L'ESSENTIEL
La commission des affaires économiques a adopté le rapport de Mme Férat et de M. Cabanel visant à mieux lutter contre le phénomène du suicide dans le monde agricole.
Ce travail sénatorial est le fruit de plus d'une année d'échanges avec des proches de victimes, des agriculteurs en difficultés et des acteurs du monde agricole. ll repose avant tout sur le point de vue des premiers concernés, c'est à-dire le témoignage et le ressenti des agriculteurs ou de leurs proches, recueillis lors de déplacements sur le terrain et lors d'une consultation en ligne anonyme organisée sur le site Internet du Sénat. Les rapporteurs ont également effectué un recensement exhaustif des initiatives locales dédiées à la lutte contre le suicide agricole sur tout le territoire, en ayant sollicité l'intégralité des services compétents des chambres d'agriculture et des préfectures.
Chaque récit a été précieux et a démontré que le tabou se brise enfin, notamment grâce à la multitude d'actions entreprises par les acteurs professionnels et la société civile. Force est toutefois de constater que l'État ne joue pas encore pleinement son rôle et doit désormais mettre en oeuvre une vraie politique publique en la matière.
I. IL N'EST PLUS POSSIBLE DE FERMER LES YEUX SUR LE PHÉNOMÈNE DU SUICIDE EN AGRICULTURE
A. UN PHÉNOMÈNE INCONTESTABLE, FAIBLEMENT DOCUMENTÉ
Au-delà de la connaissance personnelle, par les acteurs du monde agricole, d'agriculteurs ayant mis fin à leurs jours, la problématique du suicide en agriculture a fait l'objet d'études diverses et est devenue incontestable empiriquement.
Le phénomène de la surmortalité par suicide dans le monde agricole est ancien ; il est repéré statistiquement au moins depuis les années 1970. Si les études réalisées avant le XXI e siècle ne sont pas légions, l'une d'entre elles a toutefois prouvé qu'entre 1968 et 1999, les hommes agriculteurs présentaient un risque de décès par suicide 1,5 fois plus élevé, et les femmes agricultrices un risque 1,9 fois plus élevé.
La France n'est pas isolée : nombre de pays industrialisés y sont confrontés dans le monde, des études mentionnant une surmortalité des agriculteurs au suicide aux États-Unis, au Canada, en Australie, au Royaume-Uni, et particulièrement en Inde, qui est certainement le pays où ce phénomène est le plus marqué.
Depuis le début des années 2010, trois études ont cherché à quantifier précisément ce phénomène en France. Si leurs résultats divergent, en raison notamment de méthodologies différentes, elles confirment toutes cette surmortalité, sans exception.
Pour autant, ce phénomène ne fait pas l'objet d'un suivi statistique durable.
B. DES CAUSES MULTIFACTORIELLES DIFFICILES À HIÉRARCHISER, MALGRÉ L'OMNIPRÉSENCE DE LA QUESTION DU REVENU AGRICOLE ET DU SENTIMENT DE DÉNIGREMENT SOCIAL
Il n'y a pas de schéma mécanique et unique menant au suicide dans le monde agricole, dont il suffirait de démonter les rouages quasi-automatiques et standardisés pour le résoudre : c'est un assemblage souvent unique de facteurs collectifs et individuels qui aboutissent à de tels drames, le plus souvent déclenchés par un élément perturbateur : une mauvaise nouvelle personnelle, sur l'exploitation, dans la famille...
Parmi les facteurs les plus mentionnés dans les témoignages recueillis par le groupe de travail figurent la question économique et l'endettement, le sentiment de dénigrement, l'isolement, les relations familiales complexes dans le monde agricole en raison de l'héritage et du poids de la transmission, le modèle agricole lui-même poussant parfois à une course à l'agrandissement, un sentiment de perte de la liberté d'exploiter, la surcharge de travail et le manque de reconnaissance...
Toutefois, tout au long de leurs travaux, deux questions sont particulièrement revenues comme étant des préoccupations majeures du monde agricole : la faiblesse du revenu agricole et le sentiment de dénigrement dû à un agribashing lancinant.
Concernant le revenu agricole, il est incompréhensible que des agriculteurs travaillent toute une journée pour perdre de l'argent. L'insuffisance de prix rémunérateurs, la hausse continue des charges, la baisse des aides de la politique agricole commune (PAC), la prolifération et l'instabilité des normes, la course à l'endettement pour s'en sortir... tous ces facteurs exposent beaucoup d'agriculteurs à un revenu insuffisant au regard du volume horaire du travail accompli.
Quant au sentiment de dénigrement, déjà alimenté par un sentiment d'insécurité élevé compte tenu des nombreuses infractions constatées à l'encontre d'exploitants agricoles, les rapporteurs ont constaté qu'à l'agribashing de surface, alimenté par des actions médiatiques comme l'inscription de tags sur les murs des exploitations ou l'intrusion dans des élevages dont sont victimes les agriculteurs, s'ajoute un agribashing tout à la fois plus profond et plus diffus, à la fois avec les voisins, les néo-ruraux, mais également avec la société en général. Selon une enquête de l'observatoire Amarok, 40 % des agriculteurs ont vécu au moins une situation de harcèlement lors du dernier mois.
L'agribashing n'est pas qu'un mot médiatique dénué de sens : il est très profondément ressenti comme une injustice criante par tout un monde agricole ne comprenant pas les accusations dont il fait l'objet par une frange de la population de plus en plus active. Il vient, de surcroît, aggraver un sentiment d'abandon déjà fortement présent dans l'esprit du monde paysan, confronté à des difficultés économiques croissantes et en quête d'une reconnaissance sociale pourtant méritée. C'est, en tout état de cause, une variable à prendre en compte aujourd'hui lorsqu'on appréhende le sujet de la détresse de certains agriculteurs.
L'absence de rémunération comme l'agribashing sont perçus par les agriculteurs comme un abandon de la société, créant un décalage criant entre la vocation de l'agriculteur, celui de nourrir la population, et sa juste reconnaissance.
II. UNE MOBILISATION DES ÉNERGIES DE LA SOCIÉTÉ CIVILE ET AGRICOLE, AUJOURD'HUI INSUFISAMMENT SUIVIE PAR LES POUVOIRS PUBLICS
A. UNE MOBILISATION DES PROFESSIONNELS ET DE LA SOCIÉTÉ CIVILE POUR LEVER DES VERROUS ENCORE TRÈS PRÉSENTS
Dans le monde agricole, la question du suicide a longtemps fait l'objet d'une omerta . Bien que le phénomène soit ancien et incontestable, l'aborder de front pour tenter de l'expliquer, d'en identifier les racines profondes et de mieux repérer les éléments déclencheurs s'est longtemps exposé à heurter un mur du silence solidement enraciné dans un état d'esprit paysan relevant du secret. Dans ce monde de « taiseux », où la fierté paysanne est une valeur quasi sacrée, parler de ses difficultés ou de celles de ses proches n'est pas une tendance naturelle.
Toutefois, face à l'ampleur du phénomène, la mobilisation de la société civile, au travers d'associations comme Solidarité paysans ou d'initiatives individuelles, et, progressivement, des professionnels du monde agricole (MSA, chambres d'agriculture, organisations professionnelles...), a favorisé une prise de conscience discrète. Ces derniers mois, plusieurs oeuvres artistiques ont permis de populariser le sujet au point de lui donner, enfin, sa juste place dans le débat public .
Le tabou n'a pas encore disparu mais les rapporteurs ont acquis la conviction qu'il se brise. Des journées sont organisées sur le sujet, les initiatives locales se multiplient, les proches des victimes acceptent d'en parler et, par leur courage, permettent de lever le voile sur cette question difficile. Leur détermination a grandement permis d'avancer.
B. DES OUTILS PEU CONNUS, INADAPTÉS OU SUSCITANT, POUR CERTAINS, UNE RELATIVE DÉFIANCE DE LA PART DES EXPLOITANTS ET DES SALARIÉS AGRICOLES
1. Agri'écoute : un outil à perfectionner pour renforcer l'alerte
Un numéro téléphonique unique, Agri'écoute, a été mis en place en octobre 2014 par la MSA, le 09 69 39 29 19, normalement accessible à tout moment de la semaine, jour comme nuit. Un agriculteur en situation de difficultés, notamment en dépression, peut appeler ce numéro pour parler avec un tiers formé à ce type de dialogue. En fonction de sa situation, peuvent lui être proposés des entretiens de suivi, ou une orientation vers un professionnel de santé. Cette initiative est relativement bien connue du monde agricole, puisque près de 4 000 appels ont été passés en 2020.
Pour autant, le temps d'attente est parfois trop long, alors même que le nombre d'appels par jour n'est pas élevé (une dizaine). L'écoutant d'Agri'écoute n'a par ailleurs pas le droit de relayer le témoignage d'alerte lorsqu'il émane d'un tiers, quand bien même la situation est grave. En outre, un nombre significatif d'appels concernant des troubles psychologiques ne débouchent ni sur un entretien de suivi ni sur une proposition d'orientation vers un professionnel de santé.
2. Des cellules d'alerte qui devraient être mieux structurées, et s'appuyer plus largement sur des sentinelles formées
Aujourd'hui, deux types de cellules existent par département pour identifier et proposer un accompagnement aux agriculteurs en difficultés : la cellule pluridisciplinaire de la MSA et la cellule d'accompagnement sous l'égide du préfet.
La cellule pluridisciplinaire de la MSA regroupe plusieurs acteurs dans l'objectif de détecter et de recevoir les signalements d'agriculteurs en difficultés, d'analyser la situation de l'assuré concerné et de l'accompagner ou de l'orienter : en particulier, le(s) médecin(s) du travail, médecin(s) conseil, travailleurs sociaux de la caisse et professionnels de l'action sanitaire et sociale et de la santé-sécurité au travail, sont systématiquement intégrés à ces cellules.
Le fonctionnement de ces cellules repose sur les signalements effectués par les travailleurs sociaux de la MSA et par les « sentinelles », réseau d'acteurs du monde agricole au contact des exploitants (chambres d'agriculture, services vétérinaires, coopératives, contrôleurs laitiers, centres de gestion, etc.) et formés à détecter les situations de forte détresse pour alerter, après accord de l'agriculteur, la cellule de prévention.
Une fois signalées, les situations de détresse peuvent faire l'objet d'une écoute, d'un accompagnement et d'un suivi par la cellule de la MSA, qui peut durer officiellement plusieurs mois. L'agriculteur est parfois orienté vers des spécialistes, comme un centre médico-psychologique, un médecin traitant ou, le cas échéant, un psychiatre.
Pour la cellule d'accompagnement , composée avant tout d'acteurs économiques de l'écosystème agricole, après que le cas d'un agriculteur en difficultés a été signalé auprès de la cellule par téléphone ou courriel, la cellule analyse la situation financière, économique et sociale de l'exploitant sur la base des informations qui lui ont été transmises et désigne parmi ses membres un interlocuteur à même d'établir un contact avec l'agriculteur. Ensuite, si l'agriculteur donne son accord, le référent réunit la cellule d'accompagnement afin d'étudier plus en détails sa situation et d'orienter l'agriculteur vers le ou les dispositifs qui lui semblent les plus appropriés (audit d'exploitation, aide à la relance des exploitations agricoles (AREA, ex-Agri'diff), ouverture d'une procédure collective, aide à la reconversion professionnelle, etc.). L'agriculteur peut également saisir de lui-même la cellule, en appelant un numéro (ou en envoyant un courriel) renvoyant à un interlocuteur indépendant de la sphère syndicale agricole, qui complète une fiche de notification transmise à ladite cellule.
Toutefois, une meilleure connaissance des travaux de ces cellules est souhaitable, d'autant que des réunions plus régulières permettraient d'y élaborer une véritable stratégie de détection et de proposition précoce d'accompagnement. Une coordination des travaux entre ces deux cellules est à parfaire.
Surtout, le réseau des sentinelles, signalant les cas de détresse des agriculteurs, mériterait d'être étoffé et d'être professionnalisé, en proposant aux personnes concernées des formations adéquates : trop souvent, elles se sentent démunies face à des situations difficiles.
3. Des aides économiques inadaptées à la réalité du terrain et à renforcer
La profusion des aides économiques aux exploitations en difficulté a abouti à une illisibilité des dispositifs et à leur éloignement progressif des besoins des exploitants agricoles. Bien souvent, ces aides sont peu mobilisables par des exploitants en difficultés et ne sont donc pas du tout opérationnelles.
Une aide à la relance des exploitations agricoles (AREA) permet, en théorie, de financer un audit de l'exploitation et de proposer un plan de relance, avec une aide de l'État. Mais les conditions d'éligibilité excluent de facto de trop nombreux agriculteurs, et en font une aide intervenant trop tardivement. Par exemple, l'aide ne peut être déclenchée qu'en cas de très grandes difficultés, lorsque l'exploitation n'est déjà plus viable... alors même que les exploitations non-viables n'y sont pas éligibles ! La procédure vire donc au casse-tête pour les exploitants agricoles et les services préfectoraux, et il en résulte logiquement une sous-utilisation de l'aide.
De même, la MSA a le pouvoir de revoir les échéances de paiement des cotisations des exploitants en difficultés, mais uniquement sur une période de trois ans, cette durée ne répondant pas aux besoins.
Les exploitants agricoles peuvent également bénéficier d'un crédit d'impôt permettant de favoriser les remplacements dans les exploitations, afin de se dégager du temps pour souffler. Toutefois, pour les agriculteurs rencontrant des problèmes de santé par exemple, le reste à charge est encore trop important.
Il en va de même en cas d'épuisement professionnel, l'aide au répit proposée par la MSA en cas de burn-out constaté d'un exploitant agricole étant limitée à une période de 10 jours, alors que ces situations durent en général bien plus longtemps.
III. L'ÉTAT DOIT ENFIN METTRE EN PLACE UNE POLITIQUE PUBLIQUE POUR RÉPONDRE AUX SITUATIONS DE DÉTRESSE DANS LE MONDE AGRICOLE
Pour l'ensemble de la commission des affaires économiques, il est désormais urgent que les pouvoirs publics osent se saisir de cette question du suicide en agriculture . Cette formidable mobilisation des énergies locales, rencontrées partout en France, doit se poursuivre . Il revient désormais à l'État de jouer son rôle .
C'est dans cette perspective que les rapporteurs ont proposé 63 recommandations opérationnelles pour mettre en oeuvre un plan d'action ambitieux pour endiguer le phénomène suicidaire en agriculture .
Ce suicide des agriculteurs est la face la plus terrible d'un problème plus global de déconnexion entre les agriculteurs et les citoyens, eux-mêmes atteints d'une certaine schizophrénie lorsqu'ils enfilent leur casquette de consommateurs.
Un véritable travail de communication est à faire pour recréer le lien entre l'urbain et le rural, le citoyen et l'agriculteur, le travailleur de la terre et le jardinier du dimanche, l'entrepreneur du vivant et l'admirateur de la diversité animale.
En parallèle, pour mieux appréhender le sujet du suicide en agriculture, il importe de disposer de chiffres actualisés chaque année sur le phénomène.