? Une nouvelle ambition pour le renseignement fiscal

Le ministre des Comptes publics a annoncé le 9 mai 2023 une série de mesures de lutte contre la fraude fiscale et douanière, parmi lesquelles figure la création envisagée d'une cellule de renseignement fiscal.

Fin 2019, une task force opérationnelle dédiée au renseignement fiscal avait été constituée, associant deux services de renseignement du premier cercle (Tracfin et la DNRED) et la direction nationale d'enquêtes fiscales (DNEF).

En annonçant la création d'une cellule dédiée au renseignement fiscal, le Gouvernement souhaite franchir une nouvelle étape et se donner des moyens adaptés pour lutter contre les grands schémas d'évasion et d'opacification fiscales.

Il est envisagé de confier le portage de cette cellule à la DNRED et d'y associer Tacfin, pour ce qui relève de son champ de compétence.

La Délégation parlementaire au renseignement aurait a priori privilégié un portage par Tracfin et souhaite en tout état de cause être associée aux travaux de préfiguration liés à la création de cette cellule de renseignement, au titre de sa mission de « suivi des enjeux d'actualité et des défis à venir qui s'y rapportent » inscrite dans la loi.

CHAPITRE III :

LE RENSEIGNEMENT, COEUR BATTANT DE LA RIPOSTE DÉMOCRATIQUE AUX INGÉRENCES ÉTRANGÈRES

L'ingérence renvoie à une action dissimulée et malveillante. Commanditée depuis l'étranger, elle vise à porter atteinte, autrement que par la confrontation militaire, à nos intérêts fondamentaux et à notre souveraineté dans toutes ses dimensions politique, juridique, militaire, économique et technologique.

? Les ingérences étrangères en France : une menace protéiforme, omniprésente et qui s'inscrit dans la durée

Bien qu'elle ait toujours existé, la menace liée aux ingérences étrangères est devenue protéiforme, omniprésente et durable. Elle a pris ces dernières années une toute autre dimension sous le triple effet d'une rupture géopolitique majeure

- avec le basculement d'un monde de coopération vers un monde de confrontation

-, d'une révolution technologique et d'une porosité grandissante entre ce qui relève des affaires intérieures et extérieures, des jeux d'acteurs publics et privés, du global et du local.

Il existe différentes formes d'ingérences étrangères : des formes classiques qui relèvent de l'espionnage, des formes modernes dans l'espace cyber et des formes hybrides à travers de vastes opérations de manipulation de l'information et de déstabilisation des processus démocratiques. La Russie et la Chine sont les puissances étrangères les plus impliquées dans les opérations d'ingérence avec des modes opératoires caractéristiques.

La Russie, dans la tradition soviétique, a recours à l'infiltration et à l'espionnage ; le déclenchement de la guerre en Ukraine a conduit à l'expulsion de France de 41 espions russes sous couverture diplomatique. Les opérations de propagande et de manipulation de l'information, couplées à des ingérences fréquentes dans les processus électoraux, sont également caractéristiques de la

« signature » russe.

S'agissant de la Chine, la stratégie du « front uni » vise à neutraliser toutes les formes d'opposition au parti communiste chinois, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. La loi chinoise du 28 juin 2017 sur le renseignement national a considérablement étendu les pouvoirs des services de renseignement et fait de tout ressortissant chinois, dans son pays comme à l'étranger, un espion potentiel. La Chine utilise différents leviers d'action pour mener ses opérations d'ingérence : le recours aux diasporas, l'utilisation des médias, la captation de données économiques et scientifiques, la prédation économique.

Au-delà de la Russie et de la Chine, d'autres puissances étrangères ont recours à des actions d'ingérence qu'il s'agisse par exemple de la Turquie à travers le levier de la pratique religieuse, mais aussi de l'Iran et d'autres États du Maghreb

et du Golfe. En matière d'espionnage et d'ingérences économiques, nos alliés ne sont pas non plus forcément nos amis et divers modes opératoires, comme l'extraterritorialité du droit, sont utilisés en particulier par les États-Unis d'Amérique pour capter de la donnée et porter atteinte à notre sécurité économique.

La nouvelle dimension prise par les ingérences étrangères révèle des vulnérabilités persistantes, à commencer par notre naïveté, qui est tant celle des élites politiques et administratives que des milieux économiques et académiques. Une prise de conscience est toutefois en train de s'opérer et des actions de sensibilisation sont désormais régulièrement proposées par nos services de renseignement aux publics identifiés comme des cibles potentielles.

Nos valeurs démocratiques sont à la fois notre force et notre faiblesse face à des régimes autocratiques aux méthodes éloignées des nôtres. Il s'agit de nous protéger en développant des outils efficaces pour lutter contre les ingérences étrangères, sans pour autant rompre avec les valeurs de la démocratie et de l'État de droit.

? La nouvelle priorité donnée à la contre-ingérence ouvre un nouveau cycle du renseignement

L'époque nouvelle que nous traversons est synonyme de changement de cycle pour la communauté du renseignement, ou plus précisément de chevauchement de deux cycles entre celui du contre-terrorisme, qui reste d'actualité, et celui de la contre-ingérence qui prend une dimension nouvelle.

Depuis le Livre blanc de 2008 sur la défense et la sécurité nationale, plusieurs documents stratégiques ont annoncé ce changement de paradigme pour la communauté du renseignement. La stratégie nationale du renseignement de juillet 2019 évoque la nécessité de protéger notre souveraineté des ingérences étrangères tandis que la Revue nationale stratégique du 9 novembre 2022 établit une feuille de route dans le contexte géopolitique nouveau lié à la guerre en Ukraine.

Le nouveau cycle du renseignement dans lequel nous sommes entrés se traduit par de nouvelles organisations internes des services de renseignement, liés à de nouvelles façons de travailler moins verticales et plus transversales : création de « centres de mission » thématiques et géographiques à la DGSE,

*****

La priorité donnée au renseignement se traduit dans l'expression budgétaire de la loi de programmation militaire 2024-2030 qui prévoit de consacrer 5 milliards d'euros supplémentaires aux services de renseignement du ministère des Armées, ce qui signifie un doublement des budgets de la DGSE, de la DRM et de la DRSD d'ici à 2030.

La lutte contre les ingérences étrangères repose, selon ses volets, sur la gouvernance propre aux services de renseignement dans les domaines du contre- espionnage, de la contre-influence et du renseignement économique.

Des structures partenaires, qui ne sont pas des services de renseignement, interagissent avec la communauté du renseignement pour détecter, suivre et entraver d'éventuelles actions d'ingérence. Le secrétariat général de la défense nationale (SGDN) joue un rôle important à travers deux agences placées sous son autorité : l'ANSSI pour ce qui relève de la lutte contre les cyberattaques et VIGINUM, l'agence récemment créé pour prévenir et caractériser les opérations de manipulation de l'information. En matière de sécurité économique, le Service de l'information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), rattaché à Bercy, est chargé de protéger les actifs stratégiques de l'économie française face aux ingérence étrangères. L'activité de ce service n'a cessé de croître au cours de la période récente, avec un doublement du nombre des alertes mensuelles qui sont passées de 30 en 2020 à près de 60 en 2022.

La lutte contre les ingérences étrangères repose également sur une dimension interministérielle renforcée, tant au niveau stratégique qu'opérationnel. S'agissant de la protection de nos intérêts économiques, un conseil de sécurité et de défense en format « sécurité économique » existe depuis 2017 sous l'autorité du Président de la République. Un comité interministériel unique (le COLISE), présidé par le SGDSN, contribue à orienter l'action des services de renseignement vers les priorités identifiées. La cyberdéfense s'est également interministérialisée avec la création d'un CODIR Cyber au niveau stratégique et d'un centre de coordination des crises cyber à l'échelon opérationnel. La riposte aux opérations de manipulation de l'information repose pour sa part sur le comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (COLMI) placé sous l'autorité du SGDSN.

Les services de renseignement peuvent recourir à divers moyens d'entrave pour contrecarrer les ingérences étrangères :

- Les techniques de renseignement, au titre de la finalité 2 qui correspond à « la prévention de toute forme d'ingérence étrangère ». *****.

- Les mesures d'ordre diplomatique avec la procédure de persona non grata qui a permis à la France d'expulser 41 espions russes sous couverture diplomatique au lendemain de l'invasion de l'Ukraine.

- Les mesures pénales qui permettent de sanctionner des faits avérés d'espionnage au titre du délit d'atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

- Les mesures d'ordre économique avec le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) et la loi dite « de blocage » de 1968.

- Le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST) qui prévoit notamment la création de « zones à régime restrictif » (ZRR) pour limiter l'accès à des lieux hébergeant des données sensibles.

- Les dispositions de la loi « séparatisme » du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République qui fixe notamment de nouvelles règles pour le financement étranger des lieux de culte et des écoles privées hors contrat.

Pour autant, ces outils ne suffisent pas à eux seuls à entraver dans la durée des tentatives d'ingérences de plus en plus nombreuses et protéiformes. Aussi, la Délégation parlementaire au renseignement estime nécessaire de se doter de moyens d'entrave supplémentaires pour contrecarrer des actions hostiles à nos intérêts fondamentaux. La loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit ainsi que le ministre des Armées pourra désormais s'opposer au recrutement par une puissance étrangère d'anciens militaires détenteurs de savoir-faire militaires opérationnels rares.

Parmi les mesures nouvelles proposées par la Délégation parlementaire au renseignement figurent notamment :

- Des mesures de sensibilisation plus systématiques aux risques d'ingérences et la remise chaque année au Parlement d'un rapport sur l'état des menaces qui pèsent sur la sécurité nationale. Ce rapport pourrait faire l'objet d'un débat (sans vote) en séance publique.

- L'instauration d'un dispositif législatif ad hoc de prévention des ingérences étrangères, sur le modèle de la loi américaine (FARA). Il s'agirait de rendre obligatoire l'enregistrement des acteurs influant sur la vie publique française pour le compte d'une puissance étrangère et de les soumettre à une série d'obligations déontologiques.

- L'expérimentation à la lutte contre les ingérences étrangères, de l'utilisation de la technique de l'algorithme, aujourd'hui réservée exclusivement à la prévention du terrorisme.

- Le recours à la procédure des gels d'avoirs à toute personne ou structure se livrant à des actions préjudiciables au maintien de la cohésion nationale ou destinée à favoriser les intérêts d'une puissance étrangère.

- Une réponse européenne fondée notamment sur une convergence des dispositifs nationaux de lutte contre les ingérences étrangères.

Ces différentes mesures pourraient être regroupées dans un projet de loi dédié à la lutte contre les ingérences étrangères afin de provoquer un débat public global sur ce sujet.

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