B. REFUSANT L'OBSTACLE, LE GOUVERNEMENT A PRIS DES DEMI-MESURES EN CATIMINI, JUSTIFIÉES PAR DES CALCULS POLITIQUES À COURTE VUE

Le Premier ministre et le président de la République ont préféré contourner l'obstacle en décidant d'un décret d'annulation pris de façon précipitée. Ils repoussent ainsi une nouvelle fois la soumission au Parlement des mesures qu'ils envisageaient de prendre.

1. Un décret d'annulation hors norme, adopté dans la plus grande précipitation

Dans une note du 6 février 2024, Bruno Le Maire demandait au président de la République, pour tenir l'objectif de déficit de 4,4 % du PIB, de porter de 9 à 10 milliards d'euros le gel de crédits et d'annoncer un projet de loi de finances rectificative (PLFR) permettant d'annuler 50 % de ces crédits, de faire 5 milliards d'euros d'économies supplémentaires17(*), mais également de traduire les mesures annoncées pour les agriculteurs et l'accord entre EDF et l'État sur la régulation des tarifs d'électricité. Ces décisions sont présentées par Bruno Le Maire comme « les seules susceptibles de nous éviter la dégradation de la note française par Standard & Poor's le 31 mai 2024, à quelques semaines des élections européennes. »

Ces économies à hauteur de 10 milliards d'euros n'ont pas fait l'objet d'un projet de loi de finances rectificative, mais d'un décret d'annulation, décidé dans la précipitation au cours d'une réunion avec le président de la République le 13 février 202418(*). Celui-ci a été élaboré dans des conditions problématiques, en l'espace d'une semaine, en catimini et sans concertation avec les ministères concernés.

Les mesures réglementaires (annulations de crédits) ou infra-réglementaires (« gels », « dégels », « surgels » de crédits) présentent, tout d'abord, le défaut d'un manque de transparence envers le Parlement, qui est très peu informé sur la répartition des annulations et l'a été trop tardivement sur sa signature - le décret d'annulation signé le 21 février 2024 et publié le matin du 22 février au Journal officiel n'a été transmis à la commission des finances que dans la nuit du 21 au 22 février, traduisant un respect purement formel de l'obligation de communication préalable prévue par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF)19(*).

Cette voie porte également atteinte, dans certains cas, à la bonne exécution des politiques publiques. Le « stop-and-go » budgétaire place les ministères, et parfois les opérateurs ou les associations récipiendaires des fonds publics, dans une grande incertitude sur le montant des fonds dont ils disposeront et sur le moment où ils pourront les dépenser. Au moment du projet de loi de finances de fin de gestion, il est parfois trop tard et les dépenses sont non pas annulées, mais repoussées au début de l'année suivante. En outre les gels de crédit peuvent ne conduire qu'à des économies temporaires, soit des « fusils à un coup » : dans certains ministères, des recrutements ou des renouvellements de contrats ont dû être repoussés de quelques semaines à seule fin de soutenir les gels temporaires de crédits, sans effet sur les dépenses ultérieures mais au prix de difficultés importantes pour les personnes concernées. De même, l'impasse budgétaire a poussé le ministère de l'intérieur à suspendre le paiement de certains loyers aux collectivités territoriales pendant plusieurs mois.

L'usage à outrance de la régulation budgétaire est ainsi davantage la caractéristique d'une mauvaise gestion que d'une forme de sérieux avancée par les membres du Gouvernement pour expliquer un décret d'annulation hors norme.

D'après les auditions menées par la mission, les discussions que conduisait à cette période l'Agence France Trésor avec les agences de notation auraient constitué le « principal facteur »20(*) expliquant cette précipitation et cette absence de concertation. L'enjeu était visiblement de « mettre quelque chose sur la table »21(*) pour témoigner d'une volonté de faire des économies. Bruno Le Maire a contesté l'influence des agences de notation dans ce choix22(*) en citant les dates de ses propres rendez-vous, qui ne concordent pas avec celles du décret d'annulation. Il n'est évidemment pas nécessaire que le ministre assiste directement aux échanges qui ont lieu entre les agences de notation et ses services23(*) pour que leur pression agisse.

De fait, le décret d'annulation du 21 février 2024, bien qu'il ait eu un impact certain sur l'utilisation des crédits par les ministères, ressemble fort à une mesure d'affichage et de communication24(*) : en effet, peu de temps après, le Gouvernement décidait d'ajouter 16 milliards d'euros supplémentaires de crédits en dépenses en 2024, par reports de crédits non consommés en 2023.

Au total, l'impact du décret d'annulation, pour spectaculaire que son annonce soit apparue sur le moment, était en pratique plus que compensée, au global, par l'ajout de crédits nouveaux, traduisant l'absence de volonté du Gouvernement de redresser la trajectoire des comptes publics.

En tout état de cause, la note du 16 février 202425(*), indiquant la possibilité d'un déficit à 5,7 % du PIB à politique inchangée et à 5,4 % du PIB en retenant les hypothèses favorables de la LPFP, soulignait que, pour atteindre la cible de 4,4 % depuis ces 5,4 %, il était nécessaire de faire 30 milliards d'euros d'économies en 202426(*), soit le triple de l'effort affiché de 10 milliards d'euros.

Bruno Le Maire n'a eu de cesse d'affirmer devant la mission que, en réitérant publiquement la cible de 4,4 % de déficit le 18 février, il n'avait pas commis d'impair puisque pour atteindre ce montant, il avait annoncé une hausse des tarifs d'accises sur l'électricité le 21 janvier représentant 5 milliards d'euros en 2024, et espérait déposer un PLFR en avril permettant de trouver un montant de 15 milliards d'euros. Or, la hausse des tarifs de l'électricité avait été annoncée bien avant la note du 16 février précitée : les recettes supplémentaires attendues étaient donc déjà intégrées. Par ailleurs, le 18 février, rien ne lui permettait de penser qu'un PLFR - qui aurait donc dû permettre, pour tenir l'objectif de 4,4 % du PIB, de trouver non pas 15 milliards d'euros mais au moins 20 milliards d'euros - serait déposé. Le maintien d'une communication ferme autour de l'objectif de 4,4 % relevait donc de la mystification ou de l'espoir de convaincre le président de la République et le Premier ministre fermés à cette idée. Quoi qu'il en soit, la confiance dans la parole publique se trouve érodée par ces déclarations aventureuses.

2. Le refus de tout PLFR, probablement du fait de calculs à courte vue, a conduit à l'adoption de mesures loin du regard du Parlement

Lors de son audition par la mission, Gabriel Attal n'a pas détaillé les mesures qu'il aurait envisagées pour atteindre l'objectif d'un déficit de 4,4 %.

Son refus d'un PLFR a abouti à l'adoption d'une cible moins ambitieuse, de 5,1 % de déficit public, figurant dans le programme de stabilité mais annoncée peu de temps avant sa présentation complète le 17 avril 2024.

Le refus par Gabriel Attal d'un projet de loi de finances rectificative jugé nécessaire par son ministre des finances a marqué l'abandon de l'objectif de déficit public inscrit par le Gouvernement en loi de finances pour 2024.

Plutôt qu'un PLFR, Gabriel Attal a ainsi fait le choix d'éviter le Parlement. Il a ainsi pris, avec ses ministres, des mesures massives de gels de crédits supplémentaires en cours d'année, dans le but de procéder à des annulations supplémentaires dans le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2024. En juillet 2024, 10 milliards d'euros supplémentaires ont ainsi été gelés, aboutissant à un « surgel » de 16,5 milliards d'euros. L'objectif souligné par Gabriel Attal lors de son audition était d'annuler 7 à 8 milliards d'euros dans le PLFG pour 2024. Par ailleurs - et ces mesures étaient déjà annoncées dans le programme de stabilité - l'ancien Premier ministre souhaitait intégrer dans le PLF pour 2025 des mesures fiscales rétroactives permettant, selon lui, de rapporter jusqu'à 3 milliards d'euros au titre de l'année 2024.

L'argument avancé par Gabriel Attal pour défendre ce choix devant la mission a été l'encombrement de l'ordre du jour du Parlement et le souhait du Gouvernement de porter devant lui d'autres sujets que celui des finances publiques.

Le plus probable est que le refus de déposer un PLFR ait procédé de calculs à courte vue afin d'éviter, d'une part, la prise de mesures difficiles à l'approche des élections européennes et, d'autre part, la menace d'une éventuelle motion de censure.

Quelles que soient les motivations réelles ayant présidé au refus de déposer un PLFR, cette décision porte une responsabilité essentielle dans la dégradation du déficit public.

S'agissant du PLFR, Bruno Le Maire a affirmé devant la mission que l'« on ne démissionne pas pour un arbitrage perdu ». Mais ce qui est en jeu n'est pas le refus, par le président de la République27(*) et par le Premier ministre, d'un PLFR. La réalité, c'est qu'en restant en poste Bruno Le Maire se doit d'assumer le bilan catastrophique de ses sept années passées à Bercy en termes de finances publiques : un déficit passé de 3 % à plus de 6 %, en contradiction totale avec les engagements qu'il n'a cessé de réaffirmer, et notamment, encore une fois, devant la mission, le 7 novembre dernier, lorsqu'il a, contre toute évidence, indiqué que « revenir sous les 3 % de déficit en 2027 a été [son] obsession ».


* 17 L'annulation de 50 % des 10 milliards de crédits gelés et l'adoption de 5 milliards d'euros d'économies supplémentaires aboutit à un total de 10 milliards d'euros.

* 18 Cette réunion s'est tenue après communication aux ministres, au Premier ministre et au président de la République des prévisions contenues dans la note de la direction du Trésor du 16 février 2024.

* 19 Article 14 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances.

* 20 Prononcé lors d'une des auditions des directeurs d'administration centrale et de cabinets par le président et le rapporteur général.

* 21 Id.

* 22 « Ma réponse est très clairement « non », ce n'est pas ce qui explique la rapidité de ma décision » (Audition du 7 novembre 2024).

* 23 Selon les informations recueillies par la mission, l'Agence France Trésor conduit les discussions avec les agences de notation, et les directions du ministère de l'économie et des finances y participent.

* 24 Le rappel, comme un leitmotiv, du caractère « historique », « inédit », ou « jamais vu sous la Cinquième République » de ce décret d'annulation par les ministres en charge semble confirmer cette interprétation.

* 25 Note pour les ministres du 16 février 2024 du directeur général du Trésor, sur les prévisions de déficit public pour les années 2023 à 2027.

* 26 En retenant le chiffre de 5,7 % du PIB, c'était plutôt 37 à 38 milliards d'euros qui étaient nécessaires.

* 27 Selon Le Figaro, le président de la République aurait dit, lors d'une réunion de la majorité le lundi 8 avril, « J'entends parler de PLFR. Je n'en vois pas l'intérêt. Le Gouvernement doit faire les choses avec sérieux pour tenir nos objectifs. Nous n'avons pas un problème de dépenses excessives mais un problème de moindres recettes ».

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page