EXAMEN EN COMMISSION

La commission des affaires européennes s'est réunie le jeudi 18 octobre 2018 pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation faite par MM. André Reichardt, Jean-Yves Leconte et Olivier Henno, le débat suivant s'est engagé :

M. Pierre Ouzoulias . - La Turquie dispose d'une carte maîtresse face à l'Union européenne. Elle peut ouvrir ses frontières du jour au lendemain pour que nous soyons confrontés à un nouveau flux migratoire. Combien cela nous coûte-t-il financièrement, diplomatiquement et politiquement ? Du fait de cette épée de Damoclès, notre diplomatie est limitée face à la dérive dictatoriale en Turquie. Les agissements prosélytistes de cette dernière en France sont insupportables. Nous en verrons les conséquences aux prochaines élections municipales. Aujourd'hui, il n'y a pas d'opposition au jeu de la Turquie. Les conséquences à terme peuvent être désastreuses.

M. Jean Bizet , président . - Vous savez comment nous avons répondu à l'ambassadeur de Turquie lors de sa visite. Et nous avons tardé à accepter l'invitation qui nous était adressée, en précisant que nous n'irions pas s'il n'était pas possible d'évoquer le dossier kurde. La Turquie use et abuse de sa situation géographique. Cela étant, les centres d'accueil sont bien tenus et les réfugiés y sont plutôt bien traités. L'Europe est obligée de payer un prix. Mais on ne peut pas tout occulter.

M. André Gattolin . - Le véritable problème des pays membres de l'Union européenne qui ne sont pas dans l'espace Schengen, comme la Roumanie, c'est la corruption, y compris aux douanes. Avant la grande vague migratoire de 2015, l'essentiel des entrées illégales auxquelles la Grèce était confrontée passaient par l'aéroport d'Athènes, vraisemblablement avec des logiques de corruption. La corruption est généralisée en Roumanie ou en Bulgarie. Dire qu'il y a des règles ne suffit pas ; il faut les appliquer. La journaliste assassinée à Malte dérangeait des intérêts locaux ; ses meurtriers, d'origine grecque ou serbe, ont pu tranquillement regagner la Grèce après l'avoir tuée. Nous aimerions savoir comment certains États membres s'acquittent de leurs responsabilités et respectent leurs engagements. Les instances européennes reconnaissent que la corruption est massive dans plusieurs d'entre eux.

Il est aberrant que la Principauté d'Andorre, située entre la France et l'Espagne, ne soit pas dans l'espace Schengen. Comment assurer un contrôle aux frontières s'il n'y a pas un minimum de continuité territoriale ? Il y a déjà une péninsule extrêmement fragmentée, avec beaucoup d'îles, à proximité des zones de migration vers nos territoires.

Au point 16 de la proposition de résolution européenne, je propose de remplacer les mots : « une approche globale et complémentaire » par les mots : « une approche complémentaire dans un cadre global », dans un souci de clarté. Je m'interroge également sur la signification, au point 18, de l'invitation à « mieux concilier le respect de la souveraineté nationale et l'intervention de Frontex en cas de défaillance d'un État membre dans sa mission de protection des frontières extérieures de l'Union européenne ». Frontex doit-il se substituer à la défaillance tout en veillant à respecter la souveraineté nationale ?

M. Jean Bizet , président . - C'est toute la difficulté. Il faut protéger les frontières extérieures, et Frontex est notre bras armé.

M. André Gattolin . - La souveraineté nationale, c'est le respect des opinions publiques et des pouvoirs institués. En cas de défaillance, elle est en cause.

M. Jean-Yves Leconte , rapporteur . - Nous savons ce que nous devons à la Turquie sur ces questions, d'où notre manque de crédibilité aux yeux de l'opinion publique turque lorsque nous parlons des droits de l'Homme. La difficulté tient aussi à la manière dont l'image de l'Union européenne est en train de se transformer auprès des pays du Sud.

Nous évoquons la Turquie, mais que dire de la Libye ? Quelle autorité y a-t-il derrière les garde-côtes libyens ? Une administration fantoche incapable de sortir de son bureau ou des organisations bien connues ayant menacé notre sécurité ?

Faisons attention à ne pas placer la lutte contre la corruption en Roumanie et en Bulgarie au-dessus de l'État de droit, comme une exigence supérieure à celle de la séparation des pouvoirs, comme la Commission européenne a tendance à le faire. N'incitons pas ces pays à pratiquer, même pour de bonnes raisons, ce que nous critiquons - à juste titre - chez d'autres États membres. En Roumanie, toutes les informations dont dispose la justice viennent des services de renseignement, ce qui peut poser quelques problèmes. L'Union européenne, qui y valide toutes les « lois des suspects », ne fait pas nécessairement oeuvre utile.

Je propose neuf modifications sur la proposition de résolution européenne.

Au point 15, après les mots : « l'une des plus importantes réalisations concrètes de la construction européenne », je propose d'ajouter les mots : « qui a permis l'instauration de mécanismes de coopération efficaces entre les pays membres au profit de leur sécurité, de la liberté de circulation des personnes et du développement économique ». Ne posons pas Schengen comme un principe ; rappelons toujours en quoi c'est une avancée. Je souhaite également remplacer les mots : « la crise migratoire et les attaques terroristes » par les mots : « le nouveau contexte géopolitique ». Évitons les amalgames.

M. André Reichardt , rapporteur . - Je n'y suis pas favorable. Affirmer que la construction européenne a « permis l'instauration de mécanismes de coopération efficaces entre les pays membres au profit de leur sécurité », c'est, me semble-t-il, prendre nos désirs pour des réalités. L'espace Schengen est un bel acquis ; mais il reste beaucoup à faire.

M. Olivier Henno , rapporteur . - On ne peut pas occulter la crise migratoire et les attaques terroristes ; ne pas mentionner une réalité ne la fait pas disparaître.

M. Jean-Yves Leconte , rapporteur . - Nous sommes aujourd'hui plus en sécurité que nous ne l'étions avant l'espace Schengen. Je souhaite l'affirmer dans le texte.

M. Jean Bizet , président . - Je suggère de rejeter la modification proposée.

M. Simon Sutour . - Notre commission essaye de travailler de manière consensuelle. Simplement, les différences politiques apparaissent parfois ; cela a pu être le cas à propos du paquet ferroviaire. Nous nous abstiendrons.

M. René Danesi . - Un texte doit avoir une cohérence d'ensemble. On ne peut pas dire que l'espace Schengen fonctionne très bien tout en proposant de faire différemment...

M. Jean-Yves Leconte , rapporteur . - Mais on peut très bien dire qu'un prototype fonctionne et vouloir continuer à progresser sur cette base.

M. Pierre Cuypers . - Il faut distinguer ce qui relève du contrôle et ce qui relève de la sécurité. Le point 15 porte sur le contrôle.

M. André Gattolin . - On pourrait s'interroger sur les intentions de nos collègues à l'origine de la commission d'enquête sur l'avenir de l'espace Schengen et le retour aux frontières nationales. On revient de loin. Aujourd'hui, tout le monde reconnaît qu'il y a un acquis de Schengen. Je m'en réjouis. Certes, du fait du contexte géopolitique et de l'évolution des flux migratoires, il faut faire mieux aujourd'hui. Mais il aurait fallu être un génie pour l'anticiper lors de la création de l'espace Schengen. De même, la rédaction de l'article 50 du traité sur l'Union européenne aurait peut-être été plus précise si nous avions alors pu anticiper le Brexit.

M. Olivier Henno , rapporteur . - Cette proposition de résolution européenne est un équilibre. Ne tombons pas d'un excès dans l'autre. C'est une photographie de la réalité, qui présente également des pistes d'améliorations.

M. Pierre Ouzoulias . - Je m'abstiendrai moi aussi. Gardons-nous de faire un parallèle absolu entre attaques terroristes et renforcement de Schengen. Malheureusement, les attaques terroristes ont été perpétrées par des ressortissants européens, même s'ils étaient aidés logistiquement et financièrement de l'étranger. Mais ce n'est pas en fermant les frontières qu'on évitera les attentats, qui sont liés à un état de décomposition sociale dont il ne faut pas accuser l'étranger.

M. Jean-Yves Leconte , rapporteur . - Il faut choisir. Soit vous dites que vous tenez à Schengen, même s'il rencontre des difficultés. Soit vous dites que nous avons changé de contexte, et que Schengen est une contrainte. Si vous ne rappelez pas les acquis de Schengen, vous laissez croire aux gens que c'est uniquement une contrainte. Si vous ne dites pas que, depuis quatre ans, l'Union européenne a fait baisser les flux, comment les citoyens pourraient-ils le savoir ? C'est cela la différence entre un populiste et un responsable politique ! Je propose donc de supprimer le point 17. Le sens de la réforme de Schengen ne peut pas être de rétablir des contrôles aux frontières intérieures.

Au point 18, il faut faire des choix. Si nous approuvons l'objectif « d'une véritable police aux frontières européenne », nous ne pouvons pas conserver « invite à mieux concilier le respect de la souveraineté nationale et l'intervention de Frontex en cas de défaillance d'un État membre dans sa mission de protection des frontières extérieures de l'Union européenne ». Je propose de remplacer cette phrase par « rappelle que la communautarisation de la surveillance des frontières implique une convergence progressive des politiques migratoires des États membres. »

Au point 21, je propose de préciser que la distinction ne se fait pas au doigt mouillé, mais grâce à la procédure de demande d'asile, en remplaçant « rappelle que les réfugiés doivent être distingués des migrants obéissant à des motivations économiques » par « rappelle que c'est la procédure d'étude d'une demande d'asile qui a vocation à distinguer les personnes en besoin de protection de celles obéissant à d'autres motivations, dont les motivations économiques ».

À la fin du point 22, je propose de remplacer « reste facultative » par « si son utilisation devait être confirmée, reste facultative, et que l'application éventuelle de celle-ci ne fragilise ni les coopérations entre les États membres de l'Union européenne en matière d'asile, ni leur respect de la convention de Genève ». Depuis que j'ai fait cette proposition, le tribunal administratif a deux fois refusé des « dublinages » vers l'Italie, compte tenu de la politique migratoire italienne. Si on met en place des pays tiers sûrs, en dehors de l'Union, nous ne pourrons pas accentuer la coopération européenne en matière d'asile. Au contraire, les pratiques actuelles seront remises en cause. Un avis du Conseil d'État le confirme : la France ne pourra pas faire appel à la reconduite dans des pays tiers sûrs, car cela serait contraire à nos principes en matière de droit d'asile. Cette situation risque aussi de ne plus permettre à notre pays de renvoyer vers un État membre qui aurait cette pratique.

Je propose de rédiger le point 24 comme suit : « Demande que la réforme en cours du code communautaire des visas limite à des situations très exceptionnelles les possibilités de lier la politique des visas à la délivrance des laissez-passer consulaires. Il convient en effet de prendre en compte l'ensemble des dimensions de nos relations avec les pays d'origine, à savoir notamment les intérêts commerciaux, universitaires, de sécurité, ou les liens historiques ». Si nous en faisons une politique générale, nous nous affaiblissons.

Je propose enfin d'ajouter trois points après le point 26 : « Rappelle qu'une condition de l'interopérabilité entre les fichiers et le développement des possibilités pour les États membres de renseigner et d'utiliser les systèmes d'information européens exigent le respect strict de l'État de droit et de la séparation des pouvoir par l'ensemble des États membres » ;

« Demande que les personnes ayant obtenu une protection internationale bénéficient d'un droit d'installation dans l'Union européenne identique à celui des ressortissants du pays lui ayant accordé l'asile » - ainsi, une fois qu'un réfugié dispose d'une protection, il aura le droit de changer de pays, ce qui dédramatise la situation avec les pays de première arrivée ;

« Demande que la mise en place d'un système de répartition solidaire entre les États membres s'accompagne d'un mécanisme européen d'évaluation de l'instruction des demandes d'asile, afin que les demandeurs concernés par cette répartition disposent d'un droit égal à la protection qui ne dépendrait pas du pays d'accueil ». Certains pays, obligés de prendre des demandeurs d'asile sous peine d'être privés de fonds de cohésion, auront tendance à le leur refuser systématiquement.

M. André Reichardt , rapporteur . - Nous n'avons pas voulu intégrer ces amendements, dont chacun mériterait un examen particulier et qui changeraient l'équilibre du texte.

M. André Gattolin . - J'aurais voulu modifier le point 18 : nous pouvons souhaiter « parvenir à terme à la création d'une vraie police aux frontières », mais le reste du paragraphe sur la souveraineté des États est en trop. Nous sommes spécialistes de la subsidiarité : nous ne pouvons pas souhaiter une chose et l'autre...

M. Jean-Yves Leconte , rapporteur . - Si c'est vous qui demandez qu'on ne demande pas les deux choses « en même temps » ...

M. Jean Bizet , président . - J'évoque ce sujet dès que je le peux. Les services communautaires sont en négociation avec ces États membres défaillants. Ce n'est pas encore satisfaisant : il faut trouver un juste équilibre entre Frontex et la souveraineté de ces États, qui n'ont parfois pas pris conscience que leurs frontières étaient aussi celles de l'Union.

M. André Gattolin . - Si des pays candidats à Schengen n'ont pas compris cela, c'est qu'ils ne sont pas vraiment candidats...

M. Jean Bizet , président . - Je propose que nous restions fidèles à l'esprit du texte. Merci à Simon Sutour d'avoir rappelé les usages de la commission. Je note que les trois rapporteurs cosignent le rapport d'information, mais que Jean-Yves Leconte se désolidarise de la proposition de résolution européenne.

*

À l'issue du débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information et adopte - les groupes Socialiste et républicain, Communiste républicain citoyen et écologiste, La République en Marche s'abstenant - la proposition de résolution européenne suivante, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne :

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