N° 649

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 juillet 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur l' agriculture et la politique de concurrence ,

Par M. Jean BIZET,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Philippe Bonnecarrère, André Gattolin, Didier Marie, Mme Colette Mélot, MM. Cyril Pellevat, André Reichardt, Simon Sutour, Mme Véronique Guillotin, MM. Pierre Ouzoulias, Jean-François Rapin , vice-présidents ; M. Benoît Huré, Mme Gisèle Jourda, MM. Pierre Médevielle, René Danesi , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jacques Bigot, Yannick Botrel, Pierre Cuypers, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Laurence Harribey, MM. Claude Haut, Olivier Henno, Mmes Sophie Joissains, Mireille Jouve, Claudine Kauffmann, MM. Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, Pierre Laurent, Jean-Yves Leconte, Jean-Pierre Leleux, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Franck Menonville, Jean-Jacques Panunzi, Michel Raison, Claude Raynal, Mme Sylvie Robert .

L'ESSENTIEL

L'agriculture est une activité économique différente des autres : elle produit des biens certes marchands mais d'importance vitale. C'est pourquoi le marché agricole mérite une régulation spécifique appropriée, y compris dans le cadre du marché unique européen, pour garantir un revenu convenable aux producteurs et assurer ainsi l'autonomie alimentaire de l'Europe.

Tel n'est pourtant pas le cas, car, contrairement aux États-Unis, le primat donné au droit de la concurrence l'emporte très nettement sur les objectifs de la Politique agricole commune (PAC).

Depuis de nombreuses années, la commission des affaires européennes du Sénat s'intéresse à cette question : elle en a traité dans trois rapports d'information depuis 2012. Elle est amenée aujourd'hui à y revenir, non seulement en raison de l'actualité de la crise économique et de la réforme à l'étude de la future PAC 2021/2027, mais également des difficultés structurelles spécifiques de la filière viande bovine française.

L'histoire des rapports entre la PAC et la politique de la concurrence est celle d'un compromis déséquilibré à la complexité byzantine.

Le principe de primauté de la Politique agricole commune sur les règles de concurrence figurait, dès l'origine, dans le traité de Rome de 1957. L'actuel traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) n'est pas formellement revenu sur ce principe : aujourd'hui encore, les dispositions de son article 42 prévoient que les règles de concurrence ne sont applicables à la production et à la commercialisation des produits agricoles que « dans la mesure déterminée par le Parlement et le Conseil (...) compte tenu des objectifs » de la PAC.

Néanmoins, cette « exception agricole » a pour une bonne part et très rapidement été vidée de sa substance. En effet, lorsque le Conseil a utilisé, pour la première fois, le pouvoir qui lui est attribué, en adoptant le règlement (CE) 26/62 du Conseil du 4 avril 1962, il a renversé le schéma initial, en faisant valoir l'applicabilité de principe des règles de concurrence. Par là même, la législation agricole européenne a progressivement introduit, jusqu'au règlement (UE) 1308/2013 du 17 décembre 2013 dit « OCM » et portant Organisation commune des marchés agricoles, des dispositions contredisant l'esprit initial des traités, affaiblissant le rôle dévolu aux coopératives et organisations de producteurs et interdisant d'agir sur les prix de façon concertée.

La Commission européenne, aiguillonnée en cela par sa puissante direction générale de la concurrence, interprète systématiquement la réglementation de la PAC sous le prisme de la concurrence. Ce parti-pris n'évolue que lentement, au regard de l'ampleur des difficultés rencontrées par nos agriculteurs, et au prix d'une très grande réticence. Ce fut néanmoins le cas à quatre reprises au cours des dernières années, qui marquèrent autant de coups de butoir successifs :

- le rapport du groupe de travail sur les marchés agricoles en date du 14 novembre 2016, présidé par l'ancien ministre néerlandais de l'Agriculture M. Cees Veerman ;

- l'arrêt Endives de la Cour de justice de l'Union européenne (grande chambre) du 14 novembre 2017 ;

- le règlement (UE) 2017/2393 dit « OMNIBUS » du 13 décembre 2017, modifiant en particulier sur plusieurs points les dispositions du règlement «  OCM » 1308/2013 ;

- la directive (UE) 2019/633 sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d'approvisionnement agricole et alimentaire.

En dépit de ces améliorations récentes, l'économie générale du règlement « OCM »1308/2013, « clé de voûte » de la mise en oeuvre des traités pour la PAC, demeure restrictive et asymétrique et ne protège pas suffisamment nos agriculteurs, d'autant plus que le « tabou des prix » n'a toujours pas été surmonté.

Or dans l'Union européenne existe un fort déséquilibre structurel au sein de la chaîne alimentaire. Dans notre pays particulièrement, la concentration de la demande sur la base de seulement quatre centrales d'achat aboutit à un oligopole disposant d'une puissance de négociation et d'achat incomparable, face à un secteur agricole atomisé, dont l'offre est fort peu concentrée et les filières insuffisamment structurées. Quant à l'industrie de transformation, si elle apparaît dépendante de la grande distribution, elle se trouve elle aussi en situation de force face aux producteurs agricoles. Plus précisément, la puissance d'achat et de pression sur les prix initiée par la distribution se répercute sur l'industrie, qui exerce à son tour une pression sur les prix et les conditions commerciales consenties aux producteurs agricoles. Dès lors, les agriculteurs français en sont généralement réduits à être des « preneurs de prix » (« price takers » en langue anglaise), faute de disposer d'une capacité de négociation permettant de rééquilibrer la relation commerciale.

La situation sinistrée de la filière viande bovine française représente, à elle seule, une illustration de l'impérieuse nécessité de sortir du statu quo en matière d'application des règles de concurrence à l'agriculture.

Certes, le déclin dans notre pays de ce secteur économique, véritable talon d'Achille de l'agriculture française, ne s'explique pas principalement par ce seul facteur. Pour autant, ce verrou réglementaire, conjugué à l'interprétation restrictive qui en est faite, représente un obstacle de taille à toute perspective de redressement.

Plus précisément, les difficultés de la filière viande bovine française tiennent à la fois:

- au décalage persistant entre l'offre et la demande de viande de boeuf sur le marché français, caractérisé par la production d'animaux trop lourds et insuffisamment valorisables, tandis que les consommateurs privilégient massivement des produits aussi simples que le steak haché ;

- au long attentisme de l'interprofession ;

- au statu quo du modèle économique des principaux acteurs économiques, aggravé par la domination d'un seul groupe dans l'industrie de l'abattage et de la transformation, ainsi que par la concentration des centrales d'achat de la grande distribution ;

- à l'absence de stratégie de développement pérenne à l'exportation ;

- mais également à la tendance naturelle à l'individualisme de nombreux éleveurs.

Au total, les difficultés de la filière viande représentent un véritable condensé de nos faiblesses de compétitivité et d'organisation. Ces faiblesses structurelles biaisent l'appréciation par notre pays des résultats des négociations commerciales internationales, menées pour le compte de la France et des autres États membres, par la Commission européenne, à laquelle les traités confient la compétence exclusive en matière de politique commerciale de l'Union.

C'est ce qui rend sensible la question de la ratification du traité CETA de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne. La filière bovine y représente une « épée de Damoclès » condamnant la France à la défensive. La même tension risque de ressurgir, à l'avenir, pour d'autres négociations commerciales.

Pourtant, l'agriculture française ne se résume pas à la seule filière de la viande bovine et l'économie française dans son ensemble, moins encore. En résumé, comme l'a confié au rapporteur un grand responsable agricole français, toujours se caler in fine sur le « maillon faible » de notre agriculture, qui, au surplus, tarde à se réformer, prive notre pays de nombreuses opportunités. Il n'est pas possible de s'accommoder de la situation actuelle, car les dégâts collatéraux de l'absence de jeu coopératif des acteurs de la filière bovine sont trop grands : un « électrochoc » est indispensable.

Pour ce faire, le présent rapport d'information soutient que les pouvoirs publics français doivent amener les producteurs de viande bovine à sortir du piège dans lequel ils sont pris, dans la mesure où leur production ne correspond plus aux attentes des consommateurs. Il faut privilégier des animaux moins lourds et plus jeunes, à l'origine d'une viande plus tendre et goûteuse, ce qui permettrait également de réduire l'empreinte carbone et, par là même, de contribuer favorablement à la transition écologique. En conditionnant la perception de la totalité de l'Aide aux bovins allaitants (ABA) à l'abattage de ces animaux jusqu'à leurs 16/18 mois, le ministre de l'Agriculture interviendrait utilement sur l'offre. Techniquement, il pourrait le faire par voie réglementaire. Seul un électrochoc de cette nature serait de nature à permettre de surmonter la grande force d'inertie des acteurs de la filière : aucun scénario de sortie de crise n'apparaît envisageable sans un changement des comportements individuels et collectifs.

D'une façon générale, les agriculteurs français et européens pâtissent de la lenteur avec laquelle les institutions européennes s'engagent dans la voie d'une meilleure régulation. C'est cette voie que le présent rapport d'information se propose d'explorer en plaidant en faveur d'une modification des dispositions du règlement « OCM » s'inspirant du Capper Volstead Act américain du 18 février 1922. Il ne deviendra possible de « redonner aux agriculteurs français un pouvoir de marché », que si l'on consacre, à l'avenir, un principe favorable aux associations agricoles et si l'on autorise la fixation de prix communs de cession par les vendeurs.

La commission des Affaires européennes du Sénat s'est récemment prononcée en ce sens, à travers l'adoption, le 14 mai 2020, d'une proposition de résolution européenne, devenue, le 19 juin 2020, résolution n°104 du Sénat (session ordinaire 2019-2020).

Cette résolution fait valoir :

- la priorité à accorder effectivement aux objectifs de la PAC sur ceux de la politique de la concurrence ;

- la nécessité d'aller au-delà des avancées du règlement dit « Omnibus » du 13 décembre 2017 ;

- la compatibilité de principe à présumer entre les activités collectives menées par les organisations de producteurs et la politique de la concurrence ;

- la nécessité de renforcer le pouvoir de négociation des producteurs agricoles et de favoriser une répartition plus équitable de la valeur ajoutée tout au long de la chaîne d'approvisionnement ;

- l'opportunité de développer les moyens d'action en matière de régulation des prix des organisations de producteurs ;

- la nécessité de reconnaître que les agriculteurs et de leurs associations sont licites au regard des articles 152 et 209 du règlement « OCM » ;

- la nécessaire suppression des dispositions du règlement « OCM » empêchant les agriculteurs européens de pratiquer des prix communs de cession, comme le font les agriculteurs américains depuis le Capper-Volstead Act du 18 février 1922 ;

- l'impératif, également formulé dans la résolution du 14 février 2017 du Parlement européen, d'estimer le « juste prix » pas seulement comme le prix le plus bas possible pour le consommateur, mais comme un prix raisonnable et permettant une juste rémunération de chaque maillon de la chaîne d'approvisionnement alimentaire.

En définitive, un cadre juridique ainsi rénové donnerait assurément des armes nouvelles aux agriculteurs français et européens pour s'imposer dans la compétition économique : il leur appartiendrait ensuite de s'en emparer, pour en faire l'outil d'une reconquête de leur pouvoir de marché.

De façon sans doute quelque peu singulière, en s'inspirant d'une législation américaine qui a fourni toutes les preuves de son efficacité et de sa fiabilité depuis son introduction en 1922, les Européens pourraient renouer, sur ce point, avec l'esprit original du Traité de Rome de 1957.

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