F. INCITER LES GRANDS GROUPES À S'IMPLIQUER DANS L'ÉMERGENCE ET LA CROISSANCE DES ENTREPRISES INNOVANTES
1. Une attitude des grands groupes souvent peu coopérative
a) Une relation allant de l'indifférence à la domination
Le rapport des grandes entreprises à l'égard des petites entreprises innovantes, start-up ou PME, n'est pas uniforme : certains grands groupes construisent et entretiennent des relations étroites avec un réseau de petites entreprises innovantes qui profite à l'ensemble des parties prenantes. Ainsi, le groupe Air Liquide a mis en place une stratégie de veille active, de soutien et de partenariats avec les start-up pertinentes de son secteur. Il en accueille une dizaine dans son accélérateur de start-up deep tech et tâche de bâtir avec elles des relations durables, fondées sur le développement de ces jeunes pousses en dehors de leurs relations avec Air Liquide.
Toutefois, au cours des auditions de la mission d'information, de nombreux représentants de start-up ou de PME ont déploré l'attitude délétère de la plupart de certains grands groupes à leur égard. Le sentiment général peut être résumé par la formule incisive de l'un d'eux : « Les grands groupes français regardent les start-up avec indifférence, voire avec mépris. » 236 ( * )
L'expérience de Stéphane Bancel 237 ( * ) , le PDG de Moderna, est, à cet égard, éclairante. Quand il a dû industrialiser la production de vaccins début 2020, aucune grande société pharmaceutique ni française ni étrangère n'a accepté de conclure avec cette entreprise un partenariat du type de celui qui a uni BioNTech à Pfizer dans le même domaine.
Par ailleurs, les relations commerciales tissées entre grands groupes et plus petites entreprises non seulement s'inscrivent dans le cadre de conditions générales de vente souvent excessivement complexes et détaillées - qui sont à prendre ou à laisser -, mais elles se résument souvent à une pure relation de client à fournisseur à l'avantage du grand groupe, qui peut faire preuve d'inflexibilité à l'égard de ses fournisseurs . Le PDG d'une PME industrielle entendu en audition a ainsi expliqué avec dépit que, lorsque son entreprise s'était trouvée en difficulté pour fournir à l'un de ses grands comptes son produit dans les conditions contractuelles, en raison de la hausse du coût des matières premières, il lui avait été répondu : « Monsieur, vous avez signé un contrat ? Honorez-le... » 238 ( * )
De même, les grands groupes ont tendance à répercuter sur leurs sous-traitants la clause de compensation 239 ( * ) qui leur est imposée dans certains contrats afin de ne pas exposer leur propre technologie à la concurrence, transférant ainsi le risque de pillage du savoir-faire et de perte d'avance technologique sur les PME 240 ( * ) .
Cette attitude est dommageable à plusieurs titres. Elle nuit à la vitalité et à la longévité des petites entreprises industrielles - PME et start-up -, mais elle est également néfaste à l'écosystème dans lequel s'insèrent les grands groupes. En effet, le réseau de PME qui gravitent autour d'eux est un élément clef de leur compétitivité, ils ont donc tout intérêt à le soutenir et le consolider, notamment en aidant les start-up et les PME à conquérir d'autres marchés au-delà de cet écosystème.
Les pôles de compétitivité ont été créés pour favoriser les interactions entre grands groupes, PME et start-up afin de rendre cet écosystème plus robuste, mais sans grands résultats selon la plupart des intervenants . Philippe Bouquet, secrétaire général du comité Richelieu, a ainsi constaté que « certaines PME qui travaillaient sur des programmes collaboratifs avec des grands groupes se sont même rendu compte qu'elles n'étaient pas référencées auprès de ces groupes et qu'elles n'arrivaient pas à leur proposer leurs services, alors qu'ils avaient travaillé ensemble ! »
Certains intervenants ont estimé que la posture d'indifférence, voire de défiance, des grandes entreprises à l'égard des plus petites, notamment des start-up, procédait d'une méconnaissance du modèle économique de celles-ci. Les cadres dirigeants des grandes sociétés françaises n'auraient pas la culture de la start-up et en comprendraient mal les enjeux, les contraintes et le fonctionnement 241 ( * ) . Cette incompréhension s'avère contre-productive pour l'écosystème.
b) Le rachat d'une start-up par une grande entreprise : chance ou prédation ?
Le sujet du rachat d'entreprises innovantes par des grands groupes est complexe.
Pour un investisseur, la perspective d'un rachat de la société dans laquelle il a investi, une fois celle-ci développée, représente un horizon de sortie . Ainsi, une économie dans laquelle les grandes entreprises sont à l'affût d'entreprises innovantes à acquérir est de nature à rassurer les investisseurs et à les inciter à financer l'amorçage ou le développement d'innovations portées par de petites entreprises.
En outre, une entreprise innovante peut avoir besoin, à un moment de son existence, d'un apport massif et rapide de capital et d'expérience pour industrialiser une solution et la mettre sur le marché . Pouvoir se reposer sur la force de frappe industrielle, financière et commerciale d'un grand groupe peut représenter un véritable atout.
Enfin, l'acquisition d'une start-up par un grand groupe fait profiter ce dernier de la dynamique d'innovation et de l'agilité de la start-up et lui permet d'engendrer des avantages concurrentiels plus forts et plus rapidement qu'au moyen de la seule recherche et développement en interne.
À ce sujet, plusieurs intervenants, notamment des dirigeants de fonds d'investissement spécialisés dans le secteur de la santé, ont regretté l'attitude trop attentiste de grandes sociétés pharmaceutiques, qui diffèrent le rachat des start-up jusqu'à la démonstration de l'efficacité de leur produit, voire jusqu'à l'introduction de ce dernier sur le marché. La start-up et ses investisseurs assument seuls la prise de risque.
Un certain nombre d'intervenants se sont inquiétés la stratégie d'acquisitions prédatrices de certains grands groupes visant à stériliser les innovations qui remettraient en cause leur position dominante sur des marchés technologiques stratégiques . Si votre mission d'information a conscience que cette politique se justifie au niveau microéconomique par le souci du grand groupe de couper court à l'ambition de certaines start-up et PME innovantes de les « détrôner » dans leur secteur d'activité, au niveau macroéconomique, ces acquisitions prédatrices nuisent fortement à la capacité de notre économie de transformer l'innovation en retombées économiques ainsi qu'au renouvellement du tissu industriel.
La proportion d'acquisitions prédatrices est très difficile à évaluer. Les auditions ont donné l'impression d'une pratique assez courante. Pourtant, une étude récente 242 ( * ) de la direction générale du Trésor juge cette pratique très minoritaire : en France, entre 1 % et 6 % des acquisitions de start-up par de grands groupes peuvent être qualifiées de prédatrices 243 ( * ) .
2. Encourager le rôle de « grand frère bienveillant » des grands groupes
a) Enrichir la relation entre grands groupes et entreprises innovantes
La mission d'information est convaincue de la nécessité, pour les grands groupes français, de changer leur regard sur les entreprises innovantes qui les environnent, et de passer du rôle de géant indifférent, voire hostile, à celui de « grand frère bienveillant », comme cela se fait largement dans d'autres pays (Allemagne, États-Unis, Japon, etc . ) .
Le premier levier est celui de l'achat innovant . Les intervenants entendus ont reproché à la commande publique de soutenir insuffisamment l'innovation, mais la politique d'achat des grands groupes n'est en réalité pas tellement plus dynamique. Généralement, la procédure d'achat des grands comptes est à la fois longue, complexe, rigide et, surtout, tout aussi frileuse que celle des pouvoirs publics . Or Microsoft et Intel ont d'abord émergé comme sous-traitants d'IBM, et Boeing soutient aujourd'hui toute l'économie de la filière aéronautique américaine...
De manière plus générale, les grands groupes gagneraient à engager avec les entreprises innovantes une relation plus riche que celle qui unit simplement un client à son fournisseur .
Certains grands groupes français sont déjà sensibilisés à cette question. La compagnie Air Liquide, déjà citée, tâche autant que possible d'entretenir autour d'elle un réseau de start-up dynamiques et quand l'acquisition lui paraît constituer la seule solution pour soutenir l'innovation ou quand celle-ci s'insère directement dans le cadre de sa stratégie générale, elle s'assure que les conditions du rachat sont équilibrées et respectent les intérêts des fondateurs de la société cible. En effet, l'actif d'une start-up innovante réside essentiellement dans son personnel technique et, si celui-ci quitte la société à la suite d'une opération hostile, l'entreprise rachetée se vide largement de sa substance.
Le groupe LVMH a également été cité comme un groupe attentif à soutenir l'écosystème dans lequel il s'insère. Parmi ses fournisseurs figure la dernière PME française à maîtriser le savoir-faire de la dentelle et il veille à anticiper tous les besoins de cette entreprise afin de garantir sa survie.
Malgré ces exemples positifs, plusieurs PME et start-up entendues par la mission ont regretté l'absence de collaboration industrielle ou en matière de recherche et développement avec leurs clients grands comptes .
Plusieurs intervenants ont insisté sur l'intérêt, pour les start-up et les PME, de pouvoir bénéficier des infrastructures des grands groupes pour réaliser l'industrialisation de leurs produits. L'exemple du groupe SEB, qui a mis ses capacités de production à disposition d'une start-up issue de l'École des arts et métiers fabriquant des exosquelettes pendant la crise sanitaire a été mis en avant, mais il reste un cas isolé.
Enfin, les grands groupes gagneraient à engager une réflexion sur leur stratégie d'investissement dans les start-up, soit pour les racheter, soit pour assurer leur développement et bénéficier ainsi de leur technologie, renforçant de cette façon l'écosystème dans lequel ils évoluent : une chaîne n'est jamais plus solide que le plus faible de ses maillons. Le cas de l'entreprise Polymem, rapporté à la mission d'information par France Clusters, est représentatif d'un comportement vertueux de ce type : « Cette entreprise avait des commandes qui nécessitaient de doubler sa capacité de production. Elle [...] n'a pas pu trouver [...] de fonds d'investissement ayant le courage de risquer un investissement industriel. Grâce à son expertise, elle a bénéficié du fait qu'un opérateur américain, intervenant dans la chaîne de production des vaccins, a eu besoin de fiabiliser ce fournisseur essentiel ; elle a pu négocier un partenariat stratégique avec cet opérateur qui l'a rachetée, en garantissant que ses centres de production et de recherche restent en France. Grâce à ce partenariat, Polymem a pu quadrupler sa capacité de production et installer en France la représentation technique et le centre d'expertise de cette entreprise américaine pour l'Europe. » Toutefois, cette situation ne supprime pas le risque associé au rachat d'une entreprise innovante par une entreprise étrangère : l'accès à une technologie de pointe et, potentiellement, la délocalisation.
Certains grands groupes français ont compris l'importance du soutien de leur écosystème et constituent à cette fin des dispositifs d'accompagnement et des fonds d'investissement (« corporate venture ») destinés à investir dans des start-up. La stratégie de Renault en est une bonne illustration. Ce groupe a en effet constitué, avec cinq autres entreprises du CAC 40 244 ( * ) , une alliance - la Software République - abritant un incubateur de start-up actives dans le secteur de la mobilité, qui sont soutenues et accompagnées par les différents membres au travers d'appels à projets. Il a également investi dans un fonds 245 ( * ) devant être doté de 250 à 300 millions d'euros, lancé par un ancien salarié et spécialisé dans l'économie circulaire et dans la mobilité durable. Enfin, il soutient directement des start-up de son écosystème en leur donnant accès à ses lignes de production et en leur passant commande pour équiper certains véhicules électriques 246 ( * ) . Ces initiatives montrent que les mentalités de certaines grandes entreprises évoluent dans le bon sens, mais il faudrait que ce mouvement s'accélère.
Encourager les grands groupes à mettre à disposition des start-up et PME industrielles innovantes leurs lignes de production.
b) Favoriser un comportement vertueux via les critères de responsabilité sociale des entreprises
La responsabilité sociale (ou sociétale) des entreprises (RSE) a été introduite peu à peu dans le droit français, notamment par la loi sur les nouvelles régulations économiques et la loi dite « Grenelle II » 247 ( * ) . Elle a été modifiée par plusieurs autres textes législatifs, notamment par la loi PACTE 248 ( * ) , et elle fait désormais l'objet d'une certification 249 ( * ) . Les textes prévoient principalement la publication de données de performance extra-financière dans sept domaines : gouvernance de l'organisation, protection du consommateur, contribution au développement local, droits de l'homme, conditions de travail, environnement et bonnes pratiques des affaires.
Faire figurer dans les supports de communication relatifs à la RSE des grandes entreprises des données sur les relations partenariales avec les start-up et PME innovantes, quelles qu'en soient les formes - achat innovant, partenariat industriel, respect des délais de paiement, collaboration de recherche et développement... - pourrait constituer une incitation à un changement de regard et de pratiques des grands groupes à l'égard des entreprises innovantes . L'effet réputationnel de la RSE est un élément stratégique auquel les entreprises attachent de l'importance, car il peut faciliter ou compliquer leurs relations avec les investisseurs, le régulateur, les consommateurs, les candidats, etc .
Le rapport 250 ( * ) Beylat-Tambourin de 2013 contenait déjà une proposition similaire, en suggérant l'ajout, au sein des documents de RSE, d'indicateurs de comportement à l'égard de PME innovantes . Les auteurs de ce rapport insistaient notamment sur l'atout que pourraient représenter les grands groupes français pour le développement de l'innovation, s'ils étaient plus nombreux à adopter une politique de soutien aux PME innovantes. Ils préconisaient donc une évolution des mentalités et des pratiques des grandes entreprises à l'égard des PME de leur secteur, afin de renforcer la robustesse de leur écosystème.
Intégrer, au sein des critères de la RSE, la collaboration avec les start-up et PME innovantes .
* 236 Jean-Pierre Nozières, fondateur et président d'Antaios, audition du 30 mars 2022.
* 237 Audition du 30 mars 2022.
* 238 Laurent Vronski, secrétaire général de Croissance Plus, audition du 8 mars 2022.
* 239 Clause qui impose la localisation d'une partie de la production dans l'État signataire.
* 240 Audition du 10 février 2022.
* 241 Julien Cantegreil, PDG de SpaceAble, audition du 8 mars 2022.
* 242 « Prise de participation dans les start-up françaises ; prédation ou développement ? », in Documents de travail , n° 2021/1, février 2021.
* 243 Et seulement 6,4 % des acquisitions dans le secteur pharmaceutique aux États-Unis, d'après Cunningham (Colleen), Ederer (Florian) et Ma (Song), « Killer Acquisitions », in SSRN Working papers , 2019, citée par l'étude de la direction du Trésor.
* 244 Atos, Dassault, STMicroelectronics, Orange et Thales.
* 245 Shift4good.
* 246 Les batteries de la start-up Verkor doivent équiper le futur moteur de l'Alpine.
* 247 Loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques et loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement.
* 248 Loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
* 249 Norme ISO 26 000.
* 250 Beylat (Jean-Luc) et Tambourin (Pierre), L'Innovation, un enjeu majeur pour la France. Dynamiser la croissance des entreprises innovantes , rapport aux ministres de l'enseignement supérieur et de la recherche et du redressement productif et à la ministre déléguée aux PME à l'innovation et à l'économie numérique, avril 2013, pp. 101 et suivantes.