LES
PRINCIPALES OBSERVATIONS
DU RAPPORTEUR SPÉCIAL
1. Une remise en cause de la pertinence du périmètre retenu pour les TGIR appelant à une redéfinition des infrastructures essentielles pour la recherche française
La première interrogation qui découlait de la demande d'enquête formulée à la Cour des comptes par la commission des finances consistait à déterminer si le périmètre des TGIR était défini de manière adéquate , permettant d'identifier les infrastructures essentielles pour la recherche française.
La réponse apportée par l'enquête confirme l'intuition du rapporteur spécial : le périmètre des TGIR manque de cohérence . Selon la Cour, les différences entre les soixante-huit Infrastructures de recherche (IR) et les vingt-deux TGIR ne sont pas réellement objectivées, les critères d'appartenance à ces catégories demeurant trop nombreux et généraux pour jouer un rôle pertinent.
Lors de l'audition pour suite à donner à l'enquête, Mme Sophie Moati a ainsi précisé que : « Contre toute attente, ce ne sont ni la taille, ni le coût, ni le caractère international, ni l'excellence scientifique qui servent de discriminant entre TGIR et IR [...] la qualité de TGIR résulte du choix de créer une liste limitative. La marque la plus visible qui la distingue des IR est de faire l'objet d'un fléchage budgétaire spécifique ».
Selon la Cour des comptes, la liste des TGIR demeure donc conventionnelle et de portée exclusivement française.
In fine , le périmètre retenu pour les TGIR présente deux grandes limites : par certains aspects, il semble trop étroit , ne permettant pas de garantir une vision globale des grandes infrastructures de recherche française. Ainsi, une soixantaine d'installations importantes ne disposent pas du label IR ou TGIR , tandis que certains équipements comme le projet ITER, le réacteur Jules Horowitz ou les infrastructures en matière de défense et d'espace sont exclus de ce périmètre . Or, l'absence de ces infrastructures sur la feuille de route ne permet pas de construire un périmètre cohérent en termes de priorités nationales et de volumes budgétaires.
Paradoxalement, le périmètre des TGIR demeure également trop large pour n'embrasser que les infrastructures absolument essentielles pour la recherche française, c'est-à-dire celles sans lesquelles la recherche ne pourrait être poursuivie sans perte de temps et de compétences.
Pour le rapporteur spécial, un effort de priorisation parmi ces infrastructures apparait donc absolument indispensable, au regard notamment des investissements particulièrement lourds qu'elles supposent.
Si ces observations font l'objet d'un certain consensus parmi les parties prenantes, une modification du périmètre des TGIR semble exclue à court terme , le ministère désirant faire primer une certaine stabilité. Ainsi, pour M. Bernard Larrouturou, directeur général de la recherche et de l'innovation au ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (Mesri) : « Il convient de mieux définir le périmètre des TGIR, qui font l'objet d'un suivi particulier dans le budget de l'État. C'est une question de lisibilité budgétaire [...] il n'entre pas dans nos priorités de court-terme de construire un périmètre sensiblement plus large, qui engloberait des infrastructures relevant aujourd'hui d'autres ministères. Je n'exclus pas une telle évolution, mais nous devons d'abord faire des progrès sur notre périmètre actuel ».
À moyen terme, les opérateurs ont néanmoins indiqué qu'ils envisageaient d'aborder ensemble cette problématique. Ainsi, pour M. Alain Schuhl, directeur général délégué à la science du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) : « Comment définir une infrastructure essentielle permettant de distinguer les infrastructures de recherche des très grandes d'entre elles ? La réponse n'est pas évidente, elle doit reposer sur la notion de durée et sur la pérennité de la discipline. Je crois que nous pouvons travailler ensemble sur ces questions au sein du CD-TGIR . »
In fine , le rapporteur spécial souscrit pleinement à la première recommandation de la Cour, proposant de réunir dans un périmètre homogène les grandes infrastructures identifiées comme essentielles ou stratégiques pour tout ou partie de la recherche française .
2. Une évaluation encore très lacunaire des TGIR, ne permettant pas de poser des choix éclairés quant aux décisions d'investissement
L'enquête de la Cour formule un certain nombre d'observations portant sur la gouvernance des TGIR et la collégialité du processus de pilotage stratégique, soulignant que le pilotage des TGIR et des IR, d'abord exercé par les opérateurs, eux-mêmes soumis à la tutelle du ministère, demeure encore insuffisant.
Parmi ces constats, le rapporteur spécial s'est particulièrement intéressé aux éléments relatifs à l'évaluation des TGIR . En effet, le rapport démontre que le système d'évaluation des TGIR demeure très lacunaire , qu'il s'agisse de l'évaluation a priori des projets d'investissements ou de l'évaluation socio-économique des investissements déjà réalisés .
Selon Mme Sophie Moati : « Les évaluations dont la Cour a pris connaissance [...] se font en ordre dispersé et sont souvent focalisées sur une seule infrastructure. Elles trouvent un complément dans les auto-évaluations menées par les TGIR elles-mêmes. Au total, les évaluations externes des TGIR ne correspondent à aucune programmation d'évaluation et de suivi des recommandations. Malgré leur sérieux, le morcellement et l'hétérogénéité des méthodologies interdisent toute tentative de synthèse. Relevant parfois autant du processus de contrôle que d'une politique de communication, les évaluations scientifiques et bibliométriques, rarement validées par une autorité externe, délaissent naturellement le chantier des évaluations économiques ou socio-économiques. »
La mise à disposition de données objectives et fiables concernant l'impact potentiel des investissements dans les TGIR parait cependant indispensable pour permettre au Gouvernement de se prononcer sur la participation de la France à de grands projets internationaux, tant il serait dommageable pour la recherche française que les choix stratégiques de création ou d'arrêt de TGIR ne s'appuient que sur des considérations politiques.
Or, la Cour relève qu'une multitude de paramètres entrent aujourd'hui en ligne de compte dans la décision de contribuer à une TGIR - négociations politiques, capacité d'influence des opérateurs, qui disposent d'un poids particulier auprès du ministère, etc. - sans qu'une réunion interministérielle vienne valider chaque décision d'investissement. Interrogé par le rapporteur spécial à ce sujet, M. Bernard Larrouturou, directeur général de la recherche et de l'innovation au Mesri a reconnu que : « Certaines décisions majeures doivent être prises au niveau interministériel, notamment pour les nouveaux entrants dans le périmètre, mais cela dépend aussi de la dimension du projet. Évidemment, certains processus de décision doivent aussi être clarifiés. »
Concernant l'évaluation socio-économique des investissements déjà réalisés , la Cour note qu'elle n'est pas assez développée et reste à encadrer d'un point de vue méthodologique . Ainsi, aucune étude ne s'est pour l'heure intéressée à l'impact économétrique des TGIR sur le produit intérieur brut (PIB) structurel de la France. Pourtant, dans la mesure où les principales infrastructures européennes se créent actuellement hors de France, il semblerait particulièrement judicieux de documenter précisément l'impact positif qu'à l'installation d'une TGIR sur le territoire national.
Le rapporteur spécial note par ailleurs que la plupart des opérateurs plaident en faveur d'une politique active dans ce domaine. Ainsi, pour M. Alain Schuhl, directeur général délégué à la science du CNRS : « Il est aussi très important d'avoir la capacité d'attirer des infrastructures sur le sol français, car elles ont un impact sur le territoire. »
Selon la Cour, l'évaluation des TGIR pourrait s'appuyer sur la formalisation d'indicateurs de performance harmonisés et consolidés . En effet, les indicateurs permettant actuellement de mesurer la performance des TGIR ne sont pas harmonisés entre les différentes infrastructures, rendant toute comparaison impossible.
Le ministère a indiqué à la Cour que la formalisation d'indicateurs de performance était envisageable. Pour les opérateurs, interrogés sur ce point par le rapporteur spécial lors de l'audition pour suite à donner, si la mise en place de ces indicateurs présente certaines difficulté, ces dernières ne paraissent pas insurmontables . Ainsi, pour M. Alain Schuhl, directeur général délégué à la science du CNRS : « Au risque de vous surprendre, il ne nous semble pas impossible de mettre en place une grille d'évaluation unique pour l'ensemble des TGIR. Cependant, nous devons prendre des précautions, car c'est la performance scientifique qui doit primer. Or introduire des évaluations que je qualifierai de « métriques » - nombre de publications... - serait dangereux et inadapté . »
De la même manière, selon Mme Maria Faury, directrice International et grandes infrastructures de recherche du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) : « Il n'est pas évident de développer des indicateurs homogènes ; un noyau dur d'indicateurs peut certainement être mis en place, mais il faut aussi prendre en compte les spécificités. En tout cas, nous devons nous appuyer sur les réflexions qui existent en la matière au niveau international [...] Dans tous les TGIR sur lesquels nous travaillons, nous essayons de montrer le retour de l'infrastructure pour le territoire et pour la science. Rendre ces grilles de lecture plus lisibles et plus comparables les unes avec les autres est possible dans le cadre des précautions d'usage que j'ai évoquées. »
Le rapporteur se félicite que cette piste soit actuellement mise à l'étude, estimant que le Parlement devrait disposer d'une information plus régulière et fiable quant à l'efficacité des investissements consentis au titre des TGIR. Ainsi, la publication annuelle de ces indicateurs, de même que leur mise à disposition auprès de la représentation nationale constituerait une avancée considérable, permettant de suivre l'activité et la performance de chaque TGIR.
Il souscrit donc pleinement à la proposition de la Cour visant à ce que les commissions parlementaires compétentes et l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) soient destinataires des principales données financières relatives aux TGIR et de critères de performance relatifs aux infrastructures .
3. Une manque de traçabilité budgétaire des crédits alloués aux TGIR confirmé par la Cour
Le rapporteur spécial partage pleinement l'analyse de la Cour concernant le manque de lisibilité des crédits budgétaires alloués aux TGIR, ayant eu l'occasion de pointer cette situation à plusieurs reprises, lors de l'examen des projets de loi de finances. C'est d'ailleurs cette opacité manifeste qui, l'année dernière, l'a conduit à se pencher sur le financement des TGIR et à demander à la Cour d'enquêter à ce sujet.
En effet, le financement par l'État des TGIR repose majoritairement sur les crédits issus du budget général, qui représentent près de 95 % des fonds alloués en 2017, contre seulement 5 % pour les crédits issus du PIA. Or, force est de constater l'éparpillement, dans le budget de l'État, des crédits dévolus aux TGIR.
Ainsi, la mission « Recherche et enseignement supérieur » (MIRES) représente 90,4 % des crédits budgétaires alloués aux TGIR, dont 86 % pour le seul programme 172. Cependant, comme l'indique le graphique ci-après, pas moins de huit programmes budgétaires distincts contribuent au financement des TGIR .
Répartition des crédits portés par l'État sur la période 2012-2017
(en millions d'euros)
Source : commission des finances du Sénat, à partir des données du rapport de la Cour des comptes
L'architecture retenue à l'intérieur même du programme 172 demeure par ailleurs extrêmement complexe , les crédits étant ventilés sur plusieurs actions, selon une clé de répartition contestable, aboutissant à la création de doublons.
Le rapport de la Cour indique par ailleurs que la diversité des sources de financement , la difficulté à réconcilier les données financières issues des différents acteurs et l'absence d'un système d'information unifié entre opérateurs rendent malaisée l'agrégation des données. Ainsi, selon Mme Sophie Moati : « La Cour a dû se livrer à un patient travail de reconstitution pour obtenir des données fiabilisées et minimales que personne n'a pu lui communiquer.»
La Cour avance ainsi qu'à l'heure actuelle, la représentation nationale n'est pas informée de manière satisfaisante, ce dont le rapporteur spécial atteste .
Interrogé par le rapporteur spécial sur les pistes étudiées par le ministère pour fiabiliser les données contenues dans les documents budgétaires destinés aux parlementaires et rationaliser la présentation du programme 172, M. Bernard Larrouturou, directeur général de la recherche et de l'innovation au Mesri, a répondu que : « Du fait du travail considérable qui est en cours sur ce projet de loi de programmation et au risque de vous décevoir, monsieur le rapporteur spécial, je ne prévois pas de changement sensible dans les documents budgétaires qui seront annexés au projet de loi de finances pour 2020. Il me semble indispensable d'attendre l'adoption, proche maintenant, de la loi de programmation, qui prévoira nécessairement un certain nombre de choses en la matière. »
Le rapporteur spécial suivre donc avec attention les propositions de la loi de programmation dans ce domaine .
4. Une programmation pluriannuelle encore insuffisante, malgré des besoins de financement conséquents
Le rapport de la Cour s'arrête longuement sur l'insuffisance des outils de programmation pluriannuelle du ministère . Selon la Cour, la programmation budgétaire pluriannuelle mise en place depuis 2012 est en grande partie inopérante dans la mesure où les financements n'y sont inclus qu'une fois arbitrés.
La Cour avance également que la procédure en vigueur d'enquêtes pluriannuelles, à dix ans, mise en oeuvre par la DGRI pour les TGIR ne permet pas de dégager un horizon fiable , de telle sorte que les nouveaux projets dans lesquels la France est susceptible de s'engager dans la durée ne sont pas confrontés aux besoins établis.
Selon le ministère, la future loi de programmation, que le rapporteur spécial appelle de ses voeux depuis plus d'un an, devrait remédier, au moins partiellement à cette situation . Ainsi, selon M. Bernard Larrouturou, directeur général de la recherche et de l'innovation au Mesri : « Sur l'ensemble de ces sujets, nous avons un grand rendez-vous devant nous : la loi de programmation pluriannuelle de la recherche. [...] Les réflexions en cours portent principalement sur des questions de ressources humaines, d'attractivité, de financement et de liens avec les entreprises ou encore sur les moyens d'accroître l'innovation, mais il s'agit d'un texte de programmation pluriannuelle, et nous ne pouvons donc pas ignorer les sujets relatifs aux TGIR. »
Il demeure que le ministère doit impérativement se doter d'outils de programmation adéquats pour prévenir tout risque de dérapage budgétaire . En effet, le rapport identifie un certain nombre de risques financiers à moyen et long terme : jouvences, investissements de remplacement, surcoûts de construction, fin de financements non pérennes ou encore engagements financiers potentiels.
Entre 2020 et 2035, ces besoins de financement pourraient se situer dans un intervalle compris entre plusieurs centaines de millions d'euros et plus du milliard d'euros. Ces éléments font peser un risque majeur de capacité financière sur la mission « Recherche », comme l'a mis en exergue le rapporteur spécial lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2019.
Interrogé sur les différents scenarii envisagés pour faire face à ces besoins de financement, le ministère a reconnu qu'il ne disposait pas toujours des informations nécessaires à l'établissement d'une réelle programmation pluriannuelle : « En ce qui concerne la question majeure de la soutenabilité qui demande de prendre en compte l'ensemble du cycle de vie d'une infrastructure, nous demandons régulièrement des mises à jour financières, notamment pour les TGIR, mais je dois dire que nous ne disposons pas toujours de ces informations - je pense notamment à certaines organisations internationales comme le CERN - l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire. Des progrès restent à réaliser et nous nous engageons à avancer sur ces questions. »
Au vu de l'ampleur des besoins de financement identifiés, le rapporteur spécial suivra donc intérêt l'avancée de la réflexion du ministère dans ce domaine . Il souscrit par ailleurs pleinement à l'analyse de la Cour, pour qui les opérateurs et le ministère doivent s'attacher à développer les ressources propres des TGIR , qui représentent actuellement moins de 5 % de leurs ressources.