EXAMEN EN COMMISSION

La commission des affaires européennes s'est réunie le jeudi 11 février 2016 pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation faite par M. Philippe Bonnecarrère, le débat suivant s'est engagé :

M. Éric Bocquet . - La composition des autorités de la concurrence est-elle la même partout ? Quel est le mode de désignation de ses membres en France ? L'Autorité de la concurrence peut-elle être saisie de la question des véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), qui a entraîné les protestations des taxis en France, mais aussi à Londres ? L'article 101 du traité européen proscrit tout accord qui appliquerait « des conditions inégales à des prestations équivalentes ».

M. André Gattolin . - Davantage que son encadrement juridique, la politique de la concurrence au niveau européen m'inquiète pour son caractère anti-industriel. La Commission applique un modèle américain inspiré du Sherman Act de la fin du XIX e siècle, complété par le Clayton Antitrust Act de 1914. Or ces lois destinées à éviter la concentration sectorielle s'appliquaient dans un pays déjà unifié - au contraire de l'Union européenne, toujours en construction et où les grandes entreprises fondent toujours leur développement sur des marchés nationaux.

Fusionner ces marchés à l'échelle européenne relève d'une dynamique complexe, qui a été contrariée par les règles de plus en plus strictes imposées par la Commission, des années 1970 aux années 1990. Jusqu'au sein même de la Commission, on entend dire que la seule politique industrielle de l'Union européenne est la politique de la concurrence. Or, sauf l'exception culturelle, nous nous interdisons tout crédit d'impôt sectoriel - une limite que les Américains ne s'imposent nullement. Cela nous empêche, et c'est regrettable, de construire, en particulier dans le domaine technologique, des groupes européens en mesure de rivaliser avec leurs homologues nord-américains ou asiatiques ; l'investissement dans les nouvelles technologies est difficile sans aides d'État, dont ces redoutables concurrents ne se privent pas.

Je n'ai rien contre une régulation de la concurrence, mais j'ai l'impression que l'émergence de nos industries européennes est pénalisée par un certain dogmatisme. Je préconise pour ma part un système de « serpent fiscal » qui autoriserait aux États une fourchette de crédit d'impôt dans les secteurs jugés prioritaires. Grâce au crédit d'impôt recherche, nous avons atteint l'excellence dans ce domaine, mais nous n'avons pas la filière verticale qui en faciliterait l'exploitation industrielle.

M. Michel Raison . - J'abonderai dans le même sens, en prenant des exemples agricoles : devons-nous être fiers ou inquiets de la faveur dont jouit notre Autorité de la concurrence ? Voici quelques années, l'Autorité s'est attaquée au cartel des endives ; condamnés à une amende de 3 millions d'euros, les producteurs ont gagné en appel, mais cet organisme, faisant preuve d'un véritable acharnement, s'est pourvu en cassation. Des producteurs de lait ont aussi été condamnés pour s'être regroupés, malgré leur relation profondément déséquilibrée avec les centrales d'achat. Ce constat ne s'applique pas qu'à l'Autorité de la concurrence : malgré une surcharge de normes, nos administrations et autorités sont si performantes que nous appliquons mieux que les autres les réglementations européennes, avec pour conséquence des pertes de parts de marché au niveau européen.

M. Jean-Paul Emorine , vice-président . - Vous affirmez que les règles de fond sont les mêmes, seules les procédures nationales divergent. Je puis vous citer l'exemple d'une entreprise d'envergure mondiale qui s'interroge sur la pérennité de son siège en France, parce que l'Autorité de la concurrence la juge en situation de monopole. La procédure est en cours depuis deux ans, ce qui remet en cause les décisions d'investissement de l'entreprise avec, au bout, un risque de disparition d'emplois dans le Nord et le Centre, où ils ne seront pas facilement remplacés. De trop fortes divergences d'application entre les pays européens pourraient déboucher sur des délocalisations complètes.

M. Philippe Bonnecarrère . - L'Autorité de la concurrence compte 17 membres, dont cinq permanents, président inclus, nommés par décret pour cinq ans ; et douze non-permanents au titre des personnalités qualifiées : membres de la Cour des comptes, de la Cour de cassation, professeurs de droit, avocats, chefs d'entreprise, représentants d'associations de consommateurs... Les experts interviennent plutôt dans l'instruction des dossiers. L'Autorité de la concurrence a une section et un budget dédiés aux études économiques.

Rien n'interdit une saisine de l'instance sur la question des taxis. Le Gouvernement a la possibilité de solliciter son avis, ce qu'il a peut-être trop fait à une certaine époque, obligeant l'Autorité à traiter des sujets qui ne relevaient pas de sa compétence. Mais on a également reproché à l'Autorité elle-même d'abuser de l'auto-saisine. C'est le complexe de la Réserve fédérale américaine ou de la Banque centrale européenne : influer sur les comportements en « parlant aux marchés » et en multipliant les interventions et les indications ! Depuis, la pratique est beaucoup moins fréquente.

La loi Macron a donné lieu à une divergence de vues sur le tarif du notariat : le Gouvernement voulait qu'il soit fixé par l'Autorité de la concurrence, qui sera finalement saisie pour avis. Ce pourrait aussi être le cas pour les taxis. L'Autorité a été sollicitée sur les activités d'UberPop, mais non sur la régulation de la concurrence entre la société et les taxis.

En tant que législateurs, nous sommes partiellement responsables de cet encombrement. Tout en voulant réduire l'influence des autorités administratives indépendantes, nous nous employons à leur donner du travail ! Au nom de la protection du petit commerce, la loi de modernisation de l'économie fixe ainsi un seuil très bas de chiffre d'affaires pour la notification à l'Autorité de la concurrence du rachat de supermarchés par une enseigne commerciale.

Je ne suis pas convaincu du caractère discriminatoire et anti-industriel de la politique française et européenne de la concurrence. Si tel était le cas, l'Europe ne serait pas si bien représentée dans le classement des plus grands groupes mondiaux. Quant à la France, l'Autorité de la concurrence aurait beau jeu de répondre que les PME - le vrai point faible de notre industrie - auraient peu de chances d'émerger et de devenir des entreprises de taille intermédiaire dont nous avons tant besoin, si elle n'agissait pas contre les abus de position dominante des grands groupes. De plus, ces abus sont aussi commis par les entreprises internationales présentes en Europe. Une action moins acérée des autorités européennes laisserait le champ libre aux grandes sociétés américaines. Voilà pourquoi le ressenti que vous exprimez ne repose pas sur des éléments objectifs.

M. André Gattolin . - Je ne conteste pas la puissance historique des groupes européens dans certains secteurs, comme l'aéronautique, historiquement protégé ; mais dans celui des nouvelles technologies, le problème est réel : les États-Unis, suivis par les pays asiatiques, ont profité de la tolérance de l'OMC vis-à-vis du crédit d'impôt - une tolérance que ne partage pas la Commission européenne.

M. Philippe Bonnecarrère . - Les aides sectorielles ne sont pas le sujet de mon rapport. Si vous l'interrogez sur son activité, l'Autorité de la concurrence vous répondra qu'elle se concentre sur les projets qui entraînent un effet d'éviction. Les exemples de Michel Raison portent sur des cartels, pas sur des abus de position dominante ou des concentrations. Or la notion de cartel est déconnectée de celle de marché pertinent.

Je l'ai dit, le droit de la concurrence est européen, appuyé sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne ; ce sont les règles de procédure et de traitement des dossiers qui varient selon les pays. En France, la procédure autorise l'Autorité de la concurrence à saisir les systèmes informatiques d'une entreprise, ce qui n'est pas le cas partout. De même, la constitution de la preuve, la possibilité de prononcer directement des sanctions ne sont pas appliquées uniformément.

La consultation publique de la Commission a pour objet d'harmoniser les procédures à un meilleur standard. On ne peut pas reprocher à l'Autorité de la concurrence de discriminer, puisqu'elle sanctionne aussi bien les entreprises étrangères que les entreprises françaises.

L'intérêt de notre système national est sa prévisibilité. L'entreprise mondiale à laquelle vous avez fait référence, monsieur Emorine, connaît la définition du marché pertinent et les critères de détermination d'une position dominante. Elle peut ainsi anticiper. Les professionnels ont accès aux notices du réseau européen auquel j'ai fait référence.

Enfin, les sanctions sont assorties de programmes de clémence : la première entreprise à dénoncer un cartel ne se voit pas appliquer d'amende ; la deuxième bénéficie d'une réduction d'environ 50 %, la troisième d'une réduction de 25 %. Les entreprises françaises y recourent assez peu
- question de culture, malheureusement...

M. Jean-Paul Emorine , vice-président . - Merci. Nous allons maintenant examiner la proposition de résolution.

M. François Marc . - Je suis d'accord avec la prise en compte, mentionnée à l'alinéa 20, des réalités économiques objectives ; je suis plus réservé quant à la notion d'échelle adéquate du marché pertinent, dont la perception varie selon les pays. De plus, cette formulation conduit à une forme d'auto-limitation à l'alinéa 21, ou de différenciation entre les entreprises françaises, anglaises, allemandes, etc., en fonction de la perception de leurs autorités nationales. Pourquoi se limiter au marché européen quand l'échelle appropriée peut être mondiale ?

M. Jean-Paul Emorine , vice-président . - En effet, ces deux derniers alinéas mettent en avant une approche nationale plutôt qu'européenne ou internationale.

M. Daniel Raoul . - L'alinéa 16 n'est pas formulé comme une condition : il est indiqué que le pouvoir d'auto-saisine « comporte un risque » ; et sur le fond, qu'est-ce qu'une autorité administrative indépendante dépourvue de la capacité d'auto-saisine et dépendante du donneur d'ordre qu'est l'État ?

M. Philippe Bonnecarrère . - Il est d'usage, dans notre commission, de parvenir à une formulation consensuelle. En s'auto-saisissant, l'autorité de la concurrence influence les acteurs économiques à travers ses avis. Or le Sénat a récemment voulu encadrer juridiquement les autorités administratives indépendantes, au motif que leur inflation limitait les pouvoirs d'orientation et de contrôle du Parlement. Voilà le sens de l'alinéa 16 : attention à ne pas créer de nouvelles normes. Je gage qu'il se trouve parmi nous des collègues ayant fort peu d'appétence pour la soft law - ce processus par lequel la règle, au lieu d'être fixée par la loi nationale, émerge des avis d'un réseau informel d'experts. Nous souhaitons, par cette résolution, faire comprendre à l'Autorité de la concurrence qu'elle ne doit pas chercher à étendre son magistère en formulant des avis sur des questions dont elle n'est pas saisie.

M. Daniel Raoul . - Mon objection était aussi de forme. Écrire que l'auto-saisine « comporte le risque qu'elles outrepassent leurs compétences » , ce n'est pas formuler une condition.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Oui ! Il conviendrait en outre de rappeler les droits du Parlement...

M. Jean-Paul Emorine , vice-président . - Je propose la formulation suivante : « le pouvoir d'auto-saisine en matière d'avis des autorités nationales de concurrence ne doit pas outrepasser leurs compétences » .

M. Philippe Bonnecarrère . - Les alinéas 20 et 21 relaient le message porté par Michel Raison, André Gattolin et le vôtre, Monsieur le président. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que Bruxelles se désintéresse de la désindustrialisation de l'Europe ; l'époque où la Commission européenne négligeait les données économiques pour se concentrer sur les aspects juridiques est révolue.

La définition des marchés pertinents ne fait pas débat dans la pratique ; elle est soutenue par une jurisprudence abondante. Comme la notion d'utilité publique pour justifier une expropriation, elle peut faire l'objet d'un débat universitaire, mais il n'y a aucune ambiguïté pour les acteurs concernés, grâce à cette jurisprudence qu'ils connaissent bien. Le marché local, national, européen, la vente directe par Internet constituent des sectorisations connues et pertinentes.

Je crois cependant comprendre que vous souhaitez un engagement proactif de l'Union européenne en faveur du développement économique. Sur le plan technique, ces deux derniers alinéas peuvent être discutés ; mais ils doivent avant tout s'entendre dans une dimension politique.

M. Jean-Paul Emorine , vice-président . - Nous pouvons mieux répondre à nos préoccupations dans la rédaction de l'alinéa 20. Je propose que la mention : « à une échelle adéquate qui peut être, dans certains cas, le niveau européen » soit remplacée par la formulation suivante : « à l'échelle européenne » . L'Autorité de la concurrence se définit par rapport au marché français ; or il faut une approche européenne.

M. Philippe Bonnecarrère . - Vous demandez l'ubiquité à l'Autorité de la concurrence : elle doit être en mesure de définir un marché pertinent à l'échelle de Brest ou de Mâcon - en cas de notification d'un rachat de supermarché - tout en déployant sa réflexion, à d'autres moments, au niveau national, voire européen.

M. François Marc . - C'est à mes yeux une question plus économique que politique. La formulation proposée par le président me convient.

À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a autorisé, à l'unanimité, la publication du présent rapport d'information, et adopté la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, ainsi que l'avis politique rédigé dans les mêmes termes.

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