II. DES NÉGOCIATIONS RESTÉES À QUAI
A. UNE TRACASSERIE ADMINISTRATIVE ORGANISÉE, TÉMOIGNANT DE LA MAUVAISE FOI BRITANNIQUE
Le gouvernement britannique a délibérément manqué aux obligations fixées par l'accord pour faire avancer son agenda d'un « État côtier indépendant ».
En instrumentalisant les mesures d'application, le Royaume-Uni a usurpé sa compétence et détourné l'esprit et la lettre de l'accord. Si des compléments ou modifications d'éléments non essentiels de règles générales pouvaient se justifier pour en faciliter la bonne application, les autorités britanniques ont en l'occurrence fixé des conditions allant au-delà de la simple précision et modifiant des éléments substantiels de l'accord euro-britannique . Elles sont sorties de la légalité, en s'affranchissant du principe de bonne foi et en violation du principe pacta sunt servanda , pierres angulaires du droit international qui se bornent pourtant à rappeler que « les conventions doivent être respectées » .
Entre retards initiaux, fixation de délais arbitraires et reports d'échéances à la dernière minute, les Britanniques ont su s'imposer comme les « maîtres des horloges » dans la Manche , où l'on peut dire que l'heure est davantage celle de Greenwich que celle de Paris. L'article 497 (FISH.5) de l'accord est pourtant très clair sur le fait que lorsqu'une « Partie transmet en temps utile à l'autre Partie une liste des navires pour lesquels elle demande à obtenir des autorisations ou des licences de pêche », « l'autre partie délivre des autorisations ou des licences de pêche ».
S'agissant de l'instruction des demandes d'accès aux eaux jersiaises, les autorités anglo-normandes ont ainsi créé ex nihilo trois catégories, pourtant prévues par aucun texte :
- rouge : interdiction de pêcher depuis le 1 er novembre 2021, après une autorisation temporaire, sorte de « période de grâce » pendant laquelle les navires sans licence pouvaient continuer à opérer, initialement jusqu'au 30 avril, puis jusqu'au 31 octobre 2021 ;
- orange : autorisation temporaire de pêcher dans les eaux britanniques jusqu'au 31 janvier 2022 ;
-
vert
: autorisation définitive de
pêcher dans les eaux britanniques
- sous réserve de
respecter toute autre mesure de gestion et notamment toute mesure technique
décidée par le Royaume-Uni.
L'article 502 (FISH.10) de l'accord de commerce prévoit que « chaque Partie autorise les navires de l'autre Partie à pêcher dans ses eaux en fonction de l'ampleur et de la nature réelles de l'activité de pêche dont il peut être démontré qu'elle a été exercée au cours de la période débutant le 1 er février 2017 et se terminant le 31 janvier 2020 par des navires éligibles de l'autre Partie dans ses eaux et selon les dispositions du traité existantes au 31 janvier 2020 ». Dans la logique des droits historiques, l'éligibilité est définie par les antériorités de pêche, qui peuvent aussi être reconnues pour des « navires de remplacement », y compris, normalement, si leur capacité de pêche est supérieure. Toutefois, l'accord reste muet à ce sujet, laissant libre champ au différend.
Les tensions se sont notamment cristallisées autour d' interprétations divergentes sur les notions d'« antériorité de pêche » et de « navires de remplacement » . Les Britanniques justifient leur instruction très pointilleuse par la crainte d'un effet d'aubaine pour des pêcheurs qui n'opéraient pas dans les eaux britanniques auparavant et souhaiteraient obtenir des licences pour maintenir la valeur de leur navire. Ces démarches opportunistes ne sont pourtant absolument pas démontrées à ce stade par les autorités britanniques.
• Dans la zone des 6-12 milles britanniques, les difficultés se sont concentrées sur la définition des « navires de remplacement ». Sur les 74 licences demandées et toujours pas octroyées par les Britanniques, 15 sont des navires de remplacement. Les Britanniques ont imposé un principe de continuité de la propriété juridique des navires, qui ne résulte pourtant d'aucune disposition de l'accord, et ont joué sur le critère de la capacité motorisée, alors que la notion de « navire de remplacement » n'implique pas une capacité strictement identique. Cette tracasserie administrative délibérée est source d'insécurité juridique pour toute une filière, qui a été encouragée par la Commission et les États à procéder au renouvellement de la flotte les années précédentes. Elle lèse les entrepreneurs ayant procédé au renouvellement de leurs navires pour des sommes qui peuvent monter jusqu'à 800 000 € pour un navire de 12 mètres de long et freine les investissements nécessaires à la poursuite de la modernisation de la pêche maritime.
• Globalement, la notion même d' antériorité de pêche (entre 2012 et 2016 pour les 6-12 milles britanniques et entre 2017 et 2020 pour les eaux anglo-normandes) a été plus largement source du litige. Les autorités maritimes britanniques exigent des données de géolocalisation que certains navires ne sont pas en état de fournir , quand bien même des groupements qualité, dépositaires de certaines AOP, peuvent certifier qu'ils pêchent habituellement dans les eaux britanniques, et malgré les données de l'IFREMER, selon lequel 304 navires non géolocalisés ont déclaré pour l'année 2019 au moins un mois d'activité dans ces eaux, avec un taux de dépendance économique à ces eaux de l'ordre de 50 % en moyenne.
Le principal obstacle concerne les navires de moins de 12 mètres, c'est-à-dire les pêcheries artisanales de proximité, puisque le règlement n° 1224/2009 du 20 novembre 2009 12 ( * ) les dispense de l'obligation d'être équipés de balises VMS (« vessel monitoring system », un système de surveillance des navires par satellite transmettant les données de position à intervalles réguliers aux autorités) ou AIS (« automatic identification system », un système permettant de connaître la géolocalisation des navires par radio).
Or, la pêche française se distingue par son caractère encore largement artisanal, et donc par la prédominance de bateaux de moins de 12 mètres de long. C'est ce qui explique que les refus d'octroi de licences concernent quasi exclusivement des navires français.
Le tonnage relativement faible des navires français par rapport aux standards dans l'Atlantique et la mer du Nord est attesté par les données du registre européen des flottes 13 ( * ) tenu par la Commission européenne, faisant état de :
- 6 277 bateaux de pêche pour une capacité de 176 890 tonnes en France, soit 28 tonnes par bateau ;
- 722 bateaux de pêche pour une capacité de 100 164 tonnes aux Pays-Bas, soit 139 tonnes par bateau ;
- 68 bateaux de pêche pour une capacité de 14 128 tonnes en Espagne, soit 208 tonnes par bateau.
Démunis face aux exigences rétroactives de Londres et de Saint-Hélier, certains pêcheurs en ont été réduits à exhumer des relevés téléphoniques pour justifier de leur antériorité de pêche, élément de preuve par la suite rejeté par Jersey. Les demandes de licences ont exigé de la part des pêcheurs, des organisations professionnelles et des administrations u n travail d'inventaire et de documentation extrêmement contraignant . À titre d'exemple, pour les balises « AIS », les données étant archivées, les pêcheurs ont dû les racheter avec le soutien de l'administration aux entreprises prestataires des balises, pour un coût qui n'a pas été rendu public.
Plusieurs acteurs pourtant parties prenantes de la négociation, comme le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) ou la Commission européenne, ont par ailleurs regretté l'absence de méthodologie explicite des autorités britanniques et anglo-normandes. Ces règles, non formalisées, n'ont pu être appréhendées qu'en procédant par déduction a posteriori des réponses apportées par les Britanniques à tel ou tel cas.
Preuve de la légèreté avec laquelle les demandes de licences ont été traitées par les autorités britanniques, les algorithmes chargés d'instruire les demandes des pêcheurs auraient selon plusieurs témoignages conduit à accorder des licences à certains bateaux qui n'étaient même pas demandeurs .
* 12 https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:343:0001:0050:fr:PDF
* 13 https://webgate.ec.europa.eu/fleet-europa/stat_glimpse_en