III. EXAMEN DU RAPPORT (1ER JUIN 2023)

M. Mathieu Darnaud, président. - Merci pour vos explications et pour la qualité de votre travail, sur un sujet original qui porte l'image de notre délégation et du Sénat auprès de nouveaux interlocuteurs. Lors de l'audition de la semaine dernière, le Général Michel Frielding pointait un paradoxe : alors que les solutions à la plupart des problèmes que nous aurons à résoudre demain, ici sur Terre, se trouvent dans l'espace, le sujet est pourtant peu présent dans le débat public. Pourquoi ? Quelles solutions pourrait-on imaginer, par exemple en matière de lutte contre le changement climatique ? Ma deuxième question concerne l'horizon temporel : entre la prise de conscience et les décisions concrètes, le chemin est très long. Voyez-vous de possibles mesures à court terme, y compris dans le domaine législatif, que nous pourrions proposer ?

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je suis cette année auditrice à l'IHEDN, dans la spécialité « sécurité et défense économique ». Dans toutes nos conférences, dont le fil rouge était la souveraineté, l'espace était présent en filigrane, mais jamais comme un thème en soi. Par exemple, lors d'une conférence sur la criticité des métaux, les intervenants ont évoqué les tensions liées à l'approvisionnement, les solutions envisageables comme la réouverture d'anciennes mines, ainsi que les questions d'acceptabilité sociale, mais jamais il n'a été dit, même sous forme d'ouverture, que ces ressources pouvaient aussi exister ailleurs que sur Terre, dans l'espace.

Certes, l'horizon n'est pas le même : les besoins sur Terre sont à court terme, et les enjeux des ressources spatiales sont à moyen terme. Mais pour la Lune, c'est aussi du court terme, car nous y serons d'ici 2030 - je dis « nous », mais ce sera les États-Unis et la Chine, et vous pouvez ici oublier les Européens. Nous n'avons même pas de lanceur, et notre filière industrielle ne va pas se transformer du jour au lendemain pour se mettre à fonctionner « à l'américaine ». Cela prendra des années.

Une fois que nous serons sur la Lune, il sera plus simple d'aller sur Mars. Quant aux astéroïdes, à défaut de pouvoir les exploiter, nous savons déjà y aller : je vous rappelle le succès de l'ESA avec la mission de Rosetta et Philae.

S'agissant des évolutions juridiques, ce que nous retenons de notre déplacement au Luxembourg, c'est le pragmatisme de leur initiative : le gouvernement cherchait à diversifier l'économie, il avait identifié les ressources spatiales comme un sujet d'avenir, et personne d'autre en Europe ne s'était encore positionné sur le sujet. C'est ce qui a conduit à la loi adoptée en 2017, qui dispose que les ressources spatiales sont susceptibles d'appropriation par toute entreprise engagée dans une activité d'exploitation commerciale. À ce jour, le Luxembourg n'a été suivi par aucun autre pays européen, mais d'autres pays dans le monde, comme le Japon et les Émirats arabes unis, ont adopté des lois similaires.

Pour l'instant, la France se contente d'en appeler à un traité international, mais nous pensons que nous n'avons plus le temps d'attendre, car l'espace est un enjeu géostratégique vital, pour nos télécommunications, pour notre sécurité. Il ne faut pas passer à côté des évolutions actuelles.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le paradoxe que vous évoquez, c'est-à-dire le relatif désintérêt que l'espace suscite dans le débat public, me semble aussi pouvoir s'expliquer par la chute drastique de la culture générale scientifique dans la population. Nous avons les yeux rivés sur nos téléphones mais nous ne réalisons pas à quel point toutes les technologies dont nous bénéficions sur ces appareils dépendent de l'espace. Pour améliorer la culture scientifique, il y a des mesures à prendre dès l'école.

Une autre explication à ce paradoxe, c'est notre incapacité à comprendre et à agir vite. Le Luxembourg est un petit pays, mais il a tout de suite compris que c'est dans l'espace que se trouvaient les actifs valorisables de demain. Ce n'est pas un hasard si les acteurs qui bouleversent aujourd'hui le secteur spatial, comme SpaceX ou Blue Origin, ont été créés par des entrepreneurs du numérique : ils comprennent bien toute la valeur du big data, tout ce qu'on pourra faire demain grâce aux données - je pense par exemple à l'agriculture ou à la viticulture. Ils pratiquent aussi le test and learn, ils acceptent l'échec, ils apprennent et ils avancent. Nous en sommes incapables. Résultat : cette année, SpaceX fera décoller 100 fusées, et nous ne sommes mêmes pas sûrs qu'Ariane 6 puisse effectuer un seul vol.

Sur la question des évolutions juridiques, je suis sûr que si nous parvenons à faire du sujet un « objet politique », nous trouverons sans peine un véhicule législatif.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Sur ce sujet, une révision de la loi de 2008 sur les opérations spatiales est en préparation. Le Gouvernement a ses propres priorités, et les ressources spatiales n'en font pas partie. Ceci dit, si le Parlement se saisissait du sujet, le Gouvernement pourrait tout à fait se montrer ouvert. Cela pourrait par exemple prendre la forme d'une proposition de loi.

M. Mathieu Darnaud, président. - Se pose aussi la question de l'harmonisation juridique. Mais une chose est sûre : si on ne fabrique pas le droit ici, on devra se conformer au droit fabriqué par ceux qui auront pris l'initiative.

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il en va du cadre légal comme des normes techniques et de tout le reste : les premiers arrivés fixeront les règles du jeu.

M. René-Paul Savary. - Tout cela me semble relever, au final, d'une absence de vision. Je suis membre d'une mission d'information sur les biocarburants : les échéances sont comparables, pas avant 2050 nous dit-on, les sujets se rejoignent - produire de l'électricité avec de l'eau, de l'hydrogène, de la biomasse, etc. N'y aurait-il pas un lien à faire ? Transformer les ressources de la Terre nous coûtera très cher : ne pourrait-on pas aller en trouver ailleurs ?

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison sur le principe, mais ensuite se pose la question de la rentabilité économique et de la faisabilité technique : en l'état actuel des technologies, rapatrier sur Terre des ressources spatiales en grandes quantités aurait un coût astronomique - sans mauvais jeu de mots - et donc rédhibitoire. En revanche, sur d'autres sujets, l'horizon est beaucoup plus court. C'est notamment le cas de la production en microgravité : le rapport évoque par exemple du vin produit à partir de plants de vigne qui avaient été envoyés à bord de l'ISS pour augmenter leur résistance. Beaucoup de choses peuvent se faire dans ce domaine, en médecine, production de matériaux, etc.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La comparaison avec l'horizon temporel de la transition énergétique est également pertinente car, en effet, les technologies sont parfois les mêmes. À plus long terme encore, il y a la possibilité d'utiliser l'hélium-3 lunaire pour la fusion nucléaire sur Terre, mais cela reste extrêmement hypothétique. Une chose est sûre : pour les lancements, il faut renoncer à l'idée de la propulsion électrique, qui ne fournira jamais assez de puissance. On retrouve d'ailleurs le même problème pour le transport routier sur Terre : les constructeurs ont bien compris que pour les plus gros véhicules, la solution n'était pas dans l'électricité, mais plutôt dans le GPL ou l'hydrogène.

Les pieds de vigne envoyés pendant plus d'un an à bord de l'ISS ont développé naturellement une plus grande résistance à de nombreux facteurs, y compris des maladies. Pourquoi ? Parce qu'avec la microgravité, ils ont été soumis à un stress encore plus important, et se sont adaptés. La microgravité permet aussi de fabriquer des médicaments, de mener des expériences impossibles sur Terre, etc.

M. François Bonneau. - Merci pour ce rapport qui nous permet de prendre de la hauteur et de prendre la mesure d'un nouveau potentiel. Cependant, on agrège ici beaucoup de choses techniquement faisables, mais à quelles conditions et dans quel délai ? Il y a certes des ressources sur la Lune et sur Mars, mais les conditions y sont très hostiles pour un équipage.

M. Bernard Fialaire. - Dans cette nouvelle conquête de l'Ouest, le problème qui va bientôt se poser est celui de la patrimonialité : les premiers arrivés vont-ils s'approprier les ressources ? Ne pourrait-on pas promouvoir une approche différente, fondée sur l'idée d'un patrimoine commun ? Nous pourrions ici trouver des alliés parmi les pays émergents, notamment en Afrique. Il faut faire de la diplomatie.

M. Daniel Gueret. - Le problème fondamental, c'est celui de la volonté politique. Le sommet de l'espace de novembre 2023 serait pour l'Europe l'occasion d'affirmer au moins une direction, de lancer un signal. Au niveau national, je comprends de vos propos qu'il ne faut pas attendre d'initiative de la part du Gouvernement. Va-t-on attendre que le droit nous soit imposé par d'autres, comme la Chine ?

Mme Cécile Cukierman. - Bravo pour la synthèse de votre rapport qui permet de se plonger avec attention dans un sujet qui, sinon, pourrait ne pas être simple. S'agissant des coûts d'accès à l'espace, quel est le blocage aujourd'hui ? Est-ce le prix du carburant, qu'on pourrait alors fabriquer dans l'espace pour faire des économies ? Est-ce le manque de volonté politique en France et en Europe, qui a abouti à ce que nous soyons aujourd'hui privés d'un lanceur ? Et est-ce qu'il n'est pas trop tard ?

Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - S'agissant de la diplomatie internationale, nous pourrions en effet trouver des alliés parmi les pays émergents, en Afrique, en Amérique du Sud et ailleurs. Mais avancer dans le cadre des Nations Unies sera difficile, dès lors que d'autres grandes puissances spatiales ont décidé de faire cavalier seul.

Ce sera d'autant plus difficile que nous ne sommes même pas capables de nous mettre d'accord au niveau européen. En faisant ce rapport, j'ai pris la mesure du blocage franco-allemand au sujet des lanceurs, et cela m'effraie énormément, car tout le reste en dépend. Nous avons tellement peur que nos acteurs historiques s'écroulent que nous en sommes paralysés. De fait, ceux-ci sont très dépendants des programmes publics, et le contraste est frappant avec les nouveaux acteurs américains : l'agilité, la rapidité, la jeunesse de leurs ingénieurs, le droit du travail aussi. C'est l'histoire de la révolution numérique qui se répète.

Alors, comment fait-on pour revenir dans la course ? Combien cela coûtera-t-il ? Eh bien cela coûtera cher, et le retour sur investissement est purement hypothétique. Mais cela correspond à un modèle - celui des pays qui ont confiance en eux, comme la Chine et les États-Unis. Il faut y aller, il faut tester, il faut avancer - et à un moment, le retour sur investissement est là, et entre-temps, vous aurez réussi à abaisser les coûts. C'est une sorte de prophétie auto-réalisatrice. Mais en Europe, nos sociétés historiques, souvent issues d'entreprises publiques, ne sont pas adaptées à cette manière de penser.

Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Une petite lueur d'espoir, tout de même : on nous dit souvent que l'espace coûte cher, mais en réalité, les sommes en jeu ne sont pas si importantes. Aujourd'hui, le budget de l'exploration spatiale en Europe, c'est un milliard d'euros par an, à comparer avec les 40 milliards d'euros de R&D de l'industrie pharmaceutique, et les 60 milliards d'euros de la R&D de l'industrie automobile. Les États-Unis, eux, dépensent 14 milliards d'euros par an pour l'exploration spatiale.

Si nous ne dépensions ne serait-ce qu'un milliard d'euros supplémentaire chaque années, nous pourrions doubler notre budget en matière d'exploration spatiale. Et avec le peu que nous dépensons aujourd'hui pour notre politique spatiale, nous sommes déjà capables de faire énormément de choses, par exemple en matière d'observation de la Terre : c'est très encourageant.

Ce dont nous avons besoin aujourd'hui, c'est d'un sursaut : il faut décider de faire de ce sujet un enjeu de compétitivité, y mettre un tout petit peu de moyens, y aller vraiment. Nous avons tout le reste, et notamment des talents, à qui il manque seulement un environnement qui leur permette d'oser.

M. Mathieu Darnaud, président. - Vous avez su faire preuve de pédagogie sur un sujet dont tout le monde conviendra qu'il est à la fois technique et complexe. Nous serons très attentifs aux suites qui pourront être données à votre rapport, notamment sur le plan législatif.

Le rapport est adopté à l'unanimité.

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