies qui ont été reprises, en grande partie, par le Gouvernement actuel. Je pense notamment aux mesures relatives aux indemnités journalières et aux arrêts maladie. Sur les collectivités locales, nous avons aussi préparé et proposé un certain nombre de mesures.
Telle est l'action que j'ai menée au cours des huit mois que j'ai passés à Matignon, dont deux mois à la tête d'un gouvernement d'affaires courantes. Nous avons reçu des alertes auxquelles nous avons répondu par des décisions fortes, qui nous ont d'ailleurs valu, à l'époque, de fortes critiques au sein de l'espace politique. Nous avons révisé la prévision de croissance, rehaussé la cible de déficit, décidé de faire 20 milliards d'euros d'économies en cours d'année et, finalement, préparé un budget pour 2025 prévoyant 15 milliards d'euros d'économies.
Je ne crois pas que, par le passé, un gouvernement ait identifié, proposé et réalisé autant d'économies sur une période aussi brève. Vous me répondrez qu'il n'est pas certain que, par le passé, un gouvernement ait été confronté à une telle dégradation et un tel écart entre les recettes prévues et réalisées, et que c'est donc bien normal. Mais en réaction aux alertes et informations que nous avons reçues sur la dégradation des recettes par rapport à la prévision technique réalisée par les services, nous avons pris des mesures pour tenir au maximum les finances de la République française et contenir le déficit à 5,1 %, en préparant des mesures pour le futur gouvernement.
M. Claude Raynal, président. - Nous vous avons laissé vous exprimer longuement, car il nous paraissait important de vous entendre sur la période durant laquelle vous avez occupé la fonction de Premier ministre.
Dans votre propos, vous avez anticipé certaines de nos remarques. En effet, vous avez pris des mesures dans un délai très court, mais la situation était inédite. En réalité, vous étiez bien obligé de réagir !
Comme le ministre de l'économie et des finances et le ministre des comptes publics de votre gouvernement, vous avez cité l'exemple de l'Allemagne. Cette comparaison fréquente est en effet parfois pertinente, notamment sur les taux de croissance.
Vous soulignez ainsi que l'Allemagne a connu une importante chute de ses recettes. Mais la situation des comptes publics est tellement saine dans ce pays qu'une dégradation, sur une année, ne représente pas un véritable problème. En revanche, en France, l'état de nos finances, dès la fin 2023, ne pouvait nous autoriser un tel décalage. D'ailleurs, la réaction des marchés, des autorités et de tous les acteurs s'intéressant aux finances publiques a été immédiate et forte. La grande différence entre la France et l'Allemagne, c'est que la France ne pouvait pas se permettre ce dérapage. On le voit d'ailleurs aujourd'hui, puisque nous sommes menacés par une dégradation de la note des agences de notation, ce qui nous place dans une situation alarmante, avec des taux d'intérêt en augmentation. Le coût de cette période est redoutable pour la France.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Lors de son audition, hier, Bruno Le Maire nous a dit que l'endettement public a été son obsession permanente au cours des sept années durant lesquelles il a exercé ses responsabilités au ministère de l'économie et des finances. Heureusement ! La dette s'est dégradée de plus de 1 000 milliards d'euros : s'il avait eu d'autres préoccupations, quel aurait été le résultat ? Les faits sont malheureusement têtus, et les chiffres ont une vérité qui n'est pas contestable.
Vous avez rappelé vos anciennes responsabilités. J'ai un souvenir très précis de la communication bien rodée qui a accompagné le PLF pour 2023, ce fameux budget « à l'euro près ». Présentant déjà une dégradation du déficit par rapport à 2022, il se termine finalement par un exercice plus déficitaire encore que vos prévisions... Ce n'était pas un budget « à l'euro près » ; c'était un budget à des milliards d'euros de moins !
Dans le PLFG pour 2023, le déficit était annoncé à 4,9 %. En réalité, lors d'une réunion tenue à l'Élysée, il aurait été annoncé, selon des fuites organisées, qu'il pourrait s'élever à 5,6 %. C'est le résultat de la gestion qu'a assurée le gouvernement et vous avez votre part de responsabilité dans cette situation.
Nos concitoyens, comme la représentation nationale, ont besoin de clarifier l'ensemble de la chaîne de décisions et de responsabilités. Derrière l'avalanche de chiffres, que, selon les accusations de certains, nous nous renverrions à la figure, il y a mille et une réalités humaines. Le pays est grandement fracturé, et l'on peine à trouver des alliances politiques pour redresser la situation. Mais cela est aussi le fait de ces mauvais résultats en cascade, qu'il faut assumer. Nous avons tous une part de responsabilité.
En décembre 2023, lors de l'examen du PLF pour 2024, le Sénat a voté 7 milliards d'économies. On nous a expliqué que cet effort était inutile. Or moins de soixante jours plus tard, votre gouvernement a commencé à sonner l'alarme. Permettez-moi de m'en étonner !
Vous dites avoir pris des décisions courageuses. Mais les gouvernements successifs - auxquels vous avez appartenu - auraient dû écouter davantage le Parlement, en particulier le Sénat. Il est vrai que les deux assemblées avaient des avis divergents. Mais le rôle du Gouvernement est précisément d'arbitrer ces désaccords. Or la dégradation du déficit montre bien que beaucoup de décisions malheureuses ont été prises.
Il me paraissait importer de le rappeler. La situation n'est pas le résultat d'une affaire de quelques mois, ou de recettes qui n'ont pas été tout à fait au rendez-vous. Le problème remonte à plus loin. Et c'est pour cela que les Français ont besoin d'explications. J'espère que cela leur permettra d'avoir une plus grande confiance dans les perspectives de redressement.
Notez bien que je ne préjuge de rien, parce que la situation, je le redis, est bien trop importante. Le président Raynal a évoqué la situation de l'Allemagne, dont nombre d'indicateurs économiques sont bien plus favorables que ceux de la France. Mais quand les membres fondateurs de l'Europe, l'Allemagne et la France, sont dans une situation délicate, c'est toute l'Union européenne qui en souffre.
Entrons dans le vif du sujet. Vous avez évoqué les prévisions de recettes. J'ai le sentiment que l'administration a toujours été en avance sur la réalité budgétaire et sur les annonces gouvernementales. Ainsi, alors que les notes du Trésor ont toujours alerté l'exécutif sur la dégradation du déficit de nos comptes publics, les décisions semblent toujours avoir été prises avec retard et en deçà des prévisions. Je pense notamment aux notes du Trésor de décembre 2023, puis de février 2024, cette dernière signalant déjà un risque de déficit à 5,7 % pour 2024. Nous sommes assez loin du déficit de 4,4 % qui a pourtant été annoncé pendant très longtemps. Comment expliquez-vous ce décalage systématique, par rapport aux alertes et prévisions des services, des décisions gouvernementales, y compris quand vous étiez Premier ministre ? Au moment du programme de stabilité en particulier, pourquoi avoir dégradé la prévision de déficit à 5,1 %, alors que votre administration annonçait qu'il s'élèverait 5,7 % ?
M. Gabriel Attal. - Vous dites que le problème des finances publiques remonte à loin. Je vous rejoins sur ce sujet : cela fait cinquante ans que la France n'a pas voté un budget à l'équilibre.
Il est vrai que le décalage de nos finances publiques avec celles de l'Allemagne est important. Depuis 2008, l'écart n'a cessé de se creuser entre nos deux pays de ce point de vue.
Vous avez ensuite évoqué l'obsession de Bruno Le Maire à désendetter la France. Je la confirme. Je profite de cette audition pour le dire publiquement : je trouve assez scandaleux le procès médiatique et politique qui lui est fait dans beaucoup de cercles. Pour ma part, j'ai été très fier d'être ministre délégué auprès de Bruno Le Maire, puis son collègue et, enfin, de le compter dans mon gouvernement. Je n'ai toujours vu en lui qu'un ministre de l'économie et des finances très soucieux de tenir les comptes publics et l'économie de la France, et d'apporter son soutien à nos entreprises, dans des moments de crise gravissimes - je pense en particulier à l'épidémie de covid et à l'inflation.
S'agissant des prévisions et de la présentation du budget pour 2023, je me souviens très bien des annonces de Bruno Le Maire sur le budget « à l'euro près ». L'exécution fait effectivement apparaître un déficit supérieur aux prévisions. Mais les dépenses de l'État ont-elles dérapé par rapport aux prévisions ? Non ! Or l'annonce d'un budget « à l'euro près » concernait évidemment les dépenses de l'État. Je note que dans l'exécution du budget 2023, les dépenses de l'État ne sont pas en écart avec ce qui avait prévu dans sa construction et dans son adoption par le Parlement. C'est bien la chute brutale dans les recettes, singulièrement en fin d'année, qui explique une partie importante du décalage du solde. Une mission de l'IGF a été conduite sur le sujet ; vous avez vous-mêmes mené des travaux et des économistes ont produit des études montrant que 80 % de cet écart de prévision de recettes découle de facteurs exogènes.
J'ai évoqué l'exemple de l'Allemagne, qui ne part effectivement pas du même point que nous, car ce pays aussi a été confronté à une mauvaise surprise dans la prévision et l'élasticité des recettes par rapport à la croissance. Cette situation n'est donc pas propre à la France.
Vous m'avez interrogé sur la fin de l'année 2023. Il me semble que ces questions devraient être adressées à ma prédécesseure, car en tant que ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, je n'étais pas destinataire de la note du Trésor du 7 décembre 2023.
Selon vous, les administrations ont toujours été en avance dans leurs alertes. Je vous remercie de saluer la qualité du travail des personnels des services de Bercy. Jamais je ne remettrai en cause leur travail ni ne les tiendrai responsables de la situation. D'ailleurs, dans ces notes, eux-mêmes recommandent assez régulièrement d'attendre que leurs alertes soient confirmées avant de communiquer publiquement sur le sujet ou de prendre des décisions. Vous le savez, l'économie est une matière fluctuante, qui dépend d'un grand nombre de paramètres, dont beaucoup sont, dans le contexte actuel, de nature géopolitique.
Même si, je le rappelle, je n'étais pas Premier ministre au moment de l'envoi de cette note, j'insiste sur cet aspect : il arrive que l'on reçoive une note de la direction générale du Trésor faisant part d'un risque de diminution de recettes par rapport aux prévisions et que cette même note, au motif qu'il s'agit d'un premier signal, incite à la prudence en matière de communication. Dans ce cas, il me semble préférable de suivre les recommandations des services. Ce qui compte, c'est que des décisions soient prises par la suite. Or dès le 9 janvier, date à laquelle j'ai pris mes fonctions, de nombreuses décisions, que je vous ai rappelées, ont été prises.
La modification de la cible de déficit est intervenue au moment de la révision du programme de stabilité, après arrêt des comptes pour l'année 2023 - de mémoire, l'Insee les a publiés le 26 mars. Bien entendu, c'est une base indispensable pour construire une nouvelle cible de déficit. Cela étant, nous n'avons pas attendu la présentation du PStab pour prendre des décisions : la hausse de la taxe sur l'électricité, le décret d'annulation de 10 milliards ou encore diverses mesures d'économies dans la sphère sociale, notamment sur les franchises, avaient déjà été annoncés par mon gouvernement.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Un sujet demeure flou pour moi. Le 21 février, vous avez pris un décret d'annulation de 10 milliards d'euros de crédits. Une note du Trésor établit le risque de déficit à 5,7 %, ce qui aurait justifié un effort de 35 milliards d'euros pour atteindre l'objectif de 4,4 %. Pourquoi avoir fait si peu ? Pourquoi - indépendamment de la question du PLFR qui se pose après le décret d'annulation - ne pas avoir voulu opérer un ajustement correct ? Cela me paraît d'autant plus difficile à comprendre que, deux mois plus tôt, le PLF pour 2024 était adopté avec une trajectoire ne tenant pas compte de l'ampleur des difficultés réelles.
M. Gabriel Attal. - Concernant l'adoption du PLF 2024 et la fin d'année 2023, je vous renvoie encore une fois à l'audition de ma prédécesseure.
Vous me demandez pourquoi avoir annulé « si peu » de crédits... Je vous rappelle que le décret, à l'époque, a été attaqué, y compris par des membres de la majorité sénatoriale. Je crois d'ailleurs que le recours est toujours pendant - il serait assez baroque que ce décret soit annulé dans la situation actuelle, mais je suis confiant sur l'issue de l'affaire. Outre ce recours juridique, le décret a été attaqué politiquement. Quand, à peine nommé à Matignon, j'ai annoncé l'annulation de 10 milliards d'euros de crédits en cours d'année. On m'a dit que cela ne s'était jamais fait - c'est vrai, c'était inédit - et on en a conclu que j'étais obsédé par une forme de rigueur ou d'austérité. Je ne crois pas que, à l'époque, certains de mes ministres aient considéré que c'était « peu ». Certaines réactions avaient été vives, y compris au sein du gouvernement !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je comparais simplement aux 35 milliards d'euros...
M. Gabriel Attal. - Ce montant correspondait à l'effort nécessaire, selon la note du Trésor à laquelle vous faites référence, pour maintenir la cible à 4,4 % sur l'année 2024. La première question que l'on se pose, alors, c'est de savoir si cette cible de 4,4 % est toujours tenable.
M. Claude Raynal, président. - C'est ce que les ministres en charge ont dit.
M. Gabriel Attal. - Ce n'est pas nécessairement une question que l'on tranche d'un coup, surtout avec une note d'alerte, qui n'est pas un arrêt définitif des comptes pour l'année 2023. C'est uniquement avec cet arrêt des comptes que l'on a connaissance des pertes définitives de recettes, de l'ampleur des tâches à accomplir en 2024 et des travaux interministériels à lancer pour un arbitrage, par le Président de la République et le Premier ministre, d'une nouvelle cible. Voilà pourquoi la cible de 5,1 % est arrêtée au moment de la présentation du nouveau PStab.
Pour atteindre l'objectif, nous avions déjà publié le décret d'annulation pour 10,2 milliards d'euros d'économies. Il restait encore 10 milliards d'euros à économiser. Nous avons alors décidé de geler des crédits supplémentaires en vue d'une annulation ; missionné des parlementaires pour identifier 3 milliards d'euros de recettes de plus sur l'année 2024 ; prévu des mesures d'économies supplémentaires dans la sphère sociale - qui sont prêtes et pourraient être adoptées par le Gouvernement - et cherché le moyen de freiner la progression des dépenses des collectivités locales en cours d'année.
M. Claude Raynal, président. - Vous oubliez une mesure : le report des crédits de 16 milliards d'euros, qui ont compensé le décret d'annulation et en ont réduit très sensiblement le résultat.
M. Gabriel Attal. - C'est, hélas ! le cas chaque année. Depuis le covid et le plan de relance, le niveau de report est très élevé ; il faut le réduire.
Dans le PLFG présenté par le gouvernement qui m'a succédé, il est écrit noir sur blanc que les dépenses de l'État sur l'année 2024 - année durant laquelle, en majorité, j'ai été Premier ministre - seront inférieures aux prévisions, grâce à nos efforts.
Nous avions prévu de faire plus d'économies encore. Mais il y a eu la dissolution. Mon gouvernement est resté démissionnaire pendant plusieurs mois, ce qui nous a empêchés de publier les textes réglementaires sur les économies dans la sphère sociale. Je serai d'ailleurs auditionné dans quelques jours à l'Assemblée nationale par une mission « flash » sur l'action de mon gouvernement durant la période de gestion des affaires courantes.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je veux rester factuel car il me semble - c'est mon point de vue - que vous jouez avec une certaine habileté de la succession des fonctions, en renvoyant certains points à votre prédécesseure. En trois mois, il se passe tout de même beaucoup de choses, dans une grande incohérence : on adopte un PLFG pour 2023 ; en l'absence de crise inflationniste ou de l'énergie, moins de soixante jours après, vous signez un décret d'annulation de 10 milliards d'euros ; puis survient la présentation du PStab.
Sous les radars, quoique légalement, votre gouvernement autorise le report de 16 milliards d'euros de crédits restants de 2023, qui constituent donc, en mars, des rentrées supplémentaires. Autrement dit, vous économisez 10 milliards d'euros et vous ajoutez 16 milliards d'euros : le budget compte à ce moment-là 6 milliards d'euros de dépenses supplémentaires par rapport à ce qui avait été adopté.
Quelques jours plus tard, parallèlement au PStab, il y a l'annonce par un communiqué de l'Élysée - annonce qui déclenche chez moi une certaine colère - d'un déficit pour 2023 potentiellement revu à 5,6 % du PIB, en augmentation de 0,7 point, soit une dégradation supplémentaire de plus de 20 milliards d'euros. C'est pour ça que je parle d'une dégradation continue depuis 2017. À ce moment-là, la trajectoire et le déficit sont révisés - et c'est normal.
Comment faire admettre, sans sourciller, une telle dégradation sur un seul trimestre, à la suite de ce qui nous avait été vendu comme une « tempête parfaite », à savoir des recettes moins élevées que prévu pour certains impôts en 2023 - or la dégringolade continue tout au long de l'année 2024 ? Comment expliquer qu'au court de ce trimestre, vous avez pris toutes les bonnes décisions, et que la détérioration est survenue malgré vous ? C'est un peu court ; je doute de cette justification.
M. Gabriel Attal. - Monsieur le rapporteur général, nommé Premier ministre le 9 janvier 2024, je ne peux pas vous répondre sur une note de fin 2023 qui ne m'a pas été adressée.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce n'est pas le sujet.
M. Gabriel Attal. - Je crois comprendre du début de votre intervention que vous me reprocheriez...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je vous demande de réagir sur mes analyses concernant certains sujets alimentant le débat public.
M. Gabriel Attal. - Je vous l'ai dit : en tant que Premier ministre, je peux être destinataire d'une note faisant état d'une alerte ou d'un risque et, comme cette note le mentionne elle-même, ne pas en tenir compte immédiatement pour prendre des décisions, puisque la situation est encore fluctuante.
Dès le 9 janvier 2024, date de ma nomination, j'ai échangé avec mon directeur de cabinet, ancien directeur du Trésor, sur la situation des finances publiques. Il m'a prévenu d'une alerte en décembre 2023 sur les recettes. Mais nous n'avions pas encore toutes les informations, et pas encore d'alerte sur la dégradation du rendement de certains impôts par rapport aux prévisions.
Certains arbitrages étaient encore en cours lors de ma nomination à Matignon, notamment sur la hausse du prix de l'électricité. C'est d'ailleurs la première question que m'ont posé les journalistes du « 20 heures » de TF1 lorsqu'ils m'ont interviewé le 11 janvier, deux jours après ma nomination. L'arbitrage n'avait pas encore été rendu sur le rétablissement de la taxe sur le prix de l'électricité ; je l'ai rétablie sans délai.
En février, j'ai signé un décret de 10 milliards d'euros d'économies, du jamais vu ! Il n'était pas possible de faire plus par décret, j'étais au maximum.
Fin février, nous avons fait des annonces sur les franchises médicales, sur la sphère sociale, auxquelles d'autres mesures se sont ajoutées en mars.
En avril, nous avons procédé à la révision de la cible de déficit, dans le cadre du PStab, parce que, je le répète, nous avions besoin pour cela de la note de l'Insee sur l'exécution budgétaire 2023, que nous avons reçue le 26 mars.
À mon arrivée à Matignon, plus de 20 milliards d'euros de reports m'ont été demandés par les différents ministères. J'en ai contre-arbitré plusieurs milliards, dans tous les ministères, en janvier et en février. Je cherchais déjà à faire baisser la note.
Depuis la crise du covid, il est vrai que nous avons une pratique des reports plus importante qu'auparavant, et je la déplore aussi pour des raisons de maîtrise des finances publiques, mais aussi d'information et de contrôle du Parlement.
M. Claude Raynal, président. - Ce n'est pas une pratique des reports plus importante qu'auparavant ; ce sont des reports sans commune mesure !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Du jamais vu, et pas assumé...
M. Claude Raynal, président. - On passe de reports représentant 1 à 2 milliards d'euros à - trois ans après le pic de la crise, où, c'est normal, ils atteignaient 28 milliards d'euros - un montant d'encore 16 milliards d'euros. Aucun arbitrage n'a été pris pour limiter ces reports.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Hier, ici même, Bruno Le Maire a évoqué une note qu'il a adressée le 6 février 2024 au Président de la République, et dont vous étiez en copie. Il proposait une série de mesures « nécessaires pour tenir l'objectif de déficit de 4,4 % en 2024 », parmi lesquelles l'annonce d'un PLFR en 2024. Qu'avez-vous pensé à la réception de la note ? Quel était votre avis sur la suggestion d'un PLFR, jugé nécessaire pour tenir l'objectif de déficit ? J'ai compris qu'il y aurait eu un cercle restreint de décideurs autour de vous, à l'Élysée. Quand la décision a-t-elle été prise ? Vous n'avez pas choisi de donner la possibilité au Gouvernement et au Parlement de se prononcer par des arbitrages lors de l'examen d'un PLFR, annonçant des recettes fiscales rétroactives sur l'énergie - mais chat échaudé craint l'eau froide ; les gains possibles de 12 milliards d'euros que vous annonciez à tue-tête pour la contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité (CRIM) n'ont cessé d'être révisés à la baisse, pour un gain effectif de 600 millions d'euros... Pourquoi, donc, avoir refusé l'examen d'un PLFR ? Qui a pris la décision définitive, et comment ?
M. Gabriel Attal. - La décision est prise par le gouvernement de la France et le Président de la République, et non pas par un « club restreint de décideurs ». Mais, évidemment, comme Premier ministre, vous échangez avec vos conseillers et des parlementaires de la majorité avant de prendre ce type d'arbitrages.
Encore une fois, le débat du recours ou non à un PLFR ne s'est pas posé en ces termes. Il y a eu la note du 6 février que vous avez citée, une réunion le 13 février autour du Président de la République, puis d'autres échanges avec les ministres. Notre objectif était, d'abord, de définir les cibles d'économies à réaliser pour tenir un objectif de déficit qui serait nécessairement révisé. Ensuite, nous devions choisir un vecteur législatif : soit un PLFR, soit le PLF et le PLFG. Hier, durant son audition, Bruno Le Maire a d'ailleurs indiqué qu'il y avait aussi de bonnes raisons de passer par le PLFG et le PLF 2025, plutôt que par un PLFR ; que ce choix était « parfaitement entendable », pour reprendre ses propos.
Il n'y avait donc pas deux camps se livrant bataille sur le recours au PLFR. Nous devions décider comment faire face à une dégradation imprévue des recettes par rapport aux prévisions, afin de tenir au maximum les finances de la France.
Nous avons choisi de passer par le PLFG et le PLF 2025, je le redis, car les mesures proposées pour tenir la cible de déficit pouvaient être traitées par ces vecteurs. Comme ceux-ci existaient, qu'ils étaient prévus, cela laissait du temps parlementaire supplémentaire libre pour traiter un certain nombre de dossiers. Lors de ma déclaration de politique générale, j'avais annoncé plusieurs chantiers : projet de loi sur le logement, mesures de désmicardisation et de débureaucratisation, projet de loi sur la fin de vie... Autant de textes qu'il nous semblait important d'examiner. Plutôt que d'ajouter à l'ordre du jour un texte qui n'était pas nécessaire, nous avons gardé du temps parlementaire pour examiner d'autres réformes, mais il était bien prévu d'examiner les mesures qui auraient donné lieu à ce PLFR dans le PLFG et le PLF 2025.
Effectivement, la CRIM n'a rapporté que 600 millions d'euros alors que, à sa mise en place, en 2023, nous espérions un rendement de 12 milliards d'euros. Nous avions d'ailleurs eu de longs débats avec Mme Lavarde, lors de l'examen, de nuit, du PLF...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous avons voté cette mesure en vous faisant confiance, et avons souvent eu l'occasion de le regretter !
M. Gabriel Attal. - Les recettes étaient prévues selon des prix de marché qui ont évolué après le vote. En tant que député Ensemble pour la République, Thomas Cazenave a proposé une mesure que nous avions prévue, sous la forme d'un amendement déposé sur le PLF 2025, avec effet rétroactif sur 2024, afin de revoir l'assiette par rapport aux prévisions. La mission parlementaire sur la taxation des rentes, qui portait aussi sur les rachats d'action, prévoyait un calcul de la taxe, non pas sur les bénéfices réalisés par les entreprises, mais sur leurs capacités de production.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous y reviendrons. Restons sur le PLFR...
M. Gabriel Attal. - Si l'amendement de Thomas Cazenave est retenu, le rendement de la CRIM pour 2024 pourrait être de 2,5 milliards d'euros. Le Sénat sera bientôt saisi du PLF ; en tant que « collègue » député, je vous invite à voter cet amendement.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous évoquons un moment clef. En février, la note de Bruno Le Maire indique que les décisions de 10 milliards d'euros de gel de crédits et un PLFR en 2024 sont « les seules susceptibles de nous éviter la dégradation de la note française par Standard & Poor's le 31 mai 2024, à quelques semaines des élections européennes ». Il semble donc, à la lecture de cette note, que la dégradation ne fasse aucun doute à ce moment-là et que cela ait éventuellement une influence. Il est également sous-entendu que la période est difficile et qu'approchent les élections européennes. Je crois donc comprendre - vous me direz si je me trompe - que, craignant que la situation dégradée ne vous revienne en boomerang, vous décidez d'enjamber l'obstacle des élections européennes, de reporter les décisions à la fin de l'année pour vous refaire une santé, pensant que les Français vous suivront. La réalité a fracassé ces éventuelles intentions, mais je me trompe peut-être...
M. Gabriel Attal. - Je vois bien la conclusion à laquelle vous voulez aboutir dans le cadre de cette mission.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Non, je m'interroge. Je vous accorde le droit au doute...
M. Gabriel Attal. - Disons alors : je crois voir cette conclusion... Mais ce n'est pas le cas ! Si la boussole des décisions de mon gouvernement était les élections européennes et le fait de préserver la majorité avant ces élections, nous n'aurions pas décidé d'augmenter la taxe sur l'électricité en janvier, annulé 10 milliards d'euros de crédit en février, doublé les franchises médicales en mars, annoncé une réforme de l'assurance chômage en avril et en mai ! Si nous voulions « enjamber l'obstacle », nous n'aurions pas pris ces décisions avant les élections européennes. C'est bien parce qu'elles étaient nécessaires que nous les avons prises, sans nous soucier du scrutin européen, dont, je le précise, le Président de la République avait rappelé qu'il était avant tout européen, et non national.
Le 26 mars, en réponse à une question d'actualité au Gouvernement d'Olivier Marleix sur la situation des finances publiques, je réponds qu'il faut de la rigueur. J'emploie ce terme, que je sais connoté. Cela déclenche une alerte AFP, reprise partout : « le tournant de la rigueur », « Attal veut de l'austérité »... C'était avant les élections européennes !
Encore une fois, le choix du véhicule ne consiste pas dans le fait de passer - ou non - par le Parlement ou de dire - ou non - qu'il faut faire des efforts. Je crois que nous l'avons dit, que nous avons pris des mesures montrant que nous demandions des efforts aux Français et à l'État.
Vous avez fait référence aux agences de notation. En tant que responsable politique français, je décide pour les Français, pas pour les agences de notation ! Ma seule préoccupation, quelles qu'aient été mes fonctions, c'est de savoir si mes décisions sont utiles à mes concitoyens. Oui, nous avons pris, avec mon gouvernement, des décisions difficiles, car nous les estimions utiles pour le pays et pour les Français - pas pour d'autres acteurs ni pour des considérations électorales.
M. Claude Raynal, président. - Quand on est Premier ministre ou à n'importe quel poste politique, il est normal et souhaitable de prendre des décisions pour les Français ; nous partageons cette position.
Cela étant, sans prétendre, évidemment, que vous obéissiez aux agences de notation, on ne peut pas faire fi du contexte général et du débat public à ce moment-là. Dans la presse, on parlait de futures dégradations de la notation, de possibles conséquences sur les taux d'intérêt ... En tant que Premier ministre, on tient forcément compte de ces débats dans la société et du climat ambiant. Si vous n'obéissez pas aux agences de notation - je l'espère bien - vous devez pour autant tenir compte de ce climat, qui a un effet sur les Français - si les taux d'intérêt augmentent, c'est grave pour le budget, mais aussi pour les Français et les entreprises. C'était votre responsabilité d'en tenir compte, nous ne le contestons pas. Vous nous avez répondu sur un éventuel effet d'accélération, n'insistons pas ; admettons simplement que les agences font partie du contexte global de gestion des finances publiques, surtout avec un niveau considérable de dette.
Les élections européennes, selon vous, n'auraient pas été le sujet. Mais - hormis dans le cas particulier actuel - celui ou celle qui occupe la fonction de Premier ministre est par nature le patron de la majorité politique à l'Assemblée nationale, et je ne pense pas que vous ayez démissionné de cette responsabilité. Vous deviez aussi tenir compte du climat politique pour prendre des décisions.
Vous avez rappelé les mesures difficiles que vous avez prises avant ces élections. Cela n'a rien à voir avec la question du dépôt d'un PLFR. La demande de débattre d'un PLFR date, non pas d'avril, mais de février, c'est-à-dire du moment où vous annulez 10 milliards d'euros de crédit. Le sujet, ensuite, vient percuter les élections européennes.
Vous avez pris connaissance de l'audition de Bruno Le Maire ; il a été très précis et direct dans ses réponses, ne contournant pas le sujet. Le seul moment où nous n'avons pas obtenu de réponse, c'est sur l'existence, ou non, d'un arbitrage politique sur le PLFR. Quand je lui ai demandé si les élections européennes avaient pesé sur le choix d'un éventuel recours à un PLFR, il a, pour la première fois, refusé de répondre, renvoyant à ceux que nous entendrions après lui... Nous avons tendance à considérer que ce silence vaut acceptation. Nous ne sommes pas une commission d'enquête sous serment, mais nous souhaitons obtenir une réponse. Ce sujet a-t-il fait partie du débat, oui ou non ?
M. Gabriel Attal. - C'est à moi qu'il revenait de prendre la décision de recourir - ou non - à un PLFR, au titre de l'article 39 de la Constitution, et nous en avons débattu avec le Président de la République, les ministres et des membres de la majorité.
Quand vous devez prendre des décisions, politiques et techniques, vous le faites en fonction du contexte, en pesant le pour et le contre. La première question est de savoir s'il est plus utile, plus efficace de passer par tel ou tel vecteur. Ensuite, vous vous interrogez sur l'impact que la mesure aura, dans le contexte politique et international, sur une autre décision ou d'autres chantiers - à cet égard, le temps parlementaire vaut cher pour faire voter des réformes et certains voulaient aussi un PLFR le plus tôt possible pour éviter que les oppositions ne dénoncent un éventuel plan caché via d'autres textes... Certains considéraient même que c'était dans notre intérêt, vis-à-vis des échéances électorales, de présenter un texte avant.
Dans vos réflexions, vous tenez donc compte d'une pluralité de sujets. Mais je le redis : non, la décision de passer par un PLFG et le PLF ne relève pas des élections européennes.
Bruno Le Maire a dit, hier, que sa proposition de faire un PLFR au printemps était motivée par des raisons principalement politiques, pour mettre « au centre du débat public » le sujet des finances publiques. Il a aussi indiqué que les propositions qu'il faisait alors pour tenir nos comptes ne nécessitaient pas techniquement un PLFR, qu'elles pouvaient passer par un PLFG et un PLF.
M. Claude Raynal, président. - Vous l'avez déjà dit, et nous l'avons entendu. Vous ne répondez cependant pas à ma question.
M. Gabriel Attal. - C'est moi qui prends l'arbitrage avec le Président de la République.
M. Claude Raynal, président. - Donc, M. Le Maire ne doit pas en parler ?...
M. Gabriel Attal. - Non, mais de même que je ne vous réponds pas sur des arbitrages que je n'ai pas été amené à prendre...
M. Claude Raynal, président. - L'arbitrage se faisait en sa présence : il y avait le Président de la République, les ministres et vous...
M. Gabriel Attal. - Les réunions préparatoires se tenaient évidemment en présence des ministres, mais la plupart des arbitrages étaient arrêtés notamment dans les échanges hebdomadaires entre le Premier ministre et le Président de la République. Il est normal que, sur les raisons d'un arbitrage, Bruno Le Maire vous suggère d'interroger ceux qui l'ont rendu.
M. Claude Raynal, président. - Nous entendons votre réponse.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est tout de même un arbitrage lourd de conséquences : en accord avec le Président de la République, vous décidez de remettre en cause ce qui avait été voté et piloté par votre prédécesseure, Élisabeth Borne, à savoir l'objectif de déficit de 4,4 % pour 2024 et la feuille de route, laquelle a été maintenue jusqu'à fin février dans les prises de parole des ministres compétents avant d'être abandonnée.
M. Gabriel Attal. - Il n'y a pas d'abandon ; les mesures prévues pouvaient être prises sans recourir à un PLFR.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - En deux mois et demi, vous abandonnez la trajectoire de 4,4%, c'est clair.
Vous réalisez des arbitrages mais dès votre nomination et en quelques mois, vous annoncez de nombreuses dépenses nouvelles : aides d'urgence à la filière bio, chèque énergie, mesures pour l'agriculture et la santé, revalorisation salariale dans le secteur de la petite enfance, aide à l'Ukraine... Très rapidement, il y en a pour 5 milliards d'euros !
Votre discours est donc assez ambivalent, au moment même où commence une dégradation qui perdurera toute l'année 2024 - durant laquelle, pardonnez-moi, cela part complètement en sucette... Un écart de 50 milliards d'euros en neuf mois, cela reflète une forme d'indigence et montre tout de même un manque de rigueur dans la tenue de nos comptes !
M. Gabriel Attal. - Faites-moi la liste des dépenses, montant par montant, que vous reprochez à mon gouvernement, et prouvez-moi qu'elles dégradent la trajectoire et le solde en 2024.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les annonces que j'ai mentionnées s'ajoutent à des annonces passées, qui continuent de produire des effets.
M. Gabriel Attal. - Vous affirmez que, certes, nous avons fait beaucoup d'économies avec l'annulation de 10 milliards d'euros, mais que d'un autre côté nous avons empilé les dépenses. Cela pourrait laisser penser aux Français qui nous regardent que je raconte n'importe quoi...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'ai cité un certain nombre de domaines, comme, par exemple, l'agriculture.
M. Gabriel Attal. - Arrêtons-nous thème par thème.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous ne sommes pas dans une bataille de chiffonniers.
M. Gabriel Attal. - C'est pour éclairer les Français et le Parlement.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Tout ceci est parfaitement vérifiable.
M. Gabriel Attal. - Si c'est vérifiable, je vais vous répondre. Sur le sujet agricole : je suis nommé Premier ministre alors qu'une crise agricole est en cours partout en Europe ; immédiatement, je me rends au contact de nos agriculteurs pour trouver des solutions ; je les réunis et j'annonce un certain nombre de mesures. Les concernant, avez-vous un chiffre de dépenses à me reprocher ? Le coût de ces mesures s'élève à 400 millions d'euros ; ayant été financé sur la provision pour crise du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, il n'a pas dégradé les dépenses prévues en 2024.
La seule mesure venue s'ajouter aux dépenses - et c'est l'épaisseur du trait - est l'abandon de la trajectoire d'augmentation de la fiscalité sur le gazole non routier (GNR), un des éléments déclencheurs de la crise agricole : 70 millions d'euros en 2024, à mettre en regard des 35 milliards d'euros de besoins que vous évoquiez !
Il n'est donc pas vrai de dire que nous avons annoncé 400 millions d'euros de dépenses supplémentaires pendant que nous cherchions à faire des économies. Voilà pour le sujet agricole. Quelles autres dépenses reprochez-vous à mon Gouvernement ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'ai évoqué plusieurs dépenses, mais l'idée n'est pas d'entrer dans les détails.
M. Gabriel Attal. - Je pensais que c'était l'objet de votre commission.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Quand vous créez de nouvelles dépenses...
M. Gabriel Attal. - Ces dépenses étaient déjà prévues dans le budget.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le budget n'est pas tenu.
M. Gabriel Attal. - Le budget n'est pas tenu ? Le budget 2024 sera-t-il plus important que celui qui a été voté ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Monsieur le Premier ministre, le budget n'est pas tenu et la trajectoire se dégrade en un trimestre.
M. Gabriel Attal. - Les dépenses de l'État en 2024 ont-elles dérapé ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - À ce stade, assumez-vous la dégradation de nos comptes publics durant l'année 2024 ? On parle de 50 milliards d'euros...
M. Gabriel Attal. - J'assume la dégradation des recettes et je vous pose la question, monsieur le rapporteur général : les dépenses de l'État ont-elles dérapé en 2024 ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - En sept ans...
M. Gabriel Attal. - Vous m'interrogez sur 2024 et évoquez les dépenses de l'État !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - En 2024, le déficit public s'est aggravé de plus de 50 milliards d'euros.
M. Gabriel Attal. - Parce que les recettes ont chuté !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pas uniquement. Vous avez expliqué, à l'envi, que tout était assez simple : la baisse des impôts devait apporter beaucoup de recettes nouvelles.
M. Gabriel Attal. - Est-ce que le PLFG pour 2024 estime qu'il y aura plus de dépenses que celles prévues par le PLF pour 2024 ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les comptes publics, qui auraient dû s'améliorer, en réalité se dégradent.
M. Gabriel Attal. - Vous l'avez dit dès le début de cette audition, et vous avez raison de le dire.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Soit vous êtes dans le déni...
M. Gabriel Attal. - Pas du tout. Vous cherchez à éluder ce que je dis sur la chute brutale des recettes.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Non.
M. Gabriel Attal. - Vous dites que nous avions prévu des dépenses publiques supplémentaires en 2024. Lesquelles ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le déficit public se dégrade gravement et de manière continue durant l'année 2024.
M. Gabriel Attal. - En raison d'une chute brutale des recettes.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Pas exclusivement. Vous avez moins de recettes, et vous n'arbitrez aucune dépense.
M. Gabriel Attal. - Nous avons annulé 10 milliards d'euros de crédits.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ces 10 milliards d'euros sont largement insuffisants.
M. Gabriel Attal. - Oui. Je vous ai dit comment 10 autres milliards étaient prévus.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous ne vouliez pas présenter de PLFR.
M. Gabriel Attal. - Vous repassez au sujet du PLFR. Vous évoquiez plusieurs milliards d'euros de dépenses non prévues. Donnez-moi les détails ! Vous n'avez évoqué qu'un sujet, qui porte sur des dépenses de 400 millions d'euros, déjà prévues dans le budget.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je vous ai cité des postes de dépenses nouvelles, ouvertes par vos annonces, comme des aides d'urgence ou le chèque énergie.
M. Gabriel Attal. - Le chèque énergie est prévu, chaque année, dans le budget.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il y a des annonces nouvelles, comme sur la guerre en Ukraine...
M. Gabriel Attal. - Évoquons le sujet !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - De toute façon, le déficit public se dégrade, et vous êtes responsable de la gestion du budget de la France.
M. Gabriel Attal. - J'assume toutes mes responsabilités. Je suis venu pour répondre à toutes vos questions. Simplement, comprenez que lorsque vous me dites qu'à mon arrivée à Matignon, je fais des économies d'un côté, et annonce des dépenses non prévues ni financées dans le budget de l'autre, et que vous ne me répondez pas sur ces dépenses, cela sème le trouble chez ceux qui nous regardent.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai évoqué vos annonces ; je n'ai pas prétendu qu'il s'agissait de dépenses non prévues au budget.
M. Gabriel Attal. - C'était un peu sous-entendu...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Si, en plus, vous interprétez la totalité de mes propos...
M. Gabriel Attal. - Je note que vous revenez sur le propos ; je l'entends.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je le redis : quand vous passez sous silence, depuis des mois et années, les reports...
M. Gabriel Attal. - On revient sur les reports ?
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - On se dit les choses durant ce débat, un peu à fleurets mouchetés.
M. Gabriel Attal. - Il est mieux de pouvoir se parler ainsi, c'est moins ennuyeux pour ceux qui nous regardent et c'est plus vivant.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Oui, et il faut assumer.
M. Gabriel Attal. - Nous avons parlé longuement des reports, vous voulez y revenir car vous ne voulez pas me dire quelles sont ces fameuses dépenses qu'il ne fallait pas faire...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Comme il y a une dégradation continue des comptes publics et donc du déficit public, nous devons la vérité aux Français. Il ne faut pas se réfugier, trop facilement, derrière des prévisions de recettes.
M. Gabriel Attal. - C'est la réalité !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Parmi les facteurs explicatifs, je vous le redis, avoir laissé filer certaines dépenses publiques pose problème. Nous en reparlerons lors de l'examen du PLF 2025. Pour l'instant, nous constatons une dégradation inédite, jamais vue hors temps de crise, qui a continué en 2024.
M. Gabriel Attal. - Je suis là pour répondre à toutes vos questions et réagir à tous vos propos tenus en ma présence. Je vous le demande une nouvelle fois : citez-moi une dépense de l'État qui a dérapé en 2024 ; citez-moi une de mes décisions - ou de mon gouvernement - qui a abouti à des dépenses supplémentaires en 2024 et qui n'était pas financée.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les reports de crédits, pour 16 milliards d'euros...
M. Gabriel Attal. - Nous en avons déjà parlé. Pardonnez-moi, mais ce sujet me tient à coeur. Vous me dites que nous avons réalisé 10 milliards d'euros d'économies par décret mais que nous avons annoncé 5 milliards d'euros de dépenses supplémentaires. Quels sont ces 5 milliards d'euros ? L'agriculture, c'était 400 millions d'euros, déjà financés. Qu'y a-t-il d'autre dans ces 5 milliards d'euros ?
M. Claude Raynal, président. - Ceux qui nous écoutent prennent en compte vos propos à tous les deux. Certaines mesures nouvelles font l'objet de propositions de financement dans le PLFG ; il me semble qu'elles ont été prises avant l'actuel gouvernement. Je n'en connais pas le montant ni la précision. Nous en resterons donc là, et y reviendrons dans notre rapport.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La guerre en Ukraine, c'est 3 milliards d'euros de dépenses.
M. Gabriel Attal. - C'est jusqu'à 3 milliards d'euros, et selon les besoins. Ce n'est pas un virement du compte de l'État français sur le compte de l'État ukrainien ; c'est une valorisation de cessions d'équipements, lissées sur plusieurs années. Vous voyez comme vous balancez des chiffres...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - À vous écouter, cela ne coûte jamais rien...
M. Gabriel Attal. - Ce n'est pas ce que je dis.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Les Français sont parfaitement lucides. Les forces armées, c'est comme la gendarmerie : lorsqu'il y a des dépenses à un endroit, cela en fait moins ailleurs.
M. Gabriel Attal. - Vous lancez un chiffre, je vous demande des exemples et ceux que vous me citez ne correspondent pas au chiffre donné de 5 milliards d'euros. Voilà tout !
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Si, et je n'ai aucun problème avec cela.
M. Gabriel Attal. - Vous m'avez cité l'agriculture, et j'ai montré que ce n'étaient pas des dépenses supplémentaires. Sur l'Ukraine, je viens de vous le démontrer.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - J'assume mes chiffres sur l'agriculture et l'Ukraine. Nous ne sommes pas d'accord sur ces sujets, tenons-nous-en là.
M. Gabriel Attal. - C'est factuel.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Tout à fait.
M. Claude Raynal, président. - Passons au sujet suivant. Une décision a été prise. Chacun se fera une opinion sur la façon dont elle a été prise, avant les élections européennes. Dans cette période préalable, certaines mesures pour freiner la dépense concerneraient le futur PLFG, d'autres mesures seraient de nature réglementaire.
Ensuite, vous avez perdu les élections européennes, et il y a eu la dissolution - nous savons ce que vous en pensez, vous l'avez clairement dit. Nous avons perdu deux mois pour agir avant les élections - où des choses sont certes préparées ; également après. Certes, vous avez travaillé durant cette période, mais en comptant large, ce sont entre quatre et cinq mois perdus.
Vous connaissez l'histoire. Au final, rien de ce qui pouvait être fait n'a pu être fait : aucune mesure de freinage avant les élections européennes n'a été mise en oeuvre, et rien ne pouvait l'être après la dissolution par votre gouvernement démissionnaire. Si vous aviez su ce qui allait se passer, ne regrettez-vous pas de n'avoir pas proposé de PLFR ? Tant qu'à faire, autant régler la chose complètement.
M. Gabriel Attal. - Non. Thomas Cazenave vous l'a indiqué hier : il y a eu des pertes de recettes supplémentaires en juillet et en août, qui rendaient encore plus difficile la tenue du solde corrigé à 5,1 %. Toutes les mesures qui ont été prévues pouvaient être prises. Je crois qu'il n'y a eu aucun mois de perdu. Certes, mon gouvernement a été démissionnaire durant plusieurs mois. Mais nous avons travaillé. En juin, nous avons préparé un paquet réglementaire de mesures concernant la sécurité sociale, qui était prêt pour le futur Premier ministre à son arrivée le 5 septembre. En juillet, mon gouvernement a gelé et surgelé des crédits supplémentaires pour atteindre le montant massif de 16,5 milliards d'euros de crédits. Début août, nous avons, avec Bruno Le Maire, Catherine Vautrin et Thomas Cazenave, préparé un budget pour mon successeur, avec 15 milliards d'euros d'économies qui ont été quasiment toutes reprises par lui.
À sa nomination, le nouveau gouvernement avait la possibilité d'annuler jusqu'à 7 ou 8 milliards d'euros de crédits en fin de gestion. Cela relève de son choix de ne pas notifier aux ministères au mois de septembre ce volume d'annulation de crédits - le montant figurant dans le PLFG avoisinant seulement 4 à 5 milliards d'euros.
Par ailleurs, nous avons laissé à la disposition de nos successeurs le paquet de mesures sur la sécurité sociale afin de réaliser des économies en cours d'année 2024. C'est un choix du Gouvernement de ne pas signer les décrets correspondants. Dans le paquet prévu, nous proposions notamment de ne rembourser les tests covid que sur prescription médicale, pour des économies de plusieurs centaines de millions d'euros. Nous avons à nouveau soumis cette proposition par le biais d'un amendement dans les débats récents ; le Gouvernement nous a répondu qu'il s'agissait d'une mesure réglementaire. Pourquoi, dès lors, ne pas la prendre ? Encore une fois, cela relève d'un choix.
Nous avons aussi proposé la mise en place d'une mesure fiscale rétroactive sur les énergéticiens et les rachats d'actions. Les textes étaient prêts, nous les avons transmis au Gouvernement, qui pouvaient les inscrire au PLF 2025. Encore une fois, ne pas prendre ces mesures de recettes supplémentaires relève de son choix.
Je rejoins donc l'analyse de Bruno Le Maire quand il indique que le déficit 2024 pourrait s'établir, non pas à 6,1 %, mais à 5,5 %. Quand vous ajoutez l'annulation plus importante de crédits de l'État, les mesures réglementaires sur la sphère sociale et les mesures de recettes rétroactives sur 2024 - toutes ces mesures étant prêtes au moment où le nouveau gouvernement a été nommé -, vous obtenez un déficit nettement inférieur à 6 % en 2024.
M. Claude Raynal, président. - Personne ici ne se permettrait de dire qu'un gouvernement démissionnaire ne travaille pas, nous sommes respectueux du travail réalisé. Mais je suis gêné d'entendre que vous avez préparé un certain nombre de mesures qui auraient pu être mises en oeuvre par le nouveau gouvernement. Si le PLFR avait été voté, ces mesures auraient été applicables !
Aujourd'hui, vous établissez une liste de mesures en expliquant au Gouvernement ce qu'il pourrait faire alors que, si vous étiez encore en place, nous n'avons aucune garantie sur le fait que vous les auriez mises en oeuvre - on pourrait faire une liste à la Prévert des mesures étudiées dans les ministères et jamais mises en oeuvre. En outre, tout au long de l'année et en particulier en juillet, avec le rapporteur général, nous avons demandé des documents sur les propositions d'économies possibles ; nous les avons reçus dans un carton quelque temps seulement avant le départ de votre gouvernement, sous forme de propositions à soumettre au prochain gouvernement. Les propositions des services nous ont été transmises sans avoir été traitées. Nous aurions préféré qu'on nous explique ce qui avait été fait de ces propositions...
Puisque le débat n'est pas seulement technique, mais aussi politique, permettez-moi de vous dire que, quand vous déclarez que votre successeur n'avait qu'à suivre vos propositions et que le déficit ne serait plus aujourd'hui que de 5,5 %, je trouve cela très inélégant.
M. Gabriel Attal. - Ce n'est pas ce que j'ai dit, monsieur le président.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je ne suis qu'un Français parmi d'autres et je pense la même chose que notre président : cette stratégie de la défausse est particulièrement inélégante.
M. Gabriel Attal. - Ni Bruno Le Maire, ni Thomas Cazenave, ni moi-même n'avons fait cela dans nos auditions. Nous avons assumé un certain nombre de responsabilités. Je ne prétends pas dire au gouvernement actuel ce qu'il aurait dû faire. Je dis ce que mon gouvernement aurait fait s'il n'y avait pas eu la dissolution et si nous n'avions pas dû démissionner.
Contrairement à ce que vous dites, monsieur le président, il ne s'agit pas simples propositions ; nous avons pris des décisions. Si nous avons gelé 17 milliards d'euros de crédits budgétaires - un montant massif -, c'est bien pour en annuler une partie importante. Concernant la mesure sur la fiscalité rétroactive, la décision était prise. Une mission a été conduite et des mesures ont été annoncées sur le rachat d'actions et les énergéticiens.
Nous avions annoncé les annulations de crédits et la fiscalité rétroactive. Il n'y a que pour le paquet réglementaire sur la sécurité sociale que les annonces n'ont pas été faites, mais tout était prêt. Maintenant, chacun prend ses décisions. Je note que vous choisissez les phrases à relever dans ce que je dis. J'ai salué le fait que le gouvernement actuel avait bien repris nos propositions d'économies pour 2025, dont le montant s'élevait à 15 milliards d'euros. J'ai été Premier ministre, je sais à quel point la fonction est difficile, singulièrement dans la période actuelle. Mon successeur doit composer avec une situation politiquement plus difficile encore...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Avec des finances plus dégradées !
M. Gabriel Attal. - Je pouvais compter sur une majorité relative, alors que lui ne dispose d'aucune majorité. Jamais je ne ferai la leçon, jamais je ne chargerai mes prédécesseurs, ni mes successeurs. Quand on a occupé cette fonction, on est conscient de la responsabilité qu'elle constitue et des difficultés qu'elle recèle.
De mon côté, je vous réponds sur ce qu'a fait le gouvernement depuis janvier 2024. Je ne peux pas vous répondre sur la période antérieure, ni sur celle qui a suivi. Votre question était : qu'auriez-vous fait s'il n'y avait pas eu la dissolution ? Je vous ai répondu. Maintenant, chaque gouvernement est responsable et prend ses décisions en pensant faire au mieux.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - En ayant refusé de déposer un PLFR, assumez-vous d'avoir renoncé à la trajectoire de 4,4 % inscrite dans le PLF pour 2024 ?
M. Gabriel Attal. - Ce n'est pas en refusant le PLFR que l'on a renoncé à la trajectoire de 4,4 %. Nous avons d'abord choisi la trajectoire et, ensuite, nous nous sommes posés la question du vecteur ; cela fonctionne ainsi. Quand on nous confirme les informations sur l'écart des recettes obtenues par rapport aux prévisions, quand, le 26 mars, l'Insee nous informe que le déficit 2023 a gravement dérapé car les recettes se sont effondrées, que cet effondrement aura des conséquences sur 2024 et que, par ailleurs, les recettes s'annoncent encore en baisse en 2024, on doit d'abord s'interroger sur la soutenabilité du déficit envisagé. Nous retenons un objectif à 5,1 % ; ensuite, on s'interroge sur les moyens de l'atteindre ; et puis, on choisit le vecteur.
Je pense voir la conclusion à laquelle vous souhaitez arriver. Je suis désolé de ne pas vous encourager en ce sens.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Comprenez que cela fait du mal au corps social et à la démocratie. On adopte une trajectoire dans le budget pour 2024, celle-ci se dégrade rapidement et il n'y a aucune discussion sur le sujet au Parlement. Par malchance, la dégradation s'est poursuivie tout au long de l'année. Comment voulez-vous que nos concitoyens et les élus du Parlement ne souffrent pas d'entendre que tout cela puisse se régler de manière mécanique à la fin de l'année ? Dans un tel état de crise, il convient de débattre ; le Parlement est un lieu de débats, il aurait fallu grandement en profiter. En déposant un PLFR, au moins on organisait le débat, et peut-être on limitait les risques.
M. Gabriel Attal. - Sur ce sujet, je reprends les propositions de Bruno Le Maire qui souhaitait davantage associer le Parlement au moment des budgets économiques d'hiver ou d'été, avec une transmission d'informations plus importante au moment des prévisions. Cela dit, j'ai le sentiment que nous avons beaucoup parlé au Parlement de ces questions de finances publiques entre janvier et juin 2024, notamment dans le cadre des questions d'actualité au gouvernement. Monsieur le rapporteur général, on se souvient de vos questions toujours très percutantes et pertinentes...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Avec peu de réponses concrètes, hélas !
M. Gabriel Attal. - Je pense également aux auditions en commission, ainsi qu'à votre mission d'information sur le sujet. Il y a donc eu des débats au Parlement, par d'autres biais que celui d'un texte. Sans doute peut-on imaginer, à l'avenir, des transmissions de prévision plus fréquentes. Je le redis : l'enjeu concernant le PLFR n'était pas de savoir si l'on souhaitait ou non un débat au Parlement ; il était de choisir un véhicule législatif.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Le Parlement est incontournable et vous avez, à mon avis, commis une faute majeure. Un député a indiqué aujourd'hui qu'il aurait fallu engager un PLFR, mais que la crainte de la censure était trop forte, ce qui peut s'entendre.
M. Gabriel Attal. - Chacun peut avoir un avis sur le sujet. La question n'était pas de savoir s'il fallait passer par un texte législatif ou pas. De toute façon, il n'était pas possible, pour prendre les mesures que nous souhaitions, de ne pas passer par un texte législatif. La question était : quel texte ? Nous avons choisi de passer par le PLF et le PLFG car ils sont inscrits à l'ordre du jour. En ajoutant un nouveau texte, nous nous privions de la possibilité de parler de la loi agricole, de la loi sur le logement ou encore de la loi sur la fin de vie, autant de textes qu'il était important pour nous de pouvoir examiner au Parlement et qui étaient réclamés par de nombreux parlementaires.
M. Claude Raynal, président. - Je souhaite vous faire part d'une impression générale. Après la crise du covid, les nouvelles étaient bonnes, la reprise avait été plus forte que ce que le gouvernement d'alors avait prévu, avec des niveaux de croissance et de recettes publiques élevés. Cela a permis de développer un certain nombre de projets, notamment de mettre en place des lois de programmation dans beaucoup de domaines. Celles-ci ont pour vertu de proposer une visibilité à moyen terme, et pour défaut d'engager des dépenses quasi-certaines dans le temps, ce qui limite les sujets d'arbitrage. Ne pensez-vous pas que cette période d'après-covid, en 2021 et 2022 donc, n'a pas déclenché une espèce d'euphorie, les années suivantes, dans l'appréhension des budgets ?
Vous étiez alors ministre du budget et j'ai le souvenir d'une discussion sur les recettes de l'impôt sur les sociétés ; vous vous réjouissiez que celles-ci remontent et, à l'époque, je vous avais alerté sur le fait qu'elles risquaient de redescendre. Je connaissais la vulnérabilité et le caractère aléatoire de ces recettes, et cela m'a été confirmé ces deux dernières années et de manière très forte s'agissant de 2023.
Les dépenses ont donc augmenté significativement, avec des arbitrages arrêtés dès le départ mais qui créent un sentiment déplaisant. La faute originelle n'est-elle pas liée à une vision trop optimiste de la situation ? En tout cas, cela donne cette impression.
Mme Christine Lavarde. - On constate dans le PLF pour 2025 une forte sous-consommation de crédits sur un certain nombre de politiques publiques, notamment celles qui devaient faire l'objet d'appels à projets ou à manifestation d'intérêt. Au-delà du gel des crédits, avez-vous passé des consignes pour retarder les décisions qui pouvaient donner lieu ensuite à un versement de subventions ?
Hier, nous avons appris que les ministres en charge des finances ne remettaient pas en cause les prévisions de recettes transmises par les administrations ; ils les prennent pour argent comptant. Nous avons également appris que, concernant les dépenses des collectivités locales, la règle était de se fier à la loi de programmation des finances publiques (LPFP) sans prendre en compte les décisions figurant dans les PLF successifs, sachant que celles-ci peuvent peser lourdement sur le rythme de dépenses de fonctionnement des collectivités. Avez-vous agi ainsi lorsque vous étiez ministre des comptes publics ? Sur les dépenses des collectivités, un simple regard d'élu local permet de savoir que la trajectoire de la LPFP était difficilement applicable.
Vous vous êtes concentré sur le budget de l'État, en indiquant qu'il n'y avait pas eu de dépassement par rapport à ce qui était prévu dans le PLF 2024, à l'exception des mesures d'urgence. Mais le gouvernement est aussi responsable des dépenses de la sécurité sociale. J'ai entendu qu'un paquet social était prêt pour corriger la dérive. Pourtant, à la fin de l'année 2024, le déficit de la sécurité sociale devrait atteindre 18 milliards d'euros, contre 10,5 milliards prévus dans le PLFSS. Certaines mesures structurelles ont été proposées par la Cour des comptes ou l'IGF, comme la régulation de l'offre de soins. Pourquoi n'ont-elles pas été prises plus tôt ?
M. Pascal Savoldelli. - Les échanges de ce matin m'apportent une confirmation sur l'arbitrage du Président de la République. Selon l'article 39 de la Constitution, le gouvernement initie les lois, mais on constate, au fil de nos auditions, l'arbitrage régulier et omniprésent du Président de la République. Vous déclarez être attaché au Parlement. Cela étant, en ayant recours à l'article 49.3, vous avez choisi d'endosser toutes les responsabilités, y compris ce qui se passe ensuite. En février, il y a eu ce décret d'annulation de 10 milliards d'euros, puis encore 10 milliards d'euros que vous avez retirés, notamment des mains des collectivités territoriales, et ce sans passer par le Parlement. Certes, vous évoquez des contraintes de temps. En 2022, alors que vous étiez ministre des comptes publics, un PLFR a été déposé à l'Assemblée nationale le 2 novembre et promulgué le 1er décembre : il n'y avait pas d'obstacle de temps !
M. Gabriel Attal. - C'était un PLFR de fin d'année, comme il y en avait chaque année avant les PLFG.
M. Pascal Savoldelli. - Un mois de navette entre l'Assemblée nationale et le Sénat ne peut pas être superflu quand, auparavant, on a annulé 10 milliards d'euros et que l'on prévoit d'en annuler 10 milliards supplémentaires. Il était possible, dans ce cadre, d'aller chercher des recettes importantes pour l'État. Au moment des élections législatives, vous avez évoqué cette idée de taxe sur le rachat d'actions. Avec le PLFR, nous avions la possibilité de gagner déjà 0,1 point de PIB. Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? Des interrogations demeurent aujourd'hui, avec la possibilité d'un arbitrage ayant privilégié le récit politique aux questions financières. « Allions-nous rester au Gouvernement ? », ce n'est pas moi qui le dis ! Les préoccupations électoralistes, qui ont leur bien fondé, sont difficilement conciliables avec la gestion des équilibres financiers de notre pays !
Je suis également surpris de certains échanges, qui révèlent des paradoxes. Ainsi nous avons une mission d'information avec un rapporteur général, des sénatrices et sénateurs membres d'une majorité à laquelle vous appartenez encore aujourd'hui, et certains, alors donc que vous êtes dans la même majorité, vous demandent des comptes. À cet égard, notons que vos propositions d'économies de 15 milliards d'euros sur lesquelles vous avez travaillé cet été ont quasiment toutes été reprises par la majorité actuelle. Je ne vais pas m'absenter car je prends beaucoup d'intérêt à cet entretien, mais j'ai envie de laisser Les Républicains et vous ensemble !
M. Jean-Baptiste Olivier. - Cher Pascal Savoldelli, il n'y a pas de confusion, nous examinons aujourd'hui les responsabilités du passé. J'aurai pour ma part deux questions.
Faute avouée à moitié pardonnée, dit-on. Or, depuis le début de ces auditions, on a plutôt le sentiment que tout a été fait comme cela devait l'être ; aucune faute de votre gouvernement, ni de celui qui vous a précédé, le décrochage serait entièrement dû à des phénomènes exogènes. Ces explications sont dérangeantes.
On peut en réalité dresser deux constats. Premièrement, la loi de finances pour 2024 a été mal ficelée, à partir d'éléments trop ambitieux, comme s'en étonnait déjà à l'époque le Haut Conseil des finances publiques. Deuxièmement, vous avez décidé, ensuite, de ne pas déposer une loi de finances rectificative.
Il n'est pas question de vous jeter la pierre. Vous êtes arrivé en janvier et votre mission s'est achevée au moment des élections européennes, seul phénomène exogène de votre période. D'où ma question : le véritable responsable fait-il partie de la liste des personnes entendues ? Et, pour l'avenir - je m'adresse au président du groupe Ensemble pour la République - : vous engagez-vous à soutenir les efforts courageux du Gouvernement pour réparer les dégâts ?
Mme Nathalie Goulet. - Vous avez mentionné le recours contre le décret d'annulation, cela rejoint notre débat du jour. Nous avons considéré - à tort ou à raison, le tribunal le dira - qu'il y avait dol, que nous manquions d'informations, et que l'arrivée de ce décret dans des délais aussi courts laissait à penser que les mauvais chiffres étaient connus au préalable.
Je salue le travail que vous avez engagé dans la lutte contre les fraudes fiscale, sociale et douanière. Notre groupe était très hostile à la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et à celle de la contribution à l'audiovisuel public. En revanche, il était favorable à une taxe sur les superprofits qui n'a pas vu le jour, ainsi qu'à l'idée de mettre un terme à la fraude à l'arbitrage des dividendes. Pourquoi n'a-t-on toujours pas mis en place cet observatoire de la fraude et de l'évasion fiscale ?
M. Gabriel Attal. - Monsieur le président, vous avez évoqué la période de croissance qui a suivi le covid. En effet, nous avons retrouvé assez tôt notre niveau d'activité. Si votre question, quand vous parlez d'euphorie, est de savoir si, parmi les arbitrages rendus à l'époque, j'en désapprouve certains, ma réponse est : oui. Bruno Le Maire vous a dit la même chose, car c'est ainsi que les choses fonctionnent dans tout collectif politique.
Il y a certaines mesures que je n'aurais pas prises si j'avais été Premier ministre, et contre lesquelles je m'étais d'ailleurs positionné dans le cadre de mes fonctions de l'époque, notamment quand j'étais ministre du budget. Est-ce que je considère pour autant qu'il est illégitime de les avoir prises et que ceux qui avaient la responsabilité de ces arbitrages ont commis une faute ? Non ! Ils ont jugé, à leur niveau de responsabilité, qu'il fallait les prendre. Parmi ces mesures, je pourrais citer le point d'indice, de l'abandon d'une mesure à laquelle je tenais, les contrats de confiance avec les collectivités locales ou encore le fonds vert.
Je ne partage pas votre sentiment sur le fait d'avoir cédé à une forme d'euphorie. Quand j'ai défendu, avec Olivier Dussopt à l'époque, la réforme des retraites, l'ambiance n'était pas à l'euphorie, de même quand nous avons pris des mesures sur l'assurance chômage.
Sur les lois de programmation, je suis attaché à ce que l'on renforce nos budgets en matière de défense - aussi bien la défense nationale, la police, la gendarmerie, tout ce qui permet de protéger nos concitoyens. Je suis favorable à ce que l'on suive les lois de programmation telles qu'elles ont été construites. Il est vrai néanmoins qu'à force de multiplier ces lois, on a rigidifié la dépense publique. Aujourd'hui, plus de 40 % des dépenses de l'État s'inscrivent dans le cadre des lois de programmation, dans les domaines de la défense, de l'intérieur, de la justice et de la recherche. Dans la mesure où les financements sont prévus sur plusieurs années, les arbitrages pour réaliser des économies portent sur un périmètre plus restreint.
Ce qui me conduit à rappeler ma conviction : pour rétablir nos finances publiques, il faut agir sur nos dépenses sociales. Plus d'un euro sur deux d'argent public concernent les dépenses sociales. La sécurité sociale est notre trésor, mais ce modèle doit faire l'objet de réformes pour maintenir sa soutenabilité dans le temps. C'est pourquoi nous avons agi sur les retraites et l'assurance chômage. Dans ce dernier domaine, la réforme est prête, mais on a été obligé de la suspendre en raison de la dissolution : il suffit de signer le décret. Par ailleurs, il faut favoriser le travail car, plus les Français sont nombreux à travailler, plus les comptes s'équilibrent.
Sur les collectivités locales, l'objectif fixé par la LPFP était, en effet, de les voir dépenser 0,5 point de moins que l'inflation en 2024. Un dispositif devait aider à la réalisation de cet objectif : les contrats de confiance. Avec Bruno Le Maire, nous avions travaillé avec les associations d'élus locaux, mais ma prédécesseure Élisabeth Borne a retiré le dispositif lors du Congrès des maires. Les associations d'élus étaient conscientes du contexte lié aux finances publiques, et le fait de fixer un objectif dans la LPFP, même sans l'outil des contrats de confiance, permettait d'avoir une boussole. Il ne me semble pas illégitime, en tout cas, de se fonder sur cet indicateur.
Par ailleurs, les sous-consommations des crédits sont aussi l'effet produit par le décret d'annulation de 10 milliards d'euros en février 2024 et du surgel décidé en juillet 2024. Ces deux décisions ont permis de freiner la dépense publique, ce qui est passé par l'annulation de certains projets jugés moins prioritaires par les ministères. Après ma nomination, j'ai signé ce décret annulant 10 milliards d'euros et j'ai demandé aux ministères de faire des efforts. Ensuite, nous avons gelé 17 milliards d'euros et j'ai indiqué aux ministères que nous annulerions une partie importante de ces crédits et qu'il convenait, sans attendre, d'identifier les possibilités de ne pas dépenser afin de ne pas se trouver au dépourvu en fin d'année. C'est la raison des sous-consommations.
Sur la sécurité sociale, on ne déplore aucun dérapage majeur de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Dans la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2024, l'objectif de dépense était fixé à 255 milliards d'euros, et la prévision du gouvernement actuel table sur 256 milliards d'euros. J'avais mis en réserve 700 millions d'euros de manière à parer aux aléas de gestion.
Par ailleurs, mon gouvernement a pris des mesures concernant la sphère sociale, comme le doublement des franchises médicales acté en février et mis en oeuvre le 31 mars dernier, critiqué à l'époque par certains. Concernant le paquet de mesures sur la sécurité sociale, j'observe que le gouvernement de mon successeur a repris une partie de ces mesures en LFSS 2025, notamment sur les indemnités journalières. Nous avions prévu de les adopter par voie réglementaire pour l'année 2024, tandis que le Gouvernement les a reprises par voie législative pour l'année 2025 : c'est leur choix. Ce travail a été fait. À ce stade, le Gouvernement actuel ne considère pas qu'il y a un dérapage sur l'Ondam par rapport à la LFSS 2024.
Monsieur Savoldelli, je vois assez bien les conclusions auxquelles vous souhaitez arriver dans cette mission.
M. Claude Raynal, président. - Vous n'avez pas le droit de prétendre que l'on arrive avec des idées préconçues ; ce n'est pas vrai.
M. Gabriel Attal. - J'ai le droit de dire que, sur certains points, vous souhaitez arriver à des conclusions précises, de la même manière que vous pouvez considérer que nous avons d'autres intentions.
Il y aurait notamment l'ombre du Président de la République qui, au choix, selon les camps qui s'expriment, prendrait des arbitrages qu'il ne devrait pas prendre ou refuserait de prendre des mesures nécessaires. Mon vécu de Premier ministre est différent : tous les arbitrages qui devaient être rendus par moi l'ont été. Naturellement, j'échangeais avec le Président de la République avant de décider. Mais je ne peux pas dire qu'il tranchait lui-même les arbitrages, ce serait me défausser de mes responsabilités. Par ailleurs, durant la période où j'ai occupé le poste de Premier ministre, je n'ai jamais senti de manque de soutien de la part du Président de la République envers mon gouvernement dès lors qu'il était question de prendre des décisions liées à l'économie et aux finances publiques.
Le PLFR évoqué par M. Savoldelli, avec ce délai, était en fait ce qu'est devenu le PLFG, soit précisément le véhicule législatif que j'avais retenu. Nous sommes donc d'accord.
Enfin, concernant la dimension politique de cette audition, il est vrai que la situation est un peu baroque. Pour ma part, je réponds à vos questions, sans remettre en doute votre intention de travailler sur le fond du problème, en prenant les décisions avec pragmatisme.
Monsieur Olivier, vous dites que mes propos, comme ceux de Bruno Le Maire ou de Thomas Cazenave, laissent entendre que la dégradation des finances publiques est seulement liée à un phénomène exogène. L'IGF indique que la dégradation des recettes par rapport aux prévisions est à 80 % due à un facteur exogène.
Dans votre mission flash sur la dégradation des finances publiques en 2023, vous reconnaissiez vous-mêmes que l'écart par rapport à la prévision s'expliquait aussi par une forme de déstructuration de l'élasticité entre la croissance et les recettes anticipées depuis le covid et la crise de l'inflation, en Allemagne comme en France.
Voilà ce que j'ai dit. Pour autant, nous n'avons pas tout fait parfaitement. Certaines de nos décisions n'étaient pas forcément les bonnes, et, à l'inverse, il y a de bonnes décisions que nous aurions dû prendre. C'est possible. Nous avons fait de notre mieux.
J'espère que ceux qui nous regardent, à l'instar de la représentation nationale, sauront reconnaître que nous avons aussi fait de bonnes choses. En tout cas, nous avons fait ce que nous avons pu. Je le répète : je ne connais aucun Premier ministre qui a annulé 10 milliards d'euros en cours d'année juste après sa nomination. Or je l'ai fait immédiatement. Cela ne m'a pas rendu populaire, y compris auprès de mes propres ministres.
J'ai assumé d'augmenter une taxe sur l'électricité. Le doublement des franchises médicales ne m'a pas rendu populaire non plus, et ce n'était pas une décision agréable à prendre. J'ai lancé une mission sur les rentes pour augmenter les recettes pour l'année 2024, j'ai préparé des mesures sur la sécurité sociale, j'ai gelé 17 milliards de crédits supplémentaires. Vous pouvez considérer que ce n'était pas assez, qu'il aurait fallu passer par un PLFR plutôt que par un PLFG et un PLF, qu'il aurait fallu faire plus - mais dans ce cas, qu'aurait-il fallu faire de plus ?
En revanche, vous ne pouvez pas dire que mon gouvernement n'a pas pris la mesure de la situation ou qu'il n'a pas engagé les mesures qui s'imposaient.
Madame Goulet, je profite de ma réponse à votre question pour saluer votre travail sur la fraude. Nous avions travaillé conjointement lorsque j'avais présenté mon plan de lutte contre les fraudes. Certaines mesures s'appliquent, notamment sur la fraude sociale. D'autres sont en cours d'instauration. J'avais annoncé la mise en place d'un observatoire de la fraude fiscale, qui a été créé en octobre 2023, sous la forme d'un conseil d'évaluation des fraudes, par Thomas Cazenave, lorsqu'il a pris ma succession. Je n'en sais pas davantage sur sa composition. J'étais alors son collègue, et non son Premier ministre. Je me renseignerai sur ce point.
Chaque année, nous revenons sur la fraude à l'arbitrage des dividendes à l'occasion du PLF. Thomas Cazenave s'est exprimé sur le sujet hier avec une grande technicité. Je ne reviendrai pas sur ses propos. Nous devons avancer sur ce sujet. Nous en avons débattu à l'occasion du PLF la semaine dernière à l'Assemblée nationale. Mon groupe a d'ailleurs fait le choix de ne pas s'opposer à certains amendements déposés par la députée socialiste Christine Pirès Beaune à cet égard.
M. Claude Raynal, président. - Monsieur le Premier ministre, je vous remercie pour vos réponses.
Audition de Mme Élisabeth Borne, Première
ministre
du 16 mai 2022 au 9 janvier
2024
(Vendredi 15 novembre 2024)
M. Claude Raynal, président. - Madame la Première ministre, mes chers collègues, nous avons organisé, au printemps, une mission sur la dégradation des finances publiques depuis 2023, son suivi par l'administration et le Gouvernement et les modalités d'information du Parlement sur la situation économique, budgétaire et financière de la France. Celle-ci avait pour origine un écart significatif, de 0,6 point de PIB - environ 18 milliards d'euros - entre le déficit prévu pour 2023 (4,9 %) et le déficit réel (5,5 %). Elle a été lancée à la suite de la fuite dans la presse d'un déficit à 5,6 %, chiffre issu d'une note de la direction du Trésor et du contrôle sur pièces et sur place mené le lendemain par le rapporteur général.
À la suite de nos investigations et d'un certain nombre d'auditions, nous avons rendu un premier rapport au mois de juin dernier dans lequel nous établissions les raisons et la chronique de la dégradation des comptes publics en 2023. Selon certains, il devait s'agir d'une situation exceptionnelle...
Malheureusement, l'année 2024 n'est pas meilleure ; elle est pire encore ! Le déficit public pour 2024, initialement prévu à 4,4 % en loi de finances, s'élèverait finalement à 6,1 %, soit un écart de 50 milliards d'euros environ. La dégradation est intervenue moins de deux mois après le vote de la loi de finances initiale (LFI), pour l'adoption de laquelle vous aviez dû, madame la Première ministre, user de la procédure du 49.3.
Si les chiffres peuvent sembler abstraits - 1,7 point de PIB, 50 milliards d'euros -, les conséquences du déficit sont concrètes, pour les ménages, les entreprises, les collectivités locales, les politiques publiques...Un déficit peut se creuser très rapidement, mais sa résorption est bien plus lente.
Nous avons entendu les principales administrations de Bercy et quelques hauts fonctionnaires qui ont accompagné ces décisions. Nous avons reçu ici même, la semaine dernière, Bruno Le Maire, Thomas Cazenave et votre successeur, Gabriel Attal.
Il nous a semblé indispensable de vous entendre également, car la dégradation des finances publiques a débuté au deuxième semestre 2023, quand vous exerciez vos fonctions. Il nous semble que des mesures auraient pu être prises dès les premiers avertissements. Or il a été décidé, à l'époque, d'une part, de ne rien dire au Parlement et à l'opinion publique, et, d'autre part, d'attendre pour prendre des mesures de correction. Comme nous l'a confirmé l'ancien ministre de l'économie et des finances, ces décisions ne pouvaient être arbitrées qu'au plus haut niveau de responsabilité du Gouvernement.
Avant une série de questions, nous vous laissons le temps d'un propos liminaire, qui pourrait être l'occasion de nous livrer votre analyse de la situation que vous avez connue dans l'exercice de vos fonctions. Quels commentaires vous inspire-t-elle ? Comment aurait-il fallu réagir par la suite ? Partagez-vous l'idée défendue par les anciens ministres de l'économie et des comptes publics selon laquelle le gouvernement actuel disposait de tous les outils pour limiter le déficit 2024 à 5,5 %, au lieu des 6,1 % prévus dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) ?
Mme Élisabeth Borne, Première ministre du 16 mai 2022 au 9 janvier 2024. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, vous avez souhaité m'auditionner dans le cadre de votre mission sur la dégradation des finances publiques depuis 2023. Je ne m'exprimerai naturellement que sur les actions conduites pendant les vingt mois que j'ai passés à Matignon, du 16 mai 2022 au 9 janvier 2024, dans un contexte inédit de majorité relative.
Je ne reviendrai pas sur les éléments détaillés de construction des hypothèses de recettes, qui figurent dans le rapport de l'Inspection générale des finances (IGF) et qui ont été exposés par les différents services et ministres que vous avez auditionnés.
Durant les vingt mois que j'ai passés à Matignon, le Parlement a adopté près d'une centaine de textes, dont deux budgets, pour 2023 et 2024, ainsi que la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027.
Il me semble important de rappeler en préambule le contexte de préparation de ces budgets, marqués par la guerre en Ukraine, la crise énergétique et le retour d'un niveau d'inflation que la France n'avait plus connu depuis des décennies. C'est précisément ce contexte qui avait conduit mon gouvernement à présenter deux textes d'urgence dès l'été 2022 pour protéger le pouvoir d'achat de nos concitoyens. Cette volonté de protéger nos concitoyens, largement partagée sur les travées du Sénat et de l'Assemblée nationale, a d'ailleurs fait grimper le coût de certaines mesures au cours des débats, la remise carburant passant ainsi de 18 centimes d'euros à 30 centimes d'euros par litre. Rappelons aussi qu'entre 2021 et 2024, les différentes mesures de soutien à nos entreprises, nos collectivités et nos concitoyens ont représenté un coût de 85 milliards d'euros, dont 33 milliards d'euros pour la seule année 2023.
Les deux budgets préparés par mes gouvernements traduisaient néanmoins la volonté de repasser sous la barre des 3 % de déficit en 2027 et d'amorcer une baisse de la dette à partir de 2026, sans perdre de vue les engagements pris par le Président de la République lors de sa campagne.
La volonté de renforcer les moyens de nos armées, de nos forces de sécurité intérieures et de notre justice s'est ainsi concrétisée au travers de trois lois de programmation. Sur chacune de ces lois, dans le contexte de majorité relative que je mentionnais, j'ai dû m'engager personnellement pour contenir le niveau des dépenses. Je me souviens en particulier des débats sur les « marches » qu'il fallait franchir chaque année dans la loi de programmation militaire.
Dans le même temps, j'ai pleinement porté la volonté de maîtriser nos dépenses publiques, notamment au travers de différentes réformes structurelles. Je pense en particulier à l'assurance chômage, avec la loi adoptée fin 2022 dans le prolongement de la réforme que j'avais portée comme ministre du travail, de l'accompagnement des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), avec la création de France Travail fin 2023, ou encore de la réforme des retraites. Ces trois réformes structurelles essentielles généreront une économie de l'ordre de 30 milliards d'euros à l'échéance 2030. Ces réformes, nécessaires, n'étaient pas populaires et, faute de majorité à l'Assemblée nationale, j'ai dû engager la responsabilité de mon gouvernement pour faire adopter la réforme des retraites.
J'ai par ailleurs porté la nécessité d'une maîtrise durable des dépenses publiques pour l'ensemble des ministères. C'est le sens des lettres de cadrage que j'ai adressées début 2023 pour le budget 2024 à chacun de mes ministres, leur demandant de proposer des économies à hauteur de 5 % de leurs dépenses, hors masse salariale. C'est aussi le sens des messages que j'ai adressés en clôture des assises des finances publiques, en juin 2023, insistant sur les différents leviers à actionner pour diminuer nos déficits et résorber notre dette : renforcement de notre potentiel de croissance, réformes structurelles, lutte contre les fraudes fiscales et sociales - un plan a été présenté par Gabriel Attal, ministre en charge des comptes publics à l'époque -, évaluation de l'efficacité de nos politiques publiques.
Pour identifier d'autres réformes structurelles, j'ai aussi lancé au printemps 2023 des revues de dépenses. La loi de programmation des finances publiques adoptée à l'automne 2023 prévoit de réaliser annuellement cet exercice d'évaluation qui me semble crucial pour renforcer l'efficacité de nos politiques publiques tout en générant des économies structurelles.
De façon inédite, en tant que Première ministre, j'ai tenu des réunions avec l'ensemble des ministres pour rappeler nos objectifs d'économies et notre volonté de respecter nos cibles de finances publiques. J'ai également saisi le Premier président de la Cour des comptes ainsi que les présidents des commissions du Parlement et les rapporteurs généraux pour recueillir, le cas échéant, leur avis sur les revues de dépenses qu'ils jugeaient pertinentes. De fait, l'utilisation de ces revues par mes successeurs pour préparer le projet de budget 2025 témoigne de leur pertinence. Je pense notamment aux revues de dépenses sur les indemnités journalières, les emplois francs ou le niveau de trésorerie des opérateurs de l'État.
Ces différents éléments ont permis de construire des budgets pour 2023 et 2024 reposant sur des hypothèses de déficit respectivement de 5 % et de 4,4 %, compte tenu des prévisions de recettes du ministère de l'économie et des finances.
Vous l'avez mentionné, monsieur le président, et c'est un point important, dans un contexte de majorité relative, j'ai dû engager dix fois la responsabilité de mon gouvernement sur chacun des budgets, résister aux demandes de dépenses des ministres et de leurs écosystèmes, notamment la sphère sociale, écarter des amendements des oppositions et, dans une moindre mesure, de l'ex-majorité qui visaient systématiquement à augmenter les dépenses.
Malheureusement, les hypothèses de recettes se sont avérées largement erronées en 2023 comme en 2024.
Je reviendrai sur le moment où j'ai été alertée, mais pour sécuriser une exécution maîtrisée des dépenses de l'État sur l'exercice 2023, j'avais signé en septembre 2023 un décret prévoyant l'annulation de 5 milliards d'euros de crédits de paiement (CP) et de 4,8 milliards d'euros d'autorisations d'engagement (AE). De fait, les dépenses pour 2023 ont été tenues.
Le ministre de l'économie a dû vous l'indiquer : il m'a alerté mi-décembre 2023 sur les interrogations de ses services concernant les recettes 2023, sans que nous disposions alors d'une évaluation de l'ampleur du risque. Cette alerte est intervenue alors que le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 avait été promulgué le 30 novembre. Comme me l'a proposé le ministre de l'économie, l'alerte m'a conduite à introduire, dans les dernières lectures du projet de loi de finances pour 2024 qui intervenaient juste à ce moment-là, la possibilité d'augmenter, par voie réglementaire, avant le 31 janvier 2024, la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE), en complément des mesures déjà prises pour la taxe intérieure sur la consommation de gaz naturel. Il en est résulté une recette nouvelle de l'ordre de 5 milliards d'euros pour l'année 2024.
À la suite de cette alerte, nous nous sommes aussi préparés à annuler début 2024 jusqu'à 10 milliards d'euros de crédits mis en réserve dans le cadre du PLF 2024, une décision qui sera finalement mise en oeuvre par mon successeur.
À partir du 9 janvier, je ne suis plus en responsabilité ; je ne peux donc pas vous éclairer sur la suite des événements.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Avez-vous pensé jusqu'au 9 janvier 2024 qu'il serait possible de tenir un déficit de 4,4 % pour l'année 2024 ?
Mme Élisabeth Borne. - Mi-décembre 2023, les services du ministère de l'économie ont alerté sur l'hypothèse que l'objectif de recettes figurant dans la loi de finances ne soit pas respecté. Je n'ai toutefois pas eu d'indications plus précises, et c'est plutôt, me semble-t-il, au cours du mois de février que le montant de l'écart de recettes a pu être quantifié. C'est à titre de précaution que j'avais introduit, dans la dernière lecture du projet de loi de finances pour 2024, une possibilité de recettes supplémentaires au moyen d'un relèvement de la TICFE par voie réglementaire.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Comme nous l'a indiqué l'ancien ministre de l'économie, la prévision de croissance résulte toujours, in fine, d'un arbitrage politique. De quelle manière avez-vous été associée à cet arbitrage ?
Mme Élisabeth Borne. - Nous discutons évidemment avec le ministre de l'économie des grandes hypothèses sur lesquelles reposent les projets de loi de finances, qu'il s'agisse de l'inflation ou de la croissance. Mais les services du Premier ministre n'ont pas la compétence pour « challenger » les différences hypothèses de croissance qui peuvent exister. Le ministre de l'économie retient la prévision qui lui semble la plus appropriée pour construire le PLF.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous faites donc confiance aux travaux que le ministre de l'économie et des finances porte à votre connaissance.
Mme Élisabeth Borne. - Je le répète, le Premier ministre ne dispose pas de services compétents pour effectuer ces prévisions. J'indique également que le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) s'est prononcé sur le PLF : s'il avait estimé que le budget était construit sur des hypothèses erronées, il nous l'aurait signalé.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Quand nous avons auditionné au mois de mai dernier les ministres Bruno Le Maire et Thomas Cazenave, ils ont répété avec une certaine insistance qu'en décembre 2023, il était préférable de ne pas communiquer sur le risque de dégradation des recettes, car les informations dont ils disposaient étaient lacunaires et manquaient de fiabilité. Partagez-vous cette opinion ?
Mme Élisabeth Borne. - J'ai été alertée par le ministre de l'économie sur la base d'une alerte qu'il a lui-même reçue en décembre. Il est légitime de s'interroger sur les raisons qui nous ont conduits à prendre connaissance aussi tardivement d'un écart sur les recettes - d'où le travail mené par l'IGF qui a débouché sur une série de recommandations visant à améliorer le processus -, mais les informations que me transmet alors le ministre reflètent celles qui lui ont été remontées par ses services, à savoir qu'il existe de premières indications d'un possible écart par rapport aux prévisions de recettes, sans que l'on soit cependant en mesure, à ce moment-là, de connaître l'ordre de grandeur de cet écart, ni a fortiori ses causes.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Lorsque les ministres vous alertent, est-il encore possible de modifier le PLF pour 2024, alors encore en discussion au Sénat ?
Mme Élisabeth Borne. - Je le redis : j'ai reçu mi-décembre une alerte non quantifiée des services s'interrogeant sur le niveau réel des recettes, sachant que le 49.3 final sur le PLF pour 2024 intervient le 21 décembre. Je ne vois donc pas très bien comment nous aurions pu, sur la base d'informations non quantifiées par les services, modifier les hypothèses de construction du budget.
Cependant, afin de nous prémunir d'une éventuelle perte de recettes, nous nous sommes donné la possibilité de lever une recette complémentaire par voie réglementaire, comme je le mentionnais en évoquant la possibilité d'augmenter la TICFE, ce qui a été fait pour un montant de l'ordre de 5 milliards d'euros.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Cette alerte vous a-t-elle alors paru sérieuse ?
Mme Élisabeth Borne. - J'en ai bien pris note, mais ces interrogations des services sur les recettes effectives ne me semblaient pas constituer un signal d'alarme adressé au ministre de l'économie, ni un signal d'alarme que le ministre de l'économie m'aurait transmis à l'époque. Je rappelle, par ailleurs, que je suis alors largement mobilisée par la recherche d'un compromis sur la loi Immigration, qui venait d'être rejetée par l'Assemblée nationale. L'essentiel de mon énergie était consacré à essayer de trouver un compromis entre l'Assemblée nationale et le Sénat, afin de réunir les conditions d'une commission mixte paritaire conclusive et de faire adopter ce texte.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous utilisions pour notre part l'essentiel de notre énergie à convaincre le gouvernement de suivre certaines de nos recommandations, en économisant quelques milliards d'euros.
Nous avons pu consulter la note du 13 décembre 2023, signée par les deux ministres chargés des finances. Cette note recommande, compte tenu du risque de dégradation du déficit pour 2023 et donc pour 2024, « de partager largement le caractère critique de notre situation budgétaire, à la fois au sein du gouvernement, mais également dans l'opinion publique ». Vous venez de confirmer que vous avez pris connaissance de cette note qui vous alerte sur le caractère critique de la situation budgétaire, d'où mon interrogation sur votre appréciation à ce moment précis : pensez-vous avoir réagi avec vigueur ?
Je souhaite également savoir pourquoi vous n'avez pas souhaité informer l'opinion publique, mais aussi et surtout le Parlement, sur le caractère critique de notre situation budgétaire.
Mme Élisabeth Borne. - La note en question m'a bien été adressée par mes ministres et évoque la nécessité de partager le caractère critique de la situation, à un moment où - je le rappelle - nous ne disposons d'aucune évaluation de l'ampleur de la dégradation des recettes.
En général, face à une situation très alarmante, le ministre concerné vient rencontrer le Premier ministre : tel a été le cas le 4 janvier, date à laquelle nous avons évoqué les mesures qui pouvaient être prises en complément de celles qui avaient déjà été adoptées, à savoir augmenter la fiscalité de l'énergie et se préparer à annuler tout ou partie des crédits mis en réserve dans la loi de finances.
Je n'ai pas reçu de demande de rendez-vous en urgence de la part du ministre de l'économie afin d'envisager de communiquer sur le sujet, et j'imagine qu'il n'était pas en situation de le faire s'il ne disposait d'aucune prévision précise de ses services. Sauf à ce que vous disposiez de documents dont je n'aurais pas pris connaissance, je ne pense pas qu'il existait à ce moment-là une évaluation des services alertant sur autre chose qu'un éventuel problème de recettes en 2023.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je me souviens très bien des débats budgétaires d'alors, durant lesquels la majorité sénatoriale s'inquiétait sérieusement de la situation de nos comptes publics.
Cette note cosignée par deux ministres me pose une difficulté de compréhension : lors de leurs auditions, ceux-ci nous ont dit que d'autres notes, telles que celle du Trésor en date du 7 décembre, recommandaient de ne pas communiquer en raison d'un manque d'informations. Ce qui m'étonne, c'est qu'à ce moment-là, au regard des éléments d'alerte contenus dans cette note des ministres, il n'y ait pas eu d'emblée une prise en main sérieuse de l'enjeu. C'est en effet le début d'une grande dérive, alors que nous disposions d'indications sur des données qui n'étaient pas ou plus conformes aux prévisions.
Mme Élisabeth Borne. - La note du 13 décembre fait suite à celle du 7 décembre dont je ne suis pas destinataire, mais qui a depuis circulé largement et dont j'ai eu connaissance : dans ce document, les services recommandent aux ministres de ne pas communiquer. Je ne sais pas expliquer pourquoi les ministres recommandent de communiquer alors que les services préconisent l'inverse.
Vous indiquez que le Sénat avait des raisons de s'alarmer de la situation des finances publiques, mais j'ignore à quels éléments vous faites référence.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous nous inquiétions alors de la dégradation des comptes publics, car aucun arbitrage n'était rendu sur les dépenses, alors que le montant des recettes suscitait l'interrogation.
Mme Élisabeth Borne. - Vous dites donc que le Sénat disposait d'éléments sur les recettes...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Non.
Mme Élisabeth Borne. - Ce dont je suis certaine, c'est que ma responsabilité de Première ministre consistait à tenir les dépenses : celles-ci ont été tenues et notamment sécurisées par un décret d'annulation de 5 milliards d'euros de crédits en septembre.
Au cours de l'exécution d'un budget, vous faites en général confiance aux services pour ce qui est de l'évaluation des recettes. Je n'ai eu connaissance d'aucune alerte et j'ignore si le ministère de l'économie en a reçu ; j'ai compris que les services ont plutôt recommandé au ministre d'attendre le mois de février afin de disposer de prévisions robustes sur les recettes.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je vais citer un extrait de cette note du 13 décembre, car j'ai le sentiment que nous évoquons un moment de bascule. Dans ce document, les ministres préconisent de « prendre des mesures à court terme », dont l'augmentation de la fiscalité de l'énergie, la réduction, en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, du montant des crédits ouverts, ainsi que la réduction des dépenses de personnel surbudgétées. Pour être encore plus précis, il y était question d'augmenter la fiscalité de l'énergie au 1er janvier, de procéder à une hausse de la taxe intérieure sur la consommation de gaz naturel (TICGN) - d'ailleurs déjà comptabilisée dans la trajectoire des finances publiques - à une augmentation de la TICFE...
Mme Élisabeth Borne. - Excusez-moi, mais nous ne disposons peut-être pas de la même note. Je lis : « Prendre des mesures à court terme dans le PLF pour 2024, augmenter la fiscalité de l'énergie au 1er janvier 2024 par une hausse de la TICGN déjà comptabilisée » - qui a été mise en oeuvre - « et de la TICFE dans le cadre de la baisse du prix de l'énergie, » - c'est l'amendement qui a été introduit pour permettre de prendre cette mesure - « réduire en nouvelle lecture du PLF pour 2024 des crédits de 300 millions d'euros, répartis sur l'ensemble des missions, permettant de financer des mesures nouvelles ».
À l'aune de l'écart constaté ultérieurement, nous nous rendons compte aujourd'hui que ce montant de 300 millions d'euros n'était sans doute pas à la hauteur ; par ailleurs, j'ai pris connaissance de cette note le 15 décembre, au lendemain du 49.3 sur la partie « recettes » en nouvelle lecture...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous vous avions presque aidé en préconisant, dès le 27 novembre, la hausse de la TICFE.
Mme Élisabeth Borne. - Vous avez donc été entendus.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La dissonance entre les déclarations faites devant notre commission par des ministres - selon qui il ne fallait pas affoler les Français - et la tonalité alarmiste d'une note signée et adressée par les mêmes responsables à votre attention est pour le moins étonnante. Vous auriez d'ailleurs pris cette alerte au sérieux en décidant d'agir rapidement et de retenir la mesure relative à la TICFE.
Comprenez les interrogations des parlementaires à qui l'on a dit de ne pas s'inquiéter, tandis que les auteurs de ces mêmes propos vous écrivaient en disant que la situation est critique et qu'il faut en informer le Parlement et l'opinion publique.
Mme Élisabeth Borne. - Je ne vais pas faire de la psychologie. Je prends acte du fait que la note des services recommande de ne pas communiquer en l'absence d'éléments suffisants, et je ne sais pas comment expliquer que les ministres m'écrivent pour me demander de communiquer sur le caractère critique de la situation, sans me proposer un plan de communication.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ils vous font probablement confiance !
Mme Élisabeth Borne. - Oui, très certainement, d'autant plus que je suis à ce moment précis parfaitement disponible pour bâtir moi-même un plan de communication sur la gravité de l'état des finances publiques, en pleine recherche d'un compromis sur la loi Immigration !
En tout état de cause, à un moment où nous ne disposons pas d'éléments précis sur la dégradation des recettes, il me paraît opportun d'inscrire une disposition de nature à permettre, en fonction de l'évolution des événements, d'augmenter la TICFE par voie réglementaire. Cela me semble être une mesure de prudence bienvenue.
M. Claude Raynal, président. - Madame la Première ministre, ne vous étonnez pas que nous insistions sur cette période, puisque vous n'êtes plus en responsabilité après le 9 janvier. Depuis le début de notre première mission, nous avons toujours dit que nous ne comprenions pas bien comment nous avions pu voter un PLF pour 2024 sans qu'une série de mesures soient prises avant la fin du débat parlementaire.
La réponse initiale a été - en résumé - qu'il était trop tard pour agir, ce qui n'est pas exact dans la mesure où vous avez pu entreprendre un certain nombre d'actions pendant la dernière lecture à l'Assemblée nationale, afin de corriger un peu le tir. C'est ce que nous avons dit depuis le départ, en insistant sur le fait qu'on aurait pu faire davantage et ainsi éviter des impacts considérables en 2024. Le fait d'avoir voté un PLF suivi d'un décret d'annulation de crédits de 10 milliards d'euros - un montant inédit -, seulement deux mois après le début de l'exercice, rend finalement l'exercice du PLF pour 2024 un peu vain.
Cela explique notre insistance : les ministres - pas vous, madame la Première ministre - nous ont indiqué qu'ils ne pouvaient rien faire, tout en préconisant l'inverse dans la note qu'ils vous ont envoyée...
Mme Élisabeth Borne. - Je ne présenterais pas les choses ainsi. Une note des services adressée aux ministres le 7 décembre évoque des doutes sur le niveau des recettes, qui à ma connaissance n'est alors pas quantifié. Cette note recommande aux ministres de ne pas communiquer dans l'attente d'éléments plus précis.
J'ignore ce qu'on peut faire quand on fait face à une information de ce type : on ne sait pas si on est en train de parler d'un écart de recettes de 1 milliard ou de 10 milliards d'euros, voire in fine, comme on l'apprendra bien plus tard, de 20 milliards d'euros. Quand les ministres me transmettent les interrogations des services au sujet du niveau de recettes, nous prenons une mesure de précaution en complément de celle qui a été adoptée en septembre pour s'assurer de la maîtrise des dépenses.
Dans le cadre du pilotage de l'exécution d'un budget, on veille à l'absence d'un dérapage des dépenses, ce qui a été le cas en 2023. Je note, par ailleurs, que le HCFP, tout au long de l'automne, n'a pas réagi sur les hypothèses de recettes inscrites dans le PLF pour 2024, ni à l'occasion de la transmission du PLFG pour 2023 : j'imagine donc que ces informations n'étaient alors pas disponibles.
Je ne sais pas si vous - ou quelqu'un d'autre - aviez à ce moment des raisons de penser que les recettes de TVA ou d'impôt sur les sociétés (IS) n'étaient pas à la hauteur ; de mon côté, une fois instruite des interrogations des services sur le niveau des recettes à la mi-décembre, j'ai adopté des mesures de précaution en ouvrant la possibilité d'augmenter la fiscalité sur l'énergie si ces doutes venaient à être confirmés au mois de janvier.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - La hausse de la TICFE avait été proposée ici même le 27 novembre par le ministre. Cette mesure n'était donc pas consécutive à l'alerte, puisqu'elle figurait déjà dans le PLF pour 2024.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Si.
Mme Élisabeth Borne. - Lorsque les ministres m'ont dit qu'il fallait prévoir la possibilité d'augmenter la TICFE, cela signifie que la mesure ne figurait pas dans le PLF : je pense qu'elle a été introduite en nouvelle lecture par le 49.3 à ce moment-là. La hausse de la TICGN était inscrite dans le PLF, mais pas la possibilité d'augmenter la TICFE par voie réglementaire avant le 31 janvier 2024, me semble-t-il.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Cette hausse était prévue au 1er février.
Mme Élisabeth Borne. - Je ne vois pas pourquoi les ministres m'auraient proposé d'intégrer cette disposition à ce moment-là.
M. Claude Raynal, président. - Peut-être afin de l'anticiper.
Mme Élisabeth Borne. - Le PLF pour 2024 prévoit la possibilité d'augmenter la TICFE par voie réglementaire au 1er février 2024. La lecture de la note ne permet pas de savoir si le débat portait sur l'opportunité d'avancer la hausse au 1er janvier, et je pense que celle-ci ne s'inscrivait pas, de toute façon, dans l'ordre de grandeur des montants dont nous avons eu connaissance ultérieurement.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est exact, et je confesse que personne ne pouvait alors imaginer ce qui nous attendait. Néanmoins, se pose un vrai problème avec cette note du Trésor qui recommande de ne pas communiquer, même si je sais qu'il existe une grande étanchéité entre les services et les élus, d'après les propos tenus par Bruno Le Maire.
Une fois encore, les ministres que nous avons auditionnés et qui étaient alors placés sous votre autorité nous ont indiqué qu'il ne fallait pas effrayer les Français, car les informations disponibles n'étaient pas suffisamment étayées. Toujours sous votre autorité, les mêmes ministres vous ont écrit pourtant pour préconiser l'inverse...
Nous avons donc besoin de savoir si tout cela est logique ou s'il existe un problème de sincérité dans les décisions budgétaires qui engagent le pays.
Mme Élisabeth Borne. - Monsieur le rapporteur général, si nous en restons aux faits, une note des services évoque la possibilité d'engranger des recettes moindres qu'escompté en 2023 et recommande au ministre de ne pas communiquer sur le sujet compte tenu de l'incertitude. Si vous voulez savoir pourquoi le ministre m'a envoyé une note me disant qu'il serait utile de partager cette information, demandez-le à l'intéressé.
Pour ma part, je n'ai fait que recevoir une note m'informant qu'il faudra communiquer - mais sans préciser quand - et proposant un certain nombre de mesures. Dans un contexte où nous recourions à la dernière série de 49.3 sur le PLF pour 2024, j'ai pris alors les mesures qui me semblaient possibles pour nous donner la possibilité d'augmenter des recettes le cas échéant, sans connaître le montant nécessaire puisque nous ne disposions pas d'évaluation précise du risque pesant sur les recettes pour 2023.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous m'avez renvoyé la question, mais, dans la mesure où les deux ministres concernés sont, à la période dont nous parlons, placés sous votre autorité et qu'ils vous saisissent, il me paraît logique de vous interroger aujourd'hui pour connaître votre appréciation de la gravité de la situation à ce moment précis, et pour savoir si, selon vous, les mesures susceptibles d'être prises l'ont été de manière suffisamment rapide.
Je rappelle que la dégradation continue qui a suivi cet épisode est devenue une véritable dérive, inédite par son ampleur, alors que la loi de programmation des finances publiques adoptée fin 2023 prévoit un déficit public de 3,7 % en 2025. Quand on observe le niveau atteint aujourd'hui par le déficit, moins d'un an après, vous comprendrez que les élus et les Français sont en droit de comprendre les causes du dérapage et de savoir s'il existe des responsabilités particulières - collectives et/ou individuelles - dans cette dérive : il est bien question de la confiance accordée par les Français au Parlement, au Président de la République et au gouvernement.
Mme Élisabeth Borne. - Traditionnellement, on attend d'un gouvernement qu'il prenne des mesures pour maîtriser les dépenses. Je pense en avoir pris ma part en portant personnellement les réformes de l'assurance chômage et une réforme des retraites que j'ai dû faire passer en recourant à l'article 49.3. Ces dernières représentent à elles seules une économie de 30 milliards d'euros à l'horizon 2030, ce qui me permet de dire que j'ai contribué à la maîtrise des dépenses publiques au travers de réformes structurelles.
Par ailleurs, j'ai pris ma part à cette maîtrise des dépenses en recherchant, via les différentes revues de dépenses, de nouvelles réformes structurelles. Je pense que la démarche a porté ses fruits puisque le processus est désormais inscrit comme un processus annuel dans la LPFP ; je note aussi avec une certaine satisfaction que les revues de dépenses conduites sous mon autorité, que ce soit au premier semestre ou à l'automne 2023, sont celles qui ont permis de dégager des économies dans le cadre des PLF pour 2024 et pour 2025.
Le gouvernement pilote traditionnellement les dépenses au travers de mesures d'économies et notamment d'économies structurelles que j'ai assumées, malgré l'impopularité de ces réformes. En général, les évaluations et les calculs des recettes ne relèvent pas du gouvernement. Pour la chronologie qui nous intéresse, je comprends que les alertes des services interviennent au mois de décembre dans le cadre d'une note recommandant au ministre de ne pas communiquer compte tenu de l'incertitude pesant sur le niveau de l'alerte.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Il était tout de même question d'une forte probabilité de dégradation du déficit public.
Mme Élisabeth Borne. - Je vous redis que j'ai pris connaissance de cette note a posteriori...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Moi aussi, puisqu'il a fallu que je m'invite à Bercy pour prendre connaissance d'une série d'éléments. Le gouvernement a communiqué de manière assez verticale, en prenant assez peu en compte les votes des assemblées. Pendant tout le début de l'année 2024, nous avons eu droit à des propos souvent rassurants avant qu'un décret ne soit pris moins de soixante jours après le début de l'exercice, cette décision étant inédite en termes de montant et de calendrier.
Compte tenu de la gravité de la situation budgétaire actuelle, la dissonance entre un discours rassurant sur la croissance et le constat d'une dégradation très rapide des comptes publics en février - elle a été actée en mars lors d'une réunion à l'Élysée avec le Premier ministre et quelques ministres - pose un sérieux problème.
Je m'interroge, car on peut avoir le sentiment - du moins après coup - d'une absence de prise de conscience à la hauteur de l'alerte. Au cours des vingt mois que vous avez passés aux affaires, avez-vous reçu des signaux qui auraient pu vous conduire à souhaiter rencontrer les ministres concernés afin qu'ils vous donnent davantage de détails ?
Mme Élisabeth Borne. - À vous écouter, monsieur le rapporteur général, on a l'impression qu'il existait quelque part des informations plus précises que celles qui ont été portées dans la note adressée aux ministres le 7 décembre par les services quant au risque de dégradation des recettes.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Non.
Mme Élisabeth Borne. - Aucun élément ne me permet de penser...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Aucunement. J'ai interrogé à cinq reprises le gouvernement entre décembre - dès l'adoption du budget - et juin, car je ne comprenais pas pourquoi aucune mesure n'était prise. Le décret d'annulation de crédits a pourtant remis en cause le vote souverain intervenu sur le PLF défendu par le gouvernement.
Mme Élisabeth Borne. - Ma lecture de la note est la suivante : il s'agit alors de se préparer à annuler tout ou partie des 10 milliards d'euros de crédits mis en réserve dans la loi de finances pour 2024, et non pas de remettre en cause les différentes missions votées par le Parlement.
Du reste, la croissance pour 2023 était au niveau des prévisions : au lieu de nous renvoyer la balle pour déterminer qui détenait telle ou telle information à tel ou tel moment, actons que la croissance est alors au rendez-vous et que les dépenses sont tenues, même si les recettes ont connu un écart très significatif, pour une raison que je ne m'explique toujours pas.
Un écart de 20 milliards d'euros n'a en effet rien de banal. N'étant pas économiste, je n'entends pas vous faire un exposé sur l'élasticité des recettes à la croissance.
Je ne peux que vous redire que j'ai été, en tant que Première ministre, alertée mi-décembre sur un risque d'écart non quantifié sur les recettes, à un moment où le PLFG était déjà promulgué et où nous recourions aux derniers 49.3 pour faire adopter le budget pour 2024. Je pensais alors retenir la mesure proposée par le ministre de l'économie s'agissant de la TICFE, qui figure bien dans le texte final et qui a permis de dégager près de 5 milliards d'euros de recettes supplémentaires.
M. Claude Raynal, président. - L'une des difficultés de l'exercice est qu'il porte sur une période d'à peine une année marquée par une dégradation en plusieurs phases, l'année 2024 amplifiant les problématiques, notamment, car le PLF pour 2024 avait ouvert des crédits assez importants en dépenses, avec des hausses sur quasiment toutes les missions.
Pour revenir sur les prévisions de recettes par rapport à la croissance, l'idée d'une reprise semblait s'être imposée après la terrible crise du covid, avec des recettes fiscales extrêmement importantes. Or, par nature, celles-ci ne peuvent pas s'éloigner longtemps de la croissance : après des recettes fiscales très élevées en 2021 et en 2022, il fallait logiquement s'attendre à des recettes nettement moins fortes en 2023.
Quand vous analysez ce cycle avec du recul, et en considérant les propositions d'économies qu'avait alors formulées la majorité sénatoriale, ne pensez-vous pas qu'une forme d'euphorie a eu cours lors de l'élaboration de ce PLF pour 2024, en raison de ces recettes élevées qui semblaient offrir la possibilité de mener des politiques publiques intéressantes ?
Mme Élisabeth Borne. - Monsieur le président, le tiré à part qui vous est transmis sur le PLF pour 2024 à l'été 2023 prévoit une baisse des dépenses. Contrairement à ce que vous affirmez, c'est donc un budget dont le montant total des dépenses est non pas en augmentation, mais en baisse. Considérer que nous aurions renoncé à trouver des économies en pensant que nous bénéficierions durablement de recettes élevées, c'est oublier une réforme des retraites que j'ai portée en dépit de son caractère peu populaire et difficile, afin de dégager des économies...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Nous l'avons d'ailleurs soutenue au Sénat.
Mme Élisabeth Borne. - Ce n'est pas par plaisir qu'on mène trois réformes de l'assurance chômage et une réforme des retraites, qu'il a fallu faire adopter en recourant au 49.3, ni enfin qu'on engage des revues de dépenses - dont je me réjouis de voir qu'elles ont pu documenter des économies structurelles dans la préparation tant du budget pour 2024 que de celui de 2025. La préoccupation de sortir du « quoi qu'il en coûte », que nous souhaitions au sortir de la crise du covid, s'est malheureusement heurtée à la guerre en Ukraine et à la crise énergétique. Dans cette situation, qui n'était pas prévue, nous avons été amenés à débattre à la fois à l'Assemblée nationale et au Sénat de mesures d'accompagnement des Français qui représentent un coût de 85 milliards d'euros pour les années 2021, 2022, 2023 et 2024. Pour autant, cette double préoccupation de maîtrise de nos dépenses publiques et de mener des réformes structurelles, fussent-elles impopulaires, je l'ai largement portée au cours de ces vingt mois.
M. Claude Raynal, président. - Madame la Première ministre, vous nous dites que le tiré à part présentait pour le budget de 2024 des chiffres inférieurs à ceux du budget de 2023. Reconnaissons-le, cela est vrai pour une unique raison : on mettait un terme à l'ensemble des mesures d'urgence. La nuance est là. Les mesures d'urgence et de relance sont, par nature, exceptionnelles, et c'est en ce sens que celles-ci avaient été élaborées. Or, ces mesures mises de côté, toutes les missions du budget général apparaissaient en augmentation, sauf pour les anciens combattants.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je le confirme.
M. Claude Raynal, président. - Je ne porte évidemment pas de jugement défavorable sur le fait qu'on élabore des politiques publiques les plus volontaristes possible. Mais qu'attend-on de l'État ? Que les demandes relatives à ces politiques, demandes souvent relayées par les parlementaires, soient arbitrées avec l'intention de maintenir l'équilibre du budget. Cet arbitrage est d'ailleurs ce qui rend délicat le travail du Premier ministre. Dans ce cas précis, les montants libérés par la suppression des dépenses exceptionnelles liées au covid ou à l'inflation sont immédiatement réutilisés pour renforcer les politiques publiques. Mais encore fallait-il que ces dépenses correspondent aux recettes. Tel est le sujet qui nous occupe.
Mme Élisabeth Borne. - Les services du ministère de l'économie et des finances ont bien pris en compte, dans l'évaluation des recettes pour 2023 et 2024, une élasticité plus faible qui était la suite des bonnes surprises de 2021 et 2022. Pourquoi a-t-elle été mal calibrée ? Je ne le sais pas, je ne suis pas économiste ; j'ignore si les difficultés que les services rencontrent aujourd'hui se vérifieront : ils se sont trompés une année, peut-être se trompent-ils désormais en sens contraire ? Nous ne pouvons exclure que les recettes soient finalement moins mauvaises qu'annoncé pour 2024. Les services se sont fondés sur des hypothèses d'élasticité totalement atypiques par rapport à ce qu'on relève sur une longue période.
Sur les dépenses publiques et leur augmentation, je note que ce sont les lois de programmation qui les rigidifient beaucoup. Je ne crois pas qu'à l'Assemblée nationale ou au Sénat quiconque nous ait suggéré de dépenser moins dans l'enseignement supérieur et la recherche, dans la loi de programmation militaire, dans la loi de programmation du ministère de la justice ou dans la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur. Je me suis même personnellement impliquée afin d'éviter une progression encore plus importante des dépenses relatives à la loi de programmation militaire et de celles bénéficiant au ministère de l'intérieur et au ministère de la justice.
Peut-être pouvons-nous néanmoins réaliser des économies dans certains secteurs : c'est le sens des revues de dépenses que j'ai demandées quand j'étais aux affaires. Je ne doute par ailleurs pas du fait qu'il faille, dans notre pays, continuer d'entreprendre des réformes structurelles. Je l'avais indiqué en conclusion des assises des finances publiques, la question se pose de l'évaluation de l'efficacité des dépenses - je vous renvoie aussi à l'ouvrage que j'ai commis sur le sujet - et il serait important que le Parlement dispose de plus de moyens pour apprécier cette efficacité. Je ne comprends pas comment on dépense 65 milliards d'euros de plus pour la santé en 2024 qu'en 2017, alors même que nos concitoyens n'ont pas l'impression d'être mieux soignés - c'est le moins que l'on puisse dire.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est une forme de reconnaissance d'un échec collectif...
Mme Élisabeth Borne. - Je pense que nous avons, globalement, à progresser sur l'efficacité des dépenses publiques.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Dans la note du 13 décembre, les ministres évoquent le niveau du déficit public pour 2023 : ils l'envisagent à 4,9 %, avec la mention de la possibilité qu'il atteigne 5,2 % ; et nous avons fini à 5,5 %... Un paragraphe de la note, portant sur la fin du « quoi qu'il en coûte », précise : « Des mesures coûteuses continuent d'être annoncées. Nombre de ministères, comme l'intérieur ou les armées, ont bénéficié d'augmentations importantes de crédits dans le projet de loi de finances de cet automne et ne doivent plus faire l'objet de nouveaux arbitrages budgétaires favorables. Ce pourrait être prochainement le cas de l'éducation nationale, qui a bénéficié de 3,9 milliards de hausses de crédits, avec l'extension possible du SNU (service national universel) qui pourrait coûter 2 milliards supplémentaires. À cela s'ajoute des annonces régulières en réponse à des situations ponctuelles de crise : inondations, crise agricole, Mayotte. Nous devons revenir à une gestion respectueuse des enveloppes budgétaires approuvées par le Parlement ». Puis la note aborde la sphère sociale et les demandes d'arbitrage la concernant, eu égard à la perspective de nouvelles dépenses avec une possible loi de programmation sur le grand âge et une réforme de l'aide à l'enfance. Un autre paragraphe s'intéresse aux domaines de la transition écologique et de la cohésion des territoires, où intervenaient également des demandes de crédits nouveaux, pour conclure : « Le sujet n'est pas celui de la pertinence ou de la légitimité des mesures ainsi annoncées, c'est celui de leur financement, qui n'est pas assuré. » Vous y verrez peut-être une forme d'insistance de ma part, mais tel est bien, en effet, le sujet.
À ce moment-là, désapprouvez-vous cette alerte ? La faites-vous, au contraire, vôtre, en prenant une partie des mesures que vous indiquez ? Comment comprenez-vous que les ministres nous aient déclaré l'inverse de ce qu'ils vous avaient écrit dans cette note ?
Mme Élisabeth Borne. - Qu'ils relèvent que les ministères de l'intérieur et des armées ont bénéficié d'augmentations importantes de crédits n'avait rien de confidentiel. L'augmentation résultait de lois de programmation votées.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - En effet.
Mme Élisabeth Borne. - Les ministres nous ont alertés sur le fait que la généralisation du SNU pourrait être onéreuse ; en l'occurrence, elle ne s'est pas concrétisée. Ils nous ont alertés sur le fait que des politiques, si elles devaient être décidées, nécessiteraient des financements ; elles ne l'ont pas été, pas plus le congé parental que la loi de programmation « Grand Âge » ou la réforme de l'aide sociale à l'enfance. Leurs alertes concernaient le financement de décisions qui n'ont pas été prises. Il n'y a pas de sujet.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Au contraire : le sujet est celui de la dégradation des comptes publics. S'ils s'étaient redressés, je vous donnerais un satisfecit. Mais force est de reconnaître que, après votre départ, la situation ne s'est pas améliorée, en dépit du décret qui a été pris. Vous pourrez me dire que vous n'étiez plus aux affaires, mais, dans ce cas, la logique aurait voulu que, par l'effet de tout ou partie des mesures que vous venez d'évoquer et qui figurent dans cette note, la situation se redresse. Or elle s'est inexorablement dégradée tout au long de l'année. Convenons que les mesures prises n'ont manifestement pas suffi. Peut-être le contexte politique ne vous permettait-il pas de mener à bien vos réformes, mais le sujet est véritablement celui de la non-maîtrise de nos dépenses publiques. On a laissé les robinets du « quoi qu'il en coûte » ouverts à peu près partout trop longtemps.
Mme Élisabeth Borne. - Monsieur le rapporteur général, ce qu'on attend traditionnellement du gouvernement, c'est qu'il maîtrise les dépenses. On peut encore attendre de lui qu'il porte des réformes structurelles. Je répète que j'en ai pris largement ma part et je pense qu'un certain nombre de Français s'en souviennent. La réforme des retraites a été pour le moins impopulaire. Les dépenses, telles qu'elles ont été votées par le Parlement, ont été maîtrisées en 2023 et les réformes structurelles menées. Je n'ai pas reçu d'alerte avant la mi-décembre et je rappelle que j'ai quitté mes fonctions au début de janvier 2024. Il est assez inhabituel de devoir se préoccuper d'incertitudes sur les recettes. L'Inspection générale des finances formule des recommandations sur la façon dont on peut éviter de découvrir en fin d'année les écarts de recettes d'un exercice donné ; j'imagine que les ministres chargés de l'économie et des comptes publics les suivront. Mais il ne relève en principe pas du gouvernement d'anticiper d'hypothétiques risques sur des recettes calculées par les services.
M. Claude Raynal, président. - Nous prenons acte de vos réponses ; elles sont maintenant claires. Je vous remercie de ne pas avoir utilisé, comme trois de vos prédécesseurs ici, ministres ou Premier ministre, l'exemple allemand. À trois reprises, nous avons en effet entendu que le problème des recettes s'était également présenté en Allemagne, qu'il n'était donc pas spécifiquement français, qu'il correspondait à une situation de sortie de crise.
Indéniablement, les sorties de crise créent des perturbations. Mais la particularité française consiste en ceci que, avec le niveau de déficit et d'endettement que nous avions, le moindre accident devenait un véritable problème. Cette année, les difficultés sont telles que la population elle-même s'intéresse à présent aux finances publiques ; et c'est la seule bonne nouvelle : la perception de ce que représentent ces difficultés et de leurs conséquences est désormais, et au moins pour un certain temps, très nette dans les esprits. La grande différence avec l'Allemagne tient à ce que cette dernière pouvait se permettre un accident, quand nous ne le pouvions pas.
Je voudrais élargir la discussion. Vous-même n'êtes impliquée que sur un laps de temps d'un ou deux mois, tout au plus, quand le sujet apparaît et commence à être traité...
Mme Élisabeth Borne. - Un mois, monsieur le président.
M. Claude Raynal, président. - Je vous l'accorde, voire moins d'un mois ; disons du 13 décembre au 9 janvier suivant. Mais c'est une phase importante, sur laquelle il fallait que nous entendions votre position.
Regardons maintenant plus largement ce qui s'est passé. En moins d'un an, au moment où se développe la crise des comptes publics, des événements politiques très particuliers surviennent : un changement de Premier ministre que vous subissez au début du mois de janvier, des élections européennes qui, à notre avis, retardent quelque peu la mise en oeuvre de certaines décisions, une dissolution, puis deux mois de perdus avant de renommer un Premier ministre. Pendant tout ce temps, les mesures de réaction rapide qui auraient dû être prises quasiment tous les mois pour permettre d'atteindre un résultat au mieux acceptable en fin d'exercice ne l'ont pas été de manière convenable. Quel regard portez-vous sur cette situation politique, qui n'est pas de votre fait ? Ne la considérez-vous pas comme fâcheuse ?
Mme Élisabeth Borne. - Je ne me prononcerai pas sur le point de savoir si le Président de la République a eu raison de changer de Premier ministre... Je suis désolée, mais je n'ai pas à vous donner un avis sur le sujet ni sur celui de savoir s'il fallait procéder à la dissolution. Ce sont les choix du Président de la République.
M. Claude Raynal, président. - Madame, vous êtes quand même une élue politique.
Mme Élisabeth Borne. - Je ne commente pas les décisions du Président de la République.
M. Claude Raynal, président. - Sur la dissolution, certes...
Mme Élisabeth Borne. - A fortiori sur le changement de Premier ministre.
M. Claude Raynal, président. - Je m'en doute. Mon propos est celui de la juxtaposition des événements politiques avec la difficulté relative aux comptes publics. Les raisons qui ont pu motiver des changements de Premier ministre ou une dissolution ne relèvent pas de la sphère financière et ce n'est sans doute pas le sujet des finances publiques qui a amené ces modifications. Mais vous pouvez porter un jugement sur la concomitance des événements, qui n'a pas aidé à résoudre la situation.
Mme Élisabeth Borne. - Mon successeur à Matignon a dû vous expliquer qu'il avait pris les mesures qui lui paraissaient nécessaires. Je ne soutiendrai pas l'idée qu'il a été empêché de les prendre. Nous pouvons en revanche nous interroger sur la succession des réévaluations de l'aggravation du déficit public...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - De la dérive du déficit...
Mme Élisabeth Borne. - Je ne sais pas s'il faut parler de « dérive », monsieur le rapporteur général.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Si nous additionnons les dégradations successives, mieux vaut reconnaître qu'il y a dérive, pour essayer ensuite de rebondir.
Mme Élisabeth Borne. - Je ne sais pas, pas plus que je ne sais si des économistes peuvent nous l'apprendre, dans quelle mesure les réévaluations successives des recettes pour 2024 se confirmeront. Alors que nous avons eu de mauvaises surprises en fin d'année 2023, peut-être pouvons-nous en espérer de meilleures en fin d'année 2024 ? Je reste perplexe quand on m'expose qu'une telle perturbation de l'élasticité entre les recettes et la croissance s'explique par un changement de la nature de cette dernière. Je n'ai en effet pas l'impression que notre balance commerciale soit, tout à coup, devenue particulièrement excédentaire ni que la nature de la croissance ait à ce point changé. Je suis donc incapable de faire la part entre ce qui relève de demandes de remboursements de TVA anticipés en raison d'une situation inquiétante pour les entreprises et d'une dégradation de l'environnement économique qui conduit les entreprises à davantage de prudence quant à leurs acomptes sur l'impôt sur les sociétés. J'espère que de bonnes nouvelles restent possibles et que nous découvrirons que nous subissons un effet de trésorerie plus qu'un effet structurel. Dans le cas contraire, il faudrait effectivement que le ministère de l'économie nous propose des mesures pour s'assurer que les recettes soient au rendez-vous de la croissance telle qu'elle est estimée. Il reste, à mes yeux, très déconcertant que nous obtenions à la fois la croissance escomptée en 2023 et un écart de 20 milliards d'euros sur les recettes.
M. Claude Raynal, président. - Et de 50 milliards sur deux ans.
Mme Élisabeth Borne. - Et sur deux ans, de potentiellement 50 milliards.
M. Claude Raynal, président. - Potentiellement...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vous avez reçu cette note d'alerte. Vous avez pris des mesures. Au même moment, s'est déroulée la discussion budgétaire au Sénat. La majorité sénatoriale vous a proposé 7 milliards d'euros d'économies, que le Sénat a adoptées. Pourquoi n'avez-vous pas souhaité reprendre ces propositions d'économies ?
Mme Élisabeth Borne. - Je me suis naturellement impliquée dans les débats budgétaires à l'Assemblée nationale, qui débouchaient sur l'engagement de la responsabilité du gouvernement. Mais ce sont les ministres chargés de l'économie et des comptes publics qui étaient en première ligne. Je ne sais pas quelles mesures constituaient les 7 milliards d'euros d'économies que vous évoquez, mais la note qui m'a été remise par les ministres ne me suggérait pas de les retenir.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Ces propositions d'économies, rares de la part d'une opposition, méritaient considération. Je retiens que, par esprit de solidarité, vous jugez qu'elles n'étaient cependant pas utiles pour la France et ses comptes publics.
Mme Élisabeth Borne. - Je ne crois pas avoir dit cela.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - C'est ce que vos propos sous-entendent...
Mme Élisabeth Borne. - Chacun garde en mémoire que les budgets ont été adoptés en engageant la responsabilité de mon gouvernement, ce qui n'est pas la manière idéale de le faire. Je rappelle que nous avons adopté plus de 90 textes, dont plus de 60 si je laisse de côté les ratifications d'ordonnances et de traités, en trouvant des compromis avec l'Assemblée nationale et le Sénat...
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Très souvent avec le Sénat, d'ailleurs.
Mme Élisabeth Borne. - Pendant les vingt mois où j'ai été aux responsabilités, j'ai été particulièrement attentive aux propositions qui émanaient tant du Sénat que des oppositions à l'Assemblée nationale. J'ignore pourquoi nous n'avons pas retenu les propositions d'économies dont vous faites état.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Lors des auditions, au printemps, les ministres nous ont dit qu'il n'y avait pas lieu d'alarmer les Français et que les bonnes décisions avaient été prises au bon moment. Vous nous expliquez aujourd'hui que vous avez essayé de réagir dès que vous avez été alertée, à la mi-décembre. Je note une contradiction entre les acteurs du Gouvernement ; or vous n'êtes pas nombreux. Ce qui a été exposé à la représentation nationale ne coïncidait pas avec un résultat qui consistait en une dégradation des comptes publics de près de 100 milliards d'euros. Cela vous semble-t-il acceptable non seulement à l'endroit de la représentation nationale, mais à l'égard des Français, quand l'objectif demeure de stabiliser les finances et de nous garder de déficits aussi lourds ?
Mme Élisabeth Borne. - Je pense que nous partageons tous la nécessité de maîtriser notre déficit public et de réduire progressivement notre dette. Cependant, dans ces circonstances, le constat d'un écart très significatif sur les recettes n'était pas banal. Je n'ai aucun doute sur le fait qu'il faille absolument se donner les moyens de suivre de façon plus rapprochée la cohérence entre les recettes effectivement perçues et les prévisions qui fondent les textes que l'on vote. Qu'il faille par ailleurs agir pour améliorer l'efficacité de nos politiques publiques et continuer à élaborer des réformes structurelles, je n'en doute pas non plus.
Par ailleurs, les revues de dépenses sont un bon moyen de suivi. Il nous faut impérativement partager l'objectif de réduction des déficits et de maîtrise de la dette ; nous devrions pouvoir travailler de façon transpartisane, à l'Assemblée nationale et au Sénat.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Malheureusement, ce n'est pas ce qui s'est passé entre 2017 et 2023. Il y a eu une dégradation très forte de l'endettement public. J'ai entendu que la lutte contre cet endettement constituait l'obsession du ministre de l'économie et des finances ; je ne fais pas de procès d'intention, mais si j'examine les résultats, ils ne sont pas à la hauteur des engagements. Il nous faut rapidement tirer certains enseignements et faire valoir une certaine attitude quant au redressement de nos comptes. Il faut le dire et surtout le faire, parce que les Français ne nous accordent plus la même confiance qu'il y a quelques années.
Mme Élisabeth Borne. - Nous ne pouvons pas occulter les crises que nous avons traversées ces dernières années : celles des « gilets jaunes » et du covid, la guerre en Ukraine, la crise énergétique et le retour d'une inflation qui a durement pesé sur le pouvoir d'achat de nos concitoyens. Chaque fois que nous discutions des dispositifs d'accompagnement à mettre en place, il n'y avait pas grand monde pour nous dire que nous étions en train de dépenser trop d'argent. On avait plutôt tendance à nous proposer d'en dépenser davantage.
J'espère que nous ne serons pas confrontés à de nouvelles crises. En ce qui concerne celle du covid, toutes les évaluations montrent que nous avons eu raison de protéger les entreprises et les emplois. Ne pas mettre en place de dispositifs aurait non seulement été dramatique pour nos entreprises et nos concitoyens, mais aussi plus coûteux pour le pays. Je ne regrette pas non plus les boucliers tarifaires ni la façon dont nous avons anticipé et réévalué certaines prestations à l'été 2022, alors que nos concitoyens étaient confrontés à une inflation comme ils n'en avaient plus connue depuis des décennies.
Nous devons travailler ensemble et le Parlement a un rôle important à jouer, en complément des revues de dépenses portées par le Gouvernement, pour évaluer l'efficacité de nos politiques publiques et pour que nous soyons capables de proposer des réformes structurelles, dont nous ne pouvons faire l'économie, compte tenu de la situation de nos finances publiques. Voilà ce à quoi nous devrions nous employer à travailler collectivement.
M. Claude Raynal, président. - Personne ici n'a contesté les mesures de soutien à l'économie et aux salariés mises en place pendant la crise du covid ou la crise énergétique. Cependant, ces difficultés ont frappé partout en Europe. Pourtant, les pays ne s'en sont pas tous sortis au même rythme et les conséquences sur les finances publiques n'ont pas été les mêmes partout.
Mme Élisabeth Borne. - Notre pays est celui qui a le plus protégé ses concitoyens face au choc de l'inflation, ce qui n'a d'ailleurs pas soulevé de grand mouvement d'enthousiasme et de reconnaissance. Nous avons davantage protégé nos concitoyens que d'autres et nous pouvons en être collectivement fiers.
M. Claude Raynal, président. - Certes, mais cela s'est traduit par un déficit public et des mesures de taxation, ce qui pose question.
M. Vincent Capo-Canellas. - Madame la Première ministre, vous avez rappelé que votre préoccupation première avait été le pilotage des dépenses, ce que l'on peut entendre, et que les recettes avaient été inférieures aux évaluations, ce qui a constitué une nouveauté. Cet écart était-il circonstanciel ou structurel ? Si ce n'est pas seulement un problème de rattrapage, s'agit-il d'un échec de la politique de l'offre ? Étions-nous au milieu du gué en ce qui concerne cette politique, en attente d'atteindre un taux d'emploi qui permette de produire des effets et d'améliorer les recettes ? La politique de l'offre n'était-elle pas suffisamment financée ? À cet égard, on dit parfois que les impôts ont été baissés sans prévoir une diminution de dépenses équivalente. Quel est votre avis sur ce sujet ?
J'en viens à la méthode des revues de dépenses. Ne devrait-on pas plutôt faire des choix dans les politiques publiques ? Les revues de dépenses sont frustratoires et il est difficile de dire qu'on va faire les mêmes choses avec moins de moyens. Ne faudrait-il pas réduire le nombre d'actions menées pour faire en sorte qu'elles correspondent à la dotation allouée, ce que font certains opérateurs de l'État ?
M. Jean-Baptiste Olivier. - Nous comprenons que l'alerte n'a pas forcément été donnée au niveau où elle aurait dû l'être puisque, vous l'avez dit, vous aviez l'esprit très occupé par la loi sur l'immigration et le changement de Premier ministre à venir.
À quoi aboutissent les revues de dépenses et les lettres de cadrage ? Vous avez largement expliqué le dérapage par la situation exceptionnelle connue par la France mais, comme l'a rappelé le président Raynal, cette situation était la même partout. L'État n'a-t-il pas été trop protecteur et généreux ?
Vous avez été amenée à proposer et à faire voter des lois de finances rectificatives. Que pensez-vous du fait qu'il n'y en ait pas eu cette année ?
Mme Élisabeth Borne. - Au sujet du manque de recettes, je n'ai pas les éléments nécessaires pour décréter s'il est purement conjoncturel ou structurel. Les différents instituts qui se penchent sur la question soulignent le caractère très fluctuant des versements d'acomptes de l'impôt sur les sociétés. Il faudrait étudier la question de façon plus précise pour savoir si ces écarts sont pérennes ou ponctuels.
Ce sujet n'est pas sans lien avec l'une des dispositions dont vous aurez à débattre dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale, qui fait suite à une mission que j'avais commandée à deux économistes sur nos dispositifs d'allègements de charges. En effet, ces derniers conduisent à concentrer les rémunérations au niveau du Smic, pour bénéficier d'un maximum d'exonérations de cotisations, dont le coût explose. Nos systèmes de primes d'activité et d'allègements de charges peuvent créer des trappes à bas salaire pénalisantes pour nos concitoyens, qui passent des années avec un salaire au niveau du Smic. Ils peuvent aussi dissuader de créer des emplois plus qualifiés et rémunérateurs. Par ailleurs, le coût du dispositif d'allègements de charges n'a cessé d'augmenter. Il faut se poser la question de la qualité des emplois que l'on crée.
Ce sujet est lié à la logique de réindustrialisation défendue depuis 2017 et dans laquelle le Gouvernement continue de s'inscrire. Il s'agit de créer des emplois de qualité, bien rémunérés et générateurs de ressources pour le pays. Certains de nos territoires ont été dévastés par la désindustrialisation ; on y trouve des emplois de fonctionnaires ou des emplois de services peu qualifiés et on n'y crée pas de richesse pour le pays. Il faut poursuivre la politique de réindustrialisation, positionner notre pays par rapport aux technologies de demain, comme nous essayons de le faire avec France 2030, et veiller à ce que tous nos territoires puissent bénéficier d'emplois créateurs de valeur et de richesse. Il s'agit d'un combat essentiel, au-delà du nombre d'emplois créés.
Les revues de dépenses ont permis d'identifier la plupart des pistes d'économies qui sont aujourd'hui retenues et dont certaines figuraient déjà dans la loi de finances pour 2024 et d'autres dans le projet de loi de finances pour 2025. Compte tenu de l'état de nos finances publiques, il faut réfléchir à de bons leviers, notamment dans le secteur de la santé. Le Premier ministre a en tête d'essayer de débureaucratiser l'hôpital. Ces enjeux sont cruciaux si nous voulons assurer une dépense publique efficace. Comme vous, je mesure le sentiment de certains de nos concitoyens, qui payent des impôts, mais constatent que les services publics ne sont pas forcément à la hauteur de leurs attentes, alors même qu'on y consacre beaucoup d'argent. Il nous faut mener ce travail collectif et j'espère que nous saurons le faire de la façon la plus harmonieuse et la plus transpartisane possible.
J'en viens aux projets de lois de finances rectificatives. Celui que j'ai présenté à l'été 2022 était en fait une loi d'urgence sur le pouvoir d'achat...
M. Jean-Baptiste Olivier. - Il y a urgence cette année, comme ce fut le cas en 2022.
Mme Élisabeth Borne. - Je ne vais pas me prononcer sur les outils utilisés par des ministres qui n'étaient pas sous mon autorité. Ils ont considéré qu'ils pouvaient prendre les mesures nécessaires sans avoir besoin de recourir à un projet de loi de finances rectificative.
Pour conclure, il ne faut pas se tromper de débat. Le sujet de la maîtrise de la dépense publique me semble constituer un problème majeur dans notre pays. Nous ne pourrons pas le résoudre sans mener des réformes structurelles et j'ai le sentiment d'avoir pris ma part en la matière. Il serait bon d'être en situation de proposer d'autres réformes structurelles, de la façon la plus apaisée possible pour notre pays, ce qui n'a pas toujours été simple.
Par ailleurs, nous avons besoin de nous doter des bons outils pour ne plus nous retrouver dans la situation très difficile que nous connaissons aujourd'hui. Il est surprenant qu'à l'heure de l'intelligence artificielle et de la data science, nous ayons découvert aussi tardivement que les recettes n'étaient pas au niveau escompté. L'Inspection générale des finances a fait des propositions à ce sujet. Nous avons besoin de piloter de façon beaucoup plus précise - pas seulement en matière de dépenses, mais aussi en matière de recettes - le respect des objectifs fixés par notre trajectoire de finances publiques.
M. Claude Raynal, président. - Merci, madame la Première ministre. Cette audition était la dernière de notre mission d'information.
Examen en commission
(Mardi 19 novembre 2024)
M. Claude Raynal, président. - Nous souhaitions vous réunir ce matin, car nous rendrons compte des travaux de notre mission d'information lors d'une conférence de presse qui aura lieu à 14 heures.
Vous connaissez l'origine de nos travaux : la révélation par voie de presse, le 20 mars dernier, d'un déficit public susceptible de s'établir à 5,6 % du PIB en 2023, contre une prévision en fin d'année dernière de 4,9 %. Elle nous avait conduits à créer dès le 27 mars une mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023. L'annonce, en septembre 2024, d'une dégradation du déficit public pour 2024 et 2025, d'une ampleur sans commune mesure avec celle de 2023, nous a amenés à réactiver cette mission d'information.
Il ressort tout d'abord de nos travaux que le Gouvernement connaissait en réalité l'état critique dans lequel s'enfonçaient nos finances publiques dès décembre 2023. Il aurait dû réagir vigoureusement, mais il ne l'a pas fait. Nous avions déjà relevé lors de la première conclusion de nos travaux au printemps que plusieurs alertes relatives à de mauvaises nouvelles en recettes avaient été remontées aux ministres par l'administration dès 2023. Et il était attendu et logique que la dégradation des perspectives de déficit pour 2023 se répercute sur 2024. Or aucune mesure d'ajustement n'a été prise en décembre 2023 pour modifier le projet de loi de finances (PLF) pour 2024 de façon à maîtriser le déficit. Le Parlement n'a pas été prévenu d'un risque de dégradation à ce moment-là. D'ailleurs, lors de leur audition par la commission des finances les 28 et 30 mai 2024, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave ont souligné qu'aucun ajustement sur le PLF 2024 ne pouvait être envisagé sur la base des informations dont ils disposaient en fin d'année 2023.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Or, la consultation d'une note datée du 13 décembre 2023, adressée par Bruno Le Maire et Thomas Cazenave eux-mêmes à la Première ministre Élisabeth Borne, a permis à la mission d'information d'éclairer d'un jour nouveau ces affirmations. Elle permet en effet d'affirmer que les ministres ont tenu un double discours puisqu'ils défendaient, dans cette note, l'exact opposé de ce qu'ils affirmaient au printemps devant la mission d'information du Sénat. Thomas Cazenave a de nouveau tenu ces propos lors de son audition du 7 novembre dernier, ce qui ne peut même plus s'expliquer par une forme de solidarité gouvernementale.
Tout d'abord, chacun des ministres signataires de cette note avait conscience que la dégradation des perspectives de recettes en 2023 aurait un impact sur l'année 2024. Il était donc trompeur de leur part de s'appuyer sur une note des services de Bercy pour justifier leur décision de ne prendre aucune mesure pour 2024 dans le PLF en cours de discussion.
Ensuite, et surtout, alors qu'ils ont affirmé devant la représentation nationale que les informations dont ils disposaient ne constituaient pas une raison suffisante pour faire état de la dégradation attendue des finances publiques ou de modifier le budget, et que toutes les décisions possibles avaient été, selon eux, prises en temps et en heure, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave s'évertuaient, dans le même temps, à convaincre la Première ministre Élisabeth Borne du contraire, dans cette note qui lui était adressée le 13 décembre 2023.
Dans cette note, d'une part, ils l'appelaient en effet à « partager largement le caractère critique de [notre] situation, à la fois au sein du Gouvernement, mais également dans l'opinion publique ». En décembre, le caractère critique de la situation n'a pourtant jamais été mis en avant par le gouvernement, ni auprès de la représentation nationale ni auprès de l'opinion publique. De la note du 13 décembre 2023, il faut comprendre que cette absence de communication ne résulte pas de la seule responsabilité de Bruno Le Maire et Thomas Cazenave, mais tout autant de celle d'Élisabeth Borne, qui n'a pas suivi les recommandations de ses ministres.
D'autre part, les ministres appelaient Élisabeth Borne à « prendre des mesures à court terme dans le PLF 2024 » dont nous estimons qu'elles auraient permis de réduire de 1,5 milliard d'euros le déficit budgétaire. Or Élisabeth Borne n'a pas retenu les mesures proposées. À cette époque, comme elle l'a répété lors de son audition devant la mission d'information, sa priorité était de trouver un compromis dans le cadre de l'examen du projet de loi Immigration, au prix de ne pas valider les propositions qui lui étaient faites par ses ministres s'agissant du budget de la France.
Ce constat illustre un attentisme et une inaction dommageables. En outre, contrairement à ce que la Première ministre a affirmé lors de son audition, la responsabilité de tout gouvernement - et le sien ne dérogeait pas à la règle - ne réside pas seulement dans la maîtrise des dépenses, mais également dans celle des recettes, un gouvernement étant responsable de l'ensemble de la trajectoire des finances publiques du pays qu'il gouverne.
M. Claude Raynal, président. - Deuxième acte de la dégradation du déficit en 2024 : au premier semestre, le gouvernement et le Président de la République ont refusé de présenter un projet de loi de finances rectificative, pourtant seul à même de redresser la situation.
Les prévisions de solde public pour l'année 2024, comme celles de l'année 2023, n'ont cessé de se dégrader à partir de l'adoption de la loi de finances pour 2024. La cible d'un déficit de 4,4 % prévue par la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour 2023-2027 et par la loi de finances pour 2024 a été réitérée publiquement par Bruno Le Maire le 18 février, puis par Thomas Cazenave le 20 février. Pourtant, chacun d'eux disposait d'une note de la direction du Trésor datée du 16 février qui prévoyait, à politique inchangée, un déficit de 5,7 % du PIB. Ce n'est qu'au mois d'avril que les ministres ont annoncé une révision de la cible de déficit pour 2024, à 5,1 % du PIB. Dès le 17 juillet 2024, l'aggravation de la dégradation est annoncée dans une note de la direction du Trésor qui retient un solde, à politique inchangée, de 5,6 % du PIB, celui-ci passant ensuite à 6,3 % du PIB dans une note de la même direction du 11 septembre 2024.
Le Gouvernement a toujours eu un train de retard sur les prévisions de ses services. L'ampleur de la révision des prévisions remettait à l'évidence en cause les grandes lignes de l'équilibre budgétaire, situation dans laquelle, comme l'indique le Conseil constitutionnel, il appartient au Gouvernement de soumettre au Parlement un projet de loi de finances rectificative. L'ancien ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, le reconnaissait d'ailleurs le 30 mai dernier devant la mission d'information.
Plusieurs raisons justifiaient le recours à une loi de finances rectificative. Seule une loi de finances rectificative permettait de réaliser des économies à la hauteur des enjeux de la dégradation des comptes en 2024, car un décret ne pouvait annuler plus de 1,5 % des crédits ouverts en loi de finances initiale (LFI), soit un peu plus de 12 milliards d'euros. Seule une loi de finances rectificative, prise suffisamment tôt dans l'année, pouvait permettre de prendre des mesures en recettes ayant un effet significatif sur l'année 2024, compte tenu du principe de non-rétroactivité de la loi fiscale. Enfin, seule une loi de finances rectificative aurait permis de financer les annonces et les promesses coûteuses que le gouvernement a multipliées au début d'année, alors même qu'il recevait un nombre croissant d'alertes sur la dégradation des finances publiques depuis la mi-décembre 2023.
Mais le Premier ministre et le Président de la République ont préféré contourner cet obstacle en prenant un décret d'annulation de façon précipitée et en repoussant sans cesse la soumission au Parlement des mesures qu'ils envisageaient de prendre. Dans une note du 6 février 2024, Bruno Le Maire demandait pourtant au Président de la République d'annoncer un projet de loi de finances rectificative (PLFR), qui aurait permis selon lui, après des mesures de gel, de réduire les dépenses de 10 milliards d'euros. Ces décisions sont présentées par Bruno Le Maire comme « les seules susceptibles de [nous] éviter la dégradation de la note française par Standard & Poor's le 31 mai 2024, à quelques semaines des élections européennes ». Or, à la place, un simple décret d'annulation a été pris, décidé dans la précipitation au cours d'une réunion avec le Président de la République le 13 février 2024. Celui-ci a été élaboré en l'espace d'une semaine, en catimini et sans concertation avec les ministères concernés.
D'après les auditions que nous avons menées, les discussions que conduisait à cette période l'Agence France Trésor avec les agences de notation auraient constitué le « principal facteur » expliquant cette précipitation et cette absence de concertation. Bruno Le Maire a contesté l'influence des agences de notation en indiquant qu'il ne les avait pas rencontrées à ce moment-là, mais il n'est évidemment pas nécessaire que le ministre assiste directement aux échanges qui ont lieu entre les agences de notation et ses services pour que leur pression soit effective.
De fait, le décret d'annulation du 21 février 2024, bien qu'il ait eu un impact certain sur l'utilisation des crédits par les ministères, ressemble fort à une mesure d'affichage et de communication : en effet, peu de temps après avoir annulé 10 milliards d'euros, le gouvernement redonnait aux ministères 16 milliards d'euros supplémentaires de crédits en dépenses en 2024, par reports de crédits non consommés en 2023.
En tout état de cause, la note du Trésor du 16 février 2024 soulignait que, pour atteindre la cible de déficit de 4,4 % en 2024, il fallait réaliser 30 milliards d'euros d'économies dès cette année, soit le triple de l'effort affiché de 10 milliards d'euros. Le maintien, par Bruno Le Maire, d'une communication autour de la cible de 4,4 % de déficit relevait de la mystification ou de l'espoir de convaincre le Président de la République et le Premier ministre, fermés à l'idée d'un PLFR. Quoi qu'il en soit, la confiance dans la parole publique se trouve érodée par ces déclarations aventureuses.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Plutôt qu'un PLFR, Gabriel Attal a ainsi fait le choix d'éviter le Parlement. Il a pris, avec ses ministres, des mesures massives de gels de crédits supplémentaires en cours d'année, dans le but de procéder à des annulations supplémentaires dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) pour 2024.
Par ailleurs, l'ancien Premier ministre souhaitait intégrer dans le PLF pour 2025 des mesures fiscales rétroactives. Pour défendre l'absence de PLFR, Gabriel Attal a prétexté devant la mission d'information l'encombrement de l'ordre du jour du Parlement et le souhait du gouvernement de porter devant lui d'autres sujets que celui des finances publiques. Le plus probable est toutefois que le refus de déposer un PLFR ait tenu à des calculs à courte vue afin d'éviter, d'une part, la prise de mesures difficiles à l'approche des élections européennes, et, d'autre part, la menace d'une éventuelle motion de censure. Quelles que soient les motivations réelles ayant présidé au refus de déposer un PLFR, cette décision porte une responsabilité essentielle dans la poursuite de la dégradation du déficit public.
Troisième et dernier acte de cette dégradation inédite, la dissolution de l'Assemblée nationale, après le refus d'un collectif budgétaire, montre que le Président de la République a choisi de repousser à plus tard les difficultés budgétaires auxquelles l'État était confronté, alors que la situation catastrophique de nos finances publiques imposait une action rapide.
Même après les élections, la nomination d'un gouvernement de plein exercice a tardé, ce qui a empêché la prise de mesures fortes pour réduire, dans la mesure où cela était encore possible, la dégradation des comptes. La vacance du pouvoir pendant plus de deux mois n'a fait que contribuer à la poursuite de cette dégradation, témoignant de l'absence de réaction des pouvoirs publics. Pendant l'été, les services du ministère de l'économie et des finances ont été contraints de travailler dans l'isolement le plus total, et sans décision politique, tant pour l'exécution 2024 que pour la préparation du budget 2025.
De toutes nos auditions ressort très nettement le sentiment général de déni collectif sur la situation des finances publiques qu'avait déjà constaté notre mission d'information au printemps dernier, auquel s'ajoute désormais un sentiment d'irresponsabilité de ceux qui étaient alors au gouvernement. Les ministres auditionnés ont cherché à masquer leur inaction passée par une tentative de détournement de responsabilité en direction du nouveau gouvernement, à qui a été laissée la charge de combler les déficits creusés au cours des années passées. Dès le début de son intervention devant la mission, le 7 novembre, Bruno Le Maire a affirmé que « le déficit pour 2024 sera à 6,1 % du fait du choix du gouvernement actuel », alors même que ce dernier n'a été nommé qu'à la fin septembre, après les dernières alertes de l'administration sur la dégradation des comptes.
En effet, avant la constitution même du gouvernement de Michel Barnier, une note du Trésor du 11 septembre prévoyait, si rien n'était fait, un déficit public à 6,3 % en 2024 : on voit donc difficilement comment le nouveau gouvernement en porterait la responsabilité.
Tous les ministres ont souligné que les mesures qu'ils préconisaient auraient permis de contrecarrer la dérive du déficit. Pourtant, alors le déficit de 5,5 % du PIB qui, selon eux, en aurait résulté, aurait été, de toute manière, très supérieur à celui de 4,4 % prévu par la loi de finances initiale qu'ils avaient eux-mêmes fait adopter, en recourant à la procédure du 49.3 à l'Assemblée nationale. En outre, aucun de ces responsables n'explique pourquoi les gouvernements successifs depuis 2017, notamment ceux au sein desquels ils ont tenu les fonctions les plus élevées depuis les alertes de la fin 2023, n'ont pas pris plus tôt des mesures fortes pour préserver l'équilibre budgétaire, au-delà même de la période de la crise sanitaire. Au fond, au moment où le déficit budgétaire s'envolait dangereusement, le changement de Premier ministre par deux fois, le ralentissement de l'action publique pour cause d'élection puis de dissolution et, enfin, une trop longue attente dans la désignation du nouveau Premier ministre ont été autant de mois perdus pour le rétablissement de nos comptes publics.
Le nouveau gouvernement sera jugé sur ses actes. Quant aux faits passés depuis décembre 2023, il était essentiel d'en établir la réalité, et nous pensons que cette mission d'information contribue à objectiver le déroulement chronologique des événements et l'état des décisions politiques prises ou reportées. Puisque la dégradation s'est accélérée, il s'agit aussi d'éviter que les mêmes erreurs ne se reproduisent à l'avenir. Car le prix à payer reste trop élevé pour notre pays dans un contexte politique particulièrement tendu.
M. Claude Raynal, président. - La réactivation de la mission d'information fait suite aux travaux réalisés au printemps et qui avaient abouti à un certain nombre de propositions pour l'avenir, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Un Essentiel va être publié.
Mme Christine Lavarde. - Merci pour cette restitution et pour avoir organisé les auditions dans un délai extrêmement contraint. En dépit de toutes les actions que nous menons depuis six mois pour comprendre les raisons de la dérive des comptes sur les exercices 2023 et 2024, j'ai le sentiment que nous n'avons aucune garantie que les événements ne puissent pas se reproduire en 2025 et 2026.
J'ai pris note que le ministre de l'économie et des finances avait missionné l'Inspection générale des finances (IGF) pour qu'elle formule des propositions en vue d'améliorer les outils de prévision des recettes. Mais si les ministres persistent à dire qu'ils n'ont pas un regard technique - ou politique ! - sur les trajectoires qui leur sont proposées, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Ils semblent avoir découvert la dérive des dépenses des collectivités au mois de juillet dernier, alors que tout le monde connaissait déjà cette trajectoire financière.
Ma seconde remarque porte sur l'impossibilité de pouvoir convoquer le Président de la République. Une ombre plane sur les décisions prises, notamment sur celle de ne pas proposer un PLFR pour 2024. Il manque une pièce au puzzle, et cette mission d'information s'achève avec l'idée que la seule personne que nous n'avons pu interroger est peut-être la responsable.
M. Olivier Paccaud. - Le tout-puissant ministre des finances, le Colbert actuel, a au-dessus de lui un Louis XIV encore plus puissant. On connaît la fameuse phrase de M. Chevènement : « Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l'ouvrir, ça démissionne. » De son côté, M. Le Maire a beaucoup parlé, mais n'a pas dit ce qu'il aurait fallu dire.
M. Michel Canévet. - Des questions subsistent après cette mission d'information, sachant l'écart inhabituel entre les prévisions et la réalisation. Sur le sujet des responsabilités, j'observe que le ministre de l'économie et des finances s'est défaussé sur les services en déclarant qu'il n'intervenait pas dans l'élaboration des prévisions de recettes. Cela me laisse assez perplexe.
Concernant les recettes, si l'on compare les chiffres de 2023 et ceux du PLFG pour 2024, on arrive à peu près au même niveau. La question est de savoir si les recettes n'ont pas été volontairement surestimées pour enjoliver la situation. Un écart aussi important entre les prévisions et la réalisation me paraît surprenant. On peut accuser les modèles économétriques, les responsabilités de chacun ne sont pas éclaircies à l'issue des auditions. Au-delà des responsables politiques, sans doute aurait-il été intéressant d'auditionner certains responsables des services, notamment ceux qui sont chargés des prévisions.
Une telle situation appelle une vigilance accrue du Parlement. Un suivi plus régulier de l'évolution des recettes et des dépenses me semble nécessaire. En mars dernier, lorsque nous avons auditionné le ministre de l'économie et des finances ainsi que celui des comptes publics, j'avais déjà identifié, à la lecture des premières dépenses de fonctionnement de l'année, un problème concernant l'exécution effective du budget ; cela s'est confirmé plus tard.
M. Stéphane Sautarel. - Même s'il demeure des zones d'ombre, cette mission d'information a permis d'apporter de nombreux éclairages. Ma seule question est la suivante : comment peut-on qualifier les prévisions de recettes ? Sont-elles erronées ou insincères ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Je suis animé par un double sentiment de honte et de colère. Les auditions organisées dans le cadre de cette mission d'information ont été parmi les plus instructives pour comprendre le fonctionnement de notre pays. Ce qui s'est fait sous nos yeux, sans que nous puissions agir, est insupportable. J'ignore si nos concitoyens se doutent du niveau de délitement actuel. De nombreux propos tenus lors des auditions relèvent du mensonge. Des ministres nous ont menti pour sauver leur peau, sans aucun sens des responsabilités.
Ainsi, M. Le Maire, archevêque des équilibres financiers, qui ne venait au Sénat que lors des discussions générales, au début et à la fin des débats sur le budget, a répondu à nos questions sans broncher, ce qui, je l'avoue, m'a stupéfié.
De son côté, l'attitude de M. Cazenave est révélatrice de sa génération. Il s'imagine supérieur, car il appartient à une élite, alors qu'elle entraîne notre pays vers le fond. Pour rappel, il a osé affirmer au Sénat que les collectivités étaient responsables de la situation ; de tels propos sont inadmissibles.
J'espère que cette colère va transparaître lors de la communication des conclusions de notre mission d'information. Peut-être pourrons-nous rappeler à cette occasion la phrase célèbre du plus grand des sénateurs, Victor Hugo, qui écrivait dans Ruy Blas : « Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! Voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison ! »
Mme Isabelle Briquet. - Cette mission d'information a permis de déterminer les responsabilités de chacun. Une suite de décisions, prises sciemment, a entraîné la situation actuelle. On a vu comment s'est organisée, année après année, la faillite de nos comptes publics, en réduisant la fiscalité, tout en augmentant massivement les dépenses.
Je rejoins M. Canévet sur la nécessité de mieux associer le Parlement afin de ne pas reproduire ce genre de situation.
M. Claude Raynal, président. - Tous les éléments recueillis dans le cadre de cette mission d'information conduisent à pointer des responsabilités à des niveaux importants. Ce qui ressort de nos auditions est assez clair sur le sujet. Pour autant, dans un moment où toutes les autorités sont remises en cause, nous devons faire preuve de responsabilité. Il s'agit de ne pas réagir de manière excessive. S'agissant de la responsabilité du Président de la République, à chacun de faire le cheminement qui convient à partir des éléments exposés. Nous verrons également ce qui ressortira de la mission d'enquête de l'Assemblée nationale.
Monsieur Canévet, nous avons auditionné, le rapporteur et moi-même, l'ensemble des administrations et des directeurs de cabinet. Cela nous permet de déterminer clairement ce qui relève de l'accident industriel ou d'une putative volonté. Les défaillances techniques ne suffisent pas à tout expliquer, notamment concernant les mesures de redressement qu'il aurait fallu prendre plus tôt.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Vos observations laissent percer un sentiment d'inachevé. Nous intervenons dans le cadre d'une mission d'information ; le choix de réactiver cette mission, et de ne pas la mener sous forme de commission d'enquête, se justifiait par le fait d'aller vite. Nous avons obtenu un certain nombre d'informations, avec une différence notable entre le printemps et l'automne : M. Le Maire, ayant recouvré sa liberté de parole dans l'intervalle, a lui-même déclaré que la vérité allait apparaître ; en effet, progressivement, nos concitoyens vont la découvrir.
Nous avons formulé des recommandations ; certaines ont été suivies d'un premier effet, mais la situation est à géométrie variable. Le 18 juillet dernier, nous avons demandé des documents aux ministres, mais la réponse ne nous est parvenue que le 2 septembre, par un envoi sous forme de colis. Le Gouvernement ne devrait pas choisir les informations qu'il communique, surtout dans la période actuelle.
Dans le cadre de cette mission d'information, nous disposons d'un pouvoir de contrôle. Il s'agit de faire émerger les faits, d'autres instances sont également susceptibles d'intervenir sur le sujet. Notre avons témoigné d'une exigence de transparence, y compris quand nos interlocuteurs ont essayé de nous ramener à des débats d'hémicycle ; le sujet était de répondre aux questions que l'on posait.
Sur le sujet de la démission, je vous rappelle, en substance, la réponse de M. Le Maire, disant qu'on ne démissionne pas à cause d'un arbitrage perdu. Je vous laisse réfléchir à l'importance de l'arbitrage en question.
Concernant l'idée d'une défausse sur les services, j'ai également pensé que ces derniers avaient bon dos. Mais j'ai découvert, par l'intermédiaire de M. Le Maire, qu'il existait une étanchéité. Le ministre a autorité sur ses services, mais, pour le dire de manière provocatrice, ceux-ci n'ont pas de comptes à lui rendre.
À plusieurs reprises, nous avons estimé que les prévisions de recettes s'efforçaient de rendre la mariée plus belle. Était-ce prudent d'imaginer que l'excédent de recettes des années 2021-2022 allait se poursuivre alors que l'on déversait moins d'argent public pour faire tourner l'économie ?
Avant les auditions des ministres, nous avons auditionné les directions de Bercy. On a bien senti, dans les informations que nous avons alors recueillies, qu'une tendance se dégageait.
Je souscris pleinement à la mission de contrôle du Parlement. Je note la mise en place d'un comité scientifique par le ministre de l'économie et des finances. Cela ne me pose pas de problème, mais il revient d'abord au Parlement d'être exigeant avec le pouvoir exécutif. Au-delà du respect de nos institutions, sachant la diversité des sensibilités politiques représentées, cela s'avère la meilleure des sécurités.
Pour rappel, jusqu'au 21 mars, les ministres nous expliquaient que la situation était sous contrôle et qu'il convenait de leur faire confiance. J'ai posé cinq questions d'actualité au Gouvernement en six mois et à aucun moment les ministres n'ont manifesté des alertes. Lors de son audition, Mme Borne s'est interrogée sur le fait que nous disposions d'informations, alors qu'il suffisait d'observer la dégradation des comptes publics et les perspectives de croissance.
Les prévisions de recettes sont-elles erronées ou insincères ? Chacun peut se faire son idée. À titre personnel, je pense que celles-ci sont, pour le moins, erronées. Entre la LFI de 2024 et le PLFG pour 2024, on constate une diminution de 40 milliards d'euros des recettes. Lors de certaines auditions, nous avons parfois constaté une forme d'impunité budgétaire après les recettes excédentaires des années 2021-2022.
Monsieur Hugonet, vous avez évoqué un sentiment de honte et de colère. Le Parlement a été contourné. Lorsque M. Attal a été nommé Premier ministre au début de cette année, il a signé des décrets de suppression de crédits dès le mois de février, et la stratégie a ensuite consisté à reporter les décisions au PLFG pour 2024 et au PLF pour 2025. Quand on voit l'addition aujourd'hui, cette stratégie semble surprenante de la part d'un Premier ministre qui, sur d'autres sujets, apparaît plus engagé. Un ministre du précédent Gouvernement a récemment déclaré que celui-ci n'avait pas déposé de PLFR parce qu'il craignait la censure. Sans doute n'était-il pas évident d'aborder certaines échéances avec un couteau dans les reins.
Nous avons fait notre travail sans confusion des genres. Celui-ci est d'autant plus utile que nos concitoyens sont devenus exigeants ; ils ont raison de l'être et doivent connaître la réalité des faits. Chacun devra assumer sa part de responsabilité, y compris à la tête de notre pays.
M. Claude Raynal, président. - Un document de type Essentiel regroupant les informations et les conclusions que nous venons de vous présenter va vous être transmis. Le rapport d'information reprendra ce document complété des comptes rendus des auditions et de la liste des personnes auditionnées.
La commission a autorisé la publication de cette communication sous la forme d'un rapport d'information.