C. LA POLITIQUE D'HÉBERGEMENT NE PEUT SE CONCEVOIR SANS UNE AMÉLIORATION DE L'INFORMATION SUR SON PUBLIC
Les associations font valoir que la connaissance des publics est largement déficiente .
1. La population sans abri est à la fois très visible et mal connue
Malgré la présence permanente d'une partie d'entre elles dans l'espace public, les personnes sans abri sont en fait très mal connues. Or la connaissance de leur nombre comme de leurs caractéristiques et de leurs besoins est essentielle pour définir et dimensionner la politique d'hébergement .
Sans domicile, sans abri et sans domicile fixe
Au sens de la statistique publique, les personnes sans domicile comprennent les personnes sans abri et les personnes hébergées.
Les personnes sans abri dorment à la rue ou dans un autre lieu non prévu pour l'habitation (jardin public, parking, terrain, voiture, tente, métro, gare, hall d'immeuble, etc.).
Les personnes hébergées logent dans un centre d'hébergement généraliste (places d'urgence, de stabilisation et d'insertion soit en centre collectif, soit en logement ordinaire dans un mode d'hébergement dit « éclaté »), dans une chambre d'hôtel financée dans le cadre de la politique d'hébergement ou en centre d'hébergement spécifique pour demandeurs d'asile dans le cadre du dispositif national d'accueil.
Source : INSEE 31 ( * )
Les deux sources d'information les plus souvent signalées par les associations et organismes auditionnés sont l'enquête « Sans domicile » de l'INSEE et les Nuits de la solidarité . Ces deux sources sont complémentaires.
a) Les Nuits de la solidarité apportent une information utile sur le nombre et la diversité des personnes à la rue dans une ville
Les Nuits de la solidarité consistent en un comptage fin des personnes à la rue au cours d'une nuit donnée, grâce à la mobilisation de nombreux bénévoles sur la totalité d'une ville, voire dans plusieurs métropoles à la fois 32 ( * ) . La première a eu lieu à Paris en février 2018, sur le modèle d'une opération similaire menée à New York. Un quadrillage systématique de la ville, au cours d'une seule soirée, permet d'éviter de compter deux fois des personnes qui se déplacent souvent.
Plusieurs personnes auditionnées ont souligné l'utilité des informations produites , pour les collectivités locales et les associations. À Paris, ces enquêtes ont révélé par exemple un nombre plus élevé que prévu de femmes parmi cette population, ce qui a poussé à élaborer des réponses spécifiques en termes d'hébergement.
L'appel aux bénévoles, indispensable pour disposer d'enquêteurs en nombre suffisant, présente également une vertu pédagogique car il aide une partie de la population à mieux appréhender la question du sans-abrisme.
Toutefois les Nuits de la solidarité présentent certaines limites . Le nombre de personnes rencontrées dépend du jour choisi dans l'année, qui détermine les capacités d'hébergement, voire des conditions météorologiques. En outre la méthodologie nécessite d'être approfondie et harmonisée d'une ville à l'autre, ce à quoi travaille la DIHAL en lien avec l'INSEE, et les résultats ne peuvent être extrapolés à l'ensemble du territoire national.
b) L'enquête « Sans domicile » de l'INSEE apporte une information indispensable sur les profils et les parcours des personnes
L'INSEE, souligne que le nombre des personnes à la rue n'est qu'un élément d'appréciation parmi d'autres, car les personnes à la rue, souvent difficiles à localiser, peuvent également se retrouver du jour au lendemain dans d'autres modes d'hébergement, pour revenir ensuite à la rue 33 ( * ) . L'institut statistique met donc l'accent sur la nécessité d'apporter un éclairage qualitatif sur les profils et les parcours des personnes.
C'est ce que fournit l'enquête « Sans domicile » de l'INSEE et de l'Institut national d'études démographiques (INED), menée à deux reprises en 2001 et en 2012.
Plus de 10 000 personnes sans domicile ont été interrogées au cours de l'édition 2012, au moyen d'une méthodologie rigoureuse, qui permettait d'apporter des informations nouvelles et susceptibles d'éclairer différentes politiques publiques au-delà de celle de l'hébergement : il en est ressorti par exemple que près de 25 % des sans domicile nés en France avaient été placés dans leur enfance en famille d'accueil ou en foyer, contre 2 à 3 % pour la population générale.
Or la situation et le nombre des personnes sans domicile ont considérablement évolué depuis 2012, avec la crise migratoire au milieu des années 2010, puis l'an dernier la crise sanitaire. La fondation Abbé-Pierre a fourni une estimation de 300 000 personnes sans domicile et la Dihal, dans les réponses à un questionnaire adressé par le rapporteur spécial, estime ce chiffre plausible : la saturation des dispositifs d'hébergement et l'accroissement important des besoins financés par le programme 177 vont dans le même sens.
De même les profils se sont diversifiés depuis l'enquête de 2012 : femmes seules, personnes en situation de prostitution, usagers de drogues, victimes de violences, mineurs non accompagnés...
La DIHAL fait valoir que l'aspect qualitatif de cette étude est plus important que les chiffres relatifs au nombre de personnes sans domicile qu'elle produit , car ceux-ci résultent d'une projection à partir d'un échantillon dont la représentativité statistique est limitée par le caractère très hétérogène de la population sans abri. Selon certains organismes auditionnés, l'enquête de l'INSEE ne donne pas des chiffres suffisamment précis sur le plan territorial pour permettre à elle seule un pilotage de la politique d'hébergement.
c) Les bases de données apportent des informations utiles, mais partielles
Certaines informations sont également apportées par le système national d'enregistrement des demandes de logement social (SNE), le système d'information de gestion du contingent préfectoral (SYPLO) et surtout le système d'information services intégrés de l'accueil et de l'orientation (SI-SIAO) qui gère le 115.
Cette dernière base de données, qui souffre de graves dysfonctionnements depuis le mois de septembre 2020 (voir infra ), ne peut en tout état de cause apporter qu'une information partielle sur les personnes à la rue . Il ressort en effet de l'étude nationale « Maraudes et Samu sociaux » sur le sans-abrisme, réalisée les 14 et 15 janvier 2020 (donc avant la crise sanitaire), que 76 % des personnes alors rencontrées n'avaient pas sollicité le 115 34 ( * ) . C'est le cas tout particulièrement des personnes âgées, ainsi que de celles qui sont sans hébergement depuis longtemps : certaines personnes à la rue semblent abandonner l'espoir de trouver un logement adapté à leur situation au bout d'un certain temps. Le manque de téléphone personnel pour certaines personnes sans-abri est probablement un facteur aggravant.
D'une manière générale, les systèmes d'information manquent de données sur les personnes qui ne recourent pas aux services d'aide sociale , d'où la nécessité d'aller sur le terrain, soit par des maraudes, soit par des enquêtes telles que les Nuits de la solidarité et l'enquête « Sans domicile ».
Il est donc important que , par-delà les résultats des Nuits de la Solidarité et les bases de données, l'État, les collectivités territoriales et les associations puissent s'appuyer sur une mise à jour des connaissances relatives aux personnes sans domicile et à leurs parcours.
C'est pourquoi le rapporteur spécial souligne la nécessité de procéder au plus vite à une nouvelle enquête « Sans domicile » de l'INSEE et de lui affecter les financements nécessaires 35 ( * ) . Cette enquête est désormais en préparation, mais elle ne donnera pas de résultats exploitables avant 2024 ou 2025.
2. Le public hébergé comprend une part croissante de personnes mineures et de ressortissants de pays extra-européens
Les personnes hébergées sont mieux connues, surtout lorsqu'elles sont hébergées dans des centres permanents.
La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), rattachée au ministère des solidarités et de la santé, mène depuis 1982 une enquête quadriennale qui constitue la principale source d'information sur les publics hébergés dans des centres d'hébergement pérennes . Elle ne concerne donc pas les personnes à la rue ou hébergées en hôtels ou dans des places temporaires. Elle a publié en mars 2021 des données sur la population hébergée début 2017 36 ( * ) .
Places d'hébergement
Les places d'hébergement peuvent être permanentes ou temporaires. Par ailleurs un établissement donné peut contenir à la fois des places d'urgence permanentes ou temporaires et des places non rattachées à l'hébergement d'urgence.
Les CHRS comprenaient ainsi à la fin 2016, parmi les places d'hébergement d'urgence non temporaires, 75 % de places d'insertion, 16 % de places d'hébergement pérennes et 7 % de places de stabilisation. Les autres centres d'accueil comprenaient 58 % de places d'hébergement, 13 % de places d'insertion, 16 % de places de stabilisation et 13 % de places d'une autre nature 37 ( * ) .
Les nuitées hôtelières correspondent à des places d'hébergement temporaires, ainsi que les places ouvertes dans le cadre des plans hivernaux. La distinction est toutefois de plus en plus difficile à justifier, dans la mesure où de nombreuses personnes restent hébergées en hôtel pendant des mois, voire des années, et où il est parfois nécessaire de pérenniser des places ouvertes pendant l'hiver, ce qui aboutit à une augmentation importante du parc d'hébergement.
Source : commission des finances, à partir des données de la DREES
Il en ressort à la fois une augmentation considérable du nombre des personnes hébergées et une modification de la composition de cette population :
- au début de 2017 , donc bien avant la crise sanitaire, 25 900 personnes étaient hébergées dans des places d'urgence permanentes, contre 9 000 seulement en 2009, soit une augmentation de 60 %. Ces personnes étaient hébergées en CHRS pour 7 800 d'entre elles et dans les autres centres d'accueil pour 18 100 ;
- la part des hommes seuls et sans enfant , quoiqu'en diminution, reste très importante (46 %, contre 10 % dans l'ensemble de la population). Toutefois la part des personnes mineures (29 %, généralement avec leur famille) et celle des adultes avec enfants ont augmenté tous deux de 8 points entre 2013 et 2017. La hausse de la part des adultes avec enfants est liée en partie à la hausse de 6 points de la part des ressortissants de pays hors de l'Union européenne, qui représentaient en 2017 les deux tiers des personnes hébergées ;
- 19 % des personnes hébergées sont des demandeurs d'asile et 3 % sont des réfugiés , qui devraient donc relever du dispositif national d'accueil des demandeurs d'asile et des réfugiés et non de l'hébergement d'urgence (notamment les centres d'accueil pour demandeurs d'asile ou CADA).
Effectifs des personnes hébergées en
places d'urgence permanentes,
selon l'âge et la
nationalité
(en nombre de personnes)
Source : commission des finances, à partir des données DREES, enquêtes auprès des établissements et services en faveur des adultes et familles en difficulté sociale (ES-DS)
L'ancienneté médiane avait plus que doublé entre 2013 et 2017, atteignant désormais quatre mois et demi, surtout pour les familles et pour les ressortissants de pays hors de l'Union européenne. Les cas d'hébergement en « urgence » très longs ne sont pas rares : 20 % des personnes hébergées s'y trouvaient depuis plus de 15 mois et 10 % depuis plus de deux ans. En outre ces durées sont mesurées « avec une place réservée », ce qui signifie qu'une même personne peut être restée plus longtemps en passant d'un hébergement à un autre.
* 31 Valérie Albouy, Stéphane Legleye, Thomas Lellouch, Connaître les personnes sans domicile est encore plus important que les dénombrer , blog de l'INSEE, 13 avril 2021.
* 32 Si la dernière Nuit de la solidarité a été menée sur la seule ville de Paris, ainsi que sur une partie du territoire de Saint-Denis, le 25 mars 2021, il est prévu de conduire cette opération simultanément dans plusieurs métropoles au mois de juin prochain.
* 33 INSEE, article de blog cité supra .
* 34 Les Nuits de la solidarité ont également permis de constater que près des deux tiers des personnes rencontrées à Paris disent n'avoir jamais recours au 115, et près d'un tiers l'appellent de temps en temps seulement (Agence parisienne d'urbanisme, Les personnes en situation de rue à Paris la nuit du 30-31 janvier 2020 , novembre 2020).
* 35 Selon la Dihal, le coût devrait être de 4 à 5 millions d'euros.
* 36 Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, Études et résultats, n° 1184 , mars 2021.
* 37 DREES, mars 2021.