B. DES DÉFAUTS DANS LE RECRUTEMENT QUI PÈSENT SUR LE RENOUVELLEMENT DU VIVIER

1. Une profession insuffisamment structurée

Les experts ne forment pas un corps de métier uniforme et homogène . Ils rassemblent des professionnels de la psychiatrie légale et de la psychologie légale, qui peuvent alternativement exercer en établissement public de santé et intervenir comme collaborateurs occasionnels du service public (COSP) de la justice, ou comme professionnels libéraux
- avec de fortes différences de pratique. Ainsi, d'après le docteur Roland Coutanceau, président délégué du syndicat national des experts psychiatres et psychologues (SNEPP), 60 % des experts psychologues sont libéraux, alors que 70 % des experts psychiatres sont des praticiens hospitaliers.

Concernant les experts psychiatres, cette prépondérance du secteur hospitalier public vient, selon le professeur Daniel Zagury, de ce que « les hospitaliers ont toujours perçu le champ de l'expertise pénale comme une extension de leur engagement de service public » 15 ( * ) . En conséquence, la question de la compatibilité de leur activité hospitalière avec leur engagement dans l'expertise pénale a été tranchée par un décret du 26 juillet 2005, codifiant un article R. 6152-30 au code de la santé publique (CSP), qui prévoit que « les praticiens hospitaliers peuvent, après accord du directeur de l'établissement de santé, consacrer deux demi-journées par semaine à des activités intérieures ou extérieures à leur établissement d'affectation ».

Les rapporteurs, favorables à ce que l'expertise demeure proche d'une pratique clinique, saluent l'équilibre atteint par ce décret, qui permet à tout psychiatre hospitalier de consacrer jusqu'à une journée par semaine à des missions d'expertise.

Par ailleurs, la représentation des intérêts des experts est singulièrement éclatée . Historiquement, chaque cour d'appel abrite en son ressort une compagnie d'experts , structure associative chargée de regrouper l'ensemble des experts de toutes disciplines inscrits sur ses listes et d'assurer leur formation, forcément distincte de celle que les experts ont reçue en-dehors de leur pratique expertale, ainsi que la cohésion de leurs membres. L'affiliation de chaque expert à une compagnie est obligatoire .

Ces compagnies d'experts peuvent, pour leur part, adhérer au conseil national des compagnies d'experts judiciaires (CNCEJ), association reconnue d'utilité publique qui a pour vocation de représenter au niveau national l'ensemble du corps expertal et d'être l'interlocuteur privilégié du ministère de la justice à cet égard.

Au sein du CNCEJ, s'organisent également des compagnies nationales disciplinaires , qui regroupent les experts d'une même spécialité préalablement inscrits dans une compagnie d'experts : c'est notamment le cas de la compagnie nationale d'experts psychiatres près les cours d'appel (CNEPCA) et de la compagnie nationale des experts psychologues (CNEPSY).

Les mutations progressives du travail expertal ont toutefois incité les professionnels de l'expertise à porter leur parole en dehors du strict cadre de la compagnie d'experts et à privilégier les organisations syndicales nationales de leur profession, qui se sont peu à peu dotées de commissions spécifiques dédiées à la problématique de l'expertise . Par ailleurs, la loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles 16 ( * ) , qui a profondément modifié la place de l'expertise - notamment post-sentencielle - dans l'exercice de la fonction judiciaire a confirmé pour de nombreux experts psychiatres la nécessité de les doter d'un statut propre et de reconnaître leur spécificité au sein des experts judiciaires : c'est ainsi qu'est née l' association nationale des psychiatres experts judiciaires (ANPEJ).

Ces interrogations relatives à la spécificité du statut de l'expert n'ayant toujours pas trouvé de réponse stabilisée, le syndicat national des experts psychiatres et psychologues (SNEPP), fondé en 2018, promeut la défense des intérêts communs entre les deux professions.

De l'avis des rapporteurs, cette représentation éclatée des intérêts des experts psychiatres et psychologues, cumulée à la diminution de leurs effectifs, explique en grande partie l'érosion progressive de leur situation. Selon l'union nationale des familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam), elle est la véritable cause des maux de l'expertise, qui ne résident pas, comme on le déplore souvent, dans une pénurie de professionnels mais dans un défaut patent d'organisation .

2. Un défaut important d'attractivité en raison d'un manque de formation et de collégialité

De l'avis de nombreuses personnes auditionnées, la diminution du nombre d'experts inscrits sur les listes s'explique par un niveau de formation de moins en moins adapté aux exigences de l'exercice .

Les rapporteurs ont en effet relevé une forme de hiatus entre le CNCEJ, responsable de la formation professionnelle des experts, qui considère que cette dernière repose surtout sur la « rencontre avec des professionnels du monde judiciaire », et les professionnels et instances représentatives auditionnés, qui expriment une véritable demande de formation initiale, intégrée au parcours universitaire des professionnels .

Cette formation initiale comprendrait un socle de connaissances communes utiles à l'ensemble des thérapeutes et professionnels de santé intervenant en appui au service public de la justice ou à l'administration pénitentiaire, susceptibles d'exercer les fonctions d'expert présentenciel, d'expert post-sentenciel ou de médecin coordonnateur dans le cadre d'un suivi socio-judiciaire à l'issue de la peine carcérale. Outre la maîtrise de son propre champ disciplinaire, le professionnel requiert un savoir juridique général et spécialisé sur la procédure judiciaire, des connaissances en criminologie , la maîtrise du cadre des soins pénalement ordonnés , une connaissance du milieu pénitentiaire , enfin une sensibilisation aux nouveaux moyens de mesure du risque de récidive (notamment les méthodes actuarielles).

Les spécialistes ont indiqué au cours des auditions que le périmètre de cette formation appelait la mise en place d'une option de psychiatrie ou de psychologie légale intégrée à la maquette du troisième cycle d'études médicales spécialisées en psychiatrie ou du master 2 de psychologie, qui n'a cependant jamais été retenue par le ministère de l'enseignement supérieur, ce dernier estimant cette formation suffisamment assurée par les diplômes universitaires dispensés dans le ressort des université.

Or ces formations spécifiques, laissées à la discrétion des équipes pédagogiques de chaque université, semblent d'un contenu et d'une qualité fort variables, qui privent la formation des experts de l'homogénéité requise . C'est pourquoi vos rapporteurs estiment indispensable d'intégrer, dans le cadre d'un diplôme national, une formation spécifique à la psychiatrie ou à la psychologie légale dans la maquette universitaire des futurs professionnels.

Proposition n° 2 : mettre en place, au niveau national, une option de psychiatrie ou de psychologie légale intégrée à la maquette du troisième cycle d'études médicales spécialisées en psychiatrie ou du master 2 de psychologie.

Au-delà du renforcement de leur formation théorique, les experts - à l'instar d'ailleurs de l'ensemble des professionnels du soin - expriment une demande croissante de collégialité de leur pratique, surtout à ses débuts . Ainsi, l'initiation et la formation à l'expertise pourraient s'appuyer sur un statut d'expert junior ou auditeur d'expertise afin que les futurs experts bénéficient d'une forme de tutorat .

La désignation de deux experts (un junior et un senior) pourrait être systématique en matière criminelle et permettrait à des experts débutants de ne pas être isolés ; cette dynamique vertueuse soutiendrait la formation des experts et contribuerait sans doute à l'enrayement du mouvement de désaffection constaté. Le principe est aujourd'hui celui de la désignation d'un expert unique, sauf en cas de contre-expertise pour lesquelles un collège de trois experts est nommé. Il apparaît cependant que même dans ces cas la collégialité n'est pas toujours effective et que le débat entre experts se fait souvent par l'intermédiaire d'écrits.

Proposition n° 3 : favoriser, à chaque fois qu'un expert récemment diplômé est sollicité par une juridiction, son accompagnement dans la mission d'expertise par un expert plus expérimenté.

3. La possibilité d'un biais de sélection par le juge commettant

Le statut des experts en matière pénale est régi par la loi du 29 juin 1971 17 ( * ) , qui définit les modalités de leur désignation par les magistrats. Ce texte, profondément modifié par la loi du 11 février 2004 18 ( * ) , fixe également les conditions d'inscription sur les listes tenues par les cours d'appel et, au niveau national, par la Cour de cassation.

L'inscription initiale en qualité d'expert sur une liste dressée par la cour d'appel est faite, dans une spécialité particulière, à titre probatoire pour une durée de trois ans . À l'issue de cette période probatoire et sur présentation d'une nouvelle candidature, l'expert peut être réinscrit pour une durée de cinq années , après avis motivé d'une commission associant des représentants des juridictions et des experts. À cette fin sont évaluées l'expérience de l'intéressé et la connaissance qu'il a acquise des principes directeurs du procès et des règles de procédure applicables aux mesures d'instruction confiées à un technicien.

Lors de leur inscription initiale sur une liste dressée par une cour d'appel, les experts, comme auxiliaires de justice, prêtent serment , devant la cour d'appel du lieu où ils demeurent, d'accomplir leur mission, de faire leur rapport et de donner leur avis en leur honneur et conscience.

Aux termes de l'article 2 de la loi du 29 juin 1971 précitée, l'inscription d'un expert sur une de ces listes ne peut intervenir qu'à l'issue d'un examen par une commission associant des représentants des juridictions et des experts .

Composition de la commission d'examen des candidatures d'experts judiciaires

- un magistrat du siège de la cour d'appel désigné par le premier président, président de la commission ;

- un magistrat du parquet général désigné par le procureur général, rapporteur de la commission ;

- six magistrats du siège des tribunaux judiciaires du ressort de la cour d'appel désignés par le premier président au vu des propositions des présidents de ces tribunaux. En outre, le président peut désigner, à la demande du rapporteur, un magistrat du siège d'un tribunal judiciaire non représenté ;

- deux magistrats des parquets des tribunaux judiciaires du ressort de la cour d'appel désignés par le procureur général au vu des propositions des procureurs de la République près ces tribunaux ;

- un membre des juridictions commerciales du ressort de la cour d'appel désigné par le premier président au vu des propositions des présidents de ces juridictions ;

- un membre des conseils de prud'hommes du ressort de la cour d'appel désigné par le premier président au vu des propositions des présidents de ces juridictions ;

- cinq experts inscrits sur la liste dans des branches différentes de la nomenclature depuis au moins cinq ans et désignés conjointement par le premier président et le procureur général après avis des compagnies d'experts judiciaires ou d'union de compagnies d'experts judiciaires ou, le cas échéant, de tout organisme représentatif.

Source : décret n°2004-1463 du 23 décembre 2004 relatif aux experts judiciaires, article 12

Auditionné par les rapporteurs, le professeur Jean-Pierre Olié, ancien expert près les cours d'appel de Versailles et de Paris puis expert agréé par la Cour de cassation, s'est montré très critique à l'égard de ce mode de sélection . Dans un premier temps, il regrette que la commission chargée de l'inscription des futurs experts sur les listes agréées ne comprenne aucun professionnel non-expert , dont la pratique strictement clinique pourrait utilement éclairer les magistrats.

Proposition n° 4 : intégrer un professionnel non-expert dans la commission chargée d'émettre un avis sur l'admission d'un candidat à la qualité d'expert.

Son principal reproche, qu'il n'est pas seul à adresser, concerne le possible biais de sélection de l'expert par le magistrat qui, contraint de désigner parmi les inscrits de la liste de la cour d'appel, finit par devenir familier de la pratique de chacun . En découlerait une forme de sélection, qui pousserait les magistrats « à nommer des experts qui répondent aux questions dans un sens qui leur convient et les experts pourraient se conformer aux désirs du magistrat » 19 ( * ) .

Le magistrat demeurant seul responsable de l'appréciation des faits 20 ( * ) et n'étant pas tenu par l'avis de l'expert, il peut paraître naturel qu'il préfère recourir aux experts dont il partage les orientations, spécialement en matière de responsabilité pénale. Les divergences d'appréciation entre praticiens voire entre « écoles » en matière de psychiatrie pénale sont bien connues des magistrats, certains experts considérant que le discernement n'est jamais totalement aboli et que la peine est nécessaire au travail thérapeutique, alors que d'autres tiennent des positions tendant d'abord à éviter la prison à une personne qui a pu connaître un épisode psychiatrique. Le choix de l'expert opéré par le magistrat est non seulement la conséquence d'habitudes de travail prises avec un nombre réduit de personnes, mais également le fruit de l'orientation du magistrat lui-même, qui est un élément constitutif du processus judiciaire. Du point de vue des experts non retenus ou critiques des décisions prises, elle peut cependant paraître comme une remise en cause de l'intégrité scientifique de l'expertise. Particulièrement complexe en matière de psychiatrie et de psychologie, cette intégrité renvoie à la déontologie de l'expert.

Or le risque déontologique pouvant aboutir à une désignation biaisée de l'expert a été amplement argumenté par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale consécutive à l'affaire d'Outreau, qui a notamment dénoncé la nomination par le juge d'instruction d'experts présentant des liens d'intérêt et ayant une connaissance préalable des victimes présumées et des personnes mises en examen 21 ( * ) . Il semble que, depuis, fort peu de dispositions aient été prises pour s'assurer de la parfaite neutralité de l'expert au moment de sa désignation .

En effet, la désignation de l'expert par le juge d'instruction relève d'une compétence purement discrétionnaire. L'article 161-1 du code de procédure pénale ne prévoit pour les parties que la possibilité de demander l'adjonction d'autres experts à celui désigné, mais pas de contester devant le juge d'instruction la neutralité de ce dernier . Cette neutralité devrait s'apprécier par rapport aux divers liens d'intérêts de l'expert, qui ne font l'objet à ce jour que d'une seule disposition réglementaire : l'article D. 38 du code de procédure pénale, selon lequel l'expert, membre d'une association susceptible de se constituer partie civile à l'instance à laquelle l'expert est associé, doit en informer le juge d'instruction.

Sollicité sur cette question, le ministère de la justice a fait savoir aux rapporteurs qu'un « groupe de travail installé depuis bientôt deux ans et réunissant les compagnies d'experts, la Cour de cassation, la direction des affaires civiles et du sceau et la direction des services judiciaires a permis d'aborder cette thématique. Les membres de ce groupe de travail se rejoignent sur la proposition tenant à faire obligation à l'expert de régulariser une déclaration d'intérêts à l'occasion de son inscription sur une liste, ensuite mise à jour annuellement » 22 ( * ) .

Il conviendrait donc d'étayer la loi du 29 juin 1971 et le décret du 23 décembre 2004 en prévoyant une obligation déclarative pour tout expert psychiatre ou psychologue de ses liens d'intérêts (participations, activités associatives...), dont la consultation serait ouverte aux conseils des parties à l'instruction au moment de sa désignation. Un intérêt susceptible de biaiser la neutralité de l'expert pourrait alors motiver une demande auprès du juge d'instruction, pour laquelle ce dernier rendrait une ordonnance motivée, susceptible d'appel.

Proposition n° 5 : prévoir pour tout expert psychiatre ou psychologue inscrit sur les listes agréées une obligation déclarative de ses liens d'intérêts, laquelle pourra être consultée par les conseils des parties au moment de la désignation de l'expert.


* 15 D. ZAGURY, « L'expertise psychiatrique pénale : une honte française », Gazette du Palais , n° 19, mai 2016.

* 16 Loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs.

* 17 Loi n° 71-498 du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires.

* 18 Loi n° 2004-130 du 11 février 2004 réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques, des experts judiciaires, des conseils en propriété industrielle et des experts en ventes aux enchères publiques, précitée.

* 19 M. DAVID, L'expertise psychiatrique pénale , Paris, L'Harmattan, 2006.

* 20 Lors de son examen en 2004 du projet de réforme de la loi de 1971, la commission des lois du Sénat avait noté que l'augmentation du niveau d'exigence pour l'inscription sur les listes d'experts paraissait peu cohérent avec la possibilité pour le juge de choisir toute personne de son choix pour réaliser une expertise. Considérant toutefois que les listes sont établies pour permettre au juge de disposer du meilleur niveau de compétence mais que l'appréciation des faits lui appartient elle avait jugé inopportun d'obliger les juges à choisir uniquement parmi les experts figurant sur les listes et préféré que le choix hors liste soit systématiquement motivée y compris pour les affaires civiles (rapport n° 226 (2002-2003) de M. J.-R. LECERF, fait au nom de la commission des lois, déposé le 27 mars 2003). Cette obligation a finalement été introduite à l'article 265 du code de procédure civile par le décret n° 2012-1451 du 24 décembre 2012 relatif à l'expertise et à l'instruction des affaires devant les juridictions judiciaires.

* 21 Rapport de M. Ph. HOUILLON fait au nom de la commission d'enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement, 6 juin 2006, p. 176.

* 22 Réponse du ministère de la justice au questionnaire des rapporteurs.

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