B. MIEUX LÉGIFÉRER ET RÉGLEMENTER
Considérer la simplification sous le seul prisme des projets et propositions de lois de simplification, qui interviennent en aval des normes, serait une erreur. L'ampleur de la tâche, la masse de normes concernées, le flux incessant des textes exigent des inflexions, en amont, dans la manière de légiférer et de réglementer.
1. Simplifier par ordonnances : une fausse bonne idée ?
L'habilitation du Gouvernement à légiférer par ordonnance est une méthode fréquemment utilisée dans le domaine de l'urbanisme et les champs juridiques connexes. Ainsi, entre 2007 et 2015, ont été publiées 33 ordonnances modifiant le code de l'urbanisme.
Il est courant de critiquer cette méthode sur le fondement d'arguments de principe, à savoir qu'elle prive largement le Parlement de l'exercice effectif de sa compétence législative, dans la mesure où la ratification formelle des ordonnances se fait rarement au terme d'un examen approfondi permettant de connaître les dispositions ratifiées et d'en apprécier la portée exacte.
Il est d'usage également de dénoncer le caractère très relatif du gain de temps permis par le recours aux ordonnances par rapport à la procédure législative normale. En effet, le temps nécessaire au vote de l'habilitation et à la rédaction des ordonnances - sans compter l'étape de ratification - n'apparaît pas sensiblement plus court que celui d'un débat parlementaire, pour peu que le Gouvernement souhaite le conduire avec diligence.
La critique du recours aux ordonnances doit être complétée par une troisième considération, directement en lien avec l'objet du présent rapport, à savoir que les ordonnances ne sont pas propices à l'édiction d'un droit de qualité.
En premier lieu, une ordonnance peut souvent n'être accompagnée d'aucune véritable étude d'impact. Ce n'est en principe pas le cas des projets d'ordonnance créant ou modifiant des normes à caractère obligatoire concernant les collectivités territoriales, leurs groupements et leurs établissements publics.
Elle ne bénéficie pas non plus de l'éclairage qu'offrent la publication des rapports législatifs parlementaires ainsi que les débats en commission et en séance publique. Une ordonnance livre donc, pour ainsi dire, la norme « brute ». Elle laisse les acteurs chargés de l'appliquer - et notamment le juge - dans l'ignorance des intentions réelles du législateur. À l'inverse, le débat parlementaire public, dans lequel le vote intervient après que le Gouvernement et le Parlement ont soulevé de multiples questions et apporté de nombreuses précisions, permet de mieux cerner le sens des dispositions votées et ainsi d'en faciliter l'interprétation et l'application par les acteurs. La qualité du droit ne se limite en effet pas seulement à la précision technique des rédactions adoptées ; elle dépend avant tout de son intelligibilité. Or, une norme édictée sans qu'elle soit accompagnée des éléments d'interprétation fournis par le travail législatif est moins claire et moins intelligible.
Enfin, même sur un plan strictement technique, la qualité du droit produit par ordonnance est parfois critiquable . L'examen croisé lors du débat parlementaire, a fortiori bicaméral, permet en effet de corriger de nombreuses erreurs, omissions ou problèmes de coordination légistique qui figurent dans le texte initial. La rédaction des ordonnances, qui ne bénéficie pas des mêmes niveaux de vérification, laisse ainsi passer de nombreuses erreurs, parfois grossières. On ne citera qu'un seul exemple, mais saisissant : l'erreur commise à l'article L. 153-31 lors de la récente recodification du livre 1 er du code de l'urbanisme. L'ordonnance a tout simplement « oublié » un des motifs de révision des PLU, omission d'autant plus visible qu'elle concerne l'une des dispositions les plus débattues de la loi ALUR...
Recommandation n° 22 : éviter de systématiser le recours aux ordonnances pour procéder à des simplifications normatives. |
2. Améliorer les études d'impact
Mieux légiférer et mieux réglementer, c'est également mieux anticiper et mieux appréhender les difficultés possibles qu'entraîne toute nouvelle législation ou règlementation.
La loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009, qui s'inscrivait dans le cadre de la révision constitutionnelle de 2008, a ainsi consacré la réalisation d'études d'impact préalables au dépôt des projets de loi. Ceux-ci sont désormais accompagnés d'une étude d'impact, réalisée par le Gouvernement, définissant les objectifs poursuivis, exposant les motifs du recours à une nouvelle législation, l'état actuel du droit dans le domaine visé, l'articulation du projet avec le droit européen, l'évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales des dispositions du projet et les modalités d'application envisagées ainsi que leurs conséquences.
Le but était de mettre en oeuvre l'objectif poursuivi, par le pouvoir constituant, de maîtrise de l'inflation législative et de qualité du processus normatif. Toutefois, l'existence de ces études préalables n'a eu pour effet ni de diminuer le nombre de textes de lois déposés, ni de donner aux Parlement le sentiment d'être mieux informé quant aux impacts prévisibles des textes qui lui sont soumis. Très logiquement, l'impression de complexité a continué d'augmenter au sein de la population, comme le démontre la consultation menée par le groupe de travail.
De fait, ces études d'impact semblent ne pas avoir encore produit tous les effets espérés. Celles-ci sont souvent incomplètes - incitant parfois même le Conseil d'État à demander des compléments d'information - et ne sont nullement actualisées au cours de la procédure d'examen au Parlement. De plus, seuls les projets de loi sont soumis à l'obligation d'être accompagnés d'une étude d'impact. Encore certaines catégories de projets de loi sont-elles exclues de cette obligation : les projets de loi constitutionnelle ; les projets de loi de ratification d'une ordonnance, sauf exceptions ; les projets de loi de programmation des finances publiques ; les projets de loi de règlement ; les projets de loi prorogeant les états de crise. Y échappent par ailleurs les propositions de loi, les amendements parlementaires ou d'origine gouvernementale, ainsi que les projets d'ordonnances en tout cas au titre de la loi organique du 15 avril 2009 ( cf . encadré infra « Les projets d'ordonnances soumis à étude d'impact » ).
Ces marges de progression ont été largement analysées par la mission d'information sur la simplification législative de l'Assemblée nationale 85 ( * ) . Deux pistes semblent particulièrement intéressantes. La première consiste à étendre l'obligation d'étude d'impact aux ordonnances . Actuellement, en la matière, l'habilitation à prendre des ordonnances doit être accompagnée d'une étude d'impact, mais restreinte compte tenu du fait que le contenu des ordonnances n'est en principe pas alors connu. A la vérité, l'argument est fragile car l'habilitation pourrait être l'occasion d'étudier les différentes alternatives possibles, et l'étude d'impact constituer l'un des éléments permettant au Parlement d'habiliter en toute connaissance de cause. Sans doute cela conduirait-il le Gouvernement à s'interroger davantage sur les textes qu'il souhaite prendre par ordonnance. L'ordonnance elle-même n'est pas soumise à étude d'impact, sauf cas particulier, ce qui, sur le fond n'est pas défendable. Cela l'est d'autant moins, qu'en fin de parcours, le projet de loi de ratification n'est pas soumis à étude d'impact, à moins qu'il ne comporte de nouvelles dispositions allant au-delà de la rectification d'erreurs matérielles dans le texte de l'ordonnance ou des ajustements de cohérence juridique. Du reste, on notera que certaines ordonnances importantes, par exemple la fameuse ordonnance « Labetoulle », sont ratifiées rapidement par des amendements d'origine parlementaire ou gouvernementale.
D'aucuns plaident pour soumettre les propositions de loi à cette même obligation. Vos rapporteurs souscrivent à cette idée à la condition que l'évaluation relève d'un organisme indépendant de l'exécutif. Ainsi ont-ils procédé pour leur proposition de loi, qui a fait l'objet d'une étude d'impact complète, réalisée par un cabinet d'avocats, et qui figure à l'annexe 2 de ce rapport . Dans le contexte constitutionnel actuel, qui reste marqué par un déséquilibre au profit de l'exécutif, ils rappellent leur attachement au dispositif de l'article 39 de la Constitution, qui rend possible une saisine pour avis du Conseil d'État sur une proposition de loi mais de manière facultative et sous réserve de l'accord de l'auteur de la proposition.
Précisément, la seconde piste consiste, à l'image de ce qu'ont établi nos principaux voisins, comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni, à mettre en place un dispositif indépendant d'évaluation de la qualité des études d'impac t 86 ( * ) .
Cette exigence de l'indépendance des études d'impact est d'actualité dans de nombreux pays développés et constitue un important développement des dispositifs d'analyse d'impact des réglementations (AIR) qui se sont progressivement répandus depuis le milieu des années 1970, sous l'impulsion notamment de l'OCDE. Tout récemment, le 15 juin 2016, la Suisse s'est engagée sur ce chemin par le vote d'une motion des deux chambres de l'Assemblée fédérale.
Vos rapporteurs appellent de leurs voeux la constitution d'une force administrative au sein du Sénat permettant d'assurer une contre-expertise des études d'impact de l'exécutif et de réaliser des études d'impact, le cas échéant avec des organes extérieurs, sur les textes émanant du Parlement.
Recommandation n° 23 : constituer au sein du Sénat une force administrative en charge de l'évaluation des impacts ex ante et ex post ( cf. recommandation n° 33). |
Les projets d'ordonnance soumis à étude d'impact - les projets d'ordonnance créant ou modifiant des normes à caractère obligatoire concernant les collectivités territoriales, leurs groupements et leurs établissements publics, et soumis de ce fait au CNEN, conformément à l'article L. 1212-2 du code général des collectivités territoriales ; - les projets d'ordonnance comportant des mesures concernant les entreprises, s'ils ont un impact significatif, mais conformément à une simple circulaire (circulaire du Premier ministre du 12 octobre 2015, Évaluation préalable des normes et qualité du droit. ) |
Motion adoptée par
le Parlement suisse :
La motion charge le Conseil fédéral de « créer les bases légales, applicables à tous les secteurs économiques, qui permettront une analyse fondée et parlante des conséquences économiques des lois fédérales et des ordonnances du Conseil fédéral ». Cette analyse fera l'objet d'un « contrôle (...) indépendant de l'unité administrative chargé d'élaborer la réglementation à analyser. » Deux niveaux d'analyse sont envisagés : un niveau simple pour « toute réglementation nouvelle ou modifiée, accompagnée d'une analyse d'impact de la réglementation (AIR) conforme aux directives du manuel du SECO 87 ( * ) » ; un niveau approfondi pour « les réglementations d'une certaine portée ». Cette analyse approfondie devra fournir des indications quantitatives sur les coûts attendus de la réglementation pour les PME et pour l'économie en général. Source : Motion adoptée le 23 septembre 2015 par le Conseil national et le 15 juin 2016 par le Conseil des États. |
3. Revoir la transposition des textes européens
Simplifier en matière d'environnement n'est pas aisé, comme nous l'avons vu, car il s'agit d'un droit largement inspiré par l'Union européenne. Un exemple récent en la matière est le certificat de projet et la question de la cristallisation du droit. L'ordonnance n° 2014-356 du 20 mars 2014 relative à l'expérimentation d'un certificat de projet avait prévu d'expérimenter un certificat de projet cristallisant le droit pendant dix-huit mois, offrant aux porteurs de projet une assurance quant à la stabilité du droit pendant l'instruction de leur dossier. Le premier bilan de cette expérimentation a fait apparaître une fragilité juridique : la cristallisation ne peut valoir en ce qui concerne le droit supérieur européen, conventionnel ou constitutionnel. La généralisation du certificat de projet a donc nécessité une certaine transformation de la notion de cristallisation pour l'adapter à cette réalité juridique. Une règle générale prévoira à la place une entrée en vigueur différée des nouvelles normes.
Les marges de manoeuvre nationales en la matière apparaissent donc étroites et très encadrées, tant par la Commission européenne que par la Cour de justice de l'Union européenne. C'est donc dès la phase des négociations pour l'élaboration des textes européens que l'impératif de simplification doit animer les autorités françaises, notamment au sein du Conseil des ministres.
Une fois les textes adoptés, il convient, s'il s'agit de directives, de les transposer. La France, qui était régulièrement citée comme une mauvaise élève de la transposition, est désormais suspectée, par ses propres industriels, de « surtransposition ». En matière de droit environnemental notamment, il y aurait en France une « surtransposition » des directives qui serait dommageable à notre économie et aux différentes entreprises de simplification menées par les gouvernements successifs. En la matière, l'analyse n'est pas aisée. Mais le groupe de travail Vernier 88 ( * ) , qui s'y est essayé pour l'évaluation environnementale, a montré qu'en fait plusieurs mouvements contraires pouvaient coexister.
Il peut y avoir dans certains cas une « surprotection », fruit d'un choix politique dû à des décisions antérieures ou à un objectif de protection de l'environnement clairement affirmé nationalement. Dans d'autres cas, le rapport Vernier reconnaît l'existence de « sur-transpositions », mais aussi... de sous-transpositions pour certaines activités ou encore d'écarts de transposition.
Enfin, comme l'a souligné devant le groupe de travail Philippe Ledenvic, président de l'Autorité environnementale (AE), les difficultés françaises relèvent davantage encore d'une mauvaise transposition. Par peur d'un contentieux européen ou d'une remise en cause des procédures françaises, la législation européenne est souvent ajoutée aux mécanismes français, sans que ceux-ci soient revus ou réadaptés : s'ensuit un empilement de réglementations qui, non seulement complexifie, mais reste tout autant sujet à interprétation. Ainsi, si la directive « Habitats » a été transposée presque mot pour mot dans la plupart des pays européens -dont la France, avec les articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l'environnement-, les interprétations quant à sa mise en oeuvre diffèrent selon les pays et sont sujets à contentieux.
L'application de cette directive concernant la protection de certaines espèces est souvent citée comme responsable de plusieurs retards en matière de travaux -y compris d'intérêt général-. Il est pourtant difficile de parler de « surtransposition », dans le sens où celle-ci est pratiquement littérale concernant le « principe » de protection des espèces protégées (article L. 411-1) et ses exceptions (article L. 411-2). En revanche, il y a sans doute une inadéquation entre les pratiques administratives et l'arsenal juridique réglementaire français et ceux des autres pays, comme semble le prouver l'analyse de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne en la matière 89 ( * ) .
Vos rapporteurs préconisent donc qu'au-delà du travail de négociation et de transposition des directives soit réalisé un travail de mise en adéquation réglementaire systématique ayant pour objectif la simplification. Toute nouvelle transposition de directive ne devrait donc pas seulement donner lieu à d'éventuels décrets d'application nouveaux, mais également à une réflexion sur une réorganisation de nos procédures avec d'éventuelles suppressions d'instances ou de procédures qui ne feraient qu'ajouter en complexité. De même, si une jurisprudence européenne semble consacrer une interprétation plus souple d'une directive que les pratiques de l'administration française, celle-ci devrait pouvoir adapter ses textes règlementaires en faveur d'une simplification.
Recommandation n° 24 : proscrire les surtranspositions des textes européens et veiller, en matière de transposition, à assurer, d'une part, la correcte articulation entre les procédures nationales et les exigences européennes et, d'autre part, le respect des intérêts des porteurs de projets en France. |
4. Intégrer l'enjeu de la simplification dès le stade des amendements
Vos rapporteurs souhaitent souligner que l'exercice du droit d'amendements par les parlementaires, qui est constitutionnellement garanti, offre un mécanisme qui a fait ses preuves pour enrichir ou corriger les textes examinés. Même lorsqu'ils ne sont finalement pas intégrés au texte final, les amendements permettent de soulever des interrogations et des enjeux, ce qui donne l'occasion au Parlement et au Gouvernement l'opportunité de préciser le sens et la portée des dispositions du texte en débat et ainsi de faciliter ensuite l'interprétation de la norme.
Ainsi, même si l'on peut trouver des exemples d'amendements adoptés sans que toute leur portée ait pu être correctement appréciée, il serait fallacieux de prendre prétexte de ces exemples pour donner de l'amendement une image négative et à charge, tendant à le présenter comme une composante teintée d'irrationalité ou d'improvisation dans le processus législatif. Vos rapporteurs souhaitent affirmer leur attachement à un droit d'amendement libre et responsable qu'il ne saurait être question d'encadrer dans des contraintes procédurales nouvelles, car les défauts ponctuels prétendument évités le seraient au détriment des nombreux avantages que présente le droit d'amendement sous sa forme actuelle.
Simplement peut-on inviter les auteurs d'amendements à mieux intégrer dans leur démarche une réflexion sur les impacts en termes de simplification ou de complexification du droit , immédiatement ou à plus long terme, et sur les détournements ou les effets pervers éventuels du dispositif qu'ils proposent. Cette même démarche pragmatique doit également être adoptée de façon systématique par les rapporteurs et les commissions saisies des textes -ce qui est d'ailleurs déjà généralement le cas, au moins au Sénat. Au demeurant, les parlementaires rompus au travail d'élaboration des textes savent bien que les amendements parlementaires présentant les enjeux les plus significatifs font généralement l'objet d'un travail de co-élaboration très en amont de leur adoption, notamment avec le Gouvernement et ses services, de manière à aboutir à un dispositif dont la rédaction soit satisfaisante et les effets correctement anticipés. In fine , le meilleur moyen pour s'assurer de la pertinence et de l'impact des amendements est probablement de développer l'évaluation ex post .
Recommandation n° 25 : encourager les auteurs d'amendements à mieux intégrer à leur démarche une réflexion sur les impacts en termes de simplification ou de complexification du droit, immédiatement ou à plus long terme, et sur les détournements ou les effets pervers éventuels des dispositifs qu'ils proposent. Conforter cette démarche chez les rapporteurs des commissions saisies des textes. |
5. Privilégier des lois-cadres ?
Le constat fait l'unanimité : des lois trop précises sont une source de complexité, à un triple niveau. Elles sont complexes pour les administrations centrales qui doivent traduire certaines dispositions législatives par des normes règlementaires et qui se trouvent enserrées dans des prescriptions parfois trop rigides. Elles le sont ensuite pour les services de terrain, qu'ils relèvent de l'État ou des collectivités territoriales, qui auront à les mettre en oeuvre. Elles sont aussi une source de complexité redoutable en ce qu'elles nourrissent le contentieux juridictionnel : un texte règlementaire ou une décision individuelle auront d'autant plus de chances d'être en contradiction avec une loi que celle-ci sera « bavarde » et prétendra à l'exhaustivité. Ajoutons qu'une loi très précise crée de la rigidité - il faudra une autre loi pour la modifier - et a de bonnes chances d'aller à l'encontre de la répartition des pouvoirs entre législatif et exécutif en empiétant sur le rôle du pouvoir réglementaire.
Les causes de cette situation sont connues. Sans doute la V e République a-t-elle institué trop de distance entre le législateur et l'administration et a-t-elle abouti à trop de défiance entre eux. La plume législatrice est alors un moyen (le seul ?) pour encadrer l'action de l'administration jugée prompte à s'autonomiser sans se préoccuper suffisamment des réalités du terrain et de la volonté du législateur. Sans doute aussi, l'amendement de précision est-il devenu un moyen d'expression plus efficace des parlementaires..., plus expressif que les débats, alors que leurs capacités d'interpellations ont été singulièrement réduites depuis 1958.
Mais les parlementaires sont loin d'être les seuls à complexifier et densifier les textes de loi, contrairement à une nouvelle vulgate bienpensante très en vogue dans certains milieux administratifs et juridiques. Certes, les projets de loi grossissent au stade de leur examen par les assemblées, mais c'est souvent à proportion de leur « embonpoint » initial. « Les détails appellent les détails tant pour Portalis que pour Montesquieu » 90 ( * ) , rappelle à juste titre Alexandre Flückiger, professeur à l'Université de Genève et spécialiste suisse de la légistique. Du reste, si l'examen parlementaire fait grossir les projets de loi, c'est aussi que la plupart du temps leur rédaction initiale comporte tant de détails qu'ils appellent potentiellement une « réaction » parlementaire par voie d'amendement.
On aurait tout de même beau jeu de charger le Parlement, dans le cadre constitutionnel d'une V e République, qui enserre son pouvoir dans les filets d'un parlementarisme rationalisé, dont Maurice Duverger, en son temps, avait montré à quel point il contribuait à un « abaissement du Parlement » 91 ( * ) . L'exécutif n'est pas le dernier, cabinets ministériels, administrations centrales, Conseil d'État, à faire des projets de loi des monuments de complexité.
À la vérité, un effet de système conduit à la profusion des dispositions législatives où chacun joue son rôle et où transparaît la nature encore largement centralisatrice de l'État.
Certes, la loi ne doit être ni vide, ni vague ou équivoque ; elle doit donner des orientations claires, sauf à confier le pouvoir législatif aux juridictions, ce qui serait une inquiétante régression par rapport aux acquis révolutionnaires. Sans doute serait-on avisé de se souvenir des principes posés par le grand philosophe anglais Francis Bacon, qui fut avocat-conseil du roi d'Angleterre :
« Ce qu'il faut affecter [pour les lois], c'est seulement le style moyen, en choisissant des expressions générales et bien déterminées, lesquelles, sans spécifier minutieusement tous les cas qu'elles comprennent, ne laissent pas d'exclure visiblement tous ceux qu'elles ne comprennent pas ».
N'est-ce pas la description d'une loi qui ressemblerait à une loi-cadre ?
Vos rapporteurs sont convaincus de la nécessité de laisser une certaine généralité aux textes législatifs et de ne pas vouloir leur faire prendre en charge toutes les situations possibles , ce qui suppose notamment de rappeler l'article 41 de la Constitution. Mais, au-delà de la pétition de principe, ils estiment que des instruments peuvent y contribuer : l'expérimentation et la capacité d'adaptation aux réalités locales en sont deux exemples.
Recommandation n° 26 : privilégier des lois-cadres ne tentant pas de traiter dans les moindres détails toutes les situations envisageables. |
6. Encourager les dispositifs d'expérimentation
Bien souvent, ni l'exécutif ni le législateur ne sont sûrs de l'effet d'une disposition. Mais, compte tenu de la longueur de la procédure parlementaire, la rigidité de la loi est telle qu'il est difficile de revenir sur les erreurs.
Par ailleurs, une des difficultés sans cesse soulignée par les interlocuteurs du groupe de travail réside dans l'insuffisante prise en compte des nécessités de l'appropriation de la loi et des règlements par les acteurs qui en sont destinataires : acteurs économiques, acteurs administratifs d'État, acteurs des collectivités territoriales.
L'expérimentation, encore trop peu souvent pratiquée, permet de remédier à ces deux problèmes. C'est la raison pour laquelle vos rapporteurs ont inséré dans leur proposition de loi deux dispositifs sous forme expérimentale : ils concernent, d'une part, le nouveau régime envisagé pour la protection des abords des monuments historiques et, d'autre part, l'accessibilité. Dans les deux cas, il s'agit de sujets difficiles. Dans les deux cas, il convient de s'assurer de l'effet de la mesure proposée. Dans les deux cas, il faut tenir compte des réalités de terrain. Dans les deux cas, il faut éviter qu'une mauvaise appropriation du dispositif n'entraîne une incompréhension d'une idée que vos rapporteurs ont la faiblesse de penser importante.
Plus généralement, vos rapporteurs suggèrent que l'expérimentation soit tentée le plus souvent possible. Or, qui dit expérimentation dit ensuite sérieuse évaluation.
Recommandation n° 27 : user autant que possible de l'expérimentation législative, hors les cas d'urgence. |
7. Laisser de la souplesse au niveau local et jouer le jeu de la décentralisation
Vos rapporteurs ont pu constater que la complexité des dispositifs provenait bien souvent d'une décentralisation inaboutie. Sur certains sujets, l'État central n'a pas confiance en les élus ; il s'évertue à cadenasser leurs compétences en les entourant de restrictions innombrables. L'effet est double : cette défiance induit d'abord l'élaboration de textes qui prétendent s'appliquer de la même façon à des territoires aux réalités bien disparates, elle génère ensuite des dispositifs qui, en multipliant étapes, verrous et contrôles, complexifient de nombreux régimes juridiques.
Un exemple : l'accessibilité. La loi de 2005 a posé le principe de l'accessibilité des bâtiments. Elle a aussi prévu la possibilité d'obtenir des dérogations « après démonstration de l'impossibilité technique de procéder à la mise en accessibilité ou en raison de contraintes liées à la conservation du patrimoine architectural ou lorsqu'il y a disproportion manifeste entre les améliorations apportées et leurs conséquences . » (rédaction de 2005). Ne pouvait-on confier aux élus, porteurs de l'intérêt public local, le soin d'établir ces dérogations, sous le contrôle du juge, plutôt que de créer un circuit administratif, certes très incitatif mais lourd, rigide et complexe avec avis conforme de la commission départementale consultative de la protection civile, de la sécurité et de l'accessibilité et décision du préfet ?
Fallait-il, du reste, préciser dans la loi la multiplicité de verrous placés pour garantir l'accessibilité : non seulement les conditions de fond, mais aussi l'intervention de la commission départementale consultative, la nécessité d'un avis conforme... ?
Ne faudrait-il pas non seulement libérer un peu plus les collectivités de la tutelle de l'autorité préfectorale, mais encore aller au-delà et suivre ceux qui, à l'instar de l'Institut Montaigne, plaident pour un « pouvoir réglementaire initial et autonome, de même rang que celui du Premier ministre » confié aux collectivités de telle façon qu'elles puissent bénéficier d'une « réelle faculté d'adapter les normes au plan local » ? Faudrait-il élargir le pouvoir d'expérimentation donné aux collectivités par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République ? Une chose est sûre : continuer à gérer de la même façon des réalités locales très diverses est générateur de complexité.
Recommandation n° 28 : libérer les collectivités territoriales de tous éléments de tutelle préalable des autorités préfectorales et, en contrepartie, encourager ces dernières à réaliser un contrôle de légalité efficace et proportionné aux enjeux. |
Les conditions de dérogations
expérimentales des collectivités territoriales
L'article 72, alinéa 4 de la Constitution ouvre aux collectivités territoriales et à leurs groupements la possibilité de déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences. Il renvoie à une loi organique et exclut de cette faculté les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti.
Les dispositions issues de la loi organique
n° 2003-704 du 1
er
août 2003
La dérogation à des dispositions législatives relève d'une loi qui définit l'objet de l'expérimentation, la nature juridique et les caractéristiques des collectivités autorisées à participer à l'expérimentation, ainsi que sa durée, qui ne peut excéder cinq ans. Elle mentionne les dispositions auxquelles il peut être dérogé (article LO. 1113-1 du code général des collectivités territoriales). La mise en oeuvre de l'expérimentation suppose une demande motivée de la collectivité, dans le délai prévu par la loi. Cette demande est transmise au représentant de l'État, qui l'adresse, accompagnée de ses observations, au ministre chargé des Collectivités territoriales. Le Gouvernement vérifie que les conditions légales sont remplies et publie, par décret, la liste des collectivités territoriales autorisées à participer à l'expérimentation (article LO. 1113-2). Les actes dérogatoires à caractère général et impersonnel d'une collectivité territoriale font l'objet, après transmission au préfet, d'une publication au Journal officiel, qui conditionne leur entrée en vigueur (article LO 1113-3). Le préfet peut assortir un recours dirigé contre un acte dérogatoire d'une demande de suspension (article LO 1113-4). Le Gouvernement transmet au Parlement un rapport assorti des observations des collectivités qui ont participé à l'expérimentation avant expiration de sa durée. Chaque année, le Gouvernement transmet au Parlement un rapport retraçant les propositions et demandes d'expérimentation adressées par les collectivités, en exposant les suites qui leur ont été réservées (article LO 1113-5). Au vu de l'évaluation de l'expérimentation, la loi détermine selon le cas : les conditions de sa prolongation ou de sa modification pour une durée qui ne peut excéder trois ans ; le maintien et la généralisation des mesures expérimentales ; ou l'abandon de l'expérimentation. Le dépôt d'une proposition ou d'un projet de loi ayant l'un de ces effets proroge cette expérimentation jusqu'à l'adoption de la loi, dans la limite d'un an à compter du terme prévu dans la loi ayant autorisé l'expérimentation (article LO 1113-6). Les dérogations à des dispositions réglementaires obéissent aux mêmes règles mais sont autorisées par le Gouvernement, par un décret en Conseil d'État qui en fixe le cadre. Le Gouvernement adresse au Parlement un bilan des évaluations auxquelles il est ainsi procédé (article LO 1113-7). |
8. Porter une attention particulière aux dispositifs d'entrée en vigueur des lois
La question des modalités d'entrée en vigueur dans le temps des normes n'est pas toujours traitée avec toute l'attention qu'elle requiert, alors même qu'il s'agit de l'une des causes principales d'insécurité juridique et de blocage des projets.
Lorsqu'un nouvel ensemble de règles est défini par la loi ou le règlement, se posent en effet deux questions importantes :
- la première est de savoir si les règles nouvelles s'appliqueront seulement aux projets dont la genèse commencera postérieurement à l'entrée en vigueur du texte normatif, ou bien si elles s'appliquent également aux projets dont la genèse a déjà commencé avant la publication de la loi ou du décret.
L'autorité qui édicte la norme, et qui est généralement convaincue des mérites des réformes qu'elle porte, incline naturellement en faveur d'une entrée en vigueur immédiate des nouveaux textes, afin que leurs effets positifs supposés ne soient pas retardés. Cependant, pour les porteurs de projets, un changement de règle du jeu en cours de projet peut avoir des conséquences très dommageables : cela peut rendre caduque le calcul des coûts à partir duquel la décision de lancer un projet avait été prise ; cela peut changer profondément le calendrier de développement du projet, par exemple en rendant nécessaire une actualisation des études préliminaires ou le lancement de procédures de concertation imprévues ; cela peut encore imposer des formalités administratives nouvelles et rendre nécessaire la constitution et le dépôt de nouveaux dossiers d'autorisation... ;
- la seconde question est celle du délai d'adaptation des règles inférieures par rapport à une règle supérieure nouvellement édictée. Ainsi, quand une loi entre en vigueur immédiatement et que ses décrets d'application ne sont publiés que plusieurs mois plus tard, il y a un intervalle de temps pendant lequel les acteurs ne savent pas comment appliquer la règle, ce qui a pour effet d'insécuriser les projets et donc de les bloquer en attendant que les choses se clarifient. Il serait pourtant possible de différer l'entrée en vigueur des dispositions de la loi qui ne sont pas manifestement d'application directe jusqu'à la publication des dispositions règlementaires.
De même, lorsqu'une loi modifie le cadre législatif que doivent respecter les documents locaux d'urbanisme sans prévoir de délai différé d'entrée en vigueur, cela rend immédiatement illégales ou obsolètes tout ou partie des règles locales d'urbanisme, avec pour effet un blocage des projets locaux. Il serait pourtant possible, là encore, d'envisager un délai d'entrée en vigueur différé pour donner le temps d'adapter les règles locales d'urbanisme aux nouvelles règles nationales.
Certaines réformes du champ de l'urbanisme, comme par exemple les assouplissements successifs des règles de construction en zone agricole en dehors des STECAL, illustrent abondamment et de manière assez cruelle pour le législateur à quel point une entrée en vigueur mal pensée peut être préjudiciable. L'exemple des assouplissements successifs des règles de construction en zone agricole en dehors des STECAL, développé précédemment, est un cas d'école en la matière, puisque chaque assouplissement voulu par le législateur s'est traduit dans un premier temps... par un blocage.
Le groupe de travail recommande donc que la question de l'analyse de l'impact des modalités d'entrée en vigueur soit systématiquement conduite à tous les niveaux de l'initiative législative :
- l'étude d'impact des projets devrait comporter une section spéciale destinée à évaluer l'effet des choix en matière de date d'entrée en vigueur ;
- les propositions de loi devraient systématiquement comporter dans leur exposé des motifs un paragraphe qui expose l'analyse et les choix des auteurs du texte concernant les conditions d'entrée en vigueur de leurs propositions. S'appliquant à eux-mêmes ce principe, vos rapporteurs ont demandé à l'organisme chargé d'élaborer l'étude d'impact de leur projet de proposition de loi qu'elle comporte, pour chaque article du texte, un volet relatif aux modalités d'entrée en vigueur dans le temps ;
- les auteurs d'amendement devraient systématiquement poser, de façon explicite, la question de l'entrée en vigueur de leurs amendements. On remarque, par exemple, que toutes les difficultés d'application des dispositions relatives aux constructions en zone agricole résultent d'amendements adoptés sans réflexion préalable sur leurs modalités d'entrée en vigueur dans le temps.
De manière générale, il serait souhaitable que toute nouvelle disposition législative ou réglementaire qui entre en vigueur ne concerne pas les projets en cours, sauf éventuellement si l'entrée en vigueur immédiate est justifiée par un intérêt public fort (par exemple, relatif à la sécurité) ou si le porteur de projet estime que la nouvelle règle lui est favorable, et qu'il opte pour une application immédiate.
Enfin, lorsqu'une disposition législative implique une actualisation de normes de niveau règlementaire pour être pleinement applicable ou qu'elle implique une réorganisation profonde de l'environnement des acteurs, il serait souhaitable que son entrée en vigueur soit différée pour laisser aux services la possibilité de la prendre en charge correctement, sauf là encore motif d'intérêt général fort.
Recommandation n° 29 : analyser systématiquement l'impact des modalités d'entrée en vigueur des dispositions projetées, à tous les niveaux de l'initiative législative : étude d'impact des projets de loi et projets d'ordonnances concernées, propositions de loi, amendements. |
* 85 Rapport d'information de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur la simplification législative n° 2268 déposé le 9 octobre 2014.
* 86 Voir encadré supra , Structure et composition des organes centraux de simplification en Allemagne et au Royaume-Uni .
* 87 Le SECO est le secrétariat d'État à l'Économie chargé, au sein de l'exécutif suisse, de la politique de simplification.
* 88 Moderniser l'évaluation environnementale , rapport établi par Jacques Vernier, président du groupe de travail, mars 2015.
* 89 Voir à ce sujet l'analyse des jurisprudences de la Cour de Justice de l'Union européenne effectuée par le Serdeaut « Les dérogations dans la directive Habitats et l'interprétation de l'article L. 411-2 du code de l'environnement » sous la direction des professeurs Rozenn Noguellou et Norbert Foulquier.
* 90 Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 , « Dossier : La normativité » , janvier 2007.
* 91 Maurice Duverger, « Les institutions de la V e République », Revue française de science politique, n° 1, 1959.