CONCLUSION
La science ouverte, pour qu'elle soit effective, doit être réaliste, équilibrée et respectueuse de la liberté académique . Elle soulève des questions d'ordre politique , notamment en matière de souveraineté sur les résultats et les données de la recherche, mais aussi des enjeux économiques et financiers , pour les pouvoirs publics et les éditeurs privés, enjeux qui sont fonction des options retenues en termes d'accès aux publications scientifiques. À l'avenir, la constitution de données scientifiques ouvertes représentera une opportunité historique de référencement mais aussi un risque, selon la manière dont nos sociétés réguleront d'un point de vue éthique les technologies d'intelligence artificielle 166 ( * ) (IA). Ainsi que le rappelle l'Unesco dans sa recommandation adoptée en novembre 2021, c'est en s'appuyant sur les principes essentiels de la liberté académique, de l'intégrité de la recherche et de l'excellence scientifique, que la science ouverte pourra établir un nouveau paradigme qui intègre dans l'entreprise scientifique des pratiques de reproductibilité, de transparence, de partage et de collaboration résultant de l'ouverture accrue des contenus, des outils et des processus scientifiques.
La Realpolitik de la science ouverte que prône le présent rapport s'oppose à l'instrumentalisation de la science ouverte pour en faire une boussole et un supplément d'âme à des institutions de l'enseignement supérieur en manque d'inspiration ainsi qu'à un monde de la recherche en perte de repères. Il faut se rappeler la formule de Pascal selon laquelle « qui veut faire l'ange fait la bête » et celle de Samuel Johnson pour qui « l'enfer est pavé de bonnes intentions ».
C'est pourquoi, de mot d'ordre politique incantatoire , la science ouverte doit devenir un projet plus réaliste , conditionné par une approche consensuelle et équilibrée. À cet égard, le respect de la liberté académique et de l'indépendance des enseignants-chercheurs fait figure de condition nécessaire au succès d'une science ouverte républicaine. En outre, en vue de garantir durablement un certain pluralisme, essentiel pour notre culture et la vitalité de la démocratie , une attention vigilante doit être portée à la diversité du monde de l'édition , tout particulièrement en sciences humaines et sociales.
Plus qu'un enjeu propre aux chercheurs, il s'agit donc d'une question de civilisation quant à la diversité intellectuelle et à la place accordée au savoir dans nos sociétés. Cette réflexion doit être reliée à celle portant sur la crise du monde de l'enseignement supérieur et de la recherche , déjà ancienne.
L'historien Christophe Charle, président de l'Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche (Areser), estime ainsi que « les nouvelles procédures hiérarchisent d'une autre manière un paysage universitaire déjà très inégalitaire. Elles contribuent à mettre les universités françaises en position de faiblesse dans la logique d'une concurrence internationale présentée comme le stimulant unique (...), c'est la projection américaine sur la situation française dont la tradition est tout autre mais qui trouve des alliés au sein des corps universitaires aussi bien dans les disciplines scientifiques, médicales et de gestion que dans les disciplines très récentes dont la légitimité ne peut venir que de leurs applications pratiques ou de leurs débouchés. Face à cela, les disciplines de sciences humaines et sociales ou revendiquant leur autonomie par rapport au « marché » sont sur la défensive, en raison à la fois de l'idéologie dominante et des choix préférentiels des étudiants » 167 ( * ) .
Le sociologue Pierre Bourdieu avait identifié cette menace d'une immense et redoutable régression dans l'univers de la science sous l'effet d'une hétéronomie grandissante et incontrôlée : « l'autonomie que la science avait conquise peu à peu contre les pouvoirs religieux, politiques ou même économiques, et, partiellement au moins, contre les bureaucraties d'État qui assuraient les conditions minimales de son indépendance, est très affaiblie. Les mécanismes sociaux qui se sont mis en place à mesure qu'elle s'affirmait, comme la logique de la concurrence entre les pairs, risquent de se trouver mis au service de fins imposées du dehors ; la soumission aux intérêts économiques et aux séductions médiatiques menace de se conjuguer avec les critiques externes et les dénigrements internes, dont certains délires “postmodernes” sont la dernière manifestation, pour saper la confiance dans la science et tout spécialement la science sociale. Bref, la science est en danger et, de ce fait, elle devient dangereuse » 168 ( * ) .
Lorsque le collectif « Sauvons la recherche » (SLR) s'est auto-dissout le 30 juin 2020, après près de 20 ans d'existence, il affirmait que « la situation, aujourd'hui, est sans doute pire qu'au moment de la création de SLR ».
Un reportage récent explique que la loi de programmation pour la recherche n'a pas apaisé le secteur qui continue de déplorer, d'une part, le sous-financement de la recherche publique ainsi que, d'autre part, « une politique de la recherche par projet forçant les chercheurs à la compétition et à délaisser leur métier pour rentrer dans une course effrénée au financement de leur recherche ; des critères d'évaluation, omniprésents et pervers, antinomiques avec la démarche scientifique et surtout la précarité galopante de jeunes doctorants et post doctorant de mieux en mieux diplômés et de plus en plus compétents » 169 ( * ) .
La science ouverte ne suffira pas - par elle-même - à surmonter ces difficultés structurelles du monde de l'enseignement supérieur et de la recherche.
* 166 L'Office a consacré en 2017 un rapport aux technologies d'intelligence artificielle qui faisait une part importante à leurs enjeux éthiques. Cf. le rapport n° 464 (2016-2017) de M. Claude de Ganay député et Mme Dominique Gillot, sénatrice « Pour une intelligence artificielle maîtrisée, utile et démystifiée » sur le site du Sénat http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-464-1-notice.html ainsi que sur le site de l'Assemblée nationale https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/14/dossiers/intelligence_artificielle_maitrisee_utile
* 167 Christophe Charle faisant en 2012 le bilan de l'Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche (Areser) qui avait publié en 1997, Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril , ouvrage coordonné par Pierre Bourdieu, Christophe Charle et Bernard Lacroix, et publié aux éditions Raisons d'agir. L'ouvrage pointe du doigt des diagnostics graves et révélateurs d'une situation alarmante des universités, dont le sort semble « n'inquiéter personne » : sous-investissement chronique de la puissance publique, manque d'encadrement des étudiants en particulier en sciences humaines et en droit ce qui a notamment pour conséquence un taux d'échec élevé en premier cycle dont sont victimes les personnes socialement et culturellement les plus fragiles, démoralisation des enseignants toujours plus absorbés par des tâches administratives multiples et incapables d'accomplir dans de bonnes conditions les missions d'enseignement et de recherche qui sont les leurs, opacité des mécanismes de recrutement des enseignants-chercheurs et poids croissant du localisme auxquels s'ajoute une concurrence exacerbée pour des postes raréfiés en raison de restrictions budgétaires et d'une politique malthusienne qui ne s'est jamais démentie. L'Areser déplore, au total, la balkanisation du corps enseignant, atomisé et démoralisé, ce qui ne favorise pas l'innovation pédagogique. Il peut être remarqué qu'en 1985 Pierre Bourdieu avait remis au Président de la République un rapport prospectif intitulé « Propositions pour l'enseignement de l'avenir », dans lequel sont prônés l'unité et l'autonomie de la science, le pluralisme (pour « dépasser l'opposition entre le libéralisme et l'étatisme »), la diversité des formes d'excellence, l'éducation tout au long de la vie et, il faut le souligner, « l'usage intensif et méthodique des techniques modernes de diffusion ».
* 168 Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité , Raisons d'agir, 2001, p. 5.
* 169 Cf. https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/episode-8-la-campagne-presidentielle-vue-d-un-laboratoire-de-recherche-parisien