INTRODUCTION

Dans le rapport qui a préfiguré le lancement du programme d'investissement d'avenir 1 ( * ) , Alain Juppé et Michel Rocard rappelaient que « l'accélération du progrès technique divise les pays en deux catégories : ceux qui inventent et ceux qui copient. » L'incapacité de produire un vaccin contre la Covid-19 a constitué un traumatisme pour notre pays, car elle a exposé au grand jour le glissement de la France de la première à la seconde catégorie : le pays de Pasteur ne fait plus partie des grandes nations innovantes dans le domaine de la santé et ce constat est malheureusement pertinent dans la plupart des autres grands domaines technologiques, à l'exception de l'aéronautique et de l'énergie nucléaire .

Pourtant, la recherche fondamentale française est reconnue dans le monde entier, comme en témoignent les nombreux prix Nobel français en chimie 2 ( * ) , en physique 3 ( * ) ou en médecine 4 ( * ) .

Par ailleurs, l'écosystème de l'innovation en France a fait des progrès considérables depuis le lancement du premier programme d'investissement d'avenir en 2010 , que ce soit à travers la multiplication des dispositifs de valorisation pour soutenir les partenariats entre la recherche publique et les entreprises ou encore la mise en place d'instruments fiscaux et financiers pour encourager la création et le développement de start-up et PME innovantes.

Cette stratégie a porté ses fruits dans le domaine de l'internet et la France est fière de ses 26 « licornes », start-up valorisées à plus d'un milliard d'euros. En revanche, les retombées industrielles de l'innovation en France restent décevantes .

Selon un rapport récent 5 ( * ) , « la France se situe sous la moyenne de l'UE-15 pour la proportion d'entreprises technologiquement innovantes et la part des services de haute technologie dans les créations d'entreprises. La compétitivité hors-prix des entreprises françaises est en décrochage depuis 2008 et entre 2006 et 2018, 64 % des entreprises françaises leaders de leur filière ont reculé dans la hiérarchie mondiale ».

Cette incapacité à relever le défi de l'innovation industrielle est largement responsable du déficit chronique de notre balance commerciale qui s'est encore accentué en 2021 pour atteindre 84,7 milliards d'euros.

Elle est également à l'origine de notre étroite dépendance à l'égard de chaînes d'approvisionnement situées dans des pays lointains , dépendance qui s'est révélée particulièrement préjudiciable au moment de la crise sanitaire liée à la Covid-19. Cette dépendance, outre le fait qu'elle est en contradiction avec les objectifs de transition écologique, continue à pénaliser des pans entiers de l'économie française, notamment ceux dont les productions intègrent des semi-conducteurs.

Enfin, notre souveraineté technologique s'en trouve affaiblie et nous risquons d'être dépassés dans la course aux innovations indispensables pour relever les grands défis sociétaux relatifs au changement climatique, à la transition énergétique, à la santé et à l'environnement .

Pourtant, la France investit massivement dans l'innovation . La stratégie de soutien public à l'innovation des entreprises représente désormais un effort financier de 10 milliards d'euros par an tandis que les premiers PIA ont déjà mobilisé 57 milliards d'euros de dotations budgétaires en faveur du soutien à l'innovation. Par ailleurs, à travers le lancement du PIA 4 et du programme France 2030, ce sont 54 milliards d'euros d'investissements supplémentaires qui seront engagés dans les prochaines années.

Est-ce que la France est condamnée à être le fournisseur d'innovations technologiques de très haut niveau à très bas coût, car financées par les contribuables, avec un déficit de la balance du commerce extérieur pour tout retour sur investissement en l'absence de champions industriels ? Ou entend-elle prendre une place importante en matière de création de technologie et préférer être donneur d'ordre plutôt que sous-traitant ?

Il n'existe pas de fatalité et, comme l'a souligné l'un des intervenants, « nous vivons une période d'accélération technologique et scientifique sans précédent [...] et jamais les positions acquises n'ont été aussi fragiles, d'où notre optimisme » 6 ( * ) .

C'est d'ailleurs parce que votre rapporteur est persuadé que la France dispose des atouts nécessaires pour devenir une économie de rupture technologique qu'il a souhaité lancer cette mission d'information et analyser les obstacles et les blocages qui empêchent « de transformer l'essai de l'innovation ».

Dans ce cadre, 57 auditions plénières et 10 auditions « rapporteur » ont été organisées, qui ont permis d'entendre 125 personnes représentant l'ensemble de la chaîne de l'innovation : organismes de recherche, universités, grandes écoles, entreprises, organisations professionnelles, administrations en charge de la politique de soutien à la recherche et à l'innovation, fonds d'investissement et acteurs financiers, personnalités qualifiées.

Par ailleurs, les membres de la mission d'information ont effectué trois déplacements à Limoges, sur le plateau de Saclay et à Troyes.

Il est apparu que si la France se caractérise par un fort niveau de soutien à l'innovation, ce dernier n'a pas permis le développement de nouveaux champions industriels (I).

En effet, la politique française de l'innovation ne pourra être efficace que si quatre conditions systémiques sont remplies au préalable (II) : l'éducation et la recherche doivent être considérées comme un investissement de long terme dans l'innovation et non comme une simple dépense à maîtriser ; l'industrie doit être réhabilitée comme acteur majeur de l'innovation ; la culture de l'innovation et de l'entrepreneuriat doit irriguer l'ensemble de la société française ; l'innovation doit faire l'objet d'une véritable stratégie globale de long terme.

Enfin, l'accompagnement de la création et de la croissance des entreprises innovantes à vocation industrielle passe par sept mesures prioritaires (III) : l'utilisation de la commande publique comme levier essentiel de croissance pour les entreprises industrielles innovantes ; la convergence du « temps administratif » et du « temps économique » ; la réorientation des aides fiscales pour mieux accompagner le passage à l'échelle des PME innovantes ; l'élaboration d'une loi pluriannuelle de programmation de l'innovation pour renforcer l'efficacité de la politique de valorisation ; le développement d'un écosystème de fonds d'investissement dédié aux entreprises industrielles innovantes ; l'implication des grands groupes dans l'émergence et la croissance des entreprises innovantes ; l'utilisation de la propriété intellectuelle et de la normalisation comme sources de compétitivité.

I. UN FORT NIVEAU DE SOUTIEN PUBLIC À L'INNOVATION QUI N'A PAS PERMIS LE DÉVELOPPEMENT DE NOUVEAUX CHAMPIONS INDUSTRIELS

A. UN ENGAGEMENT CROISSANT DES POUVOIRS PUBLICS EN FAVEUR DE L'INNOVATION DEPUIS LA FIN DES ANNÉES 1990

1. Des niveaux élevés de soutien public à l'innovation
a) Le soutien à l'innovation au coeur de la stratégie de compétitivité économique

Le rapport de 2016 de la Commission nationale d'évaluation des politiques publiques (CNEPI) rappelle les nombreuses raisons pour lesquelles l'innovation est désormais devenue un objectif central de politique publique : « Dans les économies avancées, elle est d'abord une source essentielle de la croissance et de la progression du niveau de vie. Sur le plan de la compétitivité internationale, ensuite, elle permet de se différencier de la concurrence autrement que par les seuls facteurs de coût, sur la base desquels des pays à haut revenu ne peuvent durablement se contenter de rivaliser. Elle est enfin à l'origine de nouveaux produits et de nouveaux services ; en particulier, elle permet de mieux répondre aux défis sociétaux qui se posent dans des domaines tels que la santé, le vieillissement démographique, le changement climatique et la rareté des ressources » 7 ( * ) .

Par conséquent, toutes les grandes économies se sont lancées dans la course à l'innovation et leurs États ont mis en place des politiques publiques de soutien à l'innovation . Selon une analyse réalisée par la direction générale du Trésor 8 ( * ) , il existe schématiquement trois principaux modèles de politiques d'innovation industrielle :

- les politiques dites « horizontales » , traditionnellement développées en Amérique du Nord et dans les pays d'Europe de l'Ouest, « horizontales » en ce qu'elles visent à établir les conditions-cadres et les prérequis jugés nécessaires pour favoriser la recherche et l'innovation, tels que les investissements dans l'éducation, la recherche scientifique fondamentale, la constitution d'écosystèmes territoriaux ou encore l'établissement d'un droit de propriété intellectuelle ;

- les politiques de transition , comme au Japon et en Corée du Sud , entre des politiques historiquement dirigistes vers des positionnements plus ciblés à la frontière technologique et un soutien plus décentralisé de l'innovation ;

- les politiques planificatrices à l'image de la Chine dont le « capitalisme d'État » favorise le développement des entreprises à capitaux publics et des grandes industries nationales.

b) Une montée en puissance du soutien public de la France à l'innovation

Le soutien public de la France à l'innovation s'apprécie au regard des montants d'investissements publics engagés ces dernières années . Selon les estimations réalisées dans le cadre du rapport précité de la CNEPI, entre 2000 et 2014, l'effort de l'État en faveur de l'innovation a été sensiblement accru, passant de 3,5 à 8,7 milliards d'euros , soit une augmentation de 0,16 point de PIB.

Sur cette même période, le soutien public à l'innovation a connu des changements importants qui ont façonné l'écosystème français tel qu'il apparaît aujourd'hui : priorité accordée au soutien des dépenses de recherche et d'innovation des entreprises, montée en régime du crédit d'impôt recherche (CIR), développement des instruments de financement des entreprises avec la création de Bpifrance en 2012 et lancement du premier plan d'investissement d'avenir (PIA) par la loi de finances rectificative de 2010.

Les programmes d'investissement d'avenir (PIA) ont accéléré et massifié le soutien public à l'innovation en France : le PIA 1 (2010-2013) était doté de 35 milliards d'euros, le PIA 2 (2014-2016) de 12 milliards d'euros, le PIA 3 (2017-2020) de 10 milliards d'euros . En dix ans, les premiers PIA ont donc déjà mobilisé 57 milliards d'euros de dotations budgétaires en faveur du soutien à l'innovation autour des grandes priorités définies dans le rapport Juppé-Rocard précité 9 ( * ) : la recherche et l'enseignement supérieur, les sciences du vivant, le développement des PME innovantes, la transition numérique et la transition écologique, en particulier dans les secteurs des transports et du logement.

En vigueur depuis 2021, le PIA 4 est doté de 20 milliards d'euros dont 11 milliards ont été intégrés au plan France Relance . Plus récemment, le PIA 4 a consolidé le plan France 2030 , doté de 34 milliards d'euros supplémentaires par la loi de finances pour 2022.

Au total, ce sont donc 54 milliards d'euros d'investissements supplémentaires qui seront engagés dans les prochaines années 10 ( * ) , dont 40,5 milliards d'euros pour le « volet dirigé », visant à soutenir des filières économiques identifiées comme stratégiques et prioritaires, et 13,5 milliards d'euros pour le « volet structurel » afin de soutenir le financement de l'écosystème de la recherche, de l'enseignement supérieur et de la valorisation (dont 4,25 milliards d'euros pour les aides à l'innovation sous forme de subventions et de prêts et 3 milliards d'euros sous forme d'investissements en fonds propres dans les entreprises innovantes).

À ces différentes aides de l'État, il faut également ajouter les aides versées par les régions et l'Union européenne.

S'il est ainsi difficile de faire un bilan complet des différentes aides publiques et incitations fiscales dont bénéficient les entreprises en France pour financer leurs dépenses de recherche, de développement et d'innovation, les investissements publics atteignent désormais des montants inédits . C'est pourquoi les attentes de la mission d'information en matière d'impact des politiques d'innovation, d'efficacité de la dépense publique et de retombées économiques sont fortes .

2. Un soutien de l'innovation essentiellement transversal malgré une volonté récente de stratégies plus ciblées
a) Des politiques transversales visant à corriger des faiblesses structurelles

Premièrement, les politiques publiques de soutien à l'innovation visent à accroître les dépenses de recherche et de développement (R&D) des entreprises , sans distinction sectorielle ou ciblage stratégique particulier.

En effet, 27 % de la dépense intérieure de R&D des entreprises est financée par des aides directes ou indirectes, contre 11 % aux États-Unis et seulement 3 % en Allemagne.

Selon un récent rapport de la Cour des comptes 11 ( * ) , la stratégie de soutien public à l'innovation des entreprises représente désormais un effort financier de 10 milliards d'euros par an, contre 3 milliards d'euros en 2010. Par conséquent, la France est le deuxième pays de l'OCDE consacrant le plus d'aides à la R&D des entreprises, avec comme principal instrument le crédit d'impôt recherche (CIR) pour un montant total de 6,4 milliards d'euros en 2019.

Deuxièmement, les politiques publiques de soutien à l'innovation visent à développer les partenariats entre la recherche publique et les entreprises et à assurer le transfert de technologies . Il existe plus de 60 dispositifs de recherche partenariale répertoriés, dont les 54 pôles de compétitivité, les 13 sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT), les 39 Instituts Carnot, les 8 instituts de recherche technologique (IRT), les 60 centres de ressources technologiques (CRT), les 15 cellules de diffusion technologique (CDT), mais également les conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) 12 ( * ) qui permettent aux entreprises de bénéficier d'une aide financière pour embaucher un doctorant dont les travaux de recherche sont susceptibles de valorisation.

Troisièmement, les politiques publiques de soutien à l'innovation visent à promouvoir l'entrepreneuriat innovant , en particulier pour combler les retards de la France dans des secteurs stratégiques comme le numérique ou les biotechnologies. Parmi les principales actions mises en oeuvre, le dispositif des jeunes entreprises innovantes (JEI) est particulièrement apprécié, dès lors qu'il ouvre droit à des exonérations fiscales et/ou sociales.

Enfin, les politiques publiques de soutien à l'innovation visent à soutenir le développement des entreprises innovantes , par exemple via le crédit d'impôt innovation (CII), mais également à travers la mise en place progressive de fonds d'amorçage, de démarrage et de croissance.

b) Le retour vers une stratégie plus verticale ?

Les politiques publiques de soutien à l'innovation de la France tendent à évoluer, passant progressivement de politiques dites « horizontales » à des politiques plus « verticales » visant à soutenir des filières et des secteurs économiques considérés comme stratégiques.

Si le PIA 1 avait défini sept axes prioritaires d'investissement tels qu'identifiés par le rapport Juppé-Rocard de 2009, ces priorités sectorielles stratégiques n'ont pas été actualisées pendant une dizaine d'années, ni forcément poursuivies de manière constante.

À la lumière des enseignements tirés de la crise de la Covid-19 et de ses conséquences économiques, le PIA 4 et le plan d'investissement France 2030 opèrent un changement de paradigme puisqu'ils « ont établi une doctrine d'investissement nouvelle consistant à concentrer l'effort public sur un nombre limité de secteurs et technologies essentiels dans l'indépendance et la prospérité à long terme de la France » 13 ( * ) .

Ainsi, le « volet dirigé » de cette nouvelle enveloppe de 54 milliards d'euros identifie plusieurs stratégies d'accélération dans les domaines de l'hydrogène décarboné, de la cybersécurité, de l'enseignement du numérique ou encore de l'alimentation, pour un montant total de 40,5 milliards d'euros, dont 13 milliards d'euros dédiés à l'industrialisation.

Si les effets de ce changement de paradigme ne seront évaluables que dans plusieurs années, l'objectif pour la France est double : poursuivre la dynamique de rattrapage par rapport à certains États concurrents et acquérir les compétences nécessaires pour demeurer à la « frontière technologique » et disposer d'un avantage comparatif dans les technologies de rupture de demain .

En effet, selon le tableau de bord européen de l'innovation pour l'année 2020 14 ( * ) , élaboré par la Commission européenne, la France constitue un « innovateur notable » mais ne fait pas partie des pays « leaders de l'innovation » que sont la Suède, la Finlande, le Danemark, les Pays-Bas et le Luxembourg.


* 1 Alain Juppé et Michel Rocard, Investir pour l'avenir : priorités stratégiques d'investissement et emprunt national , 2009.

* 2 Tels qu'Emmanuelle Charpentier en 2020, Pierre Sauvage en 2016 et Yves Chauvin en 2015.

* 3 Tels que Gérard Mounou en 2018, Serge Laroche en 2012 et Albert Fert en 2007.

* 4 Tels que Jules Hoffmann en 2011, Françoise Barré-Sanoussi et Luc Montagnier en 2008.

* 5 « Faire de la France une économie de rupture technologique », rapport au ministre de l'économie et des finances et au ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, 7 février 2020.

* 6 Audition d'André Loesekrug-Pietri du 2 février 2022.

* 7 Commission nationale d'évaluation des politiques publiques, Quinze ans de politiques d'innovation en France , janvier 2016.

* 8 Contribution écrite de la direction générale du Trésor.

* 9 Alain Juppé et Michel Rocard, Investir pour l'avenir : priorités stratégiques d'investissement et emprunt national , 2009.

* 10 À ces investissements significatifs en faveur des politiques d'innovation, pourraient être ajoutés les 25 milliards d'euros supplémentaires qui seront progressivement investis d'ici à 2030 dans le cadre de la loi de programmation pluriannuelle pour la recherche (LPR), dont les apports devraient bénéficier, au moins indirectement, à l'écosystème de l'innovation en France et à soutenir l'effort de recherche global de la France.

* 11 Cour des comptes, Les aides publiques à l'innovation des entreprises : des résultats encourageants, un dispositif à conforter , avril 2021.

* 12 1 650 CIFRE ont été signées pour l'année 2022.

* 13 Contribution écrite de la direction générale des entreprises (DGE).

* 14 Commission européenne, Tableau de bord européen de l'innovation 2020.

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