Rapport d'information n° 649 (2014-2015) de M. Roger KAROUTCHI , fait au nom de la Délégation sénatoriale à la prospective, déposé le 21 juillet 2015
N° 649
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2014-2015
Enregistré à la Présidence du Sénat le 21 juillet 2015 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur les entretiens de la prospective ,
Par M. Roger KAROUTCHI,
Sénateur.
Cette délégation est composée de : M. Roger Karoutchi, président ; M. Gérard Bailly, Mme Corinne Bouchoux, M. Yvon Collin, Mme Annie David, MM. Alain Fouché, Philippe Kaltenbach, Mmes Fabienne Keller, Sylvie Robert, MM. Henri Tandonnet, Yannick Vaugrenard, vice-présidents ; MM. Jean-Jacques Lozach, Jean-François Mayet, secrétaires ; Mme Nicole Bonnefoy, MM. Pierre Charon, Alain Chatillon, Pierre-Yves Collombat, Robert del Picchia, Francis Delattre, Mme Évelyne Didier, M. Louis Duvernois, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Bruno Gilles, Mmes Dominique Gillot, Pascale Gruny, MM. Loïc Hervé, Éric Jeansannetas, Philippe Leroy, Jean-Claude Luche, Franck Montaugé, Robert Navarro, Yves Rome, Jean-Yves Roux, Jean-Pierre Sueur. |
AVANT-PROPOS
Mesdames, messieurs,
Créée en avril 2009 par l'Instruction générale du Bureau du Sénat, la délégation à la prospective est une structure originale et unique au sein du Parlement français. Perpétuant une tradition ancrée depuis longtemps au Sénat au travers de la délégation à la planification et du groupe sénatorial de prospective, auxquels elle s'est substituée, elle a pour mission de réfléchir aux transformations sociales, économiques et sociétales en vue d'informer le Sénat des évolutions à l'oeuvre et d'aider à la préparation des futurs souhaitables pour les générations à venir.
À la suite des élections sénatoriales de septembre 2014, la délégation, dont la composition a été profondément renouvelée, a accepté le principe d'ouvrir un cycle d'auditions à caractère généraliste, en conviant un certain nombre d'experts à venir présenter leur vision de la société et de l'économie françaises pour les vingt ou trente prochaines années. Par cette approche didactique, l'objectif était de pouvoir ainsi dégager des thèmes porteurs d'avenir pour y consacrer des études plus approfondies.
La délégation promeut la réflexion et le travail collectifs, au-delà des appartenances politiques, en se nourrissant, par la rencontre et l'échange, de l'expertise de spécialistes reconnus dans leurs domaines respectifs. Au demeurant, c'est l'une des caractéristiques du Sénat que d'avoir un rapport au temps spécifique. Il est donc pleinement dans son rôle lorsqu'il s'agit de dépasser les clivages pour se mettre au diapason de la société.
La prospective est une démarche assurément collective. La société actuelle est marquée par le règne du court-termisme, pour ne pas dire de la dictature de l'instant. Au même moment, notre régime politique subit une double crise de légitimité et d'efficacité. Dans un tel contexte, il paraît judicieux d'encourager le croisement des savoirs, de privilégier une réflexion partagée pour identifier les racines de futurs possibles, pour cheminer, ensemble, vers un avenir souhaitable.
La prospective est un éclairage. C'est tout l'objet du présent rapport d'information, qui retrace le contenu des rencontres et débats organisés au cours du premier semestre 2015, lesquels constituent le socle des réflexions actuellement menées au sein de la délégation.
Pour mesurer pleinement tout ce que la prospective peut apporter au Sénat, il est nécessaire de maîtriser autant que possible les tenants et les aboutissants de cette discipline à part entière, en pleine expansion. Le président du Sénat, Gérard Larcher, indiquait d'ailleurs lui-même en 2010 : « Notre coeur de métier, c'est aussi d'insérer une dimension prospective à nos travaux. »
La rencontre avec Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de prospective et développement durable, président de l'Institut des futurs souhaitables, a permis de rappeler que l'homme s'était toujours interrogé sur l'avenir en y apportant, selon les époques, des réponses extrêmement diverses. Le futur plonge très profondément ses racines dans le passé tant et si bien que prospective et rétrospective doivent aller de pair. Du reste, l'exploration des futurs possibles est l'affaire de tous, elle intéresse à la fois les sphères publique et privée, les responsables politiques comme les citoyens.
Une telle diversité des points de vue a également été mise en lumière par Hugues de Jouvenel, président de l'association de prospective Futuribles International. Remontant aux sources de la prospective, soulignant que l'avenir ne se prévoit pas mais qu'il se construit et regrettant à cet égard un vrai déficit de réflexion prospective au sein de notre pays, il en a appelé à un sursaut d'impertinence pour sortir des sentiers balisés, pour opérer des changements d'ampleur, convaincu, pour reprendre ses propres termes, que la France s'épuise à essayer de retrouver le monde d'hier plutôt que de s'atteler à construire le monde de demain.
L'entretien avec Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du Conseil économique, social et environnemental, et Jean-Claude Étienne, conseiller, membre de la délégation, fut l'occasion d'illustrer la variété des applications de la prospective et de son caractère opérationnel comme instrument d'aide à la décision. Tous deux ont insisté sur la fonction d'alerte particulièrement utile que remplit la prospective et sur l'impérieuse nécessité de prendre en compte la dimension politique dans le cadre des différents scénarios susceptibles d'être élaborés.
Nous l'avons vu, la prospective se nourrit de la variété des acteurs, des lieux, des sujets pour dégager les problématiques d'avenir. Nul doute que les enjeux stratégiques seront intimement liés aux ressources naturelles. Cela a été confirmé par Nicolas Bériot et Éric Brun, de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique. Si l'adaptation aux évolutions du climat est un concept relativement récent, il a pris une place centrale dans le débat public. Sur ce sujet comme sur d'autres, comprendre le présent permet de mieux préparer l'avenir : c'est l'une des clés de la prospective.
L'audition de Bruno Hérault, chef du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture, a permis de dresser un panorama des grandes transformations de la société française et de développer une vision de la prospective davantage tournée vers les sciences économiques et sociales. Les rapports au temps, à l'espace, sont en train de se modifier, notamment par le biais de la révolution numérique et des nouvelles préoccupations environnementales. L'innovation ne peut plus être entendue sous le seul angle scientifique et technologique, elle est aussi sociale, organisationnelle, culturelle, territoriale.
D'où la nécessité de réhabiliter le temps long, et ce à toutes les échelles géographiques, aussi bien au niveau local que national et mondial. Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE, nous a apporté un éclairage très utile sur la primauté du politique dans un monde globalisé et le besoin toujours croissant de concertation, de coopération entre pays du Nord et du Sud. La prospective n'a pas de frontières. Elle n'est pas qu'affaire de spécialistes, elle concerne chacun d'entre nous.
Dans le cadre des précédents rapports qu'elle a publiés, la délégation s'est toujours efforcée de varier les sujets d'étude pour couvrir un spectre le plus large possible des tendances en devenir tout en favorisant l'interaction entre les différents acteurs et disciplines. C'est ainsi qu'elle a pu s'intéresser au commerce électronique, à l'aménagement du territoire, à la pauvreté, aux emplois de demain. Si elle s'attache à développer une analyse au plus près des territoires, elle n'en oublie pas pour autant la dimension internationale, comme l'a montré le récent atelier de prospective qu'elle a consacré aux maladies infectieuses émergentes. Dans cette logique, l'étude sur l'eau et l'adaptation au changement climatique, qu'elle a récemment confiée à Henri Tandonnet et Jean-Jacques Lozach, s'inscrit pleinement dans l'agenda international et la préparation de la Cop21 qui se tiendra à Paris à la fin de l'année.
C'est dans cette perspective, et plus largement dans les préconisations qu'elle s'attachera à formuler, que la délégation sénatoriale à la prospective compte inscrire son action de long terme.
LA PROSPECTIVE : POURQUOI, COMMENT ?
Audition de Philippe DURANCE,
professeur au
Cnam,
titulaire de la chaire de prospective et développement
durable,
président de l'Institut des futurs souhaitables
(10
février 2015)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, j'ai le plaisir d'accueillir, en votre nom, Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire de prospective et développement durable, président de l'Institut des futurs souhaitables et auteur, en 2014, de l'ouvrage La prospective stratégique en action .
Nous sommes heureux de pouvoir entendre son expertise sur la prospective, sur ce que vous entendez par futurs souhaitables, ainsi que votre analyse des modèles d'innovation, des politiques publiques et du changement social.
Monsieur Durance, vous avez la parole.
Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de prospective et développement durable, président de l'Institut des futurs souhaitables
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre accueil et de votre intérêt pour ce que Pierre Massé appelait une « indiscipline intellectuelle ». Je vais vous présenter les points saillants, majeurs, de ce qu'est la prospective, de ce qu'elle représente pour cette école française de prospective que mon équipe au Cnam et moi-même nous efforçons de porter.
Entrons tout de suite dans le vif du sujet. La prospective est une réponse moderne à une très ancienne question. D'aussi loin que l'on remonte dans l'histoire, l'homme s'est toujours interrogé sur l'avenir, en y apportant, selon les époques, des réponses extrêmement diverses.
Ce fut, d'abord, par la divination. Voilà une conception de l'avenir très confortable puisqu'elle revient simplement à dire qu'il n'y a qu'une seule réponse possible. Problème, elle n'a pas toujours été très claire, surtout au début, et a prêté à diverses interprétations. Les quatre grands arts divinatoires qui ont à cette époque quelque peu structuré la pensée, au moins de l'Occident, furent : la cartomancie ; la chiromancie ou lecture des lignes de la main ; la géomancie, largement pratiquée, qui consistait en l'interprétation des formes géométriques ; et puis l'astrologie, bien sûr, qui renvoie au concept de « logos », c'est-à-dire la raison, le discours, le raisonnement, et cette sémantique n'est pas anodine.
En parallèle de ces pratiques de divination ancestrales s'est développée la culture scientifique. À force d'observer la nature et son environnement, l'homme en a tiré des interprétations pour essayer non seulement de découvrir une partie de l'avenir, mais aussi de comprendre le mode de fonctionnement de la nature qui l'entourait. Il existait des liens très forts, en tout cas au début, entre pratiques divinatoires et pratiques scientifiques. Cela n'a jamais empêché la critique. Le Caravage, au travers de son tableau La diseuse de bonne aventure , montre que, sous couvert de prédire l'avenir, la jeune bohémienne dérobe en fait au chevalier son anneau d'or. Il illustre cette idée de naïveté par rapport à la prétendue découverte d'un avenir prévu à l'avance.
Par la suite, on s'est davantage orienté vers la science, plus particulièrement le déterminisme. Encore aujourd'hui, divination et déterminisme sont des pratiques profondément ancrées dans nos sociétés, à diverses échelles. Le déterminisme permet, de manière très pratique, de relier un événement à une cause et, par le biais du principe de causalité, d'affirmer que, dans des conditions identiques, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Là encore, une telle mécanique se révèle assez confortable puisqu'elle aboutit à prédire un événement ou un comportement. Je ne résiste jamais au fait de citer ce court extrait de l'ouvrage de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités : « Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui [...] connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, seraient présents à ses yeux. »
À l'évidence, les frontières entre science et divination sont encore très poreuses. On parle de philosophie des probabilités, deux termes qui à notre époque auraient tendance à être opposés. Nous sommes là au coeur de cette idée de déterminisme, de cette capacité, à partir d'une règle et de son application, à lever une incertitude sur un phénomène donné, en l'occurrence, comme l'affirme Laplace, aussi bien sur l'avenir que sur le passé. Le déterminisme a pris de nombreuses formes. Déterminisme naturel ou universel, chez Laplace. Déterminisme religieux, bien sûr. Déterminisme historique, aussi, c'est-à-dire la capacité pour une société de prédire son évolution ou celle d'une autre, en respectant le passage par certaines étapes obligatoires ; c'est ce qui nous a permis de nous qualifier de société développée, par opposition à d'autres, que nous avons appelées « sous-développées » car n'étant pas au même stade de développement. Déterminisme social également, je n'y reviens pas. Déterminisme technologique, de plus en plus prégnant - nous sommes en plein débat sur la transition énergétique - et qui force un peu à l'immobilisme puisqu'il suffirait d'attendre la mise en oeuvre de solutions techniques pour résoudre les problèmes humains.
Dernier en date, le déterminisme génétique : dès les premiers progrès constatés en la matière, notamment sur l'analyse de l'ADN, nombreux ont été ceux à annoncer la possibilité de prévoir, si ce n'est la date, du moins la cause de la mort certaine de chacun d'entre nous. Voilà qui était de nature à interpeller. Aujourd'hui, même ce déterminisme est remis en question, et heureusement. Le gène ne fait pas tout. Ce que l'on appelle l'épigénétique - l'environnement, le contexte, l'alimentation, la pratique d'un sport, tout ce qui ressort de la volonté humaine - détermine aussi bien sûr l'apparition ou non de certaines maladies.
Par conséquent, on peut identifier trois grandes époques au cours desquelles des réponses différentes ont été apportées à la même question. À l'époque de la fatalité, l'avenir était considéré comme écrit à l'avance et des techniques mises en place pour le connaître, l'interpréter. Puis il y eut l'époque que j'appelle « de l'orgueil », lorsque l'homme commença à comprendre la nature et à vouloir la dominer. Descartes - « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » - est souvent cité en exemple pour illustrer cette idée de possession, de maîtrise.
La troisième époque, dans laquelle nous vivons aujourd'hui et dont nous connaissons avec exactitude la date de début, est celle de l'incertitude. Plus rien n'est certain, sur aucun sujet, que ce soit à titre collectif ou individuel. Nombre de penseurs ont essayé d'apporter, dans l'histoire moderne, des réponses à cette problématique. Je citerai le principe responsabilité de Jonas, qui a donné lieu au principe de précaution, le principe espérance de Bloch, et puis la prospective. Cette dernière est la réponse la plus pragmatique puisqu'il s'agit d'une méthode ; je vous la détaillerai tout à l'heure.
Pour la prospective, l'avenir appartient à trois domaines, le premier étant celui de la liberté. La prospective rejette le déterminisme et son idée d'avenir unique ainsi, bien évidemment, que la divination. Elle s'ouvre à la multiplicité des avenirs, à ce qu'elle appelle les « futurs possibles ». Là est le début des difficultés. L'indéterminisme, par définition, c'est très inconfortable.
Première difficulté, il est des futurs inimaginables, d'autres qui ne le sont pas. Que n'est-on pas capable d'imaginer ? Voilà une question aussi réelle que déstabilisante. La nature humaine est assez limitée en termes de capacité d'imagination. La prospective a notamment pour objectif, en ayant recours à des méthodes spécifiques, de rendre imaginables des futurs qui, a priori , ne le sont pas. Au demeurant, une fois que le passé est passé, il est tout aussi indéterminé, multiple et difficile à connaître que l'avenir ; c'est le rôle de l'historien que d'essayer de réduire une telle incertitude.
La prospective va donc se focaliser, parmi les futurs imaginables, sur les futurs possibles. Pierre Massé, que je citais au tout début de mon intervention et qui fut l'un des grands commissaires au Plan et traducteurs de l'esprit prospectif, disait : « L'imagination a ses limites. L'avenir est fait d'imaginable inimaginable. » L'effondrement des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001, c'était inimaginable. Pourtant, c'est arrivé. Nous l'avons tous vécu en direct, à la radio, devant la télé ou sur Internet : ce fut l'un des premiers faits sociaux globaux. À l'évidence, il y a un poids de la structure, de l'environnement, de l'histoire, de la culture, qui nous empêche d'imaginer certaines choses dans certains contextes.
La prospective a cet intérêt de nous ouvrir à des sujets que nous refusons de voir, d'entendre, d'évoquer. Parce que l'avenir est domaine de liberté, la prospective va chercher à identifier des faits porteurs d'avenir, c'est-à-dire infimes dans le présent mais aux répercussions potentielles importantes, des signaux faibles, des germes d'avenir, des ruptures possibles, en s'intéressant à tout ce qui peut perturber, ouvrir sur des avenirs pluriels, permettre de sortir de ce fameux avenir tendanciel.
Si l'avenir est domaine de liberté, il est aussi domaine de volonté. À partir du moment où il est admis que l'avenir n'est pas écrit à l'avance, qu'il est multiple, alors il est sujet à la volonté, ouvert au choix. Le refus de toute posture déterministe offre la possibilité de choisir, parmi les futurs possibles, un ou plusieurs futurs souhaitables. C'est ce qui fait sa force et cela ouvre deux grands domaines : le domaine de l'anticipation, l'exploration des futurs possibles, et le domaine de l'action, le choix du ou des futurs souhaitables. Là réside une autre difficulté : comment définir un futur souhaitable ? Pour qui ? Pour quoi ?
Dans les années soixante, soixante-dix, quand la planification réussissait encore à s'imposer plus ou moins, un grand philosophe français, Paul Ricoeur, avait participé à un exercice de prospective national, lancé par le Plan, sous l'égide de Pierre Massé, et posé, en substance, ces questions : « De quel droit définissons-nous, pour le plus grand nombre, un avenir donné ? Pourquoi celui-ci et pas un autre ? Pourquoi n'impliquons-nous pas les citoyens, pourtant les premiers concernés, dans ce choix ? »
Troisième et dernier domaine, le domaine de responsabilité. Si l'avenir n'est pas écrit à l'avance, le choix auquel il est soumis emporte, en toute logique, une responsabilité. La prospective est avant tout une éthique de l'action, une manière de définir des règles à appliquer pour faire des choix, en conscience, en toute responsabilité. D'où l'essor des termes « responsabilité sociale ou sociétale », au sein des entreprises, ou « développement durable ». Il convient de faire un choix accepté par le plus grand nombre.
La prospective est une création éminemment française. J'ai toujours peur d'être taxé de chauvinisme en disant cela mais les faits sont là. La prospective est née en France, dans l'esprit d'un homme, Gaston Berger, et ce dans un contexte très particulier, que je vais rappeler et qui me fait dire qu'elle ne pouvait naître que dans l'esprit de cet homme-là. Né au Sénégal, Gaston Berger était avant tout un philosophe, mais un philosophe en action qui se frottait quotidiennement au terrain. Cette capacité de réflexion sur les valeurs, sur le sens, la finalité de l'action humaine sont autant d'éléments qui se retrouvent dans la prospective. Il n'était pas du tout un philosophe classique comme Bloch ou Jonas, ou l'un de ces intellectuels quelque peu « hors-sol ». Quand il a pensé la prospective dans les années cinquante, il était haut fonctionnaire, directeur général de l'enseignement supérieur, domaine qui comptait alors très peu d'étudiants et dans lequel tout était à construire. Il s'est posé beaucoup de questions sur la manière de prendre des décisions, ce qui l'a conduit à formaliser la méthode prospective. Malheureusement, il meurt accidentellement en 1960 et ne pourra aller jusqu'au bout de sa réflexion. Mais celle-ci fut suffisamment géniale, dans tous les sens du terme, pour qu'elle perdure dans les pratiques françaises. Pour le petit côté people , je précise que l'aîné de ses quatre enfants s'appelait Maurice Béjart. Le père, désespéré d'avoir un fils danseur et chorégraphe, lui fit faire de la philosophie.
Fait étonnant, les années cinquante, en France, représentent un monde très similaire à celui d'aujourd'hui. C'est certainement la raison pour laquelle la prospective est à ce point en vogue depuis quelques années. Dans ces années cinquante, la perception du changement et de l'accélération du temps est extrêmement forte. Les gens considèrent qu'ils n'ont plus le temps de rien, que tout va toujours plus vite, que le monde s'accélère.
Si le monde s'accélère autant à cette époque, c'est qu'il est soumis aux effets simultanés de nouvelles techniques : nucléaire, cybernétique, astronomie, aéronautique. Soyons clairs, c'est l'explosion de la première bombe atomique en 1945 qui a déclenché l'entrée de l'espèce humaine dans l'ère de l'incertitude. Une réflexion analogue domine aujourd'hui chez les écologistes avec le changement climatique, et certains vont très loin, jusqu'à affirmer que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'homme risque de disparaître. Ce n'est pas vrai, ce n'est pas la première fois. C'est le nucléaire qui, le premier, a fait naître cette notion d'incertitude et de finitude du genre humain. C'était encore plus prégnant à l'époque de la guerre froide. Le nucléaire a entraîné de nombreux changements, notamment dans le domaine civil. Nous ne pourrions pas travailler et nos organisations fonctionner sans tout cet apport des sciences des systèmes et de la cybernétique, y compris en termes de mécanique, de robotique.
Autre domaine où l'inédit a émergé : l'astronomie et l'aéronautique. Souvenez-vous, 1957, lancement du premier satellite : pour la première fois dans l'histoire humaine - la « deuxième » première fois avec le nucléaire -, l'homme fut capable d'extraire de l'attraction terrestre un objet. Cela a énormément marqué les esprits.
Gaston Berger fut le premier à le dire, à faire ce constat que les situations dans lesquelles l'homme évolue sont sans cesse nouvelles et qu'il n'est plus possible de continuer à appliquer les règles d'hier pour construire le monde de demain. Ne plus rester tourné vers le passé, ne plus convoquer le précédent, l'analogie, la statistique pour prendre les décisions de l'avenir, voilà la grande découverte de Berger.
Or se tourner vers l'avenir, premièrement, n'est pas naturel, deuxièmement, requiert une méthode, des outils pour ce faire. Double problème. Gaston Berger va poser les bases d'une telle méthode, avec l'objectif de faire une « anthropologie prospective », une science de « l'homme à venir ». Aux yeux de Berger, la prospective n'est pas une science ni même une discipline académique en tant que telle, elle est un moyen d'étudier les situations à venir dans lesquelles l'homme pourrait se trouver engagé de manière à prendre les décisions qui soient les meilleures et les plus efficaces possible, non dans les moyens mais dans les finalités. En tant que philosophe, Berger était très attaché aux valeurs humanistes.
Pour développer sa méthode, il s'est doté d'un outil grâce auquel la prospective existe encore aujourd'hui. Il crée en 1957 le centre international de prospective, qui rassemble des universitaires, des hauts fonctionnaires et des chefs d'entreprise pour travailler ensemble sur des grands sujets de société, essayer d'anticiper, de guider, d'influencer la décision publique. Voilà la méthode de Berger pour faire de la prospective, celle qui nous guide depuis les années soixante. Elle est très simple et se résume aux quelques principes suivants.
Premièrement, il faut voir loin, s'extraire du poids du présent, porter le regard bien au-delà du court terme, selon les contextes et les sujets, à dix, quinze, vingt, trente ans. Les entreprises ont tendance à raisonner à un horizon de dix ans. Dans les territoires, en revanche, on a moins de difficultés à se projeter plus avant, comme le montre le programme Territoires 2040 de feue la Datar, devenue le Commissariat général à l'égalité des territoires.
Deuxièmement, il faut voir large, être capable de confronter le plus d'individualités et de diversités possible dans l'analyse des sujets. En rassemblant des hauts fonctionnaires, des chefs d'entreprise, des universitaires, Berger avait bien cette idée en tête : multiplier les regards pour être sûr de ne rien laisser passer et surtout de favoriser l'imagination.
Troisièmement, il faut analyser en profondeur. Berger était un philosophe, un phénoménologue plus exactement. Il appartenait à cette branche de la philosophie qui a pour mission de dépasser l'apparence première des choses pour aller voir comment elles existent en elles-mêmes. La prospective répond à la même logique : avoir une connaissance intime des phénomènes et du monde qui nous entourent pour se projeter plus efficacement dans l'avenir.
Telles sont les trois bases de la méthode prospective, sur lesquelles se greffe une double intention, que l'on doit également à Gaston Berger : prendre des risques et penser à l'homme. Conscient que l'avenir était forcément un pari, Berger concevait la prospective comme un instrument servant à éviter les paris absurdes, à borner la réflexion. Faire un choix, c'est forcément prendre un risque, mais le pire risque n'est-il pas finalement de ne pas choisir ? Cette interrogation était très forte chez lui. Deuxième intention à ne pas perdre de vue, également très présente dans l'esprit de Berger : penser à l'homme, car, au bout de chaque décision, il y a non pas un objet, un concept ou un principe, mais bien un être humain.
Le dernier principe à retenir est implicite : c'est voir ensemble. La prospective est foncièrement une activité collective, contrairement à la futurologie. Ce dernier terme renvoie à la vision de l'avenir que peut exprimer à titre personnel tel ou tel intellectuel, à l'image de Joël de Rosnay ou de Jacques Attali, il s'ancre dans une décision et une analyse individuelles.
Pour illustrer cette dimension collective, je vous propose de regarder trois courts extraits d'une émission de télévision - la seule - dans laquelle est intervenue Gaston Berger, quelques mois seulement avant sa mort. Il y explique ce qu'il entend par prospective.
Premier extrait : « Le mot prospective correspond à l'attitude que nous prenons dans notre groupe et que nous recommandons aux hommes de prendre et qui nous tourne résolument vers l'avenir, avec une attention passionnée. Vers un avenir dont nous n'attendons pas la révélation magique mais dont nous savons qu'il sortira de notre action parce que nous avons à le construire. Si bien qu'à certains égards on pourrait dire que la prospective est une réflexion sur l'action de l'homme dans un monde en accélération. Car c'est cela le trait principal. »
Concevant le centre international de prospective comme un groupe d'hommes qui veulent être « les contemporains du futur » , il explicite les méthodes de travail de ce groupe : « Il y en a une que je voudrais signaler d'abord, c'est que nous formons une équipe. Nous voulons construire l'avenir mais nous savons que nous ne pouvons pas le construire si nous n'y pensons pas tous ensemble. Et ceux de nos amis qui sont ici peuvent en porter témoignage : dans nos réunions une idée est lancée par l'un, reprise par l'autre, éclairée par le troisième. L'idée qui nous a inspirés dans la constitution même de la société était de réunir, pour prendre les trois catégories principales, de grands professeurs, des administrateurs responsables de grandes choses, des chefs d'entreprise, enfin, c'est-à-dire des hommes, qui, sur les sujets que nous étudions, pourront non seulement porter un témoignage théorique, extérieur, abstrait, mais aussi nous donner le fruit d'une sagesse expérimentale profonde. » En parlant des administrateurs, il pense à Louis Armand, assis à ses côtés, ancien dirigeant de la SNCF et de la communauté européenne de l'énergie atomique.
Deuxième extrait : « Je pense qu'en effet l'un des problèmes qui se posent aux hommes d'aujourd'hui est qu'il y a un décalage non pas, dirai-je, entre l'homme et la technique mais entre certaines habitudes que les hommes ont prises et qui sont d'origine sociale et les exigences de la technique. Nous ne pouvons pas ne pas travailler en équipe. Nous ne pouvons pas ne pas vivre ensemble. Tout à l'heure, M. Armand me disait à quel point ce qu'utilise n'importe qui dans le monde d'aujourd'hui est le résultat du travail d'hommes disséminés sur la planète entière. Mais si, au lieu d'être rétrospectifs, nous sommes prospectifs, si nous pensons à nos projets, c'est encore beaucoup plus vrai. Nous ne pouvons plus rien faire qu'ensemble. Car, au fond, tous les hommes et tous les savants étudient le même objet : le monde. Mais, sur ce monde, ils projettent des éclairages différents. Et je ne peux pas savoir comment ce monde est fait si, en même temps que mes propres observations, je ne dispose pas des observations faites par mes collègues. »
Troisième et dernier extrait : « Le problème que nous avons à résoudre, c'est d'avoir une société efficace, mais une société heureuse. Il n'est pas facile de concilier les requêtes de l'efficacité et les aspirations au bonheur. Quand je veux dire bonheur, je n'entends pas les satisfactions un peu matérielles et méprisables qu'exprime le mot de plaisir. Je veux dire ce qui satisfait le plus profondément les aspirations secrètes de l'âme. Alors, si nous n'avons pas ça, ce n'est pas la peine que nous soyons efficaces. Nous serions efficaces pour rien. Mais si nous avons cela, alors nous avons besoin de la technique. Car la prospective, c'est le contraire du rêve. On peut être rétrospectif en pensant à l'avenir, c'est-à-dire en projetant sur l'avenir les images d'un passé que nous rectifions au gré de la fantaisie. Être prospectif, c'est voir qu'il y a un avenir à faire, que, dans cet avenir, il y a un certain nombre de grandes lignes qui sont déjà dessinées et que nous devons prévoir. Et que toutes sortes de possibilités de plus en plus riches, de plus en plus fécondes sont offertes aux hommes. Les hommes feront, tous ensemble, le grand monde de demain. Ou bien ils courront à la catastrophe. Le risque n'est pas exclu mais l'aventure vaut d'être tentée. Et je crois qu'elle gagnera et que ça réussira. »
Voilà l'état d'esprit prospectif posé par Gaston Berger en 1960, quelque temps seulement, je l'ai dit, avant sa mort. Heureusement, cette idée, cette posture, cet esprit et cette méthode dans ses grandes lignes vont se développer. Pierre Massé en fera la traduction dans la planification ; d'autres, comme Jérôme Monod, dans l'aménagement du territoire. La prospective se diffuse au niveau de l'État, dans les ministères beaucoup, puis, avec la décentralisation, dans les régions. Dès le début, elle est également présente au sein des grandes entreprises : le premier comité de direction à avoir tenu un exercice de prospective, c'est celui de la Snecma en 1962.
Qu'est-ce que la prospective aujourd'hui ? Voici une définition, qui a le double mérite d'exister et de fixer le périmètre de cette discipline : la prospective est une anticipation pour éclairer l'action présente, c'est-à-dire la décision, à la lumière des futurs possibles et souhaitables. Il y a beaucoup d'éléments dans cette courte phrase, notamment l'orientation vers l'action. Encore une fois, la prospective sert à prendre des décisions. Ce n'est ni de la divination ni de la futurologie. Cela aboutit à déterminer une hiérarchie des futurs. Or nos organisations, publiques comme privées, ont tendance à aller tout de suite au souhaitable, sans passer par le possible, à faire des choix sans réellement connaître l'ampleur des possibilités offertes. Le système des grandes écoles à la française fonctionne selon une logique similaire : les élèves y sont incités à donner la bonne réponse sans forcément prendre le temps d'étudier toutes les possibilités.
Paradoxalement, la prospective s'intéresse donc moins à l'avenir qu'au présent, dont elle est une véritable clé de lecture.
Globalement, la prospective cherche à répondre à cinq questions. Une seule - « Que peut-il advenir ? » - appartient au registre de l'anticipation. Une fois l'exploration des futurs possibles réalisée, les quatre autres questions sont du ressort de l'action.
La première est : « Qui sommes-nous ? » Pour une organisation comme pour une personne, il est fondamental de bien se connaître avant d'être capable de prendre des décisions. Au travers des trois questions suivantes - « Que pouvons-nous faire ? Que voulons-nous faire ? Comment le faire ? » - transparaît cette même idée de possibilités, de choix. Pour y répondre, des méthodes de diagnostic et d'élaboration de scénarios ont été développées. La méthode des scénarios est abondamment utilisée mais il ne s'agit que d'une toute petite partie de la démarche prospective. Une fois établis les scénarios exploratoires, une fois apportée la réponse à la question « Que peut-il advenir ? », on entre dans la stratégie et le plan d'actions, pour répondre au triptyque « Que pouvons-nous faire ? Que voulons-nous faire ? Comment le faire ? ». Dans les organisations, la prospective sert à dégager, dans un premier temps, les enjeux clés pour l'avenir, dans un second, les orientations à privilégier, les objectifs à poser, les actions à mener. Au sein des entreprises s'exprime de plus en plus le besoin de redonner du sens au travail, en permettant aux salariés de rattacher leur action soit à un enjeu soit à une orientation stratégique. Pour y parvenir, la prospective dispose de nombreux outils et techniques, que je ne détaillerai pas ici, mis au point au cours des trente dernières années, essentiellement au Cnam d'ailleurs.
Je terminerai en vous présentant un graphique qui classe les possibilités de déploiement de la démarche prospective en France, au sein des organisations publiques comme privées, en quatre grandes catégories. Celles-ci s'ordonnent autour de deux axes, selon que l'impact stratégique - l'axe vertical -, c'est-à-dire la volonté d'élaborer une stratégie, est plus ou moins fort et la participation des personnes concernées - l'axe horizontal - plus ou moins élevée. C'est d'ailleurs ce dernier qui a le plus fortement évolué depuis l'époque de Gaston Berger. La prospective ne se conçoit plus sans intégrer quasi systématiquement la dimension participative, que ce soit dans un territoire ou une entreprise.
Le croisement de ces deux axes donne donc quatre catégories. Avec un impact stratégique fort et une participation faible, vous obtenez une démarche stratégique classique, élaborée par une cellule dédiée. Avec un impact stratégique faible et une participation qui l'est tout autant, vous entrez dans le cadre de l'aide à la décision, la prospective servant à ne traiter qu'un thème en particulier. Avec un impact stratégique fort et une participation élevée, vous vous inscrivez véritablement dans la conduite du changement, voire, bien souvent, dans l'accompagnement vers une transformation radicale. Enfin, avec un impact stratégique faible et une participation forte, la prospective est pensée comme un outil de mobilisation des acteurs autour d'une représentation d'un avenir compréhensible.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je vous remercie, monsieur Durance, de cet exposé très éclairant. Vous avez insisté sur la dichotomie entre futurs possibles et futurs souhaitables. Que je sache, vous présidez l'Institut des futurs souhaitables, pas « des futurs possibles et souhaitables ». Que faut-il en déduire ? Les possibles seraient-ils plus « tristes » ou les souhaitables moins incertains ?
Philippe Durance, professeur au Cnam
La méthode prospective repose sur cette finalité d'accompagnement dans le choix d'un avenir souhaitable. Cela passe effectivement par l'exploration des futurs possibles, qui ne sont pas toujours d'une grande gaieté. La première des phases de cette exploration consiste à identifier le tendanciel : que se passera-t-il si rien ne change ? Dans 99,99 % des cas, c'est la catastrophe assurée. Pourquoi le tendanciel est-il si souvent gris, voire noir ? Parce que les organisations, surtout celles du secteur privé, en viennent à la prospective alors qu'elles sont déjà dans une situation difficile, au pied du mur, avec une possibilité de choix restreinte. L'intérêt, justement, c'est de voir comment sortir du tendanciel pour aller vers le plus souhaitable possible.
Annie David , sénatrice de l'Isère
Futurs imaginables, futurs inimaginables, futurs possibles ? Comme le président Karoutchi, je m'interroge. Comment rendre concrètes les réflexions que vous pouvez mener pour en faire bénéficier le plus grand nombre ? Tous les sujets sont-ils envisageables ? J'ai trouvé votre exposé très intéressant et je perçois bien tout l'intérêt de la démarche prospective mais aussi ses limites quand elle est menée dans l'urgence. Nous sommes tous, ici, pour imaginer un futur meilleur, mais, concrètement, quelle vision cela implique-t-il ?
Philippe Durance, professeur au Cnam
La prospective, telle que je l'ai présentée, est un concept en effet forcément abstrait. Elle prend cependant des formes très concrètes et je prendrai un exemple précis, particulièrement parlant, me semble-t-il, celui d'une région, qui plus est ultrapériphérique, à savoir la Martinique. En 2005, elle s'est saisie, sous l'égide d'Alfred Marie-Jeanne, qui présidait la région à l'époque, de la possibilité d'élaborer un schéma régional de développement économique pour lancer une démarche prospective largement participative, dont nous avons fourni le cadre méthodologique. Elle a mis en place une structure ouverte au plus grand nombre d'acteurs sur l'île, avec un message clair : « Venez, nous avons besoin de vous pour produire un document stratégique. Nous avons la méthode, il nous manque les personnes. » À peu près trois cents personnes ont été ainsi embarquées dans l'aventure, ce qui est énorme à l'échelle d'un tel territoire. Il a fallu, en amont, définir toute une organisation, une ingénierie. Résultat : les Martiniquais ont produit eux-mêmes un document stratégique, voté par le conseil général et le conseil régional réunis en congrès.
Si une telle mobilisation est possible, c'est que la méthode prospective le permet. J'en reviens au graphique que j'évoquais précédemment : pour le coup, la Martinique s'est inscrite dans une véritable conduite du changement, en couplant une visée stratégique forte et une participation très élevée. La prospective est de moins en moins le fait du prince. Telle que la pratiquait Gaston Berger, elle était très élitiste. On était entre soi, entre hauts fonctionnaires, grands chefs d'entreprise et administrateurs, on ne sortait pas de Paris. Outre Gaston Berger, Louis Armand, que j'ai cités, on trouvait le fondateur du CNPF, le directeur de cabinet de Michel Debré. Aujourd'hui, une telle configuration serait inconcevable, la prospective ne se pratique plus du tout comme cela, elle promeut au contraire l'ouverture la plus large.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
La prospective apparaît comme une démarche intéressante. Pour autant, Gaston Berger, à l'origine de la discipline, faisait partie, si je ne me trompe, des équipes de hauts fonctionnaires qui étaient dans la mouvance des débuts de l'État français, à Uriage notamment. À l'évidence, il fut loin de partager la même vision prospective que le général de Gaulle, parti à Londres alors que tout semblait perdu... Vous nous parlez de tendances lourdes, de grands axes, vous distinguez le possible du souhaitable. En définitive, vous rejoignez, par des voies sophistiquées, l'un des fondements du discours politique classique, que résume ce mot bien connu de Jaurès : « Le courage, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel. ».
Or, bien souvent, on encense l'idéal tout en nous rappelant aux contraintes du réel. Et donc on en reste au possible, on suit la tendance lourde. Le volontarisme, l'ardente obligation d'agir, prônés à l'époque du Plan, ont aujourd'hui complètement disparu. Au prétexte de la mondialisation, de la compétitivité, on ne peut plus faire autrement que d'accepter le réel. Je vois bien l'intérêt qu'il y a à essayer d'avoir des outils pour conduire l'avenir. Mais comment faites-vous pour éviter l'écueil de l'avenir quelque peu préfabriqué par la représentation dominante ?
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Cher collègue, vous confondez, me semble-t-il, Gaston Berger, qui était un résistant, avec Gaston Bergery.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Au tout début, Gaston Berger a appartenu, comme beaucoup d'autres, aux équipes d'Uriage. Il avait peut-être ses raisons. Toujours est-il qu'il les a effectivement quittées par la suite.
Philippe Durance, professeur au Cnam
Gaston Berger était un résistant. Il a même été chef du service d'information du Sud-Ouest, et Defferre l'a fait monter à Paris. Pour revenir à votre question, elle traduit une vraie préoccupation du prospectiviste sur sa réelle capacité d'imagination. L'une de ses craintes, justement, est de rester dans les sentiers battus et de ne pas être capable de voir autrement. Il existe d'ailleurs une méthode prospective spécifique pour casser les représentations, déconstruire les discours tout faits, évacuer les idées reçues, aller sur le terrain du non-dit, mettre les sujets tabous sur la table. C'est le concept, en sciences de gestion, du silence organisationnel. Nombreux sont les sujets qui ne sont jamais débattus soit parce qu'on pense tout savoir, soit parce qu'on refuse de voir.
Un autre aspect est de travailler sur les ruptures. Il est toujours très facile d'en rester au tendanciel. La méthode prospective impose, à un moment donné, de sortir du probable pour rechercher les ruptures possibles et leurs conséquences potentielles. Si l'avenir appartient à ceux qui veulent le construire, il contient aussi une part de hasard, de nécessité ; rien n'est totalement maîtrisé, et cela peut déstabiliser. Mais il importe de reconnaître que la volonté a une place en tant que telle et que cela suppose, en amont, de casser les représentations, dans des proportions parfois considérables. Ma participation à la démarche stratégique entreprise par la Martinique m'a valu d'être traité de sale blanc parce qu'en effet on avait mis sur la table des sujets tabous, liés à l'histoire, en particulier de l'esclavage. Faute de ne pas aller au fond des choses, on reste dans le superficiel et rien ne change.
Néanmoins, qui peut croire qu'une société puisse changer du jour au lendemain ? L'une des difficultés est de se raccorder à la réalité tout en passant du côté de l'action. Ce n'est pas le tout de dire que la prospective sert à prendre des décisions, d'imaginer un futur souhaitable, encore faut-il mettre en place les moyens pour y arriver. Souvent, les marges de manoeuvre existent, mais le changement n'est pas aussi rapide que souhaité, la faute à un trop-plein d'inertie. D'où l'intérêt du temps long, sur le plan tant prospectif que rétrospectif, car savoir qu'on a réussi à faire bouger les lignes en dix ou quinze ans est en soi un motif de satisfaction. La prospective et la rétrospective sont les deux faces d'un même miroir. Regardez à quel point la société a pu changer au cours des quinze-vingt dernières années. Imaginez qu'elle change d'autant à l'avenir.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Toutes les personnes qui, à l'époque, ont lancé ces idées de planification, de reconstruction, qui considéraient, avec toutes les précautions d'usage, leur action comme un pilotage de l'économie, de la société, pouvaient-elles imaginer que ce qui s'est passé a constitué exactement le démontage de tout cela ? D'une certaine manière, on en est revenu à la situation d'avant-guerre.
Philippe Durance, professeur au Cnam
C'était certainement imaginable. Encore une fois, revenons-en au contexte de l'époque. La Datar, par exemple, dans les années soixante-dix, refusait explicitement de consulter l'opinion sur les projets d'aménagement. Ce n'était pas dans la culture de l'époque : en gros, il y avait ceux qui décidaient et ceux qui subissaient. Aujourd'hui, on ne pourrait plus agir ainsi. La prospective a beaucoup évolué et la manière dont elle est pratiquée n'a plus rien à voir avec ce qui se faisait dans les années soixante et soixante-dix. La participation de la population, la mobilisation des citoyens, notamment dans le cadre de la prospective territoriale, sont un impératif assez net.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Le fait est que l'on déconstruit ce qu'on avait construit pendant trente ans. Tout est affaire de volonté politique.
Philippe Durance, professeur au Cnam
Certes. La prospective se développe essentiellement dans les territoires : c'est là que les choses bougent.
Gérard Bailly , sénateur du Jura
Dans la mesure où la prospective s'est imposée dans de nombreux domaines, n'est-il pas regrettable qu'il n'y ait jamais vraiment de bilan entre ce qui a été prévu et ce qui s'est passé ?
Je prendrai quelques exemples. Personne n'avait prévu l'émergence aussi rapide de la mondialisation ; sinon, les gouvernements qui se sont succédé auraient davantage anticipé les évolutions observées. Pour ce qui est de la recherche médicale et des objectifs annoncées voilà une vingtaine d'années, ont-ils été atteints ? Sommes-nous en avance, en retard ? Dans le domaine de l'astronomie, la prospective avait-elle prévu qu'une sonde puisse se poser sur une lointaine comète ? Personnellement, jamais je n'aurais pensé, voilà trente ans, pouvoir suivre, depuis un écran, ce qui se passe de l'autre côté du globe.
Faire un bilan, prendre conscience de ce qu'on a oublié, de ce qu'on n'a pas su anticiper, c'est toujours utile pour progresser. Comme vous l'avez dit, il est indispensable de réfléchir ensemble, de rassembler le maximum de compétences.
Philippe Durance, professeur au Cnam
Vous avez tout à fait raison. L'un des credo de la prospective, que l'on retrouvait de manière prégnante chez Gaston Berger même si ce n'était pas formulé ainsi, c'est : plus on est nombreux, moins on a de chances de se tromper. Pour en revenir à votre question, je rappellerai qu'il ne faut pas confondre prospective et prévision. Nous avons fait il y a quelque temps un exercice de « rétro-prospective » portant sur les années soixante-dix et quatre-vingt. Nous en avons tiré une règle intéressante : les sociétés humaines, en faisant de la prospective, au travers des représentations qu'elles se forgent et des connaissances qu'elles créent, ont tendance à projeter leurs espoirs et leurs craintes. Dans les années soixante-dix, on pensait que, en dix ans, on guérirait le cancer complètement. Dix ans plus tard, les experts faisaient la même prévision. Et ainsi de suite.
En outre, il y a une différence entre prévoir quelque chose et être capable de l'intégrer dans la prise de décision. On ne compte plus aujourd'hui les personnes qui affirment avoir prévu la chute du mur de Berlin. Très bien, et alors ? Cela n'a eu aucune conséquence.
D'où l'importance de défendre l'idée de construire ensemble. Anticiper n'est qu'une partie de l'exercice et n'a d'intérêt que si s'exprime, ensuite, la volonté de mettre en place les actions nécessaires pour aller vers les futurs souhaitables. On fait souvent le reproche aux économistes de ne pas avoir prévu la crise. Mais pensez-vous que cela aurait changé quelque chose ?
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Sylvie Robert , sénatrice d'Ille-et-Vilaine
Vous avez rappelé à juste titre que les territoires étaient nombreux à s'intéresser à la prospective, mais vous n'avez pas suffisamment souligné à quel point promouvoir la participation était un exercice extrêmement difficile. Dès lors qu'il s'agit de travailler sur des représentations, sur des imaginaires, de naviguer entre le souhaitable et le possible, trouver des repères communs et passer à l'action devient encore plus complexe. Plusieurs territoires et métropoles se sont essayés à cet exercice méthodologique. Je ne suis pas certaine que les résultats aient toujours été à la hauteur des attentes non seulement des responsables publics ayant engagé la démarche, mais aussi des habitants.
Nous vivons une période d'incertitude, avec des ruptures de temporalité négatives, qui rendent encore plus difficile la recherche de l'efficacité, l'un des objectifs de la prospective. L'accent devrait être davantage mis sur cette délicate question de la participation.
Philippe Durance, professeur au Cnam
Je souscris totalement à votre propos tant la participation est un sujet primordial. Il serait illusoire de penser pouvoir faire participer tout le monde à l'ensemble des étapes d'une démarche de prospective. Chacun doit être dans son rôle. Tout est question de faisabilité et de création d'attentes.
Dans le cas de l'élaboration du schéma régional de la Martinique, y ont participé ceux des acteurs économiques qui se sentaient suffisamment motivés car il était évidemment impensable de faire appel à tous les habitants. Ils sont allés présenter le projet final à la population dans chaque village, en créole éventuellement, pour recueillir son avis. En fonction des réactions, des ajustements ont été opérés.
Le processus ne peut pas être uniforme partout. Il n'en reste pas moins que les attentes sont fortes. Je prendrai l'exemple du Nord-Pas-de-Calais, une région qui a beaucoup souffert dans son histoire, dont on a toujours dit qu'il lui manquait un grand récit auquel se rattacher. Il a suffi que Jeremy Rifkin soit mis à contribution pour que les gens se disent : ça y est, ce grand récit, on l'a. Les uns s'en réjouiront, d'autres le regretteront. Peut-être aurait-il pu en être autrement. Peut-être pas. Peut-être que seul un regard extérieur était possible. Encore une fois, tout est question de méthode.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
La prospective contient forcément une part d'imaginaire. L'oeuvre de Léonard de Vinci ou de Jules Verne est là pour nous rappeler que, parfois, l'imagination devient réalité. À mon sens, le partage et l'actualisation des connaissances sont l'un des éléments propres à entraîner le plus grand nombre dans une dynamique de participation. À vous entendre, je mesure à quel point la faculté d'adapter le langage à la communication souhaitée est un enjeu très fort. Du reste, nos concitoyens doivent se sentir réellement écoutés : c'est une condition nécessaire, mais néanmoins pas suffisante, de la réussite de la méthode participative.
Les démarches prospectives doivent, me semble-t-il, être envisagées et construites à partir des attentes humaines, sociales, politiques. Vous avez évoqué les attentes toujours réitérées relatives à la guérison du cancer. Force est de constater que des cancers sont bel et bien guéris. Ce n'est pas une fable, il y a des avancées. Dans le même temps, de nouveaux types de cancers sont dépistés, donc de nouveaux traitements sont recherchés. C'est une chaîne sans fin. Nonobstant, la recherche avance. Des personnes guérissent de maladies qui n'étaient pas détectées voilà un siècle.
Dans le domaine de la politique également, tout est très mouvant. À une certaine époque, les États-Unis et la Russie voyaient dans la conquête de l'espace une démarche prospective de laquelle devait découler le progrès humain. Cette vision a vécu mais certains semblent y revenir. Loin d'être un phénomène de mode, c'est simplement l'illustration que les attentes changent au gré de l'évolution des connaissances. Les concepts que vous nous avez présentés doivent nous aider aussi à concevoir des politiques efficaces et utiles à la société. Tout exercice intellectuel doit pouvoir trouver un débouché pratique. L'exemple de la Martinique que vous avez cité est en ce sens tout à fait intéressant.
Philippe Durance, professeur au Cnam
La prospective est une démarche collective de création de connaissances partagées, un processus de capacitation, c'est-à-dire de compréhension de la complexité du monde. Cela vaut dans les territoires mais aussi dans les entreprises. Vous seriez étonnée de voir comment les salariés, y compris les dirigeants, qui participent à de tels exercices, disent avoir découvert des mondes qu'ils ignoraient. Cette compréhension s'entend au sens wébérien du terme. Pour partager la vision d'autrui, un langage commun est effectivement fondamental. Quant à la place de l'imaginaire, l'un des enjeux de la prospective est justement de laisser suffisamment d'espace à l'imagination dans un cadre rationnel. Il s'agit non pas de partir dans des délires fous, mais de sortir du carcan tendanciel pour essayer d'imaginer un autre monde, si possible souhaitable. Si la prospective est à ce point attentive au langage, c'est que bien souvent on se rend compte que les acteurs ne se comprennent pas.
Franck Montaugé , sénateur du Gers
J'ai apprécié, monsieur Durance, votre exposé à la fois très clair et très didactique. J'ai cru comprendre que France Stratégie, ex-Commissariat général à la stratégie et à la prospective, n'emportait pas vos faveurs. Vous avez évoqué plus positivement les démarches de prospective territoriale menées au niveau du terrain, des régions en particulier. Les échelons nationaux et locaux ne sont évidemment pas de même nature et visent sans doute des objectifs différents. Dans un monde toujours plus complexe, comment selon vous articuler des démarches aussi variées que celles qui sont engagées au niveau local, régional, national ? De ce point de vue, comment envisagez-vous le rôle du pouvoir législatif, en l'occurrence de la délégation sénatoriale à la prospective ?
Philippe Durance, professeur au Cnam
Selon moi, il n'existe plus de prospective au niveau de l'État. Aujourd'hui, pratiquement chaque ministère a sa direction des études et de la prospective, chacun fait de la prospective très spécifique, « dans son coin ». C'est cette absence de vision globale partagée que je critique. La création, voilà quelques années, d'un secrétariat d'État à la prospective avait suscité un réel enthousiasme, vite retombé. Ne serait-ce que sur le plan sémantique, des divergences apparaissent. Prenons l'appellation « Commissariat général à la stratégie et à la prospective ». Pour ma part, j'aurais préféré « Commissariat général à la prospective et à la stratégie ». Si France stratégie a son utilité en tant que think tank produisant des études et rapports, il ne s'agit pas de prospective à proprement parler. La prospective telle que, nous, nous l'entendons, telle que l'entend l'école française, est un outil de construction et d'aide à la décision pour les élus territoriaux et les dirigeants d'entreprise. C'est à eux que le choix appartient, les techniciens n'ont qu'une fonction support pour leur apporter les éclairages nécessaires. Tout le problème est là, du moins au niveau de l'État, où l'on a tendance à faire faire de la prospective par des techniciens, certes très qualifiés, mais complètement déconnectés de la prise de décision en tant que telle, et qui produisent rapport sur rapport.
Personnellement, des rapports publics, j'en ai fait cinq. Ils ont tous fini dans un tiroir. Pour que la prospective soit vraiment utile et efficace, ceux qui ont à prendre les décisions doivent accepter d'en faire. Cela demande du travail, du temps. Dans les territoires, les élus le font.
Au niveau national, à l'été 2013, le président Hollande avait demandé à ses ministres de lui présenter une vision prospective. Ce n'est pas la meilleure méthode. Je le répète encore une fois, une vision prospective, pour qu'elle puisse s'articuler avec l'action, avec la décision, se doit d'être collective et partagée. Tels étaient les principes posés dès l'origine par Gaston Berger et ceux qui l'entouraient.
Le fait que le Sénat se soit doté d'une délégation à la prospective a assurément de l'intérêt. Je le vois puisque je travaille depuis quelques années avec une structure analogue, celle du Conseil économique, social et environnemental. À mon sens, cela permet d'accompagner la réflexion d'ores et déjà au niveau du possible, de fixer un cadre. Quant à savoir s'il est possible d'éclairer le souhaitable, je ne sais si j'irais jusqu'à répondre positivement en ce sens que cela supposerait d'élargir la réflexion à un niveau plus général afin de pouvoir, dans la mesure du possible, appréhender la complexité du monde.
Annie David , sénatrice de l'Isère
Monsieur Durance, ce qui est souhaitable pour vous ne l'est peut-être pas forcément pour moi.
Philippe Durance, professeur au Cnam
Absolument. C'est pour cela qu'il faut une vision partagée.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Ce n'est pas seulement un problème individuel de concilier le souhaitable de chacun.
Philippe Durance, professeur au Cnam
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Notre société est partagée en classes, en catégories, en groupes, aux intérêts radicalement opposés. C'est d'ailleurs ce que l'on appelle la politique. Il y a un côté un peu angélique à croire qu'on va se concerter et apporter une réponse de nature à satisfaire le spéculateur de la City comme le paysan de l'Aveyron.
Philippe Durance, professeur au Cnam
En tant que président de l'Institut des futurs souhaitables, le premier projet que j'ai lancé, financé d'ailleurs par des entreprises et des territoires, avait un objectif précis : réhabiliter la controverse. La première des choses, c'est de savoir ce sur quoi on n'est pas d'accord. Autrement dit, avant de nous mettre d'accord, soyons d'accord sur nos désaccords. Que n'est-on pas prêt à partager ? Puis, qu'est-on prêt à partager ? Sur cette base, la construction collective peut commencer.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Merci infiniment, monsieur Durance, pour cet exposé et ces réponses extrêmement claires.
AUX SOURCES DE LA PROSPECTIVE À LA FRANÇAISE
Audition d'Hugues de
Jouvenel,
président de l'association de prospective Futuribles
International
(4 mars 2015)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Hugues de Jouvenel, président de l'association de prospective Futuribles International. Votre audition, monsieur le président, s'inscrit dans le cadre d'une réflexion de portée générale conduite par notre délégation. Au-delà des travaux thématiques que nous avons d'ores et déjà engagés, nous entendons ainsi dégager des perspectives d'avenir pour la société et l'économie françaises à l'horizon des vingt ou trente prochaines années.
Je vous laisse volontiers la parole.
Hugues de Jouvenel, président de l'association de prospective Futuribles International
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est toujours un plaisir pour moi de m'exprimer devant votre délégation et je suis heureux qu'elle soit représentée au sein du conseil d'administration de l'association que je préside.
Futuribles a été créée en 1960. Elle connut une première période de gloire à la fin des années soixante, à la grande époque du commissariat général du Plan, lorsque Pierre Massé, quittant le Plan, en prit la présidence et qu'Olivier Guichard, maître à bord de la Datar avec Jérôme Monod, apportait un appui important à l'association.
Futuribles dépendait largement à l'époque des subventions. Ces dernières s'étant taries et les frais fixes devenus énormes, elle subit un quasi-dépôt de bilan. Je l'ai relancée en 1973, après un long détour par les États-Unis où j'avais fait la tournée des think tanks américains, mû par une idée fixe : créer un centre indépendant privé de réflexion prospective, au profit des politiques publiques.
Aujourd'hui, sous le terme Futuribles, qui est la contraction, faut-il le rappeler, de « futurs » et de « possibles » - et non pas de « futurs » et de « terribles »... -, il y a en fait trois structures : une association, une société d'édition et une société d'étude et de conseil.
L'ensemble de notre activité tourne autour de trois objectifs relativement simples. Le premier est de travailler non pas sur le futur, mais sur le présent. Nous nous efforçons de nous représenter le présent en faisant le tri entre, d'un côté, les faits de nature conjoncturelle, anecdotique, ceux qui souvent feront la une des médias, et, de l'autre, les événements symptomatiques, révélateurs de ce qu'il est communément appelé des « tendances lourdes émergentes ». Ce travail consiste donc à discerner dans le présent, sans qu'aucune recette miracle existe pour ce faire, les racines de futurs possibles. Comme le génie des consultants est souvent d'inventer de nouveaux mots plutôt que de renouveler la pensée, nous assistons à une inflation de termes pompeux pour désigner le même phénomène. Ces tendances lourdes émergentes, Pierre Massé les appelait autrefois les faits porteurs d'avenir ; d'autres, de manière plus chic, préfèrent aujourd'hui l'expression « signaux faibles ».
Notre deuxième objectif est de tenter d'explorer le « que peut-il advenir ? ». Cela renvoie à la « prospective exploratoire », notion qui doit déjà vous être assez familière puisque vous avez auditionné Bruno Hérault, chef du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture. La prospective exploratoire se différencie de la prévision dans la mesure où cette dernière, quand bien même elle a recours à des modèles très sophistiqués, ne fait que prolonger les tendances du passé.
La prospective exploratoire attache une grande importance, d'une part, à la prise en compte des phénomènes de discontinuité et de rupture, d'autre part, à l'identification des acteurs et aux stratégies et politiques, plus souvent implicites qu'explicites, que ceux-ci poursuivent. Elle n'a aucune vertu prédictive. Pour le dire plus prosaïquement, son ambition essentielle est d'alerter avant que l'incendie ne se déclare pour éviter aux décideurs et stratèges d'en être réduits à jouer les pompiers.
De là découle le troisième objectif, à savoir répondre à la question : « Face aux enjeux du futur, qu'est-il possible et souhaitable de faire ? »
Sur la base de ce triple objectif, Futuribles a principalement développé un système de veille prospective mutualisée sur l'environnement stratégique des organisations. Notre association réunit à cette fin des entreprises - Total, Michelin -, des administrations - ministère de l'écologie -, des collectivités territoriales - conseil régional Nord-Pas-de-Calais, plusieurs conseils généraux -, ainsi que des centres publics de recherche - Agence nationale de la recherche, Inra, CEA. Une telle mutualisation permet de faire un peu moins bêtement ce que chacun essayait de bricoler souvent dans son coin avec des moyens très modestes.
Ce travail, que nous appelons « Vigie », est l'activité principale de l'association, qui lance par ailleurs chaque année une ou deux études en souscription de sa propre initiative sur des sujets d'intérêt collectifs. Nous avons ainsi récemment travaillé sur l'évolution de la consommation et des modes de production à l'ère de la transition écologique.
Futuribles exerce également une activité de formation et une activité de conseil. Cette dernière consiste à assurer l'ingénierie et l'accompagnement de démarches de prospective appliquées et l'élaboration de plans de développement. Ainsi ai-je participé, voilà quelques jours, à une réunion avec les présidents de six intercommunalités réunissant soixante-treize communes du département des Yvelines pour essayer de les amener à se doter d'un projet de développement. Et je pars tout à l'heure dans le pays du Gois pour faire à peu près le même travail, mais cette fois-ci à l'échelle de quatre communes sur un territoire composé à 80 % de marais.
Futuribles est donc une structure modeste, fonctionnant beaucoup en réseau, faisant appel à des personnes de disciplines très différentes.
Je ne sais pas très bien ce qu'est un prospectiviste, sinon quelqu'un qui a pour mission d'inciter les acteurs - économistes, sociologues, ingénieurs, etc - à prendre un peu de hauteur et de recoller les morceaux de savoirs très dispersés et très pointus détenus par ces mêmes acteurs, lesquels ont souvent perdu en largeur de vue ce qu'ils ont gagné en profondeur d'analyse.
Il est une métaphore que j'aime utiliser. Une organisation quelle qu'elle soit, c'est un peu comme un bateau, qui, à son bord, a deux instruments aux fonctions différentes mais complémentaires : la vigie et le gouvernail. La vigie sert à déceler le vent qui se lève, un navire que l'on va croiser, un iceberg, autrement dit des germes d'avenir possible. Dès lors, se pose la question du « que peut-il advenir ? » sur cet océan, eu égard notamment au fonctionnement de l'équipage. Nous sommes là dans la prospective exploratoire. Celle-ci n'a d'intérêt à mes yeux que dans la mesure où elle conduit à une deuxième question : « Que pouvons-nous faire ? » Nous passons de la vigie au gouvernail. Il revient alors d'apprécier correctement le pouvoir des différents acteurs, d'autant plus important que ceux-ci auront fait preuve de prévoyance, et de vérifier s'ils sont capables de souder des alliances autour d'une vision d'un avenir un tant soit peu partagé. Cela renvoie à la notion de projets. Je suis personnellement convaincu que nous avons besoin de projets collectifs relevant du bien commun et dépassant la somme des intérêts particuliers.
C'est bien d'avoir un projet, c'est encore mieux de le réaliser. D'où le compte à rebours nécessaire pour savoir comment passer de la situation actuelle à l'objectif assigné à moyen et long terme.
Sur l'évolution de la France à l'horizon des vingt prochaines années, je ne suis pas du tout fataliste. Nous avons un héritage. Au demeurant, avant de nous projeter dans l'avenir, entendons-nous déjà sur la situation aujourd'hui. La documentation abonde sur le sujet. Le diagnostic est parfois très clair, comme dans le rapport Gallois sur le décrochage de notre économie et de notre industrie, parfois beaucoup moins. C'est ainsi qu'un certain nombre de points, essentiels à mes yeux, ont été occultés.
Je suis toujours frappé des performances très différentes de la France par rapport aux autres pays européens en matière d'emploi. Nous avons tous connu à peu près la même évolution démographique, nous sommes tous confrontés au même contexte de mondialisation, de choc des technologies. Voilà quarante ans, le taux d'emploi, autrement dit la proportion de la population d'âge actif en emploi, s'élevait à 70 % au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves. Il a depuis plutôt continué à y augmenter. En France, il n'a jamais dépassé 63 % au cours de cette même période.
Lorsque j'explique, devant des représentants du Conseil économique, social et environnemental (CESE), à l'occasion d'un rapport sur l'avenir du travail, qu'il y a eu un consensus implicite entre syndicats, patronat et pouvoirs publics, quelle que soit la couleur des gouvernements, pour faire de l'ajustement par le sous-emploi, on me répond qu'il est interdit de dire une chose pareille au risque de susciter une levée de boucliers de ces différents acteurs. Si on ne peut pas être d'accord, ne serait-ce qu'a minima, sur un diagnostic qui, en l'occurrence, est documenté, comment voulez-vous le devenir sur l'exploration des futurs possibles ?
Je regrette l'absence d'un diagnostic partagé, pertinent, sur la situation économique et sociale actuelle, d'autant que nous sommes confrontés à la fois à un sous-emploi durable et à un vieillissement démographique largement inéluctable. Cela étant, je n'y vois aucune fatalité pour les dix-vingt ans à venir. L'avenir reste heureusement ouvert et dépend très largement des décisions et actions humaines qui seront prises, pour autant que celles-ci répondent réellement aux enjeux de l'avenir.
Je suis quelque peu inquiet de voir que bon nombre d'économistes, à propos de ce qu'il est convenu d'appeler la « crise », considèrent qu'elle va laisser la place à un sentier de croissance, à la manière d'autrefois. Telle n'est pas ma lecture personnelle. Nous sommes entrés, selon moi, dans une période de mutation assez radicale entre - je paraphrase là une phrase célèbre - un monde qui n'en finit pas de mourir et un autre monde qui reste assez largement à inventer, à construire, autour, par exemple, de l'économie de la fonctionnalité, de l'économie circulaire, de nouvelles formes de travail.
J'ai le sentiment que la France s'épuise à essayer de retrouver le monde d'hier plutôt que de s'atteler à construire le monde de demain. Je suis d'autant plus inquiet que je constate un vrai déficit de réflexion prospective au sein de la sphère publique. La prospective en France s'est largement développée au sein de l'appareil d'État. Ce n'est plus le cas, sauf peut-être dans une ou deux structures, à l'image du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture. La prospective est davantage passée du côté des collectivités territoriales et de l'entreprise. Je ne vous cache pas que le rapport Quelle France dans dix ans ? , établi par la structure qui a succédé à feu le commissariat général du Plan et qui est devenue aujourd'hui France Stratégie, me paraît peu prospectif dans l'esprit. Il est loin de définir un cap susceptible de mobiliser les acteurs publics comme privés et, plus généralement, les Français autour d'un minimum de vision partagée qui permettrait le sursaut donc nous avons, me semble-t-il, besoin. C'est une opinion personnelle. Pour le dire plus positivement, nous avons des marges de progrès tout à fait importantes et il est heureux que le Sénat et le CESE s'emparent de la prospective. Il me semble logique que le Sénat - ce n'est pas le cas de l'Assemblée nationale - assume cette fonction, développe une capacité d'« expertise » sur le futur - je mets des guillemets à dessein car personne ne peut se prévaloir d'être un expert du futur -, puisse débattre à la fois des futurs possibles et des futurs souhaitables et utiliser la démarche prospective pour redonner ses lettres de noblesse à la politique. Ce dernier point est le plus important : l'action collective doit servir à corriger les dysfonctionnements actuels de l'économie et de la société françaises et à fixer un cap à l'horizon des dix ou vingt prochaines années.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
À vous entendre, notre pays dépenserait beaucoup d'énergie, quels que soient les gouvernements en place, à préserver l'économie et les acquis du passé et bien peu à préparer la suite. Faut-il en conclure que trop d'efforts sont faits sur la préservation des activités traditionnelles et pas assez sur le numérique et autres secteurs novateurs ? Cela a-t-il encore du sens encore de s'accrocher à l'idée de se défendre ou de donner le sentiment de se défendre, ou s'agit-il d'un combat perdu d'avance ? Car il n'est tout de même pas très facile, sur le plan social et humain, d'aller dire à des gens que leur activité est vouée à disparaître et qu'il va falloir songer à trouver autre chose.
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Je ne suis pas sûr de très bien savoir ce que recouvre le « secteur traditionnel ». Pour moi, l'agriculture est un secteur moderne. Je me désole de voir notre balance commerciale à ce point déficitaire, y compris dans le domaine des végétaux d'ornement. L'agriculture doit jouer un rôle important non seulement sur le registre alimentaire et celui de la santé, mais sans doute aussi dans le cadre de la mise au point de nouveaux matériaux qui permettront peut-être de remplacer dans le microprocesseur le silicium par des tissus à base végétale.
Quant à l'industrie, elle est en train de tertiariser. Aucun secteur n'est en lui-même condamné. Il n'est qu'à voir le renouveau du textile à très haute valeur ajoutée dans le Nord-Pas-de-Calais. Le numérique est non pas une filière à proprement parler, mais plutôt un outil transversal à l'ensemble des activités. Je ne me reconnais donc pas dans la distinction agriculture-industrie-tertiaire et encore moins dans l'objectif, adopté à l'unanimité des chefs d'État et de gouvernement au sommet de Lisbonne, visant à faire de l'Europe l'économie de la connaissance la plus avancée au monde, laissant entendre que l'économie de la connaissance se cantonnerait à la recherche de prix Nobel et ne s'intéresserait plus du tout au développement de la production agricole ou industrielle et du secteur tertiaire.
L'agriculture française a, j'en suis convaincu, un grand avenir, pour peu que nous sachions trouver les niches adéquates et faire valoir notre différence par rapport à nos concurrents. De la même manière, dans le domaine des services, nous avons beaucoup de progrès à faire. J'évoquais la différence en termes de taux d'emploi entre les pays européens. Même à l'échelle d'un territoire, d'un bassin de vie à l'autre, les performances économiques et les taux d'emploi diffèrent. Cela signifie que les marges de manoeuvre sur le plan intérieur sont beaucoup plus importantes que nous ne l'imaginons. Nous sommes un peu enclins, en France, à nous considérer comme victimes de la mondialisation aujourd'hui comme du choc pétrolier hier, à ne pas nous sentir suffisamment responsables d'un avenir qui dépend tout de même largement de nous.
Louis Duvernois , sénateur représentant les Français établis hors de France
Selon l'adage populaire, le pire n'est jamais certain. Vous dites vous-même que la France épuise son énergie à retrouver le monde d'hier plutôt qu'à préparer le monde de demain. Voilà une phrase extrêmement lourde de conséquences. Pourriez-vous préciser votre pensée ?
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Je reviendrai sur l'exemple de l'emploi, même si ce n'est pas le seul problème. À mon sens, l'emploi salarié à durée indéterminée, à vie, aux mêmes horaires et dans un même lieu, c'est un emploi d'hier. Or la politique suivie jusqu'à présent a plutôt consisté à consolider la rente de situation des personnes qui disposaient d'un tel emploi au détriment d'un nombre croissant d'exclus.
Dans le monde de demain, les frontières de l'entreprise comme celles des États seront plus poreuses, on travaillera de plus en plus en réseaux, sans doute à l'échelle internationale. Par « réseaux », j'entends non pas déterritorialisation, mais noeud de réseaux, donc pôles de compétitivité. Les horaires sont d'ores et déjà différenciés. Alors que le débat se concentre aujourd'hui sur le travail du dimanche, n'oublions pas que moins d'un Français sur deux en activité travaille encore sur le mode traditionnel, c'est-à-dire du lundi au vendredi, de 8 heures à 17 heures, tous les jours au même endroit. Notre pays est plombé par le chômage et le sous-emploi. Face à ce phénomène de désynchronisation des temps sociaux et des lieux de vie et de travail, il conviendrait de donner un peu de souplesse au marché du travail.
Un autre exemple, à cheval sur l'économique et le social, mérite d'être cité : l'avenir des retraites. Parmi les nombreux rapports écrits sur le sujet, je mentionnerai celui qui a été rédigé à la fin des années quatre-vingt-dix par mon ami Jean-Michel Charpin, alors commissaire au Plan, car c'est celui qui, en gros, est régulièrement mis à jour par le Conseil d'orientation des retraites. À l'époque, beaucoup de gens pensaient que la reprise constatée de la croissance et de la création nette d'emplois allait être durable et qu'à partir de 2006 la population d'âge actif allait se réduire, une fois les générations nombreuses du baby-boom parties à la retraite, d'où quasiment une pénurie de main-d'oeuvre attendue pour 2010-2015.
Je me suis insurgé contre cette lecture. À Futuribles, nous avons considéré qu'il ne s'agirait que d'un petit baby-krach et que le renversement annoncé pour 2006 se ferait plutôt en 2016. Selon notre analyse, la population active continuerait d'augmenter, les moteurs d'une croissance durable feraient défaut, la création d'emplois long feu, et le pays serait durablement plombé par le sous-emploi.
Recommander un allongement de la durée de vie active sur l'ensemble de la durée de vie, augmenter le nombre d'annuités de cotisation pour bénéficier d'une retraite à taux plein, développer les préretraites tout en maintenant les seniors en activité plus longtemps, voilà autant de propositions auxquelles nous souscrivons. Mais aucune n'est réalisable dans les conditions actuelles d'un sous-emploi persistant. À défaut de pouvoir se maintenir en activité plus longtemps, les seniors se retrouvent pris en charge par l'assurance chômage ou l'assurance maladie. Autrement dit, on bascule les dépenses d'un poste à l'autre sans résoudre le problème.
Ces deux exemples montrent selon moi à quel point un mauvais décryptage de la réalité conduit à l'adoption de politiques publiques contre-productives. Du reste, les politiques menées en matière d'emploi ou en matière industrielle, avec beaucoup de succès d'ailleurs dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, sont aujourd'hui inefficaces. Il n'est qu'à voir le rapport que vient de publier Bruno Palier sur le coût des emplois aidés, qui représente le double d'un Smic.
Aymeri de Montesquiou , sénateur du Gers
Voilà une information de nature à nous interpeller. Dans votre propos, vous avez notamment insisté sur les termes de stratégie et de collectivités, la plus importante étant l'État. Parmi les États qui comptent et pour lesquels la recherche fondamentale et appliquée ainsi que ses implications sont un élément important, percevez-vous des stratégies convergentes ou divergentes quant à l'avenir ? Par exemple, la Corée du Sud, la Suède, les États-Unis ou la France ont-ils la même stratégie ?
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Loin de moi l'idée de plaider en faveur d'une planification de type Gosplan. Mais si tout le monde n'a pas le même objectif, il n'en demeure pas moins que les pays et les régions, les entreprises qui réussissent le mieux ont en général fixé un cap, une stratégie à long terme. Les différences tiennent à la manière d'ajuster les voiles en fonction de la conjoncture, laquelle est difficilement prévisible, y compris à quelques mois.
Je n'irai donc pas jusqu'à dire que les objectifs à long terme de la Corée, de la Chine, de l'Allemagne, du Royaume-Uni ou des États-Unis sont identiques, d'autant que les données de départ et l'exercice de la politique diffèrent. J'ai eu la chance de pouvoir suivre d'assez près l'élaboration du plan désormais mis en oeuvre en Chine et d'assister à un débat étonnant sur les terres rares. Arguant que le pays exportait à vil prix ses terres rares, alors qu'il s'agissait d'un atout considérable pour le long terme, des experts plaidaient pour un arrêt de leurs exportations. Ce fut validé politiquement et, ô surprise pour un petit Français comme moi, mis en application dès l'année suivante.
Dans le domaine de recherche, on a raisonné pendant très longtemps en distinguant recherche fondamentale, recherche appliquée, développement et innovation. Ce n'est plus exactement le paradigme dominant aujourd'hui. Recherche et innovation sont liées par une relation beaucoup plus complexe. Il y a de l'innovation sans recherche et de la recherche sans innovation. Incidemment, l'innovation est non pas exclusivement scientifique ou technologique, mais aussi sociale.
Alors qu'internet n'existait pas encore, la France se montrait très fière de la télématique, du minitel, et annonçait un développement à grande vitesse du télétravail. Ce ne fut pas du tout le cas. La technologie était au rendez-vous, mais pas les conditions économiques et sociales propres à la diffuser et à modifier les usages en ce sens. Cela suppose souvent de remettre en cause nos modes d'organisation, nos portefeuilles de compétences, nos manières d'être, notre culture. D'où l'importance du couple innovation technologique-innovation sociale.
Aucune époque n'a bénéficié d'un tel gisement de technologies nouvelles, lesquelles peuvent déboucher sur les usages les pires comme les meilleurs. Les usages sont de plus en plus ambivalents. En ce qui concerne les sciences de la vie, certains imaginent l'avènement d'une médecine « prédictive » - je préfère dire « présomptive » - quand d'autres insistent sur les possibilités de clonage de l'homme ou de la femme idéale. Ce seul exemple illustre à mon sens toute l'importance du débat.
Aymeri de Montesquiou , sénateur du Gers
Et du délire !
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Jean-Pierre Sueur , sénateur du Loiret
Je suis frappé par le fait que ce n'est pas tant la prospective qui manque, c'est la volonté. Je pense à notre ami Claude Dilain qui nous quittés hier. Convaincu qu'en matière de politique de la ville le zonage produit des ghettos, il n'a eu de cesse, notamment entre 1995 et 1998, de lutter contre l'idée de dissocier la politique de la ville de la politique urbaine et d'en appeler à une gestion à l'échelon intercommunal. Près de vingt ans après, le constat est amer : même si certains gouvernements ont fait plus que d'autres, il n'y a pas eu la volonté.
Vous avez parlé de l'agriculture ornementale. Cela m'intéresse beaucoup. Si nous offrons des fleurs ce soir, elles proviendront, dans neuf cas sur dix, des Pays-Bas voire de la Nouvelle-Zélande, y compris si nous sommes à dix kilomètres d'un endroit où l'on produit de magnifiques fleurs. Il n'y a aucune raison pour que les néerlandais soient dix fois meilleurs que nous. Notre terroir est magnifique. Nos capacités sont grandes. Il nous a manqué au départ l'impulsion et la volonté.
Tout cela me conduit à une réflexion finale sur l'absence de prospective de la politique. Si on ne change pas un certain nombre de choses dans la politique elle-même, je crains que l'on n'ait beaucoup de déperdition. Que d'énergie tout de même dépensée pour éviter de larges accords sur des sujets peut-être difficiles mais nécessaires pour l'avenir !
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Sur la politique de la ville, vous avez tant fait.
Jean-Pierre Sueur , sénateur du Loiret
Je vais continuer.
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Comment se fait-il que ces travaux tout à fait remarquables que vous avez menés dans le cadre de la délégation à la prospective du Sénat n'aient pas donné lieu à plus de débats, à une appropriation par les acteurs concernés ?
J'ai assisté, la semaine dernière, à une réunion de France Stratégie à laquelle participaient le Commissaire général, le Medef, représenté par son vice-président, et la Fonda, qui fédère un certain nombre d'associations, représentée par le préfet Yannick Blanc. Tous avaient le même discours : la France est extrêmement riche d'innombrables innovations sociales, sous-entendu la France d'en bas est vigoureuse et vivace ; il faut passer du top down au bottom up . Je n'ai pas pu m'empêcher de réagir en posant cette question : n'y a-t-il pas dans ces propos un tant soit peu excessifs une espèce de reconnaissance de l'impuissance des pouvoirs publics et de l'État à agir ? Certes, les innovations ne manquent pas. Encore faut-il qu'elles essaiment, se développent, que la TPE puisse devenir une PMI. Or il y a un certain nombre de blocages qu'il faut lever pour que ces innovations prospèrent.
Autre exemple : dans le cadre de ma collaboration avec les Yvelines, que je citais au début de mon propos, j'ai défendu l'idée de développer le maraîchage en agriculture car cela me paraissait assez logique pour un département proche de Paris. Il m'a été répondu que les Yvelines cultivaient des céréales et ne faisaient pas de maraîchage, pour lequel il y avait un blocage au regard des aides de la politique agricole commune.
Sur la politique aussi, je me permettrai de livrer un sentiment un peu abrupt. Il faut réinventer la politique en allant plus loin qu'un simple bricolage politico-institutionnel. La scène politique nous renvoie l'image de personnes qui sont plus dans la gestion et dans la communication que dans la politique. Je suis désolé de le dire, mais il y a un vrai vide politique dans notre pays, une absence de culture politique qui fait d'ailleurs le lit des extrêmes. Trouver les moyens de redonner à la politique ses lettres de noblesse est l'un des objectifs qui me motivent le plus en faisant de la prospective. C'est peut-être un vrai travail pour le Sénat. La politique, c'est l'incarnation du bien commun, et non la somme d'intérêts particuliers tels qu'ils s'expriment dans la rue ou dans les sondages, avec d'ailleurs des résultats différents d'une semaine à l'autre.
Philippe Leroy , sénateur de la Moselle
Comment situez-vous les problèmes de sécurité, de guerre, chers à Raymond Aron, dans la prospective économique ? La mondialisation telle qu'elle est aujourd'hui ne correspond pas à la vision qu'en avait Teilhard de Chardin. Chaque État accorde à la défense des allocations spécifiques et entretient, selon les cas, une posture tantôt défensive tantôt agressive. Je suis moi-même forestier. Mes grands-parents avaient fait de grands projets sur la forêt, parce que les forestiers sont nécessairement des gens de prospective, qui raisonnent à cent ans. Mais tout ce qui avait été prévu à la fin du XIX e siècle a été contrebattu par deux guerres mondiales qui ont détruit les forêts européennes.
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Vous vous en souvenez sans doute, après la chute du mur de Berlin et l'explosion de l'empire soviétique, Francis Fukuyama avait sorti un livre intitulé La fin de l'histoire . Il y annonçait, en substance, la victoire définitive du modèle occidental, de l'économie de marché et de la démocratie.
À l'époque, nous avions relevé la fin de la « belle époque de la guerre froide » - avec des guillemets, bien évidemment -, durant laquelle deux blocs s'opposaient frontalement suivant des règles du jeu communes. Selon notre analyse, la période suivante serait marquée par une multiplication d'acteurs internes aux États, au niveau des États et transnationaux : Al-Qaida et Microsoft, si j'ose les rapprocher. Les risques sont effectivement devenus de plus en plus multipolaires et les armes de la puissance risquent à l'avenir d'être beaucoup plus disséminées. Notre planète est aujourd'hui beaucoup plus une planète poudrière qu'une planète pacifiée. Les problèmes de sécurité et de défense s'y posent avec une acuité très grande. Nous venons d'ailleurs de terminer à Futuribles un travail sur les questions de cybersécurité.
Si je suis un européen très convaincu, je reconnais que l'Europe est impuissante en termes de sécurité et de défense et qu'il n'y a pas beaucoup d'États sur le continent en capacité de peser réellement sur la scène mondiale dans ces domaines. La France est de ceux-là. Je déplore donc l'absence de réelle politique européenne de sécurité et de défense et le retard pris par le projet de création d'une agence européenne de l'armement. Nous sommes en guerre économique, nos territoires sont en concurrence les uns avec les autres pour attirer les talents, les capitaux. Or les moyens de régulation par rapport à ces phénomènes de concurrence ou de conflit sont quasi inexistants.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Il est de bon ton, depuis quelques années, quel que soit l'interlocuteur par ailleurs, de critiquer ou de mettre en cause les responsables politiques. J'ai tendance à penser que les citoyens de notre pays ont les politiques qu'ils méritent.
Notre société connaît une période de profondes mutations. Les habitudes cycliques observées depuis quelques générations appartiennent désormais au passé. Ces mutations sont d'ordre économique, climatique et interviennent à l'échelle planétaire. Raisonner comme si nous étions dans le même monde qu'après les accords de Yalta n'a pas de sens. Les Bric - Brésil, Russie, Inde, Chine - et l'Afrique ont envie d'avoir leur part du gâteau planétaire : c'est logique et normal. Tout cela chamboule d'une certaine manière une partie de nos certitudes. On pointe souvent le rôle des économistes et l'absence de pensée politique. Il se trouve que, dans les siècles précédents, les économistes talentueux étaient en même temps philosophes. Les pensées philosophiques du XIX e et du XX e siècles sont à mon sens toujours valables aujourd'hui. Les critères économiques, eux, ont évolué. Faudrait-il pour autant s'abstenir non pas de repenser mais de regarder avec un oeil neuf ce que disaient les grands philosophes qui nous ont précédés ? À l'évidence, non.
Chacun connaît la réalité de l'utilisation des finances mondiales aujourd'hui. Sur l'ensemble des échanges boursiers, seuls 10 % peut-être s'appuient sur des investissements pour soutenir l'activité économique. Le reste appartient au domaine spéculatif. L'association que vous présidez avait-elle prévu la crise financière de 2008 ? Tout ce qui a été prévu et imaginé, pour autant que c'était nécessaire, n'était certainement pas suffisant. Un bilan est souhaitable pour nous prémunir des risques d'un nouveau krach. La bourse de Paris connaît actuellement une envolée spéculative ; il est en train de se créer une bulle spéculative dont les conséquences s'annoncent aussi redoutables que dramatiques.
J'ai pris connaissance d'une note de veille que Futuribles a publiée le 23 janvier 2012 : depuis vingt ans, au sein des pays membres de l'OCDE, les 10 % les plus riches de la population ont vu leur pouvoir d'achat augmenter, les 10 % les plus pauvres leur pouvoir d'achat diminuer. Nombre d'économistes sont sur cette ligne. N'avez-vous pas le sentiment que de telles inégalités, entre les pays ou sur un même territoire, constituent un frein à la croissance ? De mon point de vue, l'égalité est source de croissance, l'inégalité de décroissance. C'est un vrai sujet qui devrait concerner chacune et chacun d'entre nous.
Sylvie Robert , sénatrice d'Ille-et-Vilaine
Je voudrais pour ma part apporter une note quelque peu différente par rapport au pessimisme ambiant, même si, comme tout le monde, je reste lucide devant la situation actuelle. Pour autant, j'observe des mutations pleines de promesses, tant dans les discours que dans les actes. On privilégie désormais une approche ascendante plutôt que descendante. Nombre d'initiatives mises en oeuvre dans les territoires, dans les villes, sont absolument incroyables, malgré un contexte économiquement contraint. C'est la notion de bien commun qui anime les responsables politiques que nous sommes. Toutes les générations, pas seulement les jeunes, élaborent des modèles économiques extrêmement innovants, trouvent des formes d'organisation sociale inédites. Dans le secteur culturel, qui m'est familier, l'innovation publique, sociale, est remarquable.
Or on ne capitalise pas du tout ces expérimentations qui pourraient sinon avoir valeur d'exemple du moins être questionnées, évaluées. Ces nouveaux modèles d'organisation ancrés dans le XXI e siècle, avec une réelle participation des habitants à l'échelle d'un territoire, sont encore trop peu méconnus. Soyons optimistes. Oui, la politique et le politique sont capables de trouver les leviers nécessaires à de nouvelles formes d'organisation sociale. Notre pays regorge d'initiatives en ce sens. J'aimerais simplement qu'elles puissent faire l'objet d'un travail d'analyse et d'évaluation, pour qu'elles profitent à tous.
Hugues de Jouvenel, président de Futuribles International
Madame la sénatrice, je suis complètement d'accord avec vous. Une grande partie de notre travail consiste désormais à essayer de recenser effectivement les innovations issues du terrain. Il existe une multitude d'initiatives, souvent très innovantes, très intéressantes et prometteuses, mais elles ont malheureusement beaucoup de mal à monter en puissance.
L'essaimage, le transfert de toutes ces innovations est loin d'être optimal. Nous menons actuellement un travail sur les défis et opportunités du vieillissement démographique pour les acteurs de l'économie sociale et solidaire. Nous nous efforçons de dépasser les concepts intellectuels, pour nous intéresser aux innovations que nous repérons de par le monde. Nous étudions les moyens de transposer au niveau global ce que certains groupes sociaux parviennent à créer au niveau local, en termes de solidarité entre générations et de modes de vie différenciés. Il s'agit, comme souvent, d'identifier les verrous à lever.
Monsieur le sénateur, vous avez parfaitement raison de souligner que les élus sont en quelque sorte un sous-produit des électeurs. Raison de plus pour essayer de redonner le goût de la politique, de la vraie politique, à nos concitoyens. Je me souviens à ce propos d'un petit ouvrage publié par Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret Pour une nouvelle culture politique , une espèce de plaidoyer post-soixante-huitard. Michel Crozier s'inscrivait également dans cet esprit.
Le retour vers les grands philosophes est éminemment nécessaire. Mais qui serait en mesure de donner l'impulsion nécessaire ? Je suis propriétaire d'une maison dans le Perche, dans un village de trois cents habitants. Son maire m'a confié consacrer deux jours et demi à la gestion de la commune. Heureusement pour lui qu'il est retraité, sinon comment ferait-il ?
Réhabiliter la politique, cela doit se faire à tous les niveaux, y compris au niveau des citoyens. De ce point de vue, il importe de développer encore davantage l'éducation civique.
Sur la finance, rappelez-vous ce qui se disait voilà quelques années : les flux financiers à travers la planète représentent à peu près mille milliards de dollars, soit cent fois plus que la valeur des transactions commerciales réelles. Si la sphère financière est complètement déconnectée, elle conserve un impact sur l'économie réelle.
Plus la bulle spéculative enfle, plus les risques de krach augmentent, et heureusement qu'il y en a. Beaucoup avaient fait le constat d'une telle bulle avant 2007, mais très peu avaient prévu le krach qui a suivi. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire qu'on est reparti dans un phénomène de bulle et qu'il faudra de nouveau que cela craque. Est-ce à dire que nous serions impuissants par rapport à tout cela ?
J'en discute souvent avec un ami qui est l'ancien président de la Coface et qui milite depuis bien des années pour séparer les banques de dépôt des banques d'affaires. Les Américains et les Britanniques, supposés être beaucoup plus libéraux, l'ont fait. Pourquoi pas nous ? C'est incompréhensible.
Au sujet des inégalités, je citerai les propos que me tenaient feu mon ami Michel Drancourt, grand figure libérale si je puis dire : « Les riches ne font plus leur boulot. » Autrefois, les riches entraînaient les pauvres dans leur sillage, c'était l'ascenseur social. Aujourd'hui, les riches sont apatrides, ils jouent au casino planétaire de la finance, ils n'entraînent plus personne dans leur sillage. Au-delà de la justesse du constat que vous faites sur les 10 % de plus en plus riches et les 10 % de plus en plus pauvres, se pose le problème des classes moyennes. Cela me paraît un élément très préoccupant dans la société française.
Dans notre pays, les classes moyennes ont pris la forme d'un sablier : une toute petite minorité devient très riche quand un grand nombre voit ses conditions de vie se détériorer. Il s'agit d'un véritable enjeu, qui renvoie, me semble-t-il, pour une large part, aux questions de l'emploi, de la retraite, de l'avenir de notre système de protection sociale. Ce dernier a merveilleusement fonctionné pendant les Trente Glorieuses. Il est aujourd'hui confronté à une crise non seulement financière, mais également d'efficacité et de légitimité. S'il ne faut certainement pas le détruire, il convient tout de même d'en repenser les mécanismes. Et nous avons encore beaucoup à apprendre d'un certain nombre de philosophes politiques anciens, dont les concepts devraient nous guider et s'incarner dans les politiques publiques, pour que tout cela ne reste pas du verbe.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je vous remercie vivement pour cet entretien plein d'enseignements, monsieur de Jouvenel.
Mes chers collègues, je vous rappelle que, mardi 10 mars prochain, nous auditionnerons Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, et Éric Brun, chargé de mission, dans le cadre du rapport sur l'eau que nous avons confié à nos collègues Henri Tandonnet et Jean-Jacques Lozach.
PROSPECTIVE ET POLITIQUES PUBLIQUES
Audition du
président Jean-Paul Bailly et de Jean-Claude Étienne,
délégation à la prospective et à
l'évaluation des politiques publiques,
Conseil économique,
social et environnemental
(22 janvier 2015)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, j'ai grand plaisir à accueillir en votre nom Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du Conseil économique, social et environnemental (CESE), et Jean-Claude Étienne, conseiller, membre de la délégation et ancien sénateur.
Cette rencontre inaugure le cycle d'auditions à caractère généraliste que nous avons décidé de lancer en complément des sujets d'étude d'ores et déjà retenus pour l'année 2015. L'idée est de pouvoir élargir notre réflexion pour dégager un certain nombre de thématiques plus transversales.
J'ai tenu à ce que vous soyez les premiers à être reçus par notre délégation, au regard à la fois de vos expériences professionnelles, diverses et multiples, et de l'expertise développée par le CESE au fil des années en matière de prospective.
Nous sommes évidemment tous intéressés par la présentation de vos méthodes de travail et les raisons qui vous conduisent à choisir tels sujets d'étude par rapport à d'autres. Plus généralement, avec tout ce qui se passe en ce moment, chacun semble vouloir se remettre en cause, ce qui n'est pas une mauvaise nouvelle en soi ; mais deux questions surgissent immédiatement : pour aller où et pour faire quoi ?
Monsieur le président Bailly, je vous laisse très volontiers la parole.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis particulièrement heureux de me retrouver parmi vous en ce début d'année marqué par un contexte très douloureux mais aussi porteur d'espoir et de renouveau.
La délégation que je préside au sein du CESE présente la double caractéristique de se préoccuper de prospective et d'évaluation des politiques publiques, deux domaines d'étude somme toute assez cohérents et qui vont très bien de pair. Avant de vous la présenter plus en détail, je tiens à rappeler dans quelles conditions s'est déroulé le premier contact, d'ailleurs très fructueux, avec votre délégation, que présidait à l'époque Joël Bourdin.
Cette audition intervenait à un moment clef : notre délégation venait de voir le jour et réfléchissait à ce que pourraient être ses méthodes de travail et sa valeur ajoutée dans le cadre des travaux du CESE. L'expérience de Joël Bourdin et de ses collègues nous ont alors été très utiles pour mener à bien la réflexion. De plus, nous avons profité de la présence au sein de notre délégation de Jean-Claude Étienne, que je remercie chaleureusement d'avoir accepté de m'accompagner aujourd'hui, lui qui avait contribué, lorsqu'il siégeait parmi vous, à la création de la délégation sénatoriale à la prospective. Lui comme moi sommes convaincus de l'indispensable nécessité de prendre en compte la dimension prospective pour améliorer la qualité des travaux législatifs et ceux qui sont réalisés par le CESE. Les enjeux auxquels seront confrontées les générations futures sont d'une telle importance qu'il serait véritablement irresponsable de ne pas en tenir compte lorsque nous exerçons les uns les autres tels ou tels mandats, politiques, patronaux, syndicaux, etc.
Je m'intéresse à la prospective depuis maintenant fort longtemps et c'est un domaine sur lequel j'ai beaucoup travaillé au fil de mes différentes responsabilités entrepreneuriales à La Poste et à la RATP. C'est ainsi de travaux prospectifs que sont, pour la première fois, sorties des idées considérées comme novatrices à l'époque et devenues depuis des évidences. Je pense notamment à l'importance, pour le développement du transport en Île-de-France, du tramway et des liaisons interbanlieues.
Je dirai quelques mots des innovations introduites au CESE depuis la réforme constitutionnelle de 2008, complétée par la loi organique du 28 juin 2010, lesquelles ont tenté de répondre aux critiques habituelles sur la composition du Conseil.
Il s'agissait de faire en sorte que la société civile soit représentée dans toutes ses composantes, et ce à effectifs constants. Deux nouveaux groupes ont alors été intégrés, compétents en matière d'environnement - d'où l'ajout du terme « environnemental » - et de jeunesse. Des progrès très significatifs ont également été observés dans le domaine de la parité.
Parmi les autres innovations figurait l'élargissement des possibilités de saisine, par voie parlementaire notamment. Le Conseil peut, en effet, être consulté par le Parlement, via le président de l'Assemblée nationale ou du Sénat, sur tout problème économique, social et environnemental. Il peut également être saisi par voie de pétition citoyenne recueillant 500 000 signatures, comme cela a failli se produire une fois.
Depuis le 16 novembre 2010, le CESE, dans sa nouvelle mouture, est présidé par Jean-Paul Delevoye. Notre assemblée compte neuf sections, dont les champs de compétences et les dénominations ont été redéfinis, et trois délégations à dimension plus transversale : la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques, la délégation aux droits des femmes et à l'égalité, ainsi que la délégation à l'outre-mer.
La création de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques a été actée par décision du Bureau et validée lors de l'assemblée plénière en décembre 2010. Elle répond à la volonté d'inscrire la prospective dans le coeur de métier de notre assemblée et de satisfaire à l'une des nouvelles missions confiées par la loi organique du 28 juin 2010, aux termes de laquelle le CESE « contribue à l'évaluation des politiques publiques à caractère économique, social ou environnemental ».
Le CESE s'est alors vu consacrer comme un acteur à la fois de l'actualité et du temps long.
Notre délégation comprend vingt membres représentant la plupart des groupes siégeant au sein du Conseil. Elle s'inscrit dans deux axes de travail : éclairer par des autosaisines le contexte économique, social et environnemental en se projetant dans l'avenir à moyen et long termes ; apporter une valeur ajoutée aux autres formations du Conseil en matière d'évaluation et de prospective.
Ses premières réunions, disais-je, ont été consacrées à la détermination d'une méthodologie de travail et à la conduite d'une réflexion sur les moyens de promouvoir la prospective et l'évaluation au sein des travaux du CESE.
La vocation première de cette délégation est de produire, sur la base d'autosaisines, des études, à la différence des avis rendus par les sections qui adressent aux pouvoirs publics les propositions de la société civile. Nos études établissent des pistes de réflexion ouvrant les champs du possible sur des sujets transversaux mais ne donnent pas lieu à un vote en assemblée plénière comme pour les avis ; elles sont adoptées en délégation, validées par le Bureau du CESE puis présentées pour information dans l'hémicycle. Cette présentation peut être suivie d'un débat d'actualité.
Au cours de la mandature, notre délégation a publié trois études et fourni quatre contributions.
La première étude, adoptée en avril 2013 et intitulée Réfléchir ensemble à la démocratie de demain , s'est révélée relativement prémonitoire sur un certain nombre de sujets. Une toute jeune femme, Mélanie Gratacos, appartenant au groupe des associations, en était la rapporteure. Cette étude a connu un processus d'élaboration long et plutôt difficile en raison de la nature politique du sujet et du degré de maturation qu'exige un exercice de prospective pour envisager les futurs possibles.
Elle dresse un diagnostic étayé de la double crise de légitimité et d'efficacité qui frappe notre régime politique, constat assez largement partagé, présente ensuite des scénarios prospectifs tendanciels de possibles dérives du système actuel, avant d'aborder quatre leviers d'action qui permettraient de régénérer notre régime politique. Le document final a fait l'objet d'une présentation en assemblée plénière afin que les conseillers ne siégeant pas au sein de notre délégation puissent en prendre connaissance et soient sensibilisés au contexte dans lequel se sont déroulés les travaux.
Notre deuxième étude, Principe de précaution et dynamique d'innovation , sujet particulièrement intéressant et largement débattu, a été rapportée par Alain Féretti, du groupe de l'Unaf, l'Union nationale des associations familiales. La délégation s'était fixé un objectif pédagogique permettant de circonscrire les cas précis où le principe de précaution s'applique, en cas de risque suspecté dans le domaine de l'environnement et, par extension, dans celui de la santé. Il convenait de bien distinguer les notions de précaution, de prudence, de prévention. Au contraire de cette dernière, la précaution ne concerne que des risques non avérés.
En s'appuyant sur l'exemple de la téléphonie mobile, la délégation a tenté de démontrer que la juste application du principe de précaution ne devait pas entraver l'innovation, puisqu'il s'agit d'un principe d'action et non d'abstention.
Lors de sa présentation en assemblée plénière, l'étude a été suivie d'un débat d'actualité très ouvert, en présence de différents intervenants. Jacques Attali est venu défendre l'idée selon laquelle le principe de précaution devait être retiré de la Constitution. Nous avons aussi entendu Anne Lauvergeon, qui, dans le même temps, présentait son rapport visant à concilier principe de précaution et principe d'innovation, en réaction notamment aux pistes envisagées par notre étude. Enfin, deux représentants de ce qui ne s'appelait pas encore France stratégie et de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail ont fait état de leurs récents travaux en la matière.
Notre troisième étude, Promouvoir une culture d'évaluation des politiques publiques , est en cours d'élaboration et devrait être adoptée dans les prochains jours. Son rapporteur, Nasser Mansouri-Guilani, du groupe de la CGT, a effectué un important travail de recensement des pratiques évaluatives au sein de notre pays en s'intéressant particulièrement aux acteurs, outils et méthodologies de l'évaluation. Parmi les nombreuses pistes envisagées, l'objectif est de rappeler que l'évaluation est un outil au service de la démocratie, qu'elle répond à des critères d'exigence élevés qui la distinguent du contrôle ou de l'audit, que le CESE y joue un rôle contributif de premier ordre.
Notre prochaine autosaisine portera sur Les territoires face aux catastrophes naturelles : quels outils pour prévenir les risques ? Ce projet d'étude devrait être adopté par notre délégation à la fin du premier semestre 2015, sachant que la mandature actuelle s'achèvera le 16 novembre prochain.
La délégation a également fourni quatre contributions, à la demande des autres formations de travail du CESE.
À la suite de deux demandes émanant de la section des affaires européennes et internationales, dans le cadre de la consultation du Comité économique et social européen concernant le projet de programme national de réformes 2011-2014 et l'« Acte pour le marché unique », la délégation a produit deux contributions adoptées et annexées aux avis du CESE.
La délégation a en outre répondu à une demande formulée par la section de l'aménagement durable des territoires, intitulée Quelle place pour la prospective : État stratège, État visionnaire ? , dans le cadre de l'avis rendu par Jacqueline Doneddu, du groupe de la CGT, sur Quelles missions et quelle organisation de l'État dans les territoires ? Les principales recommandations formulées dans la contribution ont été reprises dans l'avis, ce texte étant annexé dans son intégralité au rapport. Les préconisations tendent notamment à redonner à l'État et à la puissance publique les moyens d'une vision prospective, en imaginant, par exemple, les contours d'une organisation institutionnelle capable de penser le long terme et de mobiliser suffisamment en amont les différents acteurs du dialogue civil et social.
J'insisterai plus particulièrement sur le dernier rapport que nous avons réalisé car, d'une certaine manière, il incarne une forme d'aboutissement de la démarche prospective au sein du CESE. Il a introduit une vraie originalité dans nos méthodes de travail puisqu'il s'appuie sur la méthode des scénarios, extrêmement rigoureuse et scientifique, fruit d'une collaboration inédite avec l'association de prospective Futuribles.
Dans le cadre du rapport annuel sur l'état de la France en 2014, la section de l'économie et des finances, saisie à titre principal, nous a demandé de fournir une contribution portant sur « les évolutions du travail dans une perspective de moyen terme ». Comme vous le constatez, cette thématique se rapproche du rapport d'information Quels emplois pour demain ? , publié récemment par Alain Fouché au nom de votre délégation. Pour réaliser cet exercice de prospective, notre délégation a sollicité l'appui méthodologique de Futuribles en la personne d'Hugues de Jouvenel. C'est la première fois, j'y insiste, que notre délégation s'engageait dans une telle collaboration.
À l'issue d'un débat en son sein, la délégation a identifié onze variables « clefs » pour l'avenir du travail. Je précise qu'il s'agit là de variables de base, ce qui explique que le taux de chômage n'y figure pas.
Pour chacune de ces onze variables, nous avons réalisé un quadruple travail. Un travail de définition, d'abord, pour savoir de quoi on parle. Un travail de mesure, ensuite, pour identifier les indicateurs pertinents. Une évaluation rétrospective, par la suite, pour connaître les tendances à l'oeuvre. Un travail de prospective, enfin, qui a systématiquement reposé sur la fixation de trois hypothèses prospectives formalisées, détaillées et relativement contrastées.
C'est alors qu'ont été élaborés quatre scénarios - deux tendanciels et deux de rupture - par le biais d'une analyse combinatoire des variables clefs et des hypothèses. J'en citerai deux : « Restaurer la compétitivité à tout prix » et « Pour une autre répartition des richesses et une conception nouvelle du travail ».
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je me permets de vous interrompre car Pierre-Yves Collombat a d'ores et déjà une question à vous poser.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Je trouve quelque peu mécaniste une telle façon d'aborder la réflexion. La dimension politique, au niveau notamment de la prise de décision, me semble complètement évacuée dans cette méthode d'analyse.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Si la réflexion se veut en effet la plus analytique possible, derrière la construction de chacun des scénarios se profilent des politiques sous-jacentes prônant soit un certain laisser-aller, soit la fixation de nouvelles priorités.
D'ailleurs, j'ai plus souvent entendu la critique exactement inverse, à savoir que les scénarios retenus n'étaient pas politiquement neutres. Il ne s'agit en réalité que d'essayer de mener une réflexion politique et collective pour voir les mesures à prendre dès aujourd'hui en vue de transformer les futurs possibles en un avenir souhaitable d'ici à dix ou quinze ans.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Cela vous conduit-il à déterminer, parmi les scénarios, celui qui est le plus souhaitable et/ou réalisable ?
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
On peut dire non seulement que tel scénario est plus probable mais également que tel autre est plus souhaitable. C'est le cas, dans l'étude que je viens de citer, du quatrième d'entre eux : « Pour une autre répartition des richesses ».
Le travail de prospective remplit une fonction d'alerte particulièrement utile. Il nous met en capacité de faire ressortir les tendances émergentes, les forces à l'oeuvre, qu'il convient d'accompagner ou, au contraire, de contrecarrer. De là, nous en tirons les principaux enseignements et les premières recommandations, et notre réflexion s'engage alors sur le terrain politique. C'est ce qui nous a, par exemple, conduits à dire : le travail reste une valeur structurante pour les Français ; mais il doit évoluer en fonction des nouvelles aspirations telles que le bien-être au travail et une meilleure articulation entre vie privée et vie professionnelle.
L'objet est de formuler, à partir d'une analyse détaillée, quelques pistes envisageables, à partir desquelles le politique peut lui-même rebondir et travailler. Cela fait partie de l'exercice de provoquer le débat, non seulement sur la méthode mais aussi sur le fond. C'est un travail toujours difficile au sein du CESE car de nombreuses réticences s'y expriment, certains ne comprenant pas ce qu'un exercice de prospective vient faire dans un avis du Conseil.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Votre présentation me semble un peu trop « paisible ». J'ai pu lire avec beaucoup d'intérêt dans le rapport annuel que le CESE faisait état du caractère « fondamentalement instable » du système financier. Si, demain, se reproduisent les événements survenus en 2007-2008, nous serons face à une crise majeure.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Je suis incapable de l'affirmer, et vous non plus d'ailleurs.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Disant cela, je ne pense pas tirer des plans sur la comète !
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
À trop élargir le champ d'analyse, on n'est plus capable de progresser dans la réflexion. Ne perdez pas de vue que le rapport en question porte sur l'état de la France, couvre l'ensemble des domaines et qu'il nous a été demandé d'approfondir une dimension, à savoir le travail.
La section de l'économie et des finances nous avait laissé le choix entre deux sujets d'étude : le travail et les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC). Au sein de la délégation, nous avons estimé que, beaucoup de choses ayant d'ores et déjà été dites sur les NTIC, nous apporterions une plus grande valeur ajoutée sur le travail.
Je terminerai ma présentation en revenant sur la qualité du travail collaboratif réalisé avec votre délégation.
Le 5 décembre 2012 s'est en effet tenue au Palais du Luxembourg une rencontre « CESE-Sénat », sur l'initiative conjointe de nos deux délégations, autour de la thématique : « Affronter les défis du long terme : inventer une nouvelle planification ». À cette occasion les présidents respectifs de nos deux assemblées sont intervenus pour introduire puis conclure les débats. L'événement était organisé autour de deux tables rondes qui avaient pour grands témoins deux anciens Premier ministres, Jean-Pierre Raffarin pour la première et Michel Rocard pour la seconde, et qui comptaient parmi les intervenants des sénateurs, des représentants du CESE et un certain nombre d'experts. Pratiquement au même moment, Yannick Moreau présentait les conclusions de son rapport préfigurant la création du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, devenu depuis France stratégie.
Cette première collaboration entre nos deux assemblées et plus précisément nos deux délégations fut une réussite. Il me paraîtrait intéressant qu'elle puisse se poursuivre sous une forme qu'il nous appartiendra de définir.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je peux comprendre le point de vue exprimé par Pierre-Yves Collombat. Dès lors que nous sommes amenés à réfléchir sur le moyen terme, la question se pose de savoir l'impact qu'auront nos propositions sur le Parlement et le Gouvernement, auxquels il reviendra de faire le choix final. La prospective est un éclairage.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Monsieur Bailly, le choix parmi les différentes hypothèses de départ est en lui-même une décision politique. Prenons l'exemple de La Poste, que vous connaissez mieux que nous tous. Avant que vous n'arriviez aux manettes, on disait le réseau périmé, voire condamné. Vous avez fait le choix inverse, vous l'avez considéré comme une chance pour l'entreprise, à la condition d'en changer le but et de le moderniser.
Sans nier l'intérêt de ce type de travail, je veux souligner combien la dimension politique est présente dès le départ, au moment de la fixation des hypothèses et des variables.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Si un exercice similaire avait été conduit à La Poste, parmi les scénarios possibles nous aurions retrouvé ceux que vous venez d'évoquer. Cela aurait facilité la réflexion et, donc, la prise de décision.
Il en va de la prospective comme d'un jardin : soit vous le laissez aller dans tous les sens, soit vous le disciplinez à la française, soit vous jaugez les forces en présence, les plantes qui poussent et celles qui ne poussent pas.
L'objet n'est pas de garantir l'avenir, c'est d'obtenir les meilleurs outils pour aller vers l'avenir souhaité.
Jean-Claude Étienne, conseiller, membre de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Pierre-Yves Collombat a soulevé un point très important. Notre souci, au CESE, c'est de construire nos avis ou nos études suivant le schéma classique « hypothèses, thèses, antithèses, synthèse », qui a toujours connu un certain succès.
La question fondamentale se situe bien au niveau des hypothèses car, pour ne pas risquer la critique, il s'agit de ne pas en oublier. C'est le terreau sur lequel va se développer la réflexion. La construction de la synthèse débouche éventuellement, mais pas toujours, sur des préconisations. Dans la mesure où le CESE a souhaité des propositions sur un sujet à forte connotation technique, qui l'emportait sur la dimension politique, nous ne nous sommes pas interdit de faire des choix dans les hypothèses de départ. C'est en cela qu'une étude peut avoir, ou non, de l'intérêt.
D'ailleurs, du temps où j'étais parlementaire, mes assistants se nourrissaient abondamment, mais sans me le dire en face, des différents travaux du CESE !
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
La méthodologie que vous proposez est tout à fait intéressante. Je suis particulièrement intéressée par le principe de précaution et la dynamique d'innovation parce que c'est l'un des enjeux majeurs pour débloquer les initiatives, développer les capacités et dynamiser notre économie.
Vous vous êtes interrogés, avez-vous dit, sur votre capacité à apporter une réelle valeur ajoutée dans le cadre d'une réflexion sur les nouvelles technologies alors que tant d'études avait déjà été menées dans ce domaine. Certes, mais beaucoup aussi se passe en dehors de notre vue, aussi bien dans le domaine de l'enseignement, de la construction et du partage des connaissances. Avec le numérique, tout va à une vitesse extraordinaire. Entre la dynamique des uns et la résistance des autres, un fossé est en train de se creuser, que l'on ne mesure pas forcément aujourd'hui.
En matière de création d'entreprise, également, le numérique bouscule les habitudes des professionnels : organisation de réunions à distance, croisement des disciplines, voire création d'entreprises dont la visibilité échappe aux standards actuels de contrôle ou d'évaluation.
Il y aurait une valeur ajoutée à explorer ces nouvelles pratiques qui bouleversent considérablement les rapports humains, les modes de transmission des savoirs et d'amplification de la connaissance, mais aussi les relations économiques traditionnelles. Si nous négligeons ces initiatives, nous serons balayés par un mouvement qui nous dépasse.
Un certain nombre d'entreprises naissent de manière spontanée, autour de trois ou quatre personnes, produisent de la richesse, de l'emploi pendant quelques années, puis soit sont rachetées par de grands groupes parce que l'innovation apportée est prometteuse, soit disparaissent faute de débouchés sur le marché mais sans que cela ait des conséquences dramatiques puisque l'investissement de départ s'est fait à moindre coût. Cela mériterait de faire l'objet d'une analyse plus fine.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Je suis complètement d'accord avec vous. La métamorphose numérique de notre société est un sujet absolument essentiel. Nous ne voyons que la partie émergée de l'iceberg. Le numérique, en 2015, en est au même stade que l'était le secteur des transports un siècle auparavant.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Absolument.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
À l'époque, le train se développait petit à petit, la voiture et l'avion n'en étaient encore qu'au tout début. Cent ans après, les transports ont complètement transformé le monde. Cela ne prendra pas aussi longtemps au numérique pour révolutionner la société. Nous n'y sommes pas préparés. Or toutes les mutations de ce type sont porteuses à la fois de menaces et d'opportunités.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Ces derniers temps, nous avons surtout vu les menaces. N'oublions pas pour autant les avantages extraordinaires qui nous attendent.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Les menaces sont immédiates et certaines, les opportunités restent encore à cerner. Voilà une configuration somme toute assez classique. Nous allons connaître une mutation de grande ampleur, une véritable métamorphose. À nous de nous y préparer, de nous organiser pour en tirer tout ce qu'elle peut avoir de formidable et de positif sans occulter les dangers potentiels, voire les catastrophes possibles.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Nombreux sont les universitaires et les chercheurs qui se sont d'ores et déjà penchés sur la question.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Je n'ai pas dit que le CESE ne s'intéressait pas à l'essor du numérique. Bien au contraire, ses sections abordent régulièrement la question et un rapport sur les Big data vient d'être publié. Dans le monde d'aujourd'hui, on ne peut plus réfléchir à une question sans intégrer cette dimension.
Cela étant, nous avons considéré, en toute modestie, que notre valeur ajoutée serait supérieure en menant une réflexion, dans les six mois qui nous étaient impartis, sur le travail plutôt que sur le numérique.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Principe de précaution !
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Peut-être pourrait-il y avoir en ce domaine ou un autre un travail partagé avec votre délégation. Au fond, quelle est la valeur ajoutée du CESE ? Nous sommes des représentants des forces vives de l'entreprise ou de la Nation, pas des experts. Notre rôle, c'est de recueillir l'avis des sachants, de passer à la moulinette de la société civile leurs différents travaux, qui se veulent beaucoup plus scientifiques, d'en faire une espèce de synthèse et même de traduction, de les reformuler en intégrant l'ensemble des dimensions et en prenant en compte les diverses sensibilités.
Fabienne Keller , sénatrice du Bas-Rhin
L'idée de faire travailler nos deux délégations, qui disposent chacune de moyens limités, pour nourrir, compléter la réflexion est une piste véritablement intéressante. Je vous remercie en tout cas d'être venus partager votre expérience avec nous.
Sur le marché de l'emploi, vous portez un regard original, en proposant une sorte de guide à l'attention de l'action publique, pour tendre plutôt vers un scénario favorable. Il y a énormément de matière dans cet exercice.
La prospective est une aide à la prise de conscience du lien entre les leviers d'action à notre disposition et les conséquences à attendre de la réalisation de tel ou tel scénario. À nous de privilégier le scénario le plus favorable et de nous donner les moyens de mobiliser les leviers nécessaires. Or c'est souvent ce qui fait défaut dans les différents travaux que nous menons.
Je prépare un atelier de prospective sur les maladies infectieuses émergentes qui fait suite à un rapport que j'ai publié sur le sujet au nom de la délégation. Le sujet est vaste et les enjeux ne manquent pas : mieux préparer les pays du Sud, mieux anticiper pour éviter une propagation à l'ensemble de la planète, mieux gérer les crises, mieux informer les professionnels de santé, la population, contredire les idées reçues, améliorer les attitudes sans que cela coûte trop d'argent public.
Cet atelier se focalisera sur deux des leviers d'action que j'ai identifiés dans mon rapport ; l'un concerne l'utilisation des réseaux sociaux. Nous sommes donc très demandeurs de contacts, de compétences, de réflexion sur le numérique, les Big data, etc. L'essor des NTIC dans les pays du Sud est impressionnant et a contribué, notamment au Nigéria, à faciliter l'identification et la localisation des malades.
Je voudrais à mon tour témoigner de la qualité des travaux du CESE et regretter qu'ils ne soient pas plus mis dans la lumière. Je citerai pour ma part le travail que Françoise Geng a consacré à l'accompagnement des jeunes. À l'heure où l'on débat du service national, du service civique, du service militaire adapté, son rapport est une véritable Bible : tout y est !
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
L'« utilité » des rapports est une question récurrente, y compris au CESE. Je ne partage pas ce qui serait une vision pessimiste et court-termiste. Les documents existent, ils sont connus et répertoriés. Quand un sujet ressort dans l'actualité, il est bien rare qu'il n'ait pas déjà fait l'objet d'une étude du CESE. Celle-ci constitue alors une source d'information et une aide à la réflexion précieuses. On peut faire « percoler » les idées et les propositions de solutions qui y figurent. Je suis de ceux qui pensent qu'un tel travail, au-delà des apparences, est en réalité très utile à la société.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Ce que vous dites sur le CESE vaut pour le Sénat. Notre assemblée a, au cours des dix dernières années, produit un nombre considérable de rapports, très fouillés mais pas assez connus. Il faut trouver un moyen d'assurer, un ou deux ans après, un suivi des préconisations formulées, de faire la synthèse des mesures prises et de celles qui restent à mettre en place. À l'évidence, la tâche est ardue.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
À la fin de votre propos introductif, monsieur le président, vous avez soulevé une double question à propos de la démarche prospective : pour aller où et pour faire quoi ?
À cet égard, le CESE comme, du reste, les CESER, les structures régionales équivalentes, sont incontestablement des outils d'aide à la décision extrêmement importants. Après, tout dépend ce que les élus et les administrations en font. Si les analyses produites sont si intéressantes, c'est que le CESE et ses homologues régionaux sont des lieux où il y a, certes, des luttes d'influence, mais pas énormément de luttes de pouvoir. Cela facilite beaucoup la réflexion. Après, il faut passer de la réflexion à l'action. Ce n'est plus le rôle du CESE, c'est le nôtre.
Pour aller où et pour faire quoi ? Les économistes ont cette particularité d'être très forts pour expliquer les raisons pour lesquelles ils se sont trompés et pour critiquer les politiques qui ne les ont pas écoutés. Au moment de la crise de 2007-2008, certains économistes de renommée mondiale avaient, en substance, fait la mise en garde suivante : « On ne peut pas continuer ainsi, avec des taux d'intérêt à deux chiffres pour les fonds de pension et des taux de croissance à un seul. Tout va finir par exploser ! ». C'est ce qui s'est effectivement produit.
Je me souviens qu'en 2004 ou 2005, alors député européen, j'avais entendu un économiste habitué des plateaux de télévision assurer à moi et à mes collègues parlementaires que, jamais, au grand jamais, ne se reproduiraient les crises financières que nous avions pu connaître. Il avançait alors que les banques, via notamment les dépôts liés aux contrats d'assurance vie, étaient en mesure de couvrir tous les risques possibles. Trois ans après, il s'est passé ce qu'il s'est passé...
La France s'honore de compter dans ses rangs le prix Nobel d'économie 2014 ainsi qu'un économiste de renom, dont le dernier ouvrage dépasse le million d'exemplaires vendus. Il serait intéressant de pouvoir auditionner à la fois Jean Tirole et Thomas Piketty. En tant que responsables politiques et représentants du suffrage universel, chacun d'entre nous peut se forger sa propre opinion en lisant tel ou tel article de presse. Mais cela ne résistera jamais à la force de l'analyse de ceux qui prennent le temps de réfléchir et de travailler sur la question.
J'évoquerai un second point, dont nous avons déjà parlé : publier des rapports, c'est bien, les faire connaître, c'est encore mieux.
Je plaide vraiment pour que notre délégation prenne l'habitude, dans l'année ou les deux ans qui suivent la remise d'un rapport, de faire un point précis de la situation, en réunissant, autour du rapporteur, les associations, les chercheurs concernés. Cela permettrait d'avoir un suivi des préconisations et de vérifier leur mise en oeuvre par la puissance publique.
Dans la période actuelle, c'est le pessimisme qui, souvent, l'emporte. J'ai tendance à dire que les pessimistes sont les spectateurs, et les optimistes les acteurs. Efforçons-nous d'être acteurs !
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Je suis complètement d'accord.
Jean-Claude Étienne, conseiller, membre de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Le suivi est fondamental. Cela implique la construction d'une stratégie spécifique pour exploiter le travail qui aura pu être fait dans le cadre de la thématique abordée. J'ai vécu cela au travers d'un rapport du CESE sur la prévention dans le domaine de la santé. On a pu mesurer à quel point la prévention n'était que peu, voire pas du tout, enseignée dans les facultés de médecine, et que tous les acteurs étaient formés avec la seule préoccupation du curatif : on apprend à soigner les malades ; on n'apprend pas à garder nos concitoyens en bonne santé.
Annie David , sénatrice de l'Isère
Exactement.
Jean-Claude Étienne, conseiller, membre de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Nous n'avons pu obtenir des résultats concrets qu'en prenant notre bâton de pèlerin pour aller à la rencontre des doyens des facultés, notamment de médecine, des directeurs de programmation des écoles d'infirmières ou d'auxiliaires de santé, pour leur expliquer que la prévention était vraiment le laissé-pour-compte des différents cursus. Sans une telle démarche, notre rapport, comme tant d'autres, serait tombé dans les oubliettes.
Il a au contraire eu une traduction concrète, même s'il a fallu deux ans pour voir apparaître des questionnaires sur la prévention dans les livres d'examen. Or, en matière de docimologie, il n'y a pas de meilleur outil méthodologique et pédagogique que de laisser croire que telle ou telle matière tombera à l'examen pour inciter les étudiants à la réviser. Sinon, vous pouvez raconter ce que vous voulez en cours, personne n'écoutera !
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je remercie le professeur Étienne de rappeler le principe de réalité !
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Le CESE s'efforce de se préoccuper du suivi, même si c'est un peu balbutiant. Dans ce domaine également, nos deux délégations auraient intérêt à dialoguer.
Philippe Kaltenbach , sénateur des Hauts-de-Seine
Je suis assez séduit par la méthodologie qui permet d'aboutir à des pistes claires. Tout travail de recherche constitue une base de réflexion, une matière première indispensable, que le politique est libre de reprendre ou non, d'exploiter en tout ou partie, voire de retravailler en revenant sur certaines des hypothèses retenues.
Cela suppose de disposer de moyens suffisants. Lors d'un voyage aux États-Unis, j'ai pu constater que le Congrès américain, Sénat et Chambre des représentants réunis, dispose d'un service d'études et d'analyses de grande capacité, composé de plus de six cents chercheurs. Les parlementaires bénéficient ainsi d'une source d'information hors de toute influence des très puissants lobbies américains.
De quels moyens le CESE dispose-t-il ? Travaillez-vous en liaison avec les centres de recherche ? Comment arrivez-vous à exploiter les travaux existants ?
Par ailleurs, pour aller dans le sens de ce qu'a dit ma collègue Dominique Gillot sur le numérique, je veux aussi insister sur la révolution en cours actuellement et que rien n'arrêtera. À nous de savoir comment surfer sur la vague, notamment en termes d'emplois : certains seront détruits, d'autres créés. Tout cela n'est pas assez mesuré. Alors que l'emploi est au coeur de nos préoccupations, que le chômage est un cancer qui ronge notre société, on manque d'analyses relatives aux conséquences des mutations à l'oeuvre sur l'emploi ou le système de protection sociale.
Dans ce domaine, il y a vraiment matière à creuser. Ce serait une belle opportunité que de le faire ensemble.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je rappelle que, mercredi 28 janvier, se tiendra en séance publique un débat sur le rapport que notre collègue Alain Fouché a consacré aux emplois de demain.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Plus qu'une révolution, le numérique est une métamorphose vers une autre société. Comme ceux de votre délégation, nos moyens sont très modestes. Je le disais, nous ne sommes pas du tout des experts, nous nous efforçons d'« absorber » ce que ces derniers nous disent, de favoriser les échanges pour en donner du sens.
Le petit budget dont nous disposons nous autorise un certain nombre de partenariats, comme celui avec Futuribles, qui nous a couté 7 000 euros, ou avec la Société française de l'évaluation.
Philippe Kaltenbach , sénateur des Hauts-de-Seine
Nous sommes tous d'accord pour juger indispensable le suivi des recommandations. La commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, dont j'étais membre et qui a depuis disparu, avait pour objet de contrôler l'état d'avancement des textes législatifs, notamment au niveau des décrets d'application. Le meilleur moyen pour assurer un suivi, c'est la transparence. À cet égard, l'open data est un outil prometteur, en ce qu'il permet à nos concitoyens de s'assurer par eux-mêmes de ce qui est fait, de faire un focus sur ce qu'ils souhaitent et d'inciter les responsables concernés à agir.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Dans une entreprise, les mesures décidées font l'objet d'audits réguliers pour vérifier leur mise en oeuvre. Je conçois que la transposition aux enjeux politiques est plus difficile. Mais c'est une piste à suivre, à condition que l'outil de vérification ne prenne pas plus de place que le fond.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Fabienne Keller , sénatrice du Bas-Rhin
La délégation a mis en place une méthodologie spécifique, les ateliers de prospective, que j'évoquais tout à l'heure. Ils ont un double effet : réalimenter la réflexion et faciliter la mise en mouvement des acteurs.
Dans le cadre d'un rapport L'avenir des « années collège » dans les quartiers sensibles , fait au nom de la délégation, j'avais pointé la forte proportion de mères de famille travaillant en horaires fractionnés. Lors de l'atelier de prospective que j'ai organisé en 2013, les représentants de la fédération des entreprises de propreté, qui dans un premier temps ne voulaient pas venir, avaient expliqué que le nettoyage se faisait en journée dans les pays nordiques : les femmes y ont donc un rythme de travail beaucoup plus respectueux de la vie de la famille et peuvent mieux accompagner leurs enfants adolescents.
L'atelier de prospective est donc un outil très intéressant, d'autant qu'il est ouvert aux médias.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
L'idéal, pour assurer un suivi efficace tout en conservant une dynamique de propositions, c'est de rebondir sur l'actualité. Mme Keller parlait tout à l'heure du service national et du rapport de Françoise Geng à ce sujet. Cette dernière pourrait très bien publier une tribune dans la presse pour rappeler son travail et alimenter le débat. Ce serait bien pour l'image du CESE, pour faire progresser ses idées et pour favoriser la prise de décision.
Dominique Gillot , sénatrice du Val-d'Oise
Sur ce sujet, il faut lire la tribune de Martin Hirsch dans Le Monde .
Annie David , sénatrice de l'Isère
Je suis toujours étonnée de constater que les rapports du Sénat, pourtant de très grande qualité, ne sont malheureusement que peu suivis d'effets. Je prendrai l'exemple des risques psychosociaux, qui ont fait l'objet d'un rapport sénatorial auquel j'ai participé et que le CESE aborde également dans le cadre de son étude. Les préconisations que nous avions formulées étaient très simples à mettre en oeuvre. Or rien n'a été fait. Pourquoi ? Parce que cela met en jeu des intérêts contradictoires. Dès lors que vous voulez que soit mieux prise en compte la santé des salariés, vous vous trouvez confronté à la résistance, voire au refus des entreprises. Là est la difficulté.
De même, certaines des préconisations formulées par notre collègue Yannick Vaugrenard dans le cadre de son rapport sur la pauvreté sont très faciles à appliquer dès lors que l'on veut s'en donner les moyens. Après, la question est politique.
Je trouve judicieuse la proposition d'auditionner des économistes. La commission des affaires sociales, quand j'en étais la présidente, a reçu Thomas Piketty. L'audition, pour intéressante qu'elle fût, s'est déroulée dans des conditions difficiles : l'ambiance était tendue ! Il a fallu que j'y mette un peu d'ordre car les propos de Thomas Piketty n'ont pas plu à tout le monde.
Monsieur Bailly, nous avons déjà eu l'occasion de nous rencontrer. Sur le travail du dimanche, le rapport que vous aviez rendu, finalement, ne me convenait pas si mal. Mais je ne peux pas laisser passer ce que vous disiez à propos de La Poste en réponse à M. Collombat. Non, rien ne prouve qu'une démarche prospective entreprise à l'époque aurait abouti au scénario vécu. Sinon, cela voudrait dire qu'il est possible, bon an mal an, de « diriger » les études prospectives pour arriver aux résultats souhaités, auquel cas ce serait véritablement inquiétant.
Jean-Paul Bailly, président de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques du CESE
Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai simplement souligné le fait que, si une étude avait été menée, elle aurait permis de dégager des scénarios forcément contrastés, parmi lesquels aurait figuré la possibilité de rebondir et de faire prospérer les activités du réseau.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Je remercie vivement le président Bailly et Jean-Claude Étienne de leur venue. Nous allons, dans les jours à venir, voir quelles sont les possibilités d'établir un partenariat régulier entre nos deux délégations et de multiplier les échanges, notamment pour éviter de travailler en même temps sur les mêmes sujets.
PROSPECTIVE DE L'EAU ET DU CLIMAT
Audition de Nicolas
Bériot et Éric Brun,
Observatoire national sur les effets du
réchauffement climatique
(10 mars 2015)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, je voudrais en votre nom accueillir Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (Onerc), et Éric Brun, chargé de mission. Dans le cadre du programme annuel de travail de notre délégation, un rapport d'information consacré à l'eau sera préparé au cours de cette session avec, pour co-rapporteurs, nos collègues Henri Tandonnet et Jean-Jacques Lozach, qui seront tous deux les principaux questionneurs de nos intervenants, ce qui n'empêchera pas, naturellement, que chacun puisse aussi intervenir comme il le souhaite.
Pour ce rapport consacré à l'eau, l'axe de réflexion retenu est notamment celui de la gestion de la ressource, qui va devenir un problème crucial dans les années à venir, ainsi que celui des conflits d'usage et de la bonne manière d'en prendre la mesure pour le régler à un horizon de moyen-long terme. Par définition, notre délégation se préoccupe bien sûr de la situation actuelle, mais prise comme base d'une perspective à explorer à échéance éloignée.
C'est la raison pour laquelle il nous a semblé pertinent de commencer par envisager la question de l'eau sous l'angle du réchauffement climatique et de ses conséquences. Vous êtes donc, messieurs, les tout premiers experts que nous entendons à ce sujet. Je vous remercie de votre disponibilité et de la contribution que vous allez apporter à notre réflexion.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (Onerc)
L'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique est une petite institution créée par la loi en 2001 pour que son action s'inscrive dans le long terme, de manière pérenne et indépendamment des changements de structures administratives ou des réorganisations du ministère de l'écologie, son autorité de rattachement.
Notre mission est de faire des recommandations sur l'adaptation aux évolutions climatiques. Notre équipe, constituée de cinq personnes au sein du ministère de l'écologie, est en charge de cette politique nationale d'adaptation. Elle est le point focal français du Giec - Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat - , elle participe à la négociation climatique, elle représente la France dans certains groupes d'experts au niveau européen sur l'adaptation en Europe et elle a quelques tâches de coopération régionale ou bilatérale. Cette équipe resserrée travaille de manière transversale, l'idée étant non pas d'accumuler des compétences et d'être spécialiste sur tous les sujets, mais de travailler intelligemment en réseau, réseau interministériel, réseau interdisciplinaire : l'adaptation consiste essentiellement en l'incorporation d'une nouvelle méthode dans différentes politiques sectorielles, dans différents domaines, dans différents ministères, sur le très long terme. En matière d'adaptation, l'eau est un sujet fondamental au tout premier rang de nos préoccupations. Cela peut paraître évident mais il est bon de le redire.
Notre propos s'organisera en deux parties : une première partie où nous vous livrerons des connaissances scientifiques stabilisées sur le réchauffement climatique et son impact sur l'eau, qui sera présentée par Éric Brun ; une seconde que j'assurerai avec un discours peut-être un peu plus libre, de vision prospective, en essayant de participer à la construction de votre propre vision. Si nous nous permettons de le tenir, c'est parce qu'effectivement l'Onerc est au coeur de nombreux réseaux : réseau mondial du Giec, réseau mondial de la négociation climatique, réseau européen de l'adaptation, réseau national, réseau interrégional, y compris l'outre-mer avec lequel nous travaillons beaucoup ; nous publions une lettre aux élus parmi de nombreuses autres publications. Nous sommes au coeur de cet ensemble, à l'interface entre science et politique, ce qui nous donne une position privilégiée. Moi-même, je participe à de nombreuses réunions internationales et j'essaierai de vous transmettre ce que j'ai acquis au cours des cinq dernières années, depuis la conférence de Copenhague en 2009 notamment.
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
J'exposerai d'abord les évolutions d'ores et déjà constatées puis je présenterai les projections attendues pour les cinquante ou cent prochaines années. Je concentrerai mon propos sur la métropole, car un tel exercice se révèle beaucoup plus difficile pour l'outre-mer.
Un PowerPoint est projeté.
Ce premier document, fourni par Météo France et qui n'est pas encore publié, montre l'évolution, depuis cinquante ans, des précipitations, de la quantité de pluie tombée chaque année en France au cours de la période 1960-2010. Les zones marquées en bleu ou en vert clair sont celles où les précipitations ont augmenté ; celles en jaune ou en orange ont vu les précipitations diminuer. En gros, sur la moitié nord de la France, les précipitations ont plutôt augmenté tandis qu'elles ont diminué sur la moitié sud. Nos collègues de Météo France insistent sur le fait que, pris point par point, le constat n'est pas forcément significatif au niveau statistique du fait de la grande variabilité observée d'une année sur l'autre. Si années sèches et années humides se succèdent, la cohérence globale est parlante. S'il pleut plus dans la moitié nord, ça n'empêche pas que les sécheresses soient plus sévères parce qu'en fait on observe une relation étroite entre l'augmentation des températures et l'augmentation de ce qu'on appelle l'évapotranspiration, c'est-à-dire l'évaporation des sols et la transpiration par les plantes. Autrement dit, un accroissement des précipitations à l'avenir n'entraînerait pas automatiquement une diminution des sécheresses. Si on enregistre en même temps plus de pluie et des températures plus chaudes, on a un équilibre à trouver. En fait, ce petit graphique le montre pour le bassin de la Seine, plus les températures projetées y seront élevées - en l'occurrence de deux à trois degrés suivant les scénarios -, plus l'évaporation des sols augmentera, venant compenser la hausse des précipitations.
Sur la période 1959-2009, tous les points de mesure traités par Météo France et homogénéisés montrent une augmentation des températures en France. La moyenne sur l'ensemble des points s'élève au rythme de 0,3 degré tous les dix ans, soit une croissance d'1,5 degré en cinquante ans. La répartition n'est pas uniforme sur l'ensemble du territoire. Le quart sud-est voit ses températures augmenter davantage que la partie ouest parce que le climat océanique fait que l'océan se réchauffe plus lentement et produit donc un réchauffement moins fort dans la partie ouest ; on observe plus de précipitations sur le nord et des températures plus élevées tandis que, sur le sud, on constate des températures plus élevées mais aussi moins de précipitations. Il en résulte des sécheresses plus importantes. Météo France a défini un indicateur de sécheresses « agricoles », qui tient compte, au cours de l'année, non pas des quantités de pluie mais des températures et donne le taux de l'humidité dans le sol. Ainsi, depuis 1959, le nombre de sécheresses dites agricoles a augmenté. Il ne s'agit pas d'une augmentation régulière, je vous l'ai dit : on remarque très bien le pic de 1976, dont tout le monde se souvient, et puis aussi celui de 1989-1990. Il y a déjà eu de grandes sécheresses dans le passé mais on observe, dans les périodes récentes, que ces sécheresses sont de plus en plus fréquentes. Ce n'est pas qu'elles soient forcément plus sévères, mais il y en a de plus en plus. Ce petit trait noir qu'on voit un peu augmenter correspond à la moyenne sur plusieurs années, pour lisser l'effet d'une année sèche suivie d'une année humide. Le fait que les sécheresses agricoles sont de plus en plus fréquentes et augmentent se voit aussi sur cette carte d'humidité des sols, en tendance sur cinquante ans ; le phénomène touche les deux tiers de la France.
Par conséquent, le constat est clair : il fait de plus en plus chaud, il pleut de plus en plus dans les régions nord, de moins en moins dans les régions sud mais les sécheresses augmentent aussi bien au nord qu'au sud.
En ce qui concerne les projections, j'ai établi un document extrait de cartes produites par le cinquième rapport du Giec, sur la base de données qui datent d'à peine une année pour l'ensemble du globe, à partir de modèles calculés sur un point tous les cent cinquante kilomètres environ, soit un niveau de résolution bien différent de ce que l'on a vu précédemment. Cette carte synthétise tout ce que le Giec a produit en matière de simulation et quels que soient les scénarios climatiques. On y exprime les variations à attendre de précipitations pour la fin du siècle en fonction de l'augmentation moyenne des températures sur le globe, selon des scénarios qui tablent sur deux, trois, quatre ou cinq degrés. En faisant la synthèse, on peut calculer un pourcentage de précipitations, en plus ou en moins, par degré d'augmentation de la température. En retenant le scénario moyen d'une augmentation de trois degrés d'ici à la fin du siècle, il faudrait multiplier les valeurs du pourcentage de base par trois, soit une baisse des précipitations de 36 % à 40 % dans les régions où vous voyez de l'orange foncé, et une hausse de 36 % à 40 % pour celles notées en bleu. La France, elle, se situe dans une zone intermédiaire entre la partie nord, celle des couleurs vertes et bleues, où les précipitations augmentent, et la partie sud - voyez l'Espagne, toute la Méditerranée -, pour laquelle les modèles anticipent une diminution des précipitations. Cela confirme ce que l'on observe déjà depuis cinquante ans en matière de projections climatiques à échéance 2080-2100 : plus de précipitations dans le nord de la France et moins dans le sud.
Il s'agit là de projections pour la fin du XXI e siècle. Jusqu'à présent, je m'étais fondé sur une carte des événements correspondant aux cinquante dernières années, qui sont particulièrement éclairants. Météo France avait produit, dans les années 2003-2004, des statistiques rétrospectives pour cent ans mais avec beaucoup moins de points puisque les séries de mesures homogénéisées remontant au début du XX e siècle sont beaucoup plus rares. Pour ces raisons, Météo France a préféré refaire l'évolution sur cinquante ans, avec beaucoup plus de données et davantage de fiabilité, mais les grandes tendances restent les mêmes.
Je vous l'ai dit, la France se situe juste dans la période de transition entre plus de précipitations au nord et moins au sud, mais quand on regarde en détail l'évolution saison par saison, notamment en été, on constate que la quasi-totalité des modèles climatiques prévoit un assèchement sur l'ensemble du territoire français. C'est un point important : avec plus de précipitations annuelles, la moitié nord en aura davantage en hiver mais moins en été, tandis que, pour les régions sud, les quantités de précipitations diminueront quelle que soit la période de l'année. Des équipes scientifiques travaillant au sein de l'Institut Pierre-Simon Laplace ont fait des simulations pour différents bassins versants, notamment ceux de la Seine et de la Somme. J'ai extrait un résultat pour la Somme, transposable pour la Seine : son débit, au vu de l'évolution observée de 1950 à 2000 telle que prolongée sur la base des scénarios climatiques du quatrième rapport du Giec, va diminuer d'à peu près 50 % d'ici à la fin du siècle. D'autres extrapolations faites dans le cadre du projet Explore 2070 du ministère de l'écologie pour l'ensemble du territoire métropolitain aboutissent à une baisse des débits, pour un scénario intermédiaire de changement climatique, de l'ordre de 10 % à 40 %. De même, des simulations faites pour la Somme sur la hauteur des nappes phréatiques réalimentées par les précipitations essentiellement hivernales tablent sur une baisse de cinq mètres, ce qui est considérable.
Par ailleurs, les régions montagneuses, qui alimentent une bonne partie de nos grands fleuves, vont subir de très fortes diminutions de l'enneigement. Cela a pour conséquence de décaler le pic de débit pendant la période printanière. Prenons le débit moyen de la Durance sur une centaine d'années, qui enregistre un grand pic au printemps avec la fonte des neiges, et les projections en cas de doublement de gaz carbonique. Ce sont des travaux, déjà assez anciens, qui datent de l'époque où l'on imaginait à peine que le gaz carbonique pourrait doubler, alors qu'aujourd'hui on en est plutôt à son triplement ou quadruplement. Or, à cette époque et avec les modèles d'alors, on calculait que le pic printanier de débit se produirait avec une avance de l'ordre de deux à quatre semaines, ce qui est considérable. Ce n'est pas anodin car la conséquence en est qu'en été, à partir des mois de juin et juillet, les débits seront beaucoup plus faibles que ce qu'ils sont actuellement : la fonte des neiges ayant eu lieu plus tôt, on aura davantage d'évaporation. De même, les climatologues prévoient une baisse considérable des glaciers dans les Alpes françaises, qui alimentent en partie les rivières ; cette source essentielle en eau aujourd'hui est donc vouée à disparaître avec le temps.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
Après cette présentation des faits scientifiques établis, venons-en à l'approche prospective pour le long et le très long terme.
Il convient nécessairement de prendre du recul et de bien situer les deux cents ans d'histoire de notre société industrielle par rapport aux autres échelles de temps. Pendant plusieurs dizaines d'années, on a distingué trois domaines : le social, l'environnemental et l'économique, le développement durable se situant à l'intersection des trois. Comme un certain nombre d'auteurs l'ont dit et l'ont écrit, ce schéma me semble dépassé, car ces trois domaines ne sont pas du tout de même nature.
Je vous propose un autre schéma, dans lequel, à l'échelle du temps, on intègre, dans la biosphère ou l'environnement, la société, puis l'économie. La Terre a 4,5 milliards d'années ; les espèces, les requins par exemple, ont cent millions d'années ; le renouvellement des espèces se compte en millions ou en dizaines de millions d'années : tels sont les ordres de grandeur en jeu en cas d'extinction et d'apparition de nouvelles espèces. Pour leur part, les premières grandes civilisations humaines remontent à cinq mille ans, notre histoire industrielle, à deux cents ans. La société humaine est complètement dépendante de la biosphère, des écosystèmes, des équilibres environnementaux, qui nous nourrissent à proprement parler.
L'économie, elle, s'inscrit dans des cycles dont la durée oscille entre cinq et trente ans, en fonction notamment de la durée de vie des entreprises. Le système économique est dépendant de la société, de ses ressources, notamment humaines. Il faut avoir ces chiffres en tête : nos deux cents ans d'histoire industrielle sont autant d'années qui ont modifié les paysages, qui ont fait apparaître l'industrie, un nouveau type d'agriculture aussi. Ayons aussi en tête ces échelles de temps et toute cette interdépendance : l'économique dépend du social, le social d'une biosphère et d'écosystèmes fonctionnels.
Venons-en à la situation actuelle, en partant de l'usage de l'eau, pour aborder ensuite la notion d'adaptation dans les domaines de l'énergie, de l'agriculture, des sols ou d'autres aspects.
Pour ce qui concerne les prélèvements bruts de l'eau, rappelons quelques chiffres. Les prélèvements bruts couvrent l'eau prélevée sachant qu'une partie de cette eau est rejetée dans le milieu. Le premier secteur consommateur, c'est l'énergie, à hauteur de 64 % ; viennent ensuite l'eau potable, 17 %, l'industrie, 10 %, puis l'agriculture, 9 %. En termes de consommations nettes de la ressource en eau, l'agriculture vient en premier avec 50 %, puis l'eau potable, 30 %, ensuite l'industrie et l'énergie pour 20 %. En 2014 et depuis un certain temps déjà, en France même, la saturation de l'utilisation de la ressource en eau à certains moments de l'année et dans certaines régions est effective. Il y a donc déjà aujourd'hui un certain nombre de conflits d'usage. On l'a vu, les climats ont évolué, ils ont eu un impact sur la production agricole que l'on peut calculer sur trente ans, ce qui nous renvoie à la notion d'adaptation. Que faire pour s'adapter, dans l'avenir, à pareille situation ?
L'adaptation au changement climatique est un concept très récent, c'est une discipline qui n'existait même pas il y a dix ans et cette expression n'est comprise que depuis à peine quelques années. Vous, qui êtes des spécialistes, distinguez bien ce qui relève de l'adaptation au changement climatique ou de l'atténuation du changement climatique, mais cette notion est complètement nouvelle. En tant que praticiens, ce que nous découvrons au travers des chantiers d'adaptation - par exemple celui, en France, du plan national d'adaptation au changement climatique -, c'est que le travail sur l'adaptation, dans quelque domaine que ce soit, nous conduit à réfléchir à l'activité, à sa dépendance aux moyennes climatiques, aux extrêmes, aux ressources naturelles, à l'accès à l'eau, etc.
Cette réflexion sur l'adaptation nous amène à la conclusion suivante : s'adapter aux climats futurs, au pluriel car il y a plusieurs scénarios, c'est d'abord s'adapter au climat actuel. Si notre usage de la ressource et notre robustesse par rapport au climat, ses variations, ses extrêmes, étaient déjà rationnels, satisfaisants, nous serions armés pour aborder les climats futurs. Ce n'est pas de la théorie. Nous l'avons vécu au cours des dernières années en travaillant avec différents ministères, différents secteurs, différentes composantes de la société civile, sur tous les sujets d'adaptation, notamment pour produire le plan national d'adaptation aux changements climatiques 2011-2015, lequel recense vingt domaines, quatre-vingts mesures, deux cent cinquante actions. Il s'agit donc de devenir tout de suite robuste, résilient, mobile, adaptable à différentes configurations, situations climatiques, pour retrouver la marge de manoeuvre perdue du fait de l'émergence des conflits d'usage. Il est nécessaire de recouvrer une certaine liberté d'action afin de s'adapter tant au climat présent qu'aux climats futurs.
En matière de voies d'adaptation, deux secteurs se dégagent : l'énergie et l'agriculture. L'énergie évidemment, en termes d'efficacité énergétique et d'économie d'énergie, puisque cela permettra un moindre recours aux centrales thermiques nécessitant des procédés de refroidissement. Le projet de loi en cours d'adoption sur la transition énergétique s'est déjà engagé dans cette direction. Je m'en réjouis, en ma qualité d'expert dans le domaine de l'énergie et du climat, bien que j'aie le sentiment personnel que, dans le secteur énergétique, notre potentiel de recherche est insuffisamment exploité. Pourquoi ? Parce qu'il y a, selon moi, des enjeux industriels, des enjeux de filière, qui sont pesants et hérités des choix faits au cours des décennies passées, qui provoquent une certaine inertie à l'encontre de notre effort en matière de recherche libre, indépendante, fondamentale, transdisciplinaire, transversale, etc.
Dans le domaine de l'agriculture, il existe différentes pistes d'adaptation : accroître le stockage d'eau, développer une agriculture écologiquement intensive et moins consommatrice en eau, réduire les pertes et les mauvaises utilisations, lutter contre les fuites ; voilà ce que l'on peut faire tout de suite même si ce n'est pas la panacée. Vous êtes sans doute, pour certains d'entre vous, meilleurs connaisseurs du secteur agricole que je ne le suis. Force est de constater actuellement un mouvement très fort en faveur de la transformation de l'agriculture dans nombre de pays du monde, qui dépasse l'aspect technique et relève d'une sorte de mouvement social, d'une relation repensée à l'agriculture, à l'usage des sols. De nouvelles notions émergent : celle de la sécurité alimentaire évidemment, mais aussi celle de la justice alimentaire, de la reconquête d'une souveraineté sur l'accès à une alimentation saine. On entend ce discours aussi bien au Pérou qu'en Australie, en Chine, en France. Les nouvelles formes d'agriculture seront plus économes en ressources diverses, en intrants évidemment mais aussi en eau. Un sol sain, un sol riche en matière organique est aussi un sol vivant, un sol qui reçoit mieux l'eau, qui la stocke mieux, qui en garde davantage. Tout cela est prouvé. L'année 2015 a été déclarée année internationale des sols. L'une des premières fonctions des sols, c'est de stocker de l'eau. Cela suscite beaucoup de travaux pour la restauration des sols : on peut restaurer des sols en quelques années, réduire les ruissellements, obtenir des sols qui captent mieux l'eau, réduire également leur artificialisation. On peut favoriser un urbanisme qui respecte davantage les sols, qui ne les artificialise pas trop, qui encourage la végétalisation.
Sur le plan des réseaux et de la consommation domestique de l'eau, il faut évidemment lutter contre les fuites sur les réseaux. Le plan national d'adaptation au changement climatique comporte une mesure phare : baisser, d'ici à 2020, d'environ 20 % les consommations d'eau. C'est faisable simplement en réduisant notamment ces fuites par l'entretien des réseaux.
Il est également possible d'agir par le biais de l'éducation et de la formation à l'éducation au développement durable. On va vers une civilisation où le citoyen se recentre sur la satisfaction de ses besoins fondamentaux : on sort du linéaire pour aller au circulaire. Des citoyens plus responsables, plus informés, plus exigeants sur la qualité de l'eau veulent savoir ce qu'ils boivent, connaître les composants, les pollutions. Dans le domaine de la recherche, je suis personnellement très attaché au développement d'une recherche indépendante, fondamentale, transversale, interdisciplinaire. Il est important de susciter une société de la connaissance. À titre anecdotique, mais ce n'est pas anodin, j'étais en Australie l'année dernière, où le gouvernement australien n'est pas intéressé, a priori , par les politiques climatiques et reste pour ainsi dire sceptique sur le réchauffement climatique. Au sein de l'organisme météorologique australien, il a fallu changer des noms de programme ou d'unités pour que la notion de changement climatique n'y apparaisse pas. De même, l'un des états américains refuse toute référence à la notion de changement climatique, de réchauffement climatique, ainsi qu'à celle de hausse du niveau marin préférant parler de « nuisances invasives ». Cette négation de la connaissance scientifique me semble grave et j'espère qu'en Europe, et en France tout particulièrement, on ne sera jamais dans ce genre d'impasse.
Dans le cadre d'une vision de long terme, il convient d'abandonner le concept de développement et de croissance linéaires pour s'inscrire dans une logique holistique et circulaire. L'heure est à l'économie circulaire, l'écoconception, le recyclage, l'économie des matières premières ; on veut retrouver les cycles de la nature, de l'eau, du carbone, adopter des démarches biomimétiques.
Enfin, définir une vision de très long terme, c'est également soutenir une vision d'abondance à retrouver car la nature est abondante. Nous avons, depuis deux cents ans, créé des circonstances et des systèmes économiques qui engendrent de la rareté. Bien souvent, la rareté économique n'est qu'artificielle. La nature elle-même est abondante. À nous de nous en rapprocher, de nous fonder sur le biomimétisme, de travailler avec la nature et non pas contre elle ou en défense, de maintenir des écosystèmes fonctionnels qui ont plus de valeur que tous les circuits économiques, de préserver la biodiversité, de favoriser la biomasse, l'accumulation de matière organique, la restauration de sols vivants, de développer une société de la connaissance, l'éducation au développement durable, la recherche indépendante, d'acter et d'accompagner la transformation de l'agriculture. Ce mouvement qui, je crois, est mondial souhaite préserver la diversité dans les solutions économiques, dans les systèmes. Votre délégation dispose d'un vaste champ de créativité et d'innovation si vous travaillez sur le long terme, étant entendu qu'il importe d'agir dès à présent. En rétablissant ces équilibres maintenant, nous deviendrons plus forts pour aborder le futur.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Merci messieurs. Je vais d'abord donner la parole à nos deux co-rapporteurs.
Henri Tandonnet , sénateur de Lot-et-Garonne
Vous nous avez donné une vision somme toute assez inquiétante du futur avec le réchauffement climatique et ses conséquences notamment sur le sujet qui nous occupe, celui de l'eau. En définitive, si j'ai bien compris, il y a eu non pas forcément pénurie mais une répartition différente de la ressource en eau, et cela va se poursuivre selon les territoires et dans le temps. Le niveau des précipitations conserve un volume à peu près équivalent mais se répartit de façon différente et la pénurie vient plutôt du réchauffement que de l'absence d'eau. Or, si l'eau n'est pas récupérée sur les continents, elle se retrouvera dans les océans. Ai-je bien interprété vos propos ?
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
Il faut distinguer deux éléments. D'après les observations effectuées sur le territoire métropolitain, la quantité de pluie a peu évolué au cours des cinquante dernières années. Il y en a davantage au nord, moins au sud, mais quand le rythme des pluies change au cours d'une saison, qu'il en tombe plus en été ou en hiver, on recueille localement la même ressource. Quand l'écart est constaté dans deux parties d'un même pays assez éloignées l'une de l'autre, mettons de cinq cents kilomètres entre la moitié nord et la moitié sud, se pose le problème des transferts d'eau. La France n'est pas un pays où l'infrastructure permet aujourd'hui d'apporter de l'eau d'une région vers une autre, excepté par le chemin naturel des fleuves, tel que c'est actuellement le cas.
Ainsi, le Rhône et, surtout, la Durance constituent depuis des siècles la source d'eau du quart sud-est de la France pour l'agriculture. Des pays comme l'Espagne avaient envisagé de créer des grands transferts d'eau dans les régions au nord, notamment en provenance des zones montagneuses des Pyrénées mais nous n'avons pas ce type d'infrastructure, qui n'est d'ailleurs pas forcément souhaitable en termes d'adaptation pour le futur. Même si un déficit de précipitations posera des difficultés à notre agriculture, notamment au cours des mois d'été, la France n'est pas un pays de sécheresse permanente.
Présidence d'Henri Tandonnet, sénateur de Lot-et-Garonne
Jean-Jacques Lozach , sénateur de la Creuse
Je reviens sur deux des diapositives que vous avez projetées et présentant, en courbes, les conséquences du réchauffement climatique sur les débits des rivières et sur la baisse des nappes phréatiques. Peut-on en déduire que, pour des raisons mécaniques, la courbe serait similaire en ce qui concerne le niveau des retenues des barrages hydroélectriques ? Et puisque je parle d'hydroélectricité, pensez-vous que celle-ci reste une solution d'avenir, en dépit de son image datée des Trente Glorieuses et des multiples barrages construits dans les années cinquante ? Cela m'évoque aussi, dans un domaine voisin, l'usine marémotrice de la Rance, qui est restée, je crois, un modèle unique. Pourquoi cette voie a-t-elle été abandonnée ? Est-ce pour des raisons financières, technologiques ou d'autres motifs ?
Ma deuxième question est relative à la stratégie, puisque vous vous en souciez également. L'Union européenne a engagé une stratégie spécifique d'adaptation au changement climatique ; est-elle également dédiée à la problématique de l'eau ?
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
Pour ce qui concerne votre première question, en termes de ressources pour les barrages hydrauliques, les situations observées sont très diverses. Par exemple, pour les barrages en région montagneuse, là où se trouvent les infrastructures les plus importantes aujourd'hui, il y aura toujours de la ressource en eau en quantité sans doute suffisante. Si le pic de débit des rivières alpines, qui se produit aujourd'hui au mois de mai globalement dans les Alpes, arrive quinze jours ou un mois plus tôt, cela peut poser un problème en termes non pas de capacité de stockage, mais d'usage de l'eau qui est stockée. S'agissant du barrage de Serre-Ponçon, une partie y est dédiée au maintien du débit du canal de la Durance pour les besoins en eau d'une grande fraction du sud-est de la France et une autre est destinée à la production d'électricité aux périodes où on en a le plus besoin, notamment l'hiver en raison de la consommation électrique liée au chauffage.
Le problème central est plutôt celui d'une gestion intelligente de la ressource, de l'équilibre à trouver entre des usages différents, de choix à faire, mais je ne vois pas que nous rencontrions de difficultés pour remplir ces grands barrages. Le Maroc a engagé d'énormes investissements pour pouvoir compenser les diminutions de ses ressources en eau grâce à un stockage bien plus important que par le passé, et sa motivation porte davantage sur la capacité d'éviter des étiages trop sévères de ses rivières et sur la fourniture d'eau pour l'irrigation que sur un besoin hydroélectrique. Pour en revenir à la France, mon appréciation doit être tempérée par le fait que chaque barrage est différent - ils ne sont pas alimentés par les mêmes rivières, la même filière - mais, globalement, je pense que la menace ne porte pas forcément sur la capacité à pouvoir stocker de l'eau pour de tels usages.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
Sur la question spécifique des barrages hydroélectriques, vous gagneriez à auditionner des représentants d'EDF, car ce groupe fait partie des organismes qui, en France, ont le plus tôt travaillé sur les questions d'adaptation au changement climatique. En outre, EDF est sans doute, en France, l'un de ceux qui ont le plus de compétences internes en termes d'étude et de recherche en ces domaines.
Sur la question de l'usine marémotrice, je crains de ne pas être assez qualifié pour vous répondre. Ce que je puis dire, en revanche, d'une manière générale, c'est qu'il faut ouvrir l'éventail des possibilités en matière de production de l'énergie, tant celles-ci sont multiples. Je citerai en particulier les énergies dites marines, c'est-à-dire l'énergie des marées, des courants, les hydroliennes, l'énergie thermique des mers. Ces différents types d'énergie n'utilisent a priori pas de ressource en eau douce, et donc vont dans le bon sens par rapport au problème que vous vous posez. Les énergies marines constituent de ce point de vue un vrai potentiel.
Par ailleurs, c'est en avril 2013 que l'Union européenne a adopté une stratégie d'adaptation au changement climatique. Elle contient d'abord un socle de connaissances, puisque l'expertise climatique et les données concernant l'adaptation doivent être mises en commun. Son deuxième axe de travail, qu'on pourrait appeler l'incorporation - en anglais le mainstreaming - de l'adaptation dans les différentes politiques sectorielles comprend aussi les incitations, les questions de financement. Le troisième porte sur les questions de coopération transfrontalière, par exemple les questions de partage d'un bassin fluvial, etc. Si l'Union européenne n'apporte pas encore d'idées nouvelles qui pourraient nous servir, elle fournit tout de même une information utile. L'Agence européenne pour l'environnement gère ainsi une plate-forme dénommée Climate-ADAPT : c'est un serveur européen, l'un des éléments de la stratégie européenne, qui consiste en un recueil d'informations venant des pays membres.
Yannick Vaugrenard , sénateur de la Loire-Atlantique
Merci pour cette présentation aussi intéressante que préoccupante, voire inquiétante parfois. L'un des graphiques qui nous a été présenté montre un niveau des eaux de la Somme à un indice 40 en 1950, puis 20 en 2100. Cela signifie-t-il qu'inéluctablement en 2250 nous serons à zéro ? Et si c'est vrai pour la Somme, l'est-ce pour d'autres rivières ? On mesure les conséquences que cela pourrait avoir à la fois sur notre réflexion et sur l'avenir des générations futures. C'est ma première remarque.
La deuxième porte sur l'innovation et la recherche dans le domaine de l'exploitation des océans. Nous n'en sommes probablement qu'aux prémices. Ne pensez-vous pas que, dans ce domaine, nous travaillons insuffisamment, que ce soit au niveau européen ou au niveau international ? J'évoquerai à mon tour l'énergie hydrolienne, des marées et des courants marins, qui s'annonce relativement peu coûteuse, si ce n'est, peut-être, en exploitation.
Une autre question se pose : le stockage des énergies renouvelables. La recherche fondamentale n'est pas allée suffisamment loin, alors que si tel était le cas, pour l'énergie éolienne ou l'énergie solaire par exemple, on pourrait franchir un pas considérable dans le domaine non seulement des économies d'énergie mais aussi des « énergies propres ».
Dernier point, il me semble qu'innovation et solidarité sont indissociables. Aujourd'hui, on compte probablement une ou deux voitures par ménage aux États-Unis contre une voiture pour cinquante ou cent personnes en Chine ou en Inde, et moins encore en Afrique. Or, nul doute que va se généraliser le souhait, somme toute légitime, de consommer et d'avoir une voiture individuelle comme c'est le cas sur le continent européen.
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
Sur la première question qui concerne les tendances de long terme, le Giec considère qu'à cause de l'inertie du climat, et quoi qu'on fasse, le réchauffement va se poursuivre pendant plusieurs siècles, et ce quand bien même on aurait déjà réduit sensiblement les émissions de gaz carbonique. Ainsi, le niveau des océans va continuer à monter parce qu'on sait que l'équilibre des grandes calottes glaciaires, par exemple celle du Groenland aujourd'hui, est déjà affecté. Il lui faudra quelques centaines d'années, voire quelques milliers, pour fondre complètement mais le Groenland est aujourd'hui en péril. Or, il représente l'équivalent de six mètres d'eau quand on répartit la fonte des glaces sur l'ensemble des océans ; c'est absolument considérable. Le jour où le Groenland aura complètement fondu, les deux premiers étages des maisons seront déjà sous l'eau à Manhattan et, en France, la Camargue et l'ensemble des zones dites basses seront particulièrement touchées.
Sur la question de la ressource en eau, le graphique que j'ai montré présente un effet de saturation : le niveau baisse pour atteindre à peu près 25 mètres cubes par seconde, mais, lorsqu'il n'y a plus d'eau à évaporer dans les sols, il n'y a plus de perte possible. Ce qui va s'observer, par exemple pour la moitié nord de la France, c'est la persistance de pluies en hiver, peut-être davantage qu'actuellement, sans évaporation à cette saison : il y aura donc un effet de maintien. Les nappes phréatiques baisseront mais continueront d'être alimentées pendant l'hiver, ce qui permettra de maintenir des débits assez importants dans ce type de rivières, au moins dans les régions où les nappes phréatiques sont importantes, ce qui est le cas, je crois, pour 60 % de la surface de la France métropolitaine. Il ne faut pas craindre que la Somme ou la Seine aient un débit d'étiage quasiment nul en été parce qu'une bonne partie de leur alimentation provient des précipitations hivernales. En revanche, pour de petites rivières du sud de la France, des Cévennes ou des Alpes, là où le manteau neigeux aura considérablement diminué ou bien où les glaciers auront disparu, on pourra constater des étiages beaucoup plus sévères parce que le bassin versant est plus petit, l'écoulement beaucoup plus rapide et qu'il n'y a pas ou quasiment pas de nappe phréatique dans les régions montagneuses. Et comme ce sont aussi des régions d'implantation d'ouvrages hydroélectriques, peut-être faudra-t-il y maintenir une partie des débits par des ouvrages de stockage.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
Sur le niveau de la recherche dans le domaine de l'exploitation des océans et du stockage des énergies marines renouvelables, n'étant pas un spécialiste, je ne saurai dire qu'elle est insuffisante. Au sein de la communauté des climatologues, à laquelle nous appartenons, et dans le domaine de la météorologie et de la climatologie, la coopération mondiale en matière de recherche a commencé voilà cent cinquante ans. Toute l'information y est partagée et la recherche extrêmement ouverte pour ce qui concerne la description des systèmes naturels, du climat, des impacts, des vulnérabilités, etc. En revanche, quand on aborde les solutions à envisager, on touche à des enjeux industriels, à des filières et forcément la recherche n'est pas organisée de la même manière. Je m'étonne un peu que, en France, on ait donné finalement à un organisme qui est en charge de l'énergie nucléaire une mission complémentaire sur les énergies alternatives, à un organisme en charge du pétrole une mission complémentaire sur les énergies nouvelles. Au titre de mon appartenance au monde scientifique, cela ne me semble pas optimal parce que, pour remettre les choses à plat sur un problème aussi fondamental que l'énergie, au niveau tant national qu'international, il faut disposer d'une liberté de penser, d'une indépendance indispensables à la recherche. À un tel niveau, il reste des choses à faire, il peut y avoir de bonnes surprises dans le domaine de l'énergie et il faut aussi créer des ponts entre recherche fondamentale et recherche appliquée. L'État se doit vraiment d'avoir une pensée indépendante informée et, si je suis persuadé qu'il existe des solutions potentielles, on n'est peut-être pas encore complètement structuré pour aller vers cette vision, cette recherche à long terme et une véritable innovation.
Sur le lien entre innovation et solidarité, cela renvoie à la question climatique, ce qui nous éloigne peut-être un peu de votre réflexion portant sur la prospective sur l'eau. Le champ de la négociation climatique est un champ où, par définition, doit s'exercer la solidarité puisque le problème climatique mondial ne peut être résolu si chacun continue le business as usual en fonction de ses intérêts à court terme et sans tenir compte de l'enjeu global.
Quant à l'innovation, j'y suis personnellement extrêmement attaché. Le XX e siècle a vu le développement de nombreuses filières et de filières géantes. Mais l'on se trouve désormais un peu prisonnier de ce que l'on a créé. À l'occasion de la négociation climatique mondiale, de la Conférence Rio+20 et pendant les années qui ont suivi, on a assisté à un mouvement mondial qui dépasse largement la question des politiques climatiques. Il s'agit d'un mouvement de transition écologique dans lequel il y a énormément de remises en question et de perspectives.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
J'ai une petite idée sur la réponse à la question que vous posiez en filigrane sur les raisons qui ont poussé à confier la recherche à Total ou aux responsables de l'industrie atomique. Elle est toute simple : ce sont eux qui ont l'argent et tous les gouvernements qui se succèdent depuis quelques années se préoccupent davantage de l'aspect financier que de la liberté de la recherche. Cela étant, je n'engage que moi en disant cela.
J'en viens à ma question. J'ai l'impression que votre raisonnement en matière de ressource en eau est du même type que celui qu'on pouvait avoir en matière de la ressource en énergie fossile, c'est-à-dire que, la ressource s'épuisant, il faut la ménager. Or, sauf erreur de ma part, l'eau qui est « consommée » est rejetée quelque part, elle ne disparaît pas, elle retourne à la nature. La ressource dont vous parlez, est-ce l'eau douce ou est-ce l'eau en général ? Le problème de fond est, me semble-t-il, non pas la « protection de la ressource » mais plutôt la répartition de l'usage dans la durée, sur une ou plusieurs années. Cela pose un problème de stockage, soit en préservant la nature, ou les sols, ce que vous avez abordé, soit en créant des équipements, pour mieux répartir la ressource en eau sur le territoire, entre le nord et le sud en tenant compte localement des conflits d'usage.
Quand vous avez, comme dans le sud, une urbanisation galopante, il est évident que cela augmente les occasions de conflits d'usage. Pour terminer, je suis frappé par l'incompréhension des problèmes. On y fait des distinctions entre les compétences « gestion de la ressource » et « gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations », la fameuse Gemapi. Or, actuellement, un certain nombre d'établissements publics de bassin gèrent à la fois les deux compétences ; ce n'est d'ailleurs pas illégitime car un bassin sert à la ressource mais aussi à écrêter des crues, et cela soulève la question du financement. Je vous avoue que j'ai un peu de mal à suivre ! Puisque vous appartenez au ministère de l'écologie, avez-vous l'impression d'une coupure entre les réflexions de long terme, époque où « nous serons tous morts », comme dirait Keynes, et la gestion actuelle ?
De même, vous avez évoqué le problème de renouvellement des réseaux des collectivités qui sont effectivement très vieux et qui pose de redoutables problèmes de financement : les communes rurales, notamment, n'en ont pas les moyens et l'obtention de subventions auprès des agences de bassin n'est pas toujours très facile.
Je garde l'impression de quelques ratés dans la mise en oeuvre des outils qui nous permettraient précisément de faire face au problème qui va se poser à nous.
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
Sur la question du renouvellement de l'eau, il faut distinguer plusieurs types d'usage. Certains endroits enregistrent peu de pertes : c'est le cas des zones de barrages, où l'eau est restituée à la rivière. À l'inverse, dans les zones d'irrigation, où l'on essaie d'humidifier les sols pour que les plantes puissent avoir leur fonctionnement physiologique naturel et produire de la biomasse, se produit un phénomène d'évapotranspiration qui va alimenter l'atmosphère, constituer éventuellement des nuages mais qui se déplaceront ailleurs, vers d'autres pays ou au-dessus des océans. Dans ce cas, l'eau est perdue localement. Entre ces deux extrêmes, il existe toutes sortes d'intermédiaires : on va utiliser de l'eau mais elle sera rendue sous une forme où elle n'est plus utilisable pour son premier usage. Par exemple, l'eau potable utilisée va partir dans les réseaux d'assainissement, sera retraitée et servira plutôt à alimenter des nappes ou sera dédiée à d'autres usages.
Henri Tandonnet , président
Sur ce point particulier, quand vous dites que l'eau évaporée par les plantes est perdue, n'a-t-elle pas néanmoins une influence sur les températures en rafraîchissant l'atmosphère à l'échelle régionale ? Dans le sud-ouest, des études montrent que l'irrigation des maïs entraîne des effets bénéfiques sur la baisse des températures : la température sur un chaume ou sur des terrains irrigués et des plantations n'est pas du tout la même.
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
Vous avez raison, mais, pour obtenir l'évaporation de l'eau, il faut consommer énormément d'énergie ; faites-en l'expérience avec un litre d'eau à bouillir dans une casserole. Dans la nature, l'eau évaporée limite le réchauffement mais très localement et pour une courte durée, et accroît l'effet de serre. Des études ont été menées dans le cadre du Grand Paris pour développer des villes dans lesquelles l'îlot de chaleur serait moins important : une des solutions consisterait à revégétaliser avec des toits végétalisés ou des espaces verts qui provoqueraient une évaporation réduisant la chaleur du soleil mais, j'y insiste, de façon limitée et très localement.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
Pour donner une réponse plus complète à votre question, il serait intéressant que vous rencontriez la direction de l'eau et de la biodiversité. Notre vision à l'Onerc est générale et transversale, il faut compléter nos propos par des informations plus spécialisées dans ces secteurs.
Gérard Bailly , sénateur du Jura
Ma première question porte sur les inondations : sont-elles plus fréquentes que lors des dernières décennies, y a-t-il eu, comme on serait tenté de le croire, modification de la pluviométrie, en termes d'abondance ou de localisation ?
La deuxième est d'ordre technique. Lorsqu'on refroidit une centrale nucléaire, quelle est la fraction de l'eau utilisée qui s'évapore et quel est le pourcentage restitué à la rivière ?
Par ailleurs, a-t-on vraiment tenu compte des conséquences de l'urbanisation sur la perte des eaux de ruissellement qui ne sont pas récupérées par les sols ? Vous avez aussi parlé d'agriculture et c'est un milieu que je connais bien, étant élu du Jura. Je ne suis pas dans une région où on irrigue mais je crois qu'il est possible de réguler les besoins en eau des plantes tout en améliorant les résultats agronomiques. Dispose-t-on d'études en la matière ?
Enfin, nous avons évoqué les pertes sur les réseaux d'eau, qui peuvent s'élever à 60 % ou 70 %, voire davantage. Les agences de l'eau ont des projets mais les remplacements de canalisations ont un coût élevé. Dans un village à côté de chez moi, les canalisations qui avaient été posées en 1905 ont été changées en raison de gros problèmes rencontrés pendant l'été, mais on m'a indiqué que les agences de l'eau n'ont plus ce type de priorité au regard des consignes qui leur sont données par le ministère de l'écologie.
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
En ce qui concerne l'intensité des précipitations, le Giec explique très clairement la situation : s'il y a moins de précipitations sur une année, celles-ci se produisent sur des épisodes plus intenses parce qu'une atmosphère plus chaude est plus chargée en vapeur d'eau. Il n'y a donc aucune contradiction entre le fait d'anticiper moins de précipitations dans le sud de la France mais davantage d'inondations. Cela étant, on ne peut attribuer forcément les précipitations observées en octobre, novembre et décembre 2014 dans le midi au changement climatique, même si ce facteur accroît leur probabilité de survenance. Une science se développe aujourd'hui autour de ce qu'on appelle l'attribution du changement climatique, notamment pour les événements extrêmes, et elle correspond très bien avec le fait qu'on ait une atmosphère globalement plus chaude : l'une des explications des événements de l'automne dernier est que la mer Méditerranée était particulièrement chaude à cette époque, entraînant un fort volume de vapeur d'eau potentiellement disponible, et donc des pluies plus intenses.
En ce qui concerne les centrales nucléaires, je ne saurais vous répondre. EDF peut vous apporter des éléments très concrets sur la quantité d'eau nécessaire au refroidissement des centrales. Je citerai néanmoins un usage un peu particulier : celui de l'eau sous la contrainte des températures. Pendant la canicule de 2003, EDF a eu beaucoup de difficultés à gérer le fait que les rivières étaient chaudes en raison d'un débit très bas. Pour préserver la biodiversité, il ne faut pas dépasser un certain niveau de température au risque d'une surmortalité des poissons. Il importe donc d'éviter que le refroidissement des centrales nucléaires n'entraîne, en aval, une augmentation de la température mettant en danger de nombreux écosystèmes. Cette problématique de la température de l'eau est peu connue. Si l'on imagine que, dans le futur, les rivières seront de plus en plus chaudes, surtout en été, il n'y a pas encore d'étude extrêmement poussée qui permette de quantifier ces phénomènes. EDF sera certainement à même de répondre beaucoup plus précisément, notamment à la question de la quantité d'eau nécessaire évaporée dans les tours de refroidissement.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
Je ne suis pas en mesure de répondre de manière utile, informée et précise aux questions sur l'irrigation ou sur le traitement des fuites des réseaux ou leur financement, qui ne sont pas de ma compétence.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
C'est exactement ce cloisonnement des compétences qui freine nos progrès et nous conduit à l'inertie. Je trouve dommage que, précisément, les réflexions que vous menez et qui impliqueraient des changements de pratique restent confinées à ce niveau et qu'il faille consulter d'autres spécialistes pour nous expliquer les bonnes raisons qui font qu'il n'est pas possible de changer. Vous n'y êtes pour rien mais je regrette qu'il y ait autant de cloisons étanches entre les différents secteurs d'un même ministère.
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
Nous avons l'habitude de travailler avec nos collègues et Nicolas Bériot a parlé du plan national d'adaptation au changement climatique adopté en 2011 par la France, après une très longue période de concertation multisectorielle avec les acteurs concernés. La capacité intellectuelle humaine ne peut affronter seule, dans la complexité du monde d'aujourd'hui, tous les problèmes de politiques publiques, les problèmes techniques, les problèmes scientifiques. Mais pendant toute cette phase d'élaboration du plan national d'adaptation au changement climatique, il y a eu une vraie synergie avec des expertises mobilisées pour répondre à ces questions.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
Je voudrais préciser que le fonctionnement de ce plan national quinquennal d'adaptation au changement climatique repose sur un réseau interministériel de dix-sept pilotes relevant de différents ministères. Pour la question de l'eau, ce rôle revient à la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie.
Jean-François Mayet , sénateur de l'Indre
Vous avez affirmé, à propos du réchauffement, d'une part, qu'il a commencé il y a très longtemps, d'autre part, qu'il se poursuivra pendant des siècles. Quand j'entends par ailleurs qu'il est imputable à l'activité humaine, je m'interroge. Le réchauffement a commencé à une époque où la population mondiale était bien moindre et la consommation d'énergie fossile quasi nulle. J'ai la conviction que les émissions de CO2, à l'origine d'une partie de ce réchauffement, vont très rapidement cesser car les industriels du monde entier produiront, d'ici à trente ans, avec un impact écologique faible, voire nul, des voitures, des camions, des avions. N'étant pas un spécialiste du sujet, je pose la question : peut-on considérer qu'on vit un cycle normal où l'activité même n'a aucune influence ?
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
La question de l'origine anthropique ou non du changement climatique est un vaste débat. Il est clair, en comparant l'état du climat avant et après, que nous sommes aujourd'hui dans une phase de transition : le climat n'est plus stabilisé. Il l'a été, en gros, pendant douze mille ans mais, depuis 1750, selon la théorie à laquelle nous adhérons et sur la base de laquelle sont prises les décisions politiques actuelles, le climat a commencé à changer d'une manière brutale, avec des atteintes portées aux écosystèmes et aux systèmes climatiques notamment au cours du dernier siècle. Pour faire évoluer le climat vers un nouvel état de stabilité, il faut agir sur un certain nombre de paramètres. Peut-être, comme vous le dites, et c'est aussi mon souhait, va-t-on résoudre complètement la question des émissions de gaz à effet de serre dans les vingt, trente, quarante, cinquante ans. Cela étant, en raison de l'importance des atteintes à l'environnement, l'inertie des systèmes, la fonte des glaces, le réchauffement océanique vont continuer à produire des effets pendant une très longue période.
Éric Brun, chargé de mission à l'Onerc
C'est surtout en raison de l'inertie des océans qu'il devra s'écouler encore des centaines d'années avant d'atteindre un nouvel équilibre. Pour ce qui est de la cause anthropique du changement climatique, il faut savoir que le dernier rapport du Giec a été approuvé par l'ensemble des pays qui y sont représentés, c'est-à-dire la quasi-totalité des pays membres de l'ONU, y compris les pays producteurs de pétrole. Face aux données scientifiques produites librement par des milliers de chercheurs de par le monde, toutes les évidences sont sur la table.
Henri Tandonnet , président
Vous qui disposez d'une vue globale et internationale des choses, pensez-vous que certains des pays méditerranéens qui ont connu les difficultés auxquelles nous risquons d'être confrontés dans les années à venir pourraient nous fournir des exemples pertinents d'adaptation des ressources aux besoins ? Vous avez dit que la nature est abondante. Personnellement, je ne lui fais pas tout à fait confiance pour résoudre d'elle-même le problème de ses ressources et des bonnes manières de les préserver.
Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Onerc
Je citerai l'exemple de l'Australie, dont le territoire comporte des zones désertiques. Certaines sociétés ont su gérer la durabilité, la soutenabilité pendant des milliers d'années grâce à des pratiques extrêmement économes, le plus souvent en sachant composer avec la nature. Pour ce qui est de trouver directement des idées, par exemple dans les pays méditerranéens, c'est plus compliqué. Je peux vous dire que la zone méditerranéenne est déjà fortement impactée sur le plan écologique et le sera potentiellement plus encore dans le futur. Dans de nombreux endroits, la végétation n'a pas été préservée et le sol n'est plus capable de soutenir la vie ni même de stocker de l'eau. C'est en partie réversible, il est des opérations assez importantes de reverdissement de déserts. L'expérience l'a montré, il est possible, en quatre ou cinq ans, de reconstituer un sol : en lui apportant de nouveau de la matière organique, la structure même du sol change, celui-ci devient plus apte à stocker de l'eau et la vie revient.
Henri Tandonnet , président
Merci de ces propos qui ont notamment mis en lumière la dimension internationale de toutes ces questions, lesquelles appellent à l'évidence des réponses globales.
PROSPECTIVE DES MODES DE VIE DES FRANÇAIS
Audition de Bruno
Hérault,
centre d'études et de
prospective,
Ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de
la forêt
(27 janvier 2015)
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir, en votre nom, Bruno Hérault, qui nous fait l'honneur de venir ce soir devant notre délégation pour nous parler de l'évolution des valeurs, des modes de vie et de la consommation des Français.
Chef du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, il est probablement l'un de ceux qui ont le plus travaillé, dès l'origine, sur la prospective. Il est ainsi devenu un spécialiste des transformations, des mutations sociales et sociétales à l'oeuvre, notamment en France. Nul doute, monsieur Hérault, que nous allons beaucoup apprendre de votre présentation que vous avez intitulée : « Tendances et mutations sociales en France : rapports aux autres, au temps et à l'espace. »
Je vous laisse très volontiers la parole.
Bruno Hérault, chef du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, par mon exposé de ce soir, je vais vous présenter une vision de la prospective plutôt ancrée dans les sciences économiques et sociales. J'ai été en effet, pendant une dizaine d'années, enseignant-chercheur à l'université Bordeaux II, puis responsable de la prospective au Commissariat général du Plan, entre 2000 et 2006, avant d'être rapporteur général du Centre d'analyse stratégique, que j'ai quitté en 2008 avant qu'il ne se transforme en Commissariat général à la stratégie et à la prospective. Je suis alors passé de la rue de Grenelle à la rue de Varenne, pour mettre en forme un projet explicitement voulu par Michel Barnier, lequel souhaitait que soit mise en place une équipe un peu équivalente, toutes choses égales par ailleurs, à ce qui se faisait au Plan. Au sein du ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, j'encadre donc une équipe de dix-huit personnes, chargée de faire de la veille, de la prospective, de l'évaluation, des études, de la modélisation, de l'analyse économique, et de répondre aux diverses demandes d'expertise.
Ma présentation résulte donc, en grande partie, de mes vies antérieures et pas simplement de mes fonctions actuelles. Il s'agira en quelque sorte d'un panorama des grandes transformations de la société française. Je m'y suis efforcé de prolonger le plus possible les tendances actuelles pour voir ce qu'il pourrait advenir demain.
Pour faire une société, considèrent nombre de sociologues, d'historiens, de philosophes, il faut trois ingrédients : des hommes , de l'espace et du temps . Au fond, nos vies, nos institutions, nos sociétés, sont orientées et régulées par les rapports sociaux , d'amitié, de pouvoir, de production, de consommation, etc., par les rapports temporels , notamment en termes d'organisation du travail et de modes de vie, et par les rapports spatiaux , avec l'occupation d'un espace, local, territorial, national, et aujourd'hui de plus en plus mondial.
Une analyse maîtrisée de ces trois types de rapports permet d'obtenir une assez bonne vision de la société, tant rétrospective que prospective. Dès lors, il est possible de se risquer à formuler des hypothèses sur les principales tendances et sur ce que sera la société de demain.
La prospective sociale et sociétale fonctionne, le plus souvent, à un horizon de dix, quinze, voire vingt ans. C'est le temps qu'il faut pour « fabriquer » un individu, pour qu'il passe par les différentes étapes de la socialisation, primaire puis secondaire, avant d'être lâché, comme « acteur social autonome », dans la grande société.
Une vingtaine d'années, cela correspond à la moitié de la période de vie active. Compte tenu de l'espérance de vie, nos vies comportent au fond quatre fois vingt ans, vingt ans pour être façonnés, deux fois vingt ans pour travailler, puis vingt ans pour se reposer et se retirer. Une prospective technologique et scientifique se réalise souvent à un horizon de deux à cinq ans. Une prospective énergétique est, en revanche, assez myope à cinquante ans. Entre les deux, la prospective sociale et sociétale, à quinze-vingt ans, est pleinement équilibrée.
À mon sens, la prospective est une démarche rigoureuse, objectivée, et pas seulement une affaire d'imagination. La France a la chance de compter des chercheurs de haut niveau, qui fournissent des raisonnements de pointe et des statistiques de grande qualité. Si la prospective n'est pas pure imagination, la subjectivité y est fondamentale pour aller au-delà de l'objectivité et esquisser des pistes de réflexion.
Pour terminer cette rapide introduction, je souhaite insister sur une précaution à prendre, qu'il convient dès à présent de signaler. La prospective s'intéresse aux évolutions, aux changements, à ce qui bouge, se transforme, se mue. Ce faisant, elle ne se focalise pas sur n'importe qui : le public ciblé appartient souvent aux couches moyennes supérieures urbaines, mobiles, actives, salariées, celles qui sont ancrées dans la mondialisation et disposent de ressources en capital ou en connaissance. D'aucuns s'empressent donc de reprocher à la prospective de s'intéresser à ceux qui souffrent moins que d'autres. La question des inégalités est un point à ne pas oublier et j'y reviendrai assez régulièrement.
Pour faire une prospective, disais-je, il faut des hommes , de l'espace et du temps .
Je commencerai par les hommes et les rapports sociaux qui les unissent. Dès la naissance, nous sommes appelés à devenir des êtres de relations sociales. Nous tous, nous ne cessons pas de rechercher la relation, de la fabriquer, de la travailler, d'en dépendre, au travail, au domicile, au sein de multiples institutions. Nous sommes le fruit des liens qui nous lient.
De ce point de vue, le premier élément important à noter est l'affaiblissement des grandes institutions et des grands groupes de référence issus de l'histoire. Par le passé, chacun se sentait attaché à des mondes particuliers, à des régions, à des métiers, à des églises, à des statuts. Tout le monde en est convaincu, la transformation est notable. La vraie césure date des années soixante et soixante-dix. C'est l'avènement d'une société de la consommation, d'une société de la démonstration : la hiérarchie sociale n'est plus régie par un sentiment d'appartenance au grand monde des agriculteurs, des fonctionnaires ou des ouvriers, elle se définit par rapport à la capacité à consommer, qui prend donc le dessus sur le salaire et le statut.
Aujourd'hui, les événements médiatiques majeurs sont sportifs, musicaux, militants, émotifs. Le temps des grands rassemblements, où un groupe social descendait dans la rue pour manifester son mécontentement, est pour l'instant révolu.
Néanmoins, la société continue à « tenir ». Il ne faut donc surtout pas tomber dans le discours de la « désintégration sociale », de la « fragmentation sociétale », de « l'individualisme » forcené. De nombreux analystes s'accordent pour dire que les relations sociales sont devenues plus nombreuses, plus légères, plus flexibles, plus réversibles, mais qu'au fond la trame du tissu social est plus solide et résistante qu'à certaines époques de notre histoire. Contrairement aux apparences, notre système social, plus complexe, plus raffiné, plus souple, n'est pas moins mais plus intégré qu'autrefois.
Pour résumer, nous avons des institutions qui laissent davantage de liberté aux acteurs, lesquels vont s'en saisir pour vivre différemment, au sein d'une multitude de groupes restreints, de communautés, de microcosmes. Ces microgroupes fonctionnent avec leurs propres mécanismes de reconnaissance. L'époque est aux « tribus ». Quand des sociologues annonçaient une telle évolution, il y a quelques années, ils suscitaient la moquerie.
Le sociologue François de Singly montre, dans un de ses livres très intéressants, Libres ensemble, les nouvelles formes de l'individualisme contemporain. David Riesman, avant lui, avait déjà parlé de « foule solitaire ». Cet oxymore est révélateur du sentiment dominant chez les nouvelles générations : on accepte de s'attacher, mais temporairement, et pas à des choses trop irréversibles comme des institutions ou des organisations.
Qu'est-ce que le numérique, du point de vue sociologique, sinon une multiplication des « je » et des « moi », à la fois une source d'ubiquité et d'approfondissement de l'individualité, avec des individus à la fois très égocentrés et transgresseurs de leur vie privée, avec des égos plus qu'envahissants où chacun va négocier sa liberté. Les sociabilités numériques dominent : aujourd'hui, « l'ami », c'est celui qui est sur mon carnet d'adresses ; demain, ce que l'on appellera « société », c'est la somme des individus possédant des smartphones.
Loin des « classes » de Marx ou des « groupements » de Weber, en découlent des liens sociaux évidemment moins solides, moins homogènes, moins durables, mais plus nombreux, plus fugaces, plus diversifiés, plus souples. Contrairement à ce que certains croient, cet assouplissement des relations sociales ne s'est pas accompagné d'un amoindrissement de la capacité de résistance de la société.
Le fait d'éprouver, ensemble, des expériences est un besoin largement exprimé, favorisé par le discours de la publicité ou la structure même des sites internet, qui sont nombreux à nous proposer des « parcours d'expérience ».
Au cours d'une journée, nous allons endosser plusieurs rôles et enchaîner diverses activités : après un petit-déjeuner en famille vient le temps de retrouver ses collègues au travail puis des amis pour le déjeuner, avant, en fin d'après-midi ou en soirée, de rejoindre un club sportif, une association ou de faire du militantisme politique. C'en est fini de cette forme d'obligation morale et sociale d'être une et une seule chose à la fois, d'avoir un seul statut, un seul lieu, un seul devenir, d'être pour la vie du monde ouvrier ou agricole, et de ne pas en sortir.
Nous assistons à un processus d'individuation évident de la société, ce qui sous-entend non pas égoïsme ou « individualisme » (au sens journalistique), mais renforcement de la protection des individus et enrichissement de leur vie intérieure. Les enquêtes d'opinion en font état, qui montrent l'affirmation croissante des valeurs de liberté, avec leurs corollaires : autonomie, singularité, respect, responsabilité.
J'insisterai sur l'importance de l'expérience. Rappelez-vous la phrase de Sartre : « L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous. » Nos statuts sont de moins en moins prescrits, de plus en plus acquis. Nous ne nous inscrivons plus dans une destinée, nous vivons des expériences, d'où des trajectoires de famille ou de couple davantage brisées, des trajectoires professionnelles et des métiers beaucoup plus négociables.
Ce plus grand libre arbitre s'incarne également dans des prolongements numériques : la tablette, l'écran, le smartphone, la carte magnétique, sont autant d'objets « frontières » où le « moi » s'exprime et entre en relation avec l'autre grâce à des objets transitionnels.
Qu'en est-il de la famille ? Parmi les marronniers préférés des magazines figurent l'effritement et la perte de sens des valeurs familiales. La famille disparaîtrait pour faire place à des individus livrés à eux-mêmes : c'est complètement faux ; il faut lutter contre une telle idée préconçue.
La valeur famille, en ce qu'elle incarne l'idée de vouloir vivre entre individus et entre générations, en associant alliance horizontale et filiation verticale, donc un contrat et une consanguinité, résiste parfaitement bien. En revanche, ce sont les manières de vivre la famille, autrement dit les normes , les modèles, qui se multiplient : mariage, concubinage, Pacs, parentèles recomposées, conjugalité non cohabitante, phénomène émergent à partir des années quatre-vingt, où un couple vit dans deux appartements séparés, ce qui a fait le bonheur du marché de l'immobilier !
Sous forme de boutade, Michel Godet a coutume de dire : « Autrefois, une famille nombreuse, c'est une famille où les parents avaient beaucoup d'enfants. Maintenant, c'est une famille où les enfants ont beaucoup de parents. » Ce n'est pas totalement faux. Par certains côtés, on a créé des enchaînements complexes de relations affectives parentales et fraternelles.
En prolongeant les tendances actuelles se dégage, pour 2025, une typologie qui existe déjà dans une certaine mesure : la « famille club » et le « couple compagnonnage ». Il ressort des enquêtes déclaratives une nouvelle conception du couple : on s'« associe » temporairement ou durablement en fonction de ce que l'un apporte à l'autre ; si la relation se révèle moins facile à vivre et que des tensions s'expriment, on s'autorise une séparation. Si ce que tu m'apportes excède ce que je t'apporte, alors je reste. Si c'est le contraire, alors je pars, pour tenter de retrouver, ailleurs, une situation plus bénéfique. Désormais, on transige, on négocie, on compense, on adapte. Les sociologues et démographes parlent de « marché matrimonial », une expression désenchantante pour expliquer cette bien plus grande flexibilité dans les affinités électives et les sélectivités affectives.
D'où une augmentation mécanique des séparations : 9,6 % des mariages finissaient en divorce en 1960 ; en 2004, ils étaient 45 %, 50 % en 2008, 52 % en 2013. On peut faire l'hypothèse que le seuil des 50 % sera encore plus largement dépassé dans les prochaines années. Paris l'a déjà franchi. Tous les grands pôles urbains métropolisés sont aussi, de ce point de vue, en avance.
Les séparations sont devenues problématiques dans les couches populaires ou précaires. Si le couple garantit des économies d'échelle, la séparation engendre des fragilités nouvelles. Un couple qui se sépare, ce peut être deux pauvretés qui s'additionnent, avec des conséquences souvent catastrophiques pour les femmes avec enfants, en termes de pouvoir d'achat, de logement, d'insertion sociale et professionnelle. D'après les statistiques, une femme qui se sépare connaît un célibat « intercalaire » plus long qu'un homme, comme si les femmes comprenaient mieux les conséquences de la séparation que les hommes qui, eux, se reversent plus rapidement sur le marché matrimonial, toujours pour reprendre les termes des démographes.
De plus en plus de personnes vivent seules. Mais attention à bien faire la différence entre « solitude » et « isolement ». Les plus grands moments d'isolement sont connus par les jeunes couples dans les dix-huit mois qui suivent la naissance du premier enfant. C'est la période durant laquelle ils se séparent des amis, des voisins, où ils disent non aux invitations. En 1962, 6 % des personnes vivaient seules. En 2020-2025, elles seront très certainement plus de 20 %, avec une grande majorité de femmes, plutôt âgées, ce qui nous renvoie à la problématique de la dépendance. Si, aujourd'hui, la solitude relève encore plutôt de la contrainte, la solitude par choix se développe aussi.
Les rapports d'âges, plus précisément les références générationnelles et les périodes d'apprentissage restent extrêmement fortes. Par exemple, un enfant ou un adolescent qui, entre ses dix et dix-huit ans, aura par exemple été habitué à consommer annuellement 250 euros de fruits et légumes ou de viande rouge conservera à peu près ce même niveau de consommation tout le reste de sa vie. Il y a un réel héritage intergénérationnel des comportements alimentaires, mais aussi du vote politique et du militantisme syndical, des pratiques religieuses, des consommations culturelles, etc.
Par ailleurs, entre les bien-nés du baby-boom de 1945-1947 et des années suivantes, et les générations actuelles, apparaissent des inégalités structurelles considérables. Il s'opère une transmission horizontale, entre gens du même âge, des valeurs et des normes, mais une transmission verticale, avec des mécanismes inter-âges déterminants, des richesses et du patrimoine. Les transferts de dotations en capital, immobilier notamment, entre grands-parents, parents et enfants se chiffrent en milliards d'euros. Sans cela, certaines faiblesses du système économique apparaîtraient bien plus crûment. Bien que trop peu étudié par les économistes, le phénomène est déterminant.
Quant à la crainte de voir naître des conflits de générations, au sens où les ethnologues en parlent pour des sociétés traditionnelles, l'hypothèse est à mon avis peu probable. Pour nombre de sociologues et de psychologues, les oppositions interâges se règlent dans le milieu privé familial. Il peut y avoir, à un moment donné, en réaction par exemple à l'affaiblissement de l'État providence, des manifestations sporadiques composées essentiellement de jeunes, ou de classes moyennes, ou de retraités, mais cela ne va jamais plus loin. Il n'existe pas de mouvements sociaux, soit institutionnalisés, soit violents, qui reposent exclusivement sur la défense d'intérêts liés à un âge particulier. En revanche, on peut prendre la notion de « conflit de génération » au sens symbolique, et il n'est alors pas impossible d'assister à une rupture du « contrat social intergénérationnel », cette sorte d'accord que les générations doivent, au sens métaphorique, passer entre elles pour assurer l'avenir.
Le vieillissement de la population entraîne une déformation de la structure des métiers et des habitudes de consommation. Compte tenu d'une espérance de vie de 85 ans pour les femmes et de 80 ans pour les hommes, la pyramide des âges, en France, suit un scénario à la japonaise, comme du reste les pays du nord de l'Europe. L'âge et la dépendance s'annoncent comme des enjeux majeurs pour nos sociétés, de même niveau que la transition énergétique et le changement climatique. Les frais liés à la dépendance seront tellement élevés que, si aucune réforme n'est engagée pour assurer son financement, nos concitoyens verront leur capacité de consommation gravement amputée et le marché économique s'asséchera inévitablement.
S'agissant de l'évolution des rapports de genre dans les dix ou quinze prochaines années, quatre scénarios sont envisageables.
Le premier, que j'appellerai scénario de « prolétarisation féminine », est le scénario régressif à la japonaise. Dans certaines zones rurales où le marché de l'emploi est réduit, la prise en charge de la dépendance est assurée au sein même de la famille, par une femme dans la grande majorité des cas. Le vieillissement de la société risque, dans ces zones géographiques en difficulté, d'être synonyme de retour en arrière pour les femmes qui s'investiront, bien plus qu'aujourd'hui, dans les services à la personne.
Le second est le scénario de la stagnation, et ce malgré une accumulation de mesures censées améliorer la situation : un patchwork de mesures conduit à une stagnation au niveau des acquis antérieurs.
Le troisième scénario est celui de l'individualisme. Il correspond, au fond, à cette idée selon laquelle les plus grandes avancées sociales s'obtiennent, d'abord, dans la sphère privée, car c'est là que se négocient, au quotidien, les rapports familiaux ou de couple. Dans tous les pays, ce n'est le plus souvent qu' a posteriori que les législations ont consacré les acquis obtenus par les femmes.
Et puis il y a le scénario progressiste, celui où, au contraire, les instances politiques jouent bien leur rôle. Force est de constater que la grande majorité de pays éprouve des difficultés pour mettre en marche ce moteur égalitariste, surtout en période de crise économique. Ainsi, dans les zones qui perdent des emplois, ce sont toujours les emplois féminins qui trinquent en premier, et de façon massive ; quand la création d'emplois repart, elle se fait au profit d'abord des hommes.
Je veux dire maintenant quelques mots sur les inégalités, qui sont constamment multipliées, refondées, reprécisées. En même temps que nous progressons en termes d'égalités, de nouvelles inégalités apparaissent. En 2025, il s'agira moins d'inégalités des conditions que d'inégalités des chances . Ce ne sera pas plus facile à vivre psychologiquement, bien au contraire.
La France est un pays où les trajectoires scolaires, l'étiquette académique, le niveau de diplôme restent déterminants dans la fixation des positions sociales occupées tout au long de la vie. Et ce bien plus que dans d'autres pays, dont les Pays-Bas, où la qualité de la formation permanente autorise de vraies réorientations, voire de vrais virages dans la vie professionnelle qui permettent d'obtenir un meilleur statut.
Nous sommes souvent ce que nous étions à la sortie du système scolaire, et je ne parle pas simplement des grandes écoles et autres filières sélectives. La corrélation est très forte entre le niveau de diplôme et la place occupée vingt, trente, quarante ans après. Pour le dire autrement, la matrice scolaire reste la principale matrice des positions sociales. En Allemagne ou aux États-Unis, c'est la matrice de l'emploi qui prévaut plus fortement.
La tendance à l'ethnicisation des rapports sociaux observée depuis vingt ou trente ans, continuera, plutôt dans les zones d'habitats collectifs périurbains, mais pas seulement. Ce sera un véritable marqueur social. Pour autant, la France n'est un pays qui souffre tant que cela du communautarisme, en comparaison de ce qui se passe dans certains quartiers de Berlin ou de Londres, sans parler des États-Unis. On parle souvent beaucoup trop vite de « ghettos » et de « ghettoïsation », termes il est vrai beaucoup plus utilisés par les médias que par les experts.
Compte tenu de la valeur qu'a pris l'immobilier, de fortes inégalités patrimoniales sont apparues au cours des vingt dernières années. Et elles vont persister sur de longues périodes. Il suffit d'hériter d'un appartement bien placé dans une grande ville pour fabriquer des inégalités appelées à se perpétuer de génération en génération, sur cinquante ou cent ans, et les politiques publiques et les transferts sociaux n'y pourront changer que peu de choses. D'un côté l'État fait ce qu'il peut avec des filets de sécurité et des minima sociaux, de l'autre le foncier et l'immobilier creusent les inégalités.
Il faut aussi noter l'émergence de fortes inégalités biophysiques. La plus ou moins grande capacité à se soigner, à s'entretenir, à se faire opérer, à ne pas faire son âge est un marqueur social de plus en plus prégnant.
Pour ma part, j'éviterai de parler de « fracture numérique », tant l'ensemble de la société est envahie par tous ces petits objets à écran. Les taux d'équipement sont d'ailleurs plus élevés en bas de l'échelle sociale qu'en haut. En revanche, si fracture il y a, elle réside dans les usages qui seront faits de ces équipements.
Après les dynamiques inégalitaires, parlons des tendances égalitaires. S'il y a des inégalités persistantes ou nouvelles, il existe aussi des égalités persistantes ou nouvelles. Mais, point très important, plus les inégalités régressent, plus celles qui subsistent paraissent insupportables. C'est ce que faisait observer Alexis de Tocqueville voilà déjà longtemps : « Le désir d'égalité devient plus insatiable à mesure que l'égalité est plus complète. » J'illustrerai ce propos par une petite référence à la question alimentaire : nous mangeons de mieux en mieux, il y a de moins en moins de décès pour des raisons alimentaires, mais nous ne nous sommes jamais autant plaints de la qualité de ce qui est dans nos assiettes.
Nous vivons dans « une société du risque », théorisée par le sociologue allemand Ulrich Beck. Plus les risques régressent et plus ceux qui subsistent nous sont insupportables. C'est une attitude somme toute normale, car il existe en nous ce stimulus qui nous fait vouloir aller plus loin, faire mieux, progresser, avancer vers l'égalitarisation. De plus en plus, vous le savez bien, on raisonne en termes non plus « d'égalité » mais « d'équité », et même de « justice ». L'égalité consiste à traiter des personnes différentes de façon uniforme, ce qui peut conduire à engendrer de nouvelles inégalités. L'équité consiste à donner plus à ceux qui ont moins et moins à ceux qui ont trop, donc à repérer les différences pour tenter d'en limiter l'ampleur. La justice réside dans le traitement moral légitime et partagé des différences sociales. Tout cela se mélange et crée des situations émotives, difficiles à gérer, que les politiques n'ont peut-être pas toujours prises en compte.
Si, sur le long terme, la pauvreté monétaire diminue, elle a de nouveau augmenté ces trois ou quatre dernières années. Les disparités de revenu par habitant entre régions se sont, elles, très fortement réduites, ce que les économistes expliquent non seulement par les mécanismes de transferts et de redistribution de l'État providence, mais aussi par l'économie présentielle et résidentielle. À certains endroits, le grand nombre de résidences secondaires se révèle un élément moteur beaucoup plus efficace que la forte présence d'entreprises. À noter aussi la mobilité accrue des retraités, qui quittent les grandes villes et vont dépenser leur argent sur l'ensemble du territoire. En matière d'égalité de conditions de logement, la France a fait de considérables progrès. D'autres pays européens nous citent comme exemple. La démocratisation de l'accès aux biens et aux équipements est elle aussi réelle.
Tout cela nous conduit à dresser un tableau contrasté dans le domaine des égalités et des inégalités.
J'en viens maintenant au rapport au temps.
Je préfère en parler avant le rapport à l'espace parce que j'ai le sentiment qu'aujourd'hui, les rapports temporels sont plus régulateurs et discriminants que les rapports spatiaux, les dominants se caractérisent notamment par le fait qu'ils manquent de temps et qu'ils achètent le temps des autres pour qu'ils leur rendent service. C'est aussi comme cela que fonctionne la société, à travers des échanges invisibles d'unités de temps socialement significatives.
Dans la société industrielle, celui qui avait le pouvoir était celui qui avait des terres, des mines, des industries, des ressources, des capacités de construction, de production. De nos jours, comme beaucoup d'études le montrent, le temps devient une nouvelle ressource rare, un médium généralisé de régulation des rapports sociaux. Une telle sensibilité au temps, « aux temps » devrais-je dire, ne cesse d'augmenter et doit être prise en compte.
Ces temps sont très particuliers, de plus en plus diversifiés. Les grandes horloges sociales continuent certes à exister, qui synchronisent les modes de vie : alternance jour/nuit, vacances scolaires, horaires de travail, temps de transport, rythmes de vie, etc. Mais à ces grandes régulations temporelles, à ces synchronicités fortes, viennent s'ajouter de nouveaux usages diversifiés du temps. Petit à petit s'est fabriquée une particularisation des temps beaucoup plus sophistiquée qu'il y a cinquante ou cent ans. Il y a les temps des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux, les temps d'éducation, de travail, de loisir, etc. Temporalités et genre, temporalités et finalités, cette diversification temporelle de la société doit se gérer. Or des tensions naissent entre le temps des uns et celui des autres : certains souhaiteraient pouvoir consommer le dimanche quand d'autres ne veulent pas travailler ce jour-là.
Des tensions analogues s'expriment dans la gestion de l'espace : je veux bien prendre le train mais je refuse que la ligne de chemin de fer passe dans mon jardin ; j'aime bien manger de la charcuterie mais je ne veux pas de porcherie à proximité de chez moi. C'est le fameux Nimby , acronyme de not in my backyard .
Particularisation des temps d'un côté, grande homogénéisation de l'autre : le « temps des villes » se généralise, impose son rythme aux médias, aux grandes surfaces, aux moyens de transport, jusqu'aux zones périurbaines et rurales.
Au fond, ces grandes horloges sociales, ces nouveaux « temps modernes » que sont internet, les médias, les moyens de transport, comment se caractérisent-ils ?
Il y a d'abord une accélération et une densification des temps : fast-food, internet, e-mails, SMS, nous faisons en une journée ce que nous faisions encore récemment en trois, cinq, dix jours, voire un mois. Nous avons à notre disposition une multitude d'objets numériques qui sont autant d'objets « asynchrones » : ils gèrent le temps à notre place. Nous retrouvons dans la messagerie électronique ce que nous apprécions dans le congélateur : la possibilité à la fois d'accumuler et de se servir en temps voulu.
Il y a également une segmentation des temps. On compacte l'ensemble des séquences temporelles. Par exemple, les matchs de basket américain duraient deux fois trente minutes ; ils durent désormais quatre fois un quart d'heure, ce qui permet de diffuser davantage de publicité. La même logique a prévalu pour le tennis.
Pouvoir faire beaucoup plus de choses dans la même séquence de temps a rendu nos concitoyens plus tendus, plus stressés. La segmentation des temps, donc des tâches effectuées, suppose un effort très important pour tout relier. Les psychologues parlent de « surtravail invisible », pour recoller les séquences de travail d'une journée, où un individu passe du téléphone à l'internet, de l'internet au mail, du mail à l'écrit, de l'écrit à la réunion. Pour intégrer tout cela, il s'use plus vite en même temps qu'il dort moins. À ce propos, certains scientifiques disent que nous n'avons pas atteint nos limites physiologiques et que nous disposons encore d'une réserve de vingt, trente, quarante minutes, à prendre sur le temps de sommeil. Les nouvelles générations de 2025-2030 dormiront certainement encore un peu moins que nous.
Imbrication des temps et irrégularité des tâches vont de pair. Grâce aux différents objets qui nous entourent, à tous ces systèmes autopilotés, chacun de nous peut, faire trois, quatre choses en même temps, travailler, surveiller les mails qui arrivent, enregistrer un fichier, faire tourner un lave-vaisselle, écouter de la musique, etc. Nous nous démultiplions et, sans ubiquité, devenons multifonctionnels.
Tous ces mécanismes temporels vont se traduire par des transformations du jour, de la semaine. Grâce au TGV, aux RTT, à l'évolution des modes de vie, au fractionnement des vacances, le week-end peut commencer le vendredi et se terminer le lundi. Le mercredi, c'est la journée des enfants. Ne restent donc que deux jours complets utiles, à synchronicité forte, sur lesquels tout se concentre, le mardi et le jeudi, où l'on peut théoriquement tout faire, et donc pendant lesquels il y a une réelle concurrence d'usage.
Dans les transports en commun, les pointes du matin, comme celles du midi ou de la fin de journée, commencent plus tôt et s'étalent plus tard. Les migrations pendulaires travail-maison qui étaient la norme voilà vingt ou trente ans s'effacent au profit d'une mobilité plus étalée et répartie de façon plus égale à l'intérieur de fuseaux horaires matinaux et de fuseaux horaires du soir.
Je l'ai dit, des outils asynchrones nous aident à gérer cette flexibilité accrue de l'organisation, du travail en particulier. Il n'en demeure pas moins que tout cela doit être nuancé à l'aune des inégalités sociales, qui, dans ce domaine aussi, persistent : le rapport au temps sera toujours plus aisé pour un cadre que pour une ouvrière travaillant dans une biscuiterie ou une usine de chaussures.
La valorisation du temps devient une notion très importante et sera, demain, une source d'enrichissement pour les uns, de difficulté pour les autres. Aujourd'hui, on fait payer le temps de la journée de manière différenciée, qu'il s'agisse de la fourniture de courant électrique, de la place de cinéma, du titre de transport, du péage routier, de l'abonnement téléphonique, des honoraires de médecins, de consommations dans un bar, etc. Le temps, c'est de l'argent.
Toujours à propos du temps journalier, il faut dire quelques mots de l'enquête Emploi du temps de l'Insee. Ce ne sont que des indications statistiques globales, qui n'ont pas de sens pour une personne en particulier. Entre 1999 et 2011, les variations suivantes ont été enregistrées : toilette (+14 mn), sommeil (-13 mn), repas (actifs -5 mn), durée de travail (-20 mn), travail domestique des femmes sans emploi (-30 mn), temps libre (+7 mn), TV femmes au foyer (+19 mn), TV étudiants (-30 mn), lecture (-9 mn), Internet et jeux de société (+17 mn). Une des grandes tendances à retenir, c'est l'augmentation forte de toutes les catégories liées au temps d'écran. Le temps passé devant la télévision baisse mais parce que les jeunes la regardent en fait sur d'autres supports, d'où une très forte augmentation du temps d'écran de téléphone, de tablette, d'ordinateur.
Les périodes de la vie connaissent aussi une transformation significative. Nous assistons à un brouillage du cycle ternaire de vie formation-travail-retraite. Par rapport à 1975, les jeunes entrant sur le marché du travail ont aujourd'hui en moyenne quatre ans et demi de plus ; les adultes qui le quittent cinq ans de moins en moyenne qu'en 1970. De « vieux jeunes » se mettent à travailler quand de « jeunes vieux » s'arrêtent. Le brouillage apparaît aux deux extrémités de la vie professionnelle. Le phénomène de « moratoire », illustré par le film Tanguy , est d'ailleurs beaucoup moins valable pour la France que pour la Grèce, l'Espagne et le Portugal, où les difficultés économiques ont amplifié les phénomènes de solidarité et de dépendance familiale. Chez nous aussi, en France, les enfants restent maintenant plus longtemps chez leurs parents pour des raisons principalement financières.
Nous observons également une désynchronisation de ce que la sociologie appelle les « dates fatidiques ». Pour la génération de nos parents, l'occupation professionnelle, l'arrivée du premier enfant, l'achat d'une maison, la mort d'une première personne chère dans la famille, tous ces moments importants qui scandent une vie étaient assez concomitants. Aujourd'hui, avec le premier enfant qui arrive autour de trente ans et l'allongement de l'espérance de vie, les trajectoires sont désynchronisées. Le pilotage de nos vies se fait différemment. Les jeunes sont censés avoir un « projet professionnel » et savoir ce qu'ils feront à la quarantaine avant même d'être sortis de l'école. Ils sont dans une obligation mentale et morale de planifier une vie qu'ils ont à peine commencée. En d'autres termes, on leur demande d'être vieux très tôt.
L'équilibre entre logique de projet, d'un côté, logique physiologique, de l'autre, conduit à recourir à de multiples mécanismes de brouillage des âges. Il faut « faire son âge » à un certain moment et en compagnie de certains acteurs, mais pas à d'autres, où mieux vaut « ne pas faire son âge ». Il importe de faire le bon choix et, dans ce domaine aussi, tout se négocie socialement. L'âge n'est pas qu'une donnée physiologique, c'est de plus en plus un construit social, pour lequel nous n'hésitons pas à engager de grandes dépenses : soins, cures, régimes, vêtements adaptés, activités sportives, chirurgie esthétique, etc.
L'exhortation à avoir un « projet » se conjugue au pluriel : projet professionnel, projet de logement, projet de retraite, projet familial, etc. Il faut aussi prévoir sa mutuelle, ses obsèques. Le verbe « assurer » (au sens de « faire face aux obligations sociales ») est entré dans le dictionnaire au milieu des années quatre-vingt, pour décrire un tel phénomène de rationalisation de la vie quotidienne. « Il faut assurer », donc être à la hauteur, assumer son rôle, orienter sa vie, gouverner sa barque personnelle. Au travers du vocable « assurer », la société fait porter sur les individus une sorte d'injonction paradoxale, elle leur demande de porter sur leurs épaules leurs trajectoires individuelles, tout en multipliant les contraintes et les normes. Autrefois, on restait assez longtemps le fils ou la fille de ses parents. Aujourd'hui, on doit plus vite devenir quelqu'un, une sorte d'électron libre capable de vivre tout seul, une personne indépendante. C'est loin d'être évident, d'où le stress, la charge mentale.
Il est des moments de la vie où la pression du temps est significative, par exemple au travail avec les outils informatiques et numériques. Nous vivons un nouveau temps numérique, avec un pilotage de ce temps par les objets électroniques. D'aucuns évoquent l'« homme colonisé », à l'esprit envahi par la présence obstinée du mail qui arrive. Nombreux sont les métiers où émerge une forme de plaisir pris au dérangement permanent de la messagerie. Cela transparaît dans les enquêtes psychosociologiques. Les gens postés au travail devant leur écran se désespèrent un peu dès lors qu'ils ne reçoivent aucun nouveau message pendant en certain nombre de minutes. L'essor de la communication informelle a fait naître une attente du dérangement, une sorte de stimulation mentale qui peut parfois s'apparenter à de la souffrance au travail. Certaines entreprises en sont ainsi venues à interdire l'usage de la messagerie électronique durant une heure ou deux.
Cette emprise numérique augmente la productivité, mais elle a des conséquences sur la qualité. Des expériences ont été faites. Par exemple, il a été demandé à des personnes de faire un travail consistant à résumer un texte. Ces personnes étaient réparties en deux groupes : le premier avait la possibilité de consulter ses mails en flux continu, le second seulement toutes les demi-heures. Les résultats furent sans appel, le deuxième groupe obtenant une note bien supérieure.
L'homme colonisé, mais aussi l'homme émietté : interruptions incessantes, dérangements, fragmentation, microtâches, voilà autant d'événements qui requièrent un travail inconscient de reconnexion. Cette fatigue physique supplémentaire s'observe par électroencéphalogramme.
Il y a aussi l'homme stressé et frustré. Ce qu'affirmait Alexis de Tocqueville pour les inégalités sociales vaut aussi pour le temps. L'important n'est pas le temps qui s'affiche objectivement sur notre montre, c'est celui que l'on veut occuper. On est toujours frustré de n'avoir pas eu le temps d'en faire plus, on a l'impression de courir, de passer d'une tâche à l'autre, d'être moins efficace. Or c'est faux. Historiquement, la productivité au travail n'a cessé d'augmenter avec le développement des outils électroniques. Tout cela crée de très grandes frustrations, entre le temps souhaité et le temps réellement disponible.
Après le temps numérique, je ferai quelques remarques sur les nouvelles représentations du temps.
Le temps est une valeur montante dans la hiérarchie des valeurs sociales. Entre le temps et l'espace, entre le temps et l'argent, les jeunes générations choisissent le temps. Entre gagner plus en travaillant plus et avoir plus de latitude temporelle à un moment donné dans la semaine, elles choisissent la seconde possibilité. Dans les générations passées, on incitait les jeunes à quitter la campagne, à avoir un niveau de diplôme supérieur, à entrer dans la société industrielle. On pratiquait la semaine anglaise, on travaillait le samedi. L'objectif était de gagner plus d'argent, de s'accomplir par des moyens matériels, de s'affirmer quitte à gaspiller son temps.
À l'ère de la société de consommation, du numérique, de l'informatique, de l'économie de la connaissance, les jeunes se disent prêts à abandonner une part de statut ou de revenu pour recouvrer une certaine liberté, voir grandir leurs enfants, mieux articuler vie professionnelle et vie privée, plus librement gérer leur temps.
La modernité d'un acteur se mesure à sa sensibilité et à son rapport au temps. Autrefois, on disait à quelqu'un : donne-moi ton diplôme et ton statut, je te dirai la place que tu occupes dans la société. Aujourd'hui, on pourrait dire : « Montre-moi comment tu utilises ton temps et, sans trop me tromper, je saurai si tu en bas, au milieu ou en haut de l'échelle sociale. »
Le rapport au temps marque les positions sociales et donne du pouvoir à ceux qui gèrent leur temps et contrôlent celui des autres. La fragmentation des utilisations du temps - le temps masculin, féminin, rural, urbain, jeune, vieux, le temps du dimanche, du samedi,... - provoque des tensions intertemporelles. Afin de concilier au mieux ces nouveaux temps modernes, qui partent un peu dans tous les sens, on a vu émerger des « bureaux du temps » dans un certain nombre de villes, dont Poitiers, Belfort, Rennes, Paris. Les résultats sont très mitigés tant il est délicat d'arriver à resynchroniser l'ensemble. À noter les pressions exercées sur les individus dans ce domaine, avec le travail de nuit, le dimanche, les astreintes, les heures supplémentaires. On est loin d'avoir trouvé, à mon sens, les régulations publiques susceptibles d'accompagner les nouveaux usages du temps de la société d'aujourd'hui et de demain. Pour l'instant, la régulation se fait par l'obligation pour certains d'avoir des emplois du temps désynchronisés par rapport à ceux des autres.
Qu'en est-il, maintenant, des rapports à l'espace ?
Une société se compose d'individus qui vivent dans le temps de leur vie tout en occupant un espace. Celui-ci est de plus en plus assimilé au vaste espace de la mondialisation, à ce grand « village planétaire » qui nous enserre et nous entoure. C'est l'analyse de l'ensemble des échelles d'espace qui aide à mieux comprendre notre société et à anticiper les évolutions possibles.
À l'instar de la famille, il ne faut surtout pas dire que le lieu, le local, disparaît comme valeur, tant reste fort l'attachement à la localité. C'est ce que montre, par exemple, l'importance du phénomène, en France, de la « mal-inscription » sur les listes électorales, c'est-à-dire le fait de continuer à être inscrit sur les listes de son lieu de naissance et de prendre prétexte des élections pour revenir régulièrement « chez soi ». Ainsi l'étudiant ayant quitté sa famille depuis déjà cinq ou dix ans et qui vit dans un tout autre lieu ne se presse-t-il pas pour se réinscrire ailleurs.
Dans le même temps, la co-présence physique n'est plus devenue indispensable : ce n'est pas parce que l'on voit quelqu'un, qu'on le rencontre, qu'on est sûr de l'apprécier, de l'aimer, d'avoir des choses à lui dire. Alors que la co-présence était autrefois obligatoire. Il y a une virtualisation considérable et extrêmement rapide des relations humaines et sociales.
Les espaces de vie se sont notablement transformés depuis la société industrielle. Dans les années trente et même encore dans les années cinquante, il existait une très forte corrélation entre les différents espaces constitutifs du mode de vie : on vivait à proximité de sa famille, de son travail, de ses affinités électives. Toutes les statistiques le montrent, aujourd'hui, le choix du conjoint se fait de façon plus « éloignée ». Réalisée en 1959, et publiée en 1964, l'enquête d'Alain Girard qui porte justement ce titre ( Le choix du conjoint ), pour le compte de l'Institut national d'études démographiques (Ined), révélait que ce choix se faisait en moyenne à quelques kilomètres de distance. Aujourd'hui, ces distances ont notablement augmenté.
De même, les migrations pendulaires entre le domicile et le travail ne cessent de s'allonger. On vit de plus en plus en dehors de la commune, du canton ou du département de son entreprise. Tout cela parce que les moyens de transport sont plus efficaces : dans le même laps de temps, on va beaucoup plus loin, et dans des conditions de confort plus grandes.
Ce qui compte, c'est moins le lieu d'habitation que la possibilité de joindre n'importe quel autre endroit. De nombreuses zones rurales redeviennent alors des zones riches, réinventées, des points d'ancrage où nos concitoyens vont trouver une qualité de vie en sachant que, de toute façon, en peu de temps, ils pourront rejoindre un aéroport, une université, une quatre-voies, un centre commercial, un service de soins ou d'équipements. Loin d'être des lieux de relégation comme dans la société rurale traditionnelle, ces territoires sont devenus des lieux « balises », des ports d'attache, des foyers de vie à partir desquels on peut rayonner. La potentialité territoriale est plus importante que le lieu d'habitation.
Cela étant, la poursuite de l'urbanisation est une tendance évidente, et ce dans le monde entier. L'ensemble des sociétés, en s'urbanisant, produisent les mêmes mécanismes : salariat, montée de couches moyennes, féminisation, sécularisation, évolution des comportements alimentaires, etc.
À l'échelle française, à l'horizon 2025, 85 % de la population vivront certainement dans les « aires urbaines », au sens de l'Insee. Sur un siècle, l'évolution est considérable. Cette urbanisation se fait sur le modèle californien et non pas rhénan, donc par étalement plus que par densification. Que l'on pense par exemple à Bordeaux, Nantes ou Toulouse, nos villes sont peu denses et très étalées, et donc, pour certains experts, peu propices au développement durable et assez coûteuses à entretenir. Ce sont d'ailleurs ces villes situées sur la façade Atlantique qui gagnent le plus d'habitants, de recensement en recensement.
Ces zones d'urbanisme peu dense posent déjà des problèmes (taux d'échec élevé dans l'accession à la propriété, pas de dessertes en transports collectifs, etc.) et en poseront d'autres dans les prochaines années. Ce sont dans les lotissements de maisons individuelles les plus éloignés des centres villes que s'enregistrent les forts taux d'échec scolaire, de suicide féminin, de consommation de médicaments, c'est là, plus que dans l'habitat collectif dense, que s'accumulent les difficultés.
Les huit plus grandes aires urbaines françaises vont pomper l'essentiel de l'accroissement urbain. Ce phénomène d'accentuation de la métropolisation ne manquera pas d'accroître certaines inégalités. Néanmoins, le rythme de développement de ces pôles urbains se ralentit. Les statistiques de l'Insee indiquent un net retour dans les centres villes couplé à un embourgeoisement évident. Les ouvriers qui y étaient encore présents ont été renvoyés en périphérie. Les centres villes se « gentrifient », s'enrichissent, et les couronnes urbaines connaissent elles-mêmes des taux de croissance plus réduits.
La tendance est aux villes multipolaires, aux villes en réseau, aux villes « archipel », selon le sociologue Jean Viard. À cinq, dix kilomètres du centre des dix, douze plus grandes villes françaises se sont développés, tels des constellations, des pôles autosuffisants, où l'on peut « consommer » de la piscine, de l'opéra, du médecin, de l'école. Le développement de ces zones périphériques sur elles-mêmes les rend assez autonomes. Ces aires urbaines ne fonctionnent plus sur une modèle radio-concentrique de type centre/périphérie, mais sur un modèle polycellulaire.
Qui dit urbanisation dit parfois métropolisation, une notion encore plus importante et significative. Il s'agit non pas simplement d'une occupation agrégée de l'espace, mais d'une capitalisation de la richesse. Ces grands pôles urbains exercent véritablement une domination croissante sur le plan économique, politique, culturel, scientifique. Laurent Davezies et Pierre Veltz montrent comment la révolution numérique a fortement accentué cette métropolisation, les plus grandes villes ayant pris l'essentiel du surplus économique de la révolution numérique.
Voilà des villes parfaitement connectées à l'internationalisation, à l'européanisation, à la mondialisation, alors qu'elles sont presque coupées des territoires périurbains et ruraux situés à quinze kilomètres. Elles sont complètement greffées sur ce qui se passe dans d'autres métropoles étrangères parce que le virtuel autorise de s'affranchir de la distance. La distance ne coûte absolument rien.
Je le disais, d'après les études dont on dispose, les franges périurbaines sont celles où l'on vit le plus mal, là où il y a le plus de désocialisation, d'échec scolaire, de tentations politiques extrémistes, là où il y a le plus d'anomie, de perte de repères, et souvent d'échec scolaire.
La majorité des indicateurs de « désorganisation sociale » se concentrent là où le périurbain rencontre le rural, là où s'étaient installés des anciens urbains parce qu'ils vieillissaient, avaient trois enfants, ne pouvaient plus se payer un appartement en centre-ville. Ils espéraient y trouver du calme, ils découvrent des zones de tension, assistent à une augmentation notable des vols et de la délinquance qui a débordé les zones d'habitat collectif pour rejoindre les zones périphériques. C'est là que s'enregistre le mal-vivre le plus important. Le rural dit « profond » résiste beaucoup mieux en termes de stabilité sociale, d'intégration, de vie familiale, d'échec scolaire que ces zones périurbaines.
Ne cédons pas, en revanche, au manichéisme. L'opposition que décrit Christophe Guilluy entre une « France mondialisée » et une « France périphérique », dans un livre qui a eu beaucoup de succès, mériterait d'être affinée. S'il convient d'être attentifs à de tels phénomènes, n'opposons pas une France qui serait parfaitement intégrée à une France qui ne le serait point. Nombre de zones rurales sont très bien insérées dans la modernité, dans la mondialisation et connaissent une phase de transformation évidente.
Au cours des trente dernières années, si les inégalités entre les régions françaises ont fortement diminué, c'est entre les quartiers des métropoles, entre les communes des agglomérations, des communautés urbaines, qu'ont proliféré les mécanismes de ségrégation. Paradoxalement, les quartiers les plus homogènes sont désormais les quartiers « de riches ». Éric Maurin a travaillé ce sujet à partir des études de l'Insee. Les quartiers pauvres français, même en grande précarité, sont moins homogènes que les quartiers anglais, ceux des grandes villes américaines ou de certaines villes allemandes, qui ajoutent à une grande concentration une redoutable ségrégation.
Je mentionnerai également le phénomène, de plus en plus courant, des gated communities , ces quartiers fermés par des barrières où l'accès est strictement contrôlé et qui, selon les agglomérations, enregistrent de forts taux de progression. Leur succès dans d'autres pays annonce une expansion qui ne risque pas de se démentir.
Pour ce qui est des disparités régionales en France, trois grandes périodes sont à retenir.
De l'après-guerre à 1980, il y eut une augmentation des inégalités notable entre les régions françaises en termes de PIB, de production économique, de production de richesse, de niveau de revenu des ménages. À partir de la fin des années soixante-dix, résultat des politiques menées dans les années soixante et soixante-dix, et ce jusqu'au début 2009-2010, les mécanismes de transferts et de redistribution de l'État providence ont bien joué leur rôle et ont permis d'« égalitariser » les revenus entre régions, quand bien même les inégalités de croissance économique et de richesse augmentaient.
J'ai évoqué le poids de l'économie résidentielle et présentielle : trois millions de résidences secondaires, cela déverse de l'argent sur un territoire de façon peut-être plus puissante que certaines politiques d'aménagement du territoire ; cela fait vivre. N'oublions pas non plus le tourisme : plus de 80 millions de personnes viennent en France chaque année et les Français sont eux-mêmes un peuple qui voyage beaucoup dans son propre pays ; voilà un facteur de consommation, et donc de diffusion de la richesse. La mobilité des retraités est, à ce propos, un autre élément essentiel d'égalitarisation.
Selon Laurent Davezies, l'évolution récente est plus préoccupante. Depuis maintenant quatre-cinq ans, l'augmentation des inégalités de PIB se poursuit mais s'y ajoute une nouvelle hausse des inégalités de revenus entre régions. L'avènement de la société numérique va faire que les emplois jeunes, modernes, bien rémunérés seront dans les pôles urbains. De différents points de vue, on constate un affaiblissement des mécanismes de redistribution, ce qui laisse augurer une accentuation des inégalités.
Laurent Davezies affirme que ceux qui s'en sortent le mieux aujourd'hui sont les systèmes productivo-résidentiels, c'est-à-dire que ce sont les zones qui cumulent un attrait touristique avec une vraie production qui seront bien armées pour les vingt ou trente prochaines années. Celles qui n'ont que du tourisme, de la gastronomie, de belles vieilles pierres, même si elles comptent de nombreux visiteurs, mais qui n'ont pas d'emploi, comme celles qui présentent un profil exactement contraire à l'instar de tout le quart Nord-Ouest de la France, ont déjà beaucoup souffert et doivent s'attendre à un avenir plus difficile.
En termes de mobilité, les spécialistes des transports estiment que la stagnation à environ quatre déplacements par jour et par personne, observée depuis le début des années quatre-vingt-dix, va se poursuivre. Nous aurions en quelque sorte atteint un maximum difficile à dépasser avec un budget-temps toujours à peu près le même, qui tourne le matin autour d'une demi-heure de trajet, et même chose le soir. Or les moyens de transports étant bien plus performants, la distance parcourue en trente minutes dépasse allègrement les distances d'autrefois et continue à augmenter régulièrement.
L'augmentation des distances parcourues se conjugue avec une tendance aux « pérégrinations urbaines », ce que montraient les statistiques dès les années quatre-vingt. Fini le temps des déplacements pendulaires domicile-travail, place aux déplacements plus zigzagants, erratiques, brisés. C'est ce que Marc Wiel appelle des pérégrinations urbaines. En parallèle, nous assistons à une forte progression des déplacements pour motifs « loisirs » et « visites » au détriment des trajets « professionnels » et « scolaires », qui stagnent, voire baissent, en raison du développement du numérique.
Je me risque à une hypothèse. Notre pays compte 3,15 millions de résidences secondaires. Au vu du taux de progression, on peut atteindre 3,5 millions dans une grosse dizaine d'années, avec les phénomènes associés : multi-habitation, mobilités, économie présentielle, et ce grâce au TGV, à Easyjet, aux RTT. Ces nouveaux emplois du temps irriguent le territoire et redistribuent la richesse nationale.
En termes de transports ferroviaires, les gains de temps s'expliquent en partie par la suppression des arrêts intercalaires, autrement dit d'un certain nombre de gares. Or les villes intercalaires ont un rôle très important dans une société moderne.
Ce qui compte aujourd'hui, ce sont les interconnexions entre les différents registres de mobilité : ruptures de charges, changements de modalités de transports, hubs , lieux où, en réseau, se créent les correspondances et les fréquences. D'où des tarifications différenciées.
L'étalement urbain constitue une prime à la voiture individuelle. Les transports collectifs vont continuer pour des dizaines d'années à subir cette immense contrainte de l'étalement des villes, et ils devront continuer à fonctionner sous perfusion d'argent public pour avoir un minimum d'équilibre financier. Nous sommes loin de l'urbanisme rhénan, de la Suisse, de l'Autriche, ou du modèle de Barcelone : un plan hippodamien très dense, avec immeubles de cinq-six étages et parkings en sous-sol, propice à favoriser les transports collectifs.
Tant que la France se caractérisera par des agglomérations urbaines étalées et peu denses, il y aura une prime à la voiture et, donc, une très forte dépendance énergétique. En retour, la possession d'une voiture est prétexte à habiter de plus en plus loin, ce qui encourage par rétroaction l'étalement urbain. C'est le prix du foncier qui compte, plus que le prix de la maison, d'où un étalement urbain encore accentué. On a affaire à un cercle vicieux dont on ne voit pas la fin puisque, structurellement, une ville ne se reconstruit sur elle-même qu'au rythme de 0,6 % ou 0,7 % par an. Pour « refaire » une ville en entier, si ce concept avait du sens, il faudrait deux cents ans.
De même qu'il existe une multiplicité des usages du temps, avec la mise en place de bureaux des temps pour essayer de réguler l'ensemble, il existe une multiplicité de conflits d'usage spatiaux - terme bien connus, je n'insiste pas - liés aux occupations de l'espace et à l'accès aux ressources rares : l'eau, les espaces protégés, etc. J'avais moi-même participé à l'élaboration d'un rapport du Plan sur les conflits d'usage dans les zones rurales. Aménager le territoire pour permettre l'installation d'entreprises, la construction de lotissements, prendre en compte la problématique de la pollution et de la qualité de l'air, voilà autant d'éléments qui montrent la multitude de conflits de ce type et illustrent l'évolution de notre société. Une société qui se particularise, se différencie, s'individualise, avec de réels enjeux de contrôle de l'espace, notamment dans les aires rurales montagneuses et les zones littorales périurbaines.
J'évoquais précédemment le phénomène Nimby et l'importance d'avoir du temps pour soi. Sans être forcément égoïste, notre société fabrique des intérêts de plus en plus particuliers et des gens de plus en plus capables de les défendre. La même logique est à l'oeuvre en matière d'occupation de l'espace.
Telles sont, mesdames, messieurs les sénateurs, présentées de façon synthétiques les évolutions qu'il me semblait important de rappeler dans le cadre d'une réflexion prospective.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
Je vous remercie, monsieur Hérault, de ce panorama qui fourmille d'informations. Pour autant, je ne suis pas forcément d'accord avec vous. Vous nous avez présenté un tableau de la réalité. Le peintre a un incontestable talent, mais le résultat est très particulier.
Vous avez commencé par dire : pour faire une société, il faut des hommes, de l'espace et du temps. Des hommes, certes, mais de l'espace ? Vous assimilez l'espace mondial, le village planétaire avec le village tout court. Cela n'a strictement rien à voir. L'un est un village virtuel, qui n'existe que par l'image que les médias nous en transmettent. L'espace en lui-même ne suffit pas pour faire une société, il faut que les gens se rencontrent. Cet espace virtuel a été démultiplié, notamment par le numérique, mais il ne permet pas de s'y rencontrer, sinon de façon aseptisée. Je pourrais faire un commentaire similaire pour la notion de temps.
Surtout, vous semblez oublier que, pour faire une société, il faut aussi un héritage culturel et historique, un projet commun, un certain nombre de normes, de modèles d'identification. Lorsque tout cela dérape, cela provoque, entre autres, de la délinquance, de l'anomie. Étrangement, vous n'en avez pas parlé dans votre long exposé.
Vous avez insisté, au-delà des problèmes, sur le fait que notre société tient, grâce à ses normes sociales, aux réussites de l'intégration, qui nous préserve de tout communautarisme. Certes. Mais les plus aveugles d'entre nous viennent tout de même de s'apercevoir que notre société élevait des enfants qui, ne se reconnaissant plus du tout dans les valeurs de la République, allaient chercher ailleurs des modèles d'identification à l'opposé des nôtres, adoptaient des comportements tout à la fois monstrueux et aberrants. Peut-être y a-t-il une raison à cela.
Vous nous décrivez une société de producteurs et de consommateurs, mais pas vraiment de citoyens. Est-ce un mot tellement vieillot qu'il vaut mieux ne pas le prononcer ? Je ne m'y résoudrai pas. Vous donnez l'impression de céder à la fatalité. À vous entendre, il y aurait un sens de l'histoire que rien ne pourrait changer et que l'on ne peut qu'accompagner. Quid de la crise financière et écologique qui est au-dessus de nos têtes ? Un jour, tout risque de nous exploser à la figure.
Marx, à une certaine époque, s'était posé la question : il avait prédit la fin de l'Histoire et l'avènement du paradis sur terre. Si j'ai apprécié la richesse de votre présentation, je l'ai trouvée insuffisamment dialectique. Finalement, vous semblez vous ranger à la description que font les chantres du libéralisme triomphant, c'est-à-dire une évolution absolument inéluctable de la société. Cela me paraît tout de même plus que problématique.
Alain Fouché , sénateur de la Vienne
Les statistiques que vous avez avancées en matière de mariage m'ont surpris : 44 % de divorces en 2011, plus de 50 % en 2020. Certes, les femmes sont beaucoup plus nombreuses à travailler qu'avant et elles ont gagné leur liberté. Il n'empêche que ce taux ne reflète pas la réalité de ce que je vis en tant qu'avocat dans mon département.
Corinne Bouchoux , sénatrice de Maine-et-Loire
Votre présentation m'a vraiment enchantée en ce qu'elle dresse, en assez peu de temps, un panorama complet de notre société. Vous avez eu, en outre, l'amabilité de régler son sort à un géographe dont je ne m'explique pas le succès médiatique et qui gagne sa vie de façon scandaleuse en vendant des approximations à un certain nombre de collectivités territoriales.
Vous soulignez l'importance de l'effet « genre », notamment au regard du vieillissement de la population ou de la gestion du temps. Avez-vous déjà travaillé sur la dimension genre d'une prospective différenciée ? Dans vos analyses, avez-vous réfléchi plus à fond à des scénarii différents, aux conséquences, par exemple, de la réalisation d'un scénario optimiste, avec un rééquilibrage plus égalitaire des tâches domestiques ?
Sociologiquement, le scénario qui se dessine est celui de ruptures successives dans les trajectoires personnelles. De toutes ces analyses, qu'elles versent dans l'ultraoptimiste ou l'ultrapessimiste, dépendront la mise en oeuvre de décisions politiques différentes, en termes de santé publique, de prise en charge des personnes de grand âge, d'immobilier aussi.
Le malentendu, qui a confiné à l'hystérie, sur le mot « genre » s'est estompé. Il n'a d'ailleurs pas atteint le Sénat. Je terminerai tout de même en formulant un petit souhait personnel à cet égard : vous gagneriez à remplacer dans votre présentation le mot « hommes » par « humains » ; vous vous épargneriez alors les remarques que n'aurait pas manqué de vous faire la délégation aux droits des femmes si vous vous étiez exprimé devant elle.
Gérard Bailly , sénateur du Jura
Je trouve que le tableau qui nous a été présenté correspond assez bien à la réalité. Certains s'en réjouiront, d'autres non. Je souhaiterais approfondir la réflexion prospective sur la gestion de l'espace pour trouver des voies ou des remèdes aux problèmes qui s'annoncent. Je crains que la poursuite de l'urbanisation, 80 % de la population vivant en zones urbaines aujourd'hui, encore davantage demain, ne se fasse au détriment du monde rural.
Au vu de la situation économique du pays, il est probable que, demain, on refuse de remettre en état une route ou de conserver une ligne de transport, faute de fréquentation suffisante. Pourtant, les urbains qui viennent dans les secteurs ruraux en vacances devraient pouvoir trouver les services qu'ils attendent. Si on ne parvient pas à maintenir une population suffisante dans le monde rural, surtout lorsqu'il s'agit de tourisme saisonnier, c'est toute notre société qui va en pâtir. Ce serait un vrai problème de société. Telle est l'inquiétude que je souhaitais relayer. Cela mériterait que nous nous penchions sur le positif mais aussi sur le négatif, en particulier la tendance croissante à l'individualisme.
Sylvie Robert , sénatrice d'Ille-et-Vilaine
À mon tour, je veux saluer la qualité et la richesse de cette présentation. J'ai été particulièrement attentive aux développements sur le rapport au temps, notion sur laquelle j'ai travaillé à Rennes, avec Edmond Hervé notamment.
Je voudrais revenir sur une question que vous avez finalement passée assez rapidement : celle des nouvelles représentations. Vos propos en la matière n'invitent pas à l'optimisme, au vu des fractures et ruptures constatées. Cette question des représentations, comme vous l'avez souligné, s'inscrit bien sûr dans le cadre du rapport au temps. Mais elle le dépasse largement et doit également s'appréhender par rapport à l'espace.
À l'évidence, de fortes inégalités sociales, territoriales, culturelles se creusent. Les politiques publiques mises en place peinent à les régler, du fait notamment de l'apparition de nouvelles représentations dans ces multiples champs. Quand bien même la question de ces représentations est moins objectivée et plus difficilement quantifiable, pouvez-vous nous dire si elle fait l'objet de travaux de recherche et d'exploration pour les années à venir ?
Bruno Hérault, prospectiviste au ministère de l'agriculture
Je commencerai par les observations sur la ruralité formulées par M. Bailly. Le fait que, statistiquement, la proportion d'urbains ne cesse d'augmenter n'implique pas que, dans l'absolu, le nombre d'habitants dans les zones rurales diminue. C'est même le contraire qui est constaté, puisque la population française augmente. Paris et le désert français, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Jean-François Gravier paru dans l'immédiat après-guerre, c'est une situation que nous n'avons au fond jamais connue. Il y eut, certes, dans les années soixante et soixante-dix, un véritable exode rural, fort et massif, mais de courte durée. Depuis lors, les zones rurales récupèrent de la population, même si quelques départements en perdent. Il s'agit soit d'une rurbanisation, soit de migrations alternées de la part d'urbains partis vivre à la campagne. En tout état de cause, le rural n'a pas perdu de population.
Gérard Bailly , sénateur du Jura
Vous évoquez là le rural périphérique, mais qu'en est-il de l'hyper-ruralité ?
Bruno Hérault, prospectiviste au ministère de l'agriculture
Les taux de croissance de la population sont aujourd'hui plus élevés dans le rural que dans l'urbain. Il n'y a que très peu de cantons et de départements qui affichent un solde net négatif en la matière.
S'ils sont plus nombreux, les urbains expriment néanmoins leur souhait d'embrayer vers une vie davantage tirée par la ruralité. Ils attachent plus d'importance aux valeurs et aux ressources fondamentales pour lutter contre le changement climatique et mener une vraie politique de développement durable. La problématique essentielle n'est plus : « Quelle planète allons-nous laisser à nos enfants ? » C'est désormais : « Quels enfants allons-nous laisser à notre planète ? » Nous débordons là sur les questions d'éducation.
À mon sens, les ressources déterminantes pour le pilotage de la société de demain se trouvent dans le rural : l'air, l'eau, le bois, la biomasse... Le recours abusif aux pesticides a fait perdre à l'Europe plus de 400 millions d'oiseaux en trente ans. Paradoxalement, certaines réserves de biodiversité sont maintenant situées dans les villes.
Il n'en demeure pas moins que les ruraux sont en général les mieux placés, grâce aux ressources de leurs territoires, pour prendre en main la transition énergétique et le développement durable. Comme le disait Jean Viard sous forme de boutade, il y a eu les cols bleus, les cols blancs, il y a maintenant les « cols verts ». Dès lors que les différents groupements et interprofessions se montreront capables de faire le lien entre, d'un côté, les besoins en termes d'agroécologie, d'agriculture intensive, de tourisme rural et, de l'autre, le développement des nouvelles ressources, ils auront une maîtrise des politiques à mener que les urbains n'auront pas. Je sens que la situation est en train d'évoluer. Il reste à voir si les transformations auront lieu.
Par ailleurs, pour répondre à Mme Bouchoux, dans le cadre des études qui sont menées actuellement sur l'évolution des comportements alimentaires, sur la sensibilité aux risques environnementaux, aux pesticides, sur la mondialisation des systèmes alimentaires, nous retrouvons systématiquement, parmi les variables déterminantes, le rôle des femmes et la féminisation. Là où il y a un gîte rural coquet, fleuri, pour attirer les touristes, là où il y a petit commerce de vente à la ferme pour permettre à l'exploitation de s'en sortir, il y a souvent une femme - conjointe, fille, belle-soeur - pour s'en occuper.
La féminisation dans l'agriculture est pour nous un sujet de réflexion très important. Le monde agricole était masculin. Il valorisait la masculinité, il fallait travailler dur. Aujourd'hui, les outils existent pour que les femmes puissent faire tout à l'égal des hommes. Voilà une ligne de modernisation évidente.
Sur la majorité des sujets, qu'il s'agisse de la souffrance animale dans les abattoirs, des risques environnementaux, de l'exposition aux pesticides, c'est fréquemment la frange féminine qui tire les hommes vers le haut et les amène à se poser les vraies questions.
Sur tous ces sujets, nous entretenons une veille attentive. La féminisation dans l'agriculture est une tendance observée au niveau mondial. Faisons une hypothèse prospective de long terme : parmi les éléments moteurs des transformations profondes des sociétés du XX e siècle, les historiens du futur retiendront sans doute la féminisation, la hausse du niveau d'éducation et la baisse de la natalité. La majorité des évolutions en matière de comportements alimentaires sont impulsées par les femmes, dans les sociétés riches comme dans les sociétés pauvres. Qui dit évolutions dans les comportements alimentaires dit évolutions dans la production et la distribution agricoles.
S'agissant des modes de vie et des emplois du temps, les rythmes de vie sont, je le soulignais, de plus en plus des « rythmes de villes » et, plus particulièrement, aurais-je dû préciser, des « rythmes de femmes urbaines ». Attentives à concilier vie privée et vie professionnelle, elles imposent leurs nouvelles normes dans le modèle familial : diminution des portions alimentaires, essor des plats préparés, alternatives à la voiture, etc.
L'accélération, la densification des rythmes, les nouveaux emplois du temps sont des thèmes auxquels mon équipe et moi sommes très sensibles, notamment parce qu'ils entraînent de nouvelles représentations. Mme Robert l'a rappelé, tout cela ressort davantage d'une vision subjective. Mais il existe des enquêtes très objectives pour mesurer, si je puis dire, le subjectif. Grâce aux échelles d'attitude et aux enquêtes d'opinion, il est possible de croiser les données et de reconstituer de façon très précise la subjectivité temporelle. Comment les gens s'imaginent-ils le temps qui passe, le déroulé d'une journée ? Qu'entendent-ils par « être pressé » ou « perdre du temps » ? Des modèles très précis permettent de répondre à ces questions et beaucoup de choses passionnantes sont à lire sur le sujet.
Sur le taux de divorces, je confirme à M. Fouché le taux de 44 % en 2004, et de 52 % en 2013. Dans la dernière publication annuelle sur les évolutions de la démographie française, on peut lire ce sous-titre : « Le nombre de divorces continue à augmenter. » Il n'empêche que, selon les métiers, les âges, les milieux, la conception qu'on se fait de la famille, de l'affectivité, diffère. Cela reste une moyenne statistique.
Je terminerai sur les critiques qui m'ont été adressées par M. Collombat, auquel j'espère ne pas avoir fait fausse impression. Peut-être ai-je « brassé » trop de notions trop rapidement. Je me suis efforcé d'être, non pas pessimiste ou optimiste, mais réaliste, de synthétiser les grandes tendances, ni souhaitables ni haïssables, de la société. Il revient à chacun de nous de réfléchir à transformer ces futurs probables en futurs souhaitables. La prospective, c'est connaître les tendances passées et présentes pour imaginer les futurs probables, pour mieux prendre la décision construisant les futurs souhaitables. Moi-même je suis plutôt optimiste de nature.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
N'oublions pas ce qui fait la société !
Bruno Hérault, prospectiviste au ministère de l'agriculture
Il m'a été demandé d'être prospectif.
Pierre-Yves Collombat , sénateur du Var
L'un n'empêche pas l'autre !
Bruno Hérault, prospectiviste au ministère de l'agriculture
L'histoire est une dimension très importante. Sans mémoire, le présent se vide, pour reprendre le titre d'un livre d'un ancien ministre de l'agriculture. On ne peut pas faire de prospective sans un minimum de culture historique. Il arrive que ce que l'on croit être une tendance relève en fait du sens commun, de la rubrique « chiens écrasés ». Je passe mon temps à le dire à mon équipe, c'est l'histoire qui donne du sens aux hypothèses sur l'avenir.
Je suis donc très attaché à ce noyau dur historique. J'aurais pu rappeler les tendances des cinquante dernières années, cela ne m'aurait pas empêché de répéter les mêmes arguments et de prolonger à peu près les mêmes tendances.
Roger Karoutchi , président de la délégation à la prospective
Monsieur Hérault, je vous remercie beaucoup de cet exposé qui n'est en effet ni pessimiste ni optimiste. Un certain nombre de réalités de fond s'imposent à nous. Il nous revient, à nous, politiques, à partir des analyses effectuées, de voir comment il est possible de faire évoluer les choses. La citoyenneté, c'est aussi le résultat de l'éducation, d'un certain nombre de valeurs.
PROSPECTIVE DES GRANDS ÉQUILIBRES MONDIAUX
Audition d'Angel
Gurría,
secrétaire général de l'OCDE
(25 juin
2015)
Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective
Mes chers collègues, je tiens à remercier en votre nom le président du Sénat d'être des nôtres ce matin. Nous avons le plaisir, l'honneur et l'avantage de recevoir le secrétaire général de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Angel Gurría. Ancien ministre des finances et des affaires étrangères du Mexique, il occupe brillamment les fonctions de secrétaire général de l'OCDE depuis 2006 et vient d'ailleurs d'être réélu à l'unanimité pour un nouveau mandat de cinq ans.
Je voudrais également remercier de sa présence Pierre Duquesne, ambassadeur représentant permanent de la France auprès de l'OCDE, poste que j'ai eu l'intense privilège d'occuper de 2009 à 2011. Je sais combien ce rôle est difficile. L'OCDE a son siège à Paris et porte certes un regard affectueux sur la France, mais elle n'oublie pas de dresser un constat extrêmement objectif sur la situation économique et sociale de notre pays, ce qui conduit l'ambassadeur représentant permanent à connaître un moment d'émotion quand il doit aller remettre aux autorités françaises le rapport de l'OCDE qui nous concerne !
Monsieur le secrétaire général, vous êtes à la tête d'une organisation respectée dans le monde entier, reconnue pour la valeur de ses analyses, de ses études, dont l'activité de prospective constitue un volet important, et formée de personnels d'une remarquable compétence. Comme j'ai pu le constater moi-même, les meilleurs postulent à l'OCDE.
Je laisse maintenant la parole à M. le président du Sénat pour quelques mots d'introduction.
Gérard Larcher, président du Sénat
Monsieur le président de la délégation à la prospective, monsieur le secrétaire général de l'OCDE, monsieur l'ambassadeur, mes chers collègues, je remercie de son invitation le président Karoutchi, qui, je tiens à le souligner, avait pris très à coeur sa fonction et sa mission d'ambassadeur auprès de l'OCDE. Nous avons convenu de nous retrouver à la rentrée, avec l'ensemble du bureau de la délégation, comme cela se fait avec les commissions, pour un moment d'échanges afin d'envisager les moyens de valoriser les thèmes de réflexion retenus par la délégation.
Qu'il me soit permis, monsieur le secrétaire général, de vous féliciter à mon tour de votre réélection à l'unanimité - ce n'est pas si fréquent ! -, le 26 mai dernier. Le Sénat a eu la grande satisfaction de vous accueillir en tant qu'invité d'honneur dans le cadre de la semaine de l'Amérique latine, et j'ai eu le plaisir de vous remettre, le 1 er juin, la plus belle médaille de la Haute assemblée. Sous votre autorité, l'OCDE a élargi son horizon territorial. Après le Chili, Israël et les pays baltes, la Colombie fait partie des pays susceptibles d'entrer à l'OCDE. J'ai accueilli récemment au Sénat le président de la République de Colombie et j'aurai le plaisir de recevoir celui du Mexique, le 13 juillet prochain.
Je voudrais vous poser une question sur un sujet que nous n'avons pas eu l'occasion d'aborder ensemble, à savoir le financement du développement, et ce à l'approche de la conférence d'Addis-Abeba. C'est un sujet extrêmement important, qui nous renvoie à celui des migrations, lesquelles sont liées à la situation politique, économique, sociétale, aux tensions interethniques ou interreligieuses.
Le programme de développement pour l'après-2015 est un enjeu essentiel. Un certain nombre d'initiatives sont déjà connues, je pense à celle de Jean-Louis Borloo sur l'électrification de Afrique ; d'autres peuvent paraître plus utopiques. En tout état de cause, la question migratoire est au coeur des débats, et ce n'est pas en construisant un mur comme le fait la Hongrie que l'on pourra résoudre le problème, notamment en Europe.
En remerciant de nouveau Roger Karoutchi et en vous redisant le plaisir que nous avons à vous accueillir, monsieur le secrétaire général, je vous laisse la parole.
Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE
Monsieur le président du Sénat, monsieur le président de la délégation à la prospective, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est pour moi un grand honneur de m'exprimer aujourd'hui devant vous et je tiens à remercier le président Karoutchi de son invitation.
Afin d'illustrer le dialogue constant que l'OCDE promeut avec ses États membres, je me permettrai tout d'abord de vous distribuer une série de publications que notre organisation a consacrées à la France. La première s'intitule Promouvoir la croissance et la cohésion sociale et date de juin 2012. Au même moment se tenait le sommet du G20 à Los Cabos. Ce fut pour nous l'occasion d'engager avec le président Hollande, alors nouvellement élu, et les autorités françaises une discussion très utile et constructive. L'OCDE a poursuivi son travail et publié France : Redresser la compétitivité , document qui a fait l'objet d'actualisations régulières en 2013 et 2014.
Plus récemment, l'OCDE a fait connaître ses estimations sur les impacts potentiels de la future loi Macron sur la croissance et transmis au gouvernement français, en octobre 2014, une étude intitulée Pour un système social plus efficace, atteindre les objectifs français de solidarité et d'emploi . Il y était notamment souligné le faible taux de capillarité sociale ainsi que la persistance d'un certain élitisme dans l'éducation française alors que votre pays consacre près de 32 milliards d'euros par an à la formation professionnelle.
Je citerai enfin une étude datée de janvier 2015 : Chiffres clés sur l'éducation et l'accueil des jeunes enfants en France . Voilà illustré, en quelques exemples, le type de dialogue que nous entendons nouer avec les pays membres. Notre objectif est de leur apporter notre expertise sur les enjeux importants. Nous n'avons pas la prétention de faire la une des journaux. D'ailleurs, nombre de ces publications n'étaient pas destinées à être publiées. C'est le gouvernement français qui a fait ce choix.
Nous ne sommes pas en capacité d'avoir avec l'ensemble des pays membres un dialogue aussi intense et riche que celui que nous avons engagé avec la France. Tout dépend également de l'intérêt que ceux-ci montrent à nos travaux.
Je reviens un instant sur la question du financement du développement, qu'a évoquée le président Larcher. Une conférence internationale sur ce sujet se tiendra à Addis-Abeba dans un peu plus de deux semaines, sous l'égide des Nations unies. Le calendrier retenu en la matière est pour le moins surprenant.
En effet, après Addis-Abeba, les pays se retrouveront à New York en septembre pour dresser le bilan des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et fixer de nouveaux objectifs pour l'après-2015 en matière de développement durable. Puis, en décembre, Paris accueillera la Cop21.
Autrement dit, il nous est demandé de traiter la question du financement avant que soient fixés les objectifs à financer. C'est quelque peu contradictoire. Certes, les nouveaux objectifs de développement ne nous sont pas totalement inconnus et les négociations en vue de la Cop21 se poursuivent. Il n'en demeure pas moins que le calendrier aurait pu être différent. Peut-être faudrait-il organiser une deuxième conférence une fois déterminés des objectifs précis.
L'OCDE a notamment pour mission de suivre les flux d'aide publique au développement accordés dans le cadre du comité d'aide pour le développement (CAD). Ceux-ci ont atteint près de 140 milliards de dollars par an en 2014, niveau acceptable compte tenu des contraintes budgétaires de chacun. Mais c'est la chute des montants versés aux pays les plus pauvres qui nous préoccupe. Il est en effet toujours plus facile de prêter aux pays relativement plus développés, ceux qui ont des institutions plus stables et une meilleure capacité d'absorption de l'aide.
Au demeurant, l'aide au développement ne représente qu'un dixième des flux nécessaires au développement d'un pays. Elle doit donc absolument servir de catalyseur, de levier pour attirer d'autres sources de crédit et d'investissement. Je me souviens de ce commentaire formulé par l'un des participants à un forum organisé à Accra, au Ghana : pour épeler le mot aid , mieux vaut utiliser les lettres t, a et x, comme tax . La priorité devrait être de mobiliser les ressources intérieures pour attirer les flux de financement plutôt que de dépendre principalement de l'aide au développement. Pour certains pays, celle-ci représente 60 % des capacités d'investissement, pour d'autres, elle est marginale : c'est l'un des problèmes.
Oui, il y a un réel problème de calendrier. Le secrétaire général Ban Ki-moon, que nous avons rencontré voilà un mois environ, a insisté sur la nécessité de ne pas limiter la réunion d'Addis-Abeba à une discussion sur les pays africains et de privilégier une vision beaucoup plus globale. D'où l'importance d'y associer les pays donateurs, dans l'idéal les chefs d'État et de gouvernement eux-mêmes, au minimum leurs ministres des finances.
Tel est le grand défi qui nous attend. Nous travaillons en liaison avec les Nations unies. L'OCDE héberge en son sein deux structures, le CAD et le centre de développement, ce dernier étant appelé à accueillir prochainement la Chine comme nouveau membre. C'est un premier pas. Je rappelle que le Chili, l'Estonie, Israël et la Slovénie sont les pays membres les plus récents de l'OCDE, tandis que la Colombie et le Costa Rica sont en phase d'adhésion.
Le président Larcher a également évoqué les migrations, grand sujet d'aujourd'hui, que l'OCDE traite en particulier sous l'angle économique. Aujourd'hui, dans le monde, on dénombre soixante millions de réfugiés en raison des guerres, du terrorisme, des catastrophes naturelles, du changement climatique. C'est l'un des défis pour l'humanité, pour l'Europe spécialement, au regard des épisodes dramatiques survenus au cours des derniers mois.
Mesdames, messieurs les sénateurs, l'avenir dépend de nos actions du présent et des legs du passé. De ce point de vue, la crise nous a légué quatre très lourdes charges : une croissance faible ; un chômage en hausse ; l'accroissement des inégalités ; une confiance en berne, à l'égard des gouvernements, des banques, des multinationales, des organisations internationales, voire de la démocratie même. Le danger serait de laisser le cynisme l'emporter.
Force est de constater que les grands moteurs de la croissance ne fonctionnent qu'à moitié. L'investissement, autrement dit la croissance de demain, affiche un taux de croissance d'environ 4 %, alors qu'il devrait être de 6 % ou 7 %. Quant au commerce, il devrait croître deux fois plus fort que la croissance mondiale.
Pour mesurer l'effet de la crise, apparue voilà huit ans maintenant, il suffit d'observer que la croissance mondiale commence à peine à se rapprocher de son rythme traditionnel de croisière, à savoir 4 %. Avec un tel taux, il faudrait enregistrer une augmentation de 8 % du commerce mondial. Ni l'investissement, ni le commerce, ni même le crédit n'ont un rôle moteur. Rien d'étonnant alors à ce que la croissance soit si faible.
Dans les dix, vingt, trente prochaines années, voire jusqu'en 2060, si rien n'est fait, la croissance plafonnera à 2 % dans les pays de l'OCDE. Il faut de réelles réformes structurelles, c'est-à-dire, tout cela est connu, de profondes évolutions en termes d'éducation, d'innovation, de concurrence, de régulation, de flexibilité du marché du travail, etc. La fiscalité devrait favoriser l'investissement et le travail au lieu de les punir. Le système financier est également appelé à évoluer : des banques bien capitalisées, bien régulées, bien supervisées, qui prêtent, tout en faisant de l'intermédiation entre épargne et investissement, tel est l'objectif.
J'entends déjà vos remarques : il faut du temps pour mettre en oeuvre tout ce que je viens de mentionner. C'est vrai, d'où l'importance de s'atteler immédiatement à la tâche. La réforme, c'est d'abord un état d'esprit, une attitude. Peu importe qu'il faille toujours ajuster, corriger ; tout ne peut pas être parfait du premier coup. La réforme ne doit pas faire peur. Il n'y a pas de début et de fin bien déterminés. C'est un processus continu.
À cet égard, les gains de productivité vont devenir le moteur essentiel de la croissance. Par « productivité », j'entends le niveau de production atteint par un travailleur en une heure ou une journée de travail. La France se caractérise par une productivité haute mais un faible nombre d'heures travaillées.
Pour augmenter la productivité, il faut commencer par agir sur les leviers que j'ai évoqués : l'éducation, l'innovation, ce qui renvoie à l'enjeu central, celui des compétences. Il importe d'améliorer l'adéquation des compétences acquises dans le cadre de la formation initiale, continue et professionnelle avec les exigences du marché. Faire entrer l'école, l'université dans l'entreprise est l'une des solutions. L'OCDE a pu mesurer objectivement combien, dans de nombreux pays, les compétences acquises en lecture, en mathématiques, voire en informatique ne correspondaient pas aux profils des postes offerts sur le marché. Un paradoxe est apparu : d'un côté, Japonais et Coréens sont très bien formés, ont toutes les compétences nécessaires, mais n'en profitent pas ; de l'autre, Américains et Britanniques accusent un déficit en termes de compétences, qu'ils parviennent à combler grâce à un système concurrentiel qui permet d'extraire chaque petite « goutte » de compétence chez le travailleur. L'idéal serait de pouvoir combiner formation à la japonaise et système concurrentiel à l'américaine.
La France se situe plus ou moins dans la moyenne. Je le disais, la productivité y est très élevée mais le nombre d'heures travaillées, comparé à la moyenne des pays de l'OCDE qui travaillent le plus, y est inférieur de 30 % à 35 %. Naturellement, certains, à l'instar du Mexique, du Japon, travaillent beaucoup, voire trop, ce qui peut même devenir un problème comme en Corée du Sud.
Autre inquiétude, la progression très rapide, accélérée par la crise, des inégalités de revenus. Au sein de l'OCDE, les 10 % les plus riches ont un revenu d'activité 9,6 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres, alors que la proportion était de 7,1 dans les années quatre-vingt et de 9,1 dans les années deux mille. Au-delà des questions éthiques, morales, politiques que pose l'augmentation des inégalités, l'OCDE a pu mesurer combien celle-ci constituaient un frein à la croissance.
Tous ces constats devraient inciter à agir différemment pour dessiner un autre horizon de croissance à dix, vingt ou trente ans. Quel paradoxe de voir le nombre de personnes au chômage et, dans le même temps, des entreprises qui veulent embaucher mais, ne trouvant pas les compétences demandées, sont contraintes de faire appel à de la main-d'oeuvre étrangère. On se rend compte à quel point on n'a pas été brillant en termes d'adéquation des compétences aux besoins de l'industrie et des services.
Par ailleurs, lorsqu'il est question de l'avenir, il est question du climat, et pas seulement du climat des affaires. Partout dans le monde, on subit déjà, au quotidien, les dommages liés au changement climatique : inondations, sécheresse, feux de forêt... Pour illustrer les enjeux liés au climat, sur lesquels les scientifiques nous alertent, je prendrai l'image d'un parking où les voitures qui y entrent sont toujours plus nombreuses que celles qui en sortent. Il arrive un moment où celui-ci est saturé. C'est le même processus avec les émissions de dioxyde de carbone. Comme il n'est pas possible de tout arrêter du jour au lendemain, il faut, de manière graduelle, parvenir à un arrêt total des émissions nettes provenant de combustibles fossiles d'ici à la fin du siècle. Cela permettra peut-être de limiter à deux degrés le réchauffement climatique.
Si rien n'est fait aujourd'hui, les conséquences seront dramatiques dans une dizaine d'années. L'OCDE a publié ce mois-ci une étude intitulée Aligner les politiques au service de la transition vers une économie bas carbone et s'apprête à en publier une autre pour en appeler à une révision des taxes sur l'énergie. Par exemple, la taxation sur le charbon est totalement disproportionnée et incohérente.
Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective
Je vous remercie, monsieur le secrétaire général, de cet exposé très complet. Nous passons maintenant aux questions de nos collègues.
Fabienne Keller, sénatrice du Bas-Rhin
Monsieur le secrétaire général, je tiens d'abord à saluer la qualité des travaux menés par l'OCDE, que nous consultons avec beaucoup d'intérêt. Notre délégation s'est intéressée à la question de l'avenir des métropoles à long terme, sous l'égide de notre collègue Jean-Pierre Sueur. Son rapport décrit une perspective inquiétante, notamment dans les pays du Sud que vous avez évoqués.
Ayant moi-même réalisé une étude sur les maladies infectieuses, j'ai pu constater, par exemple, que le virus Ebola s'est développé parce qu'il a rejoint la ville, une ville déstructurée, sans réseau d'assainissement ni de gestion des déchets, sans réseau de santé. On pourrait ajouter, même si ce n'est pas pertinent pour Ebola, sans réseau scolaire ni de transport.
À moyen et long terme, il est à craindre que les pays du Sud ne voient émerger nombre de très grandes métropoles, surtout en Afrique et en Asie - mais le Mexique est également concerné -, qui ne seront pas forcément bien structurées, d'où des risques accrus pour la population. Or l'aide publique au développement n'est pas à la hauteur de ce défi. Dakar, où je me suis récemment rendue, connaît une croissance de sa population de 10 % : pour l'essentiel, c'est une ville « spontanée ».
Je me réjouis de vous voir extrêmement mobilisé tant sur la question de l'ampleur de l'aide au développement que sur le problème du réchauffement climatique, qui impose la double peine aux pays du Sud. Ils en subissent les conséquences alors qu'ils n'en sont pas les auteurs. Notre regard doit évoluer : en l'espèce, ce n'est pas de l'aide, c'est une compensation normale des effets négatifs dont ces pays pâtissent en plus de difficultés déjà énormes.
Vous avez évoqué le sommet d'Addis-Abeba puis la Cop21. Quels sont les leviers à mobiliser ? Faut-il travailler sur de nouvelles ressources financières ? La taxation sur le fioul maritime et aérien, aujourd'hui inexistante, est selon moi une piste à explorer. Comment faire pour voir émerger une prise de conscience planétaire ? Le président Larcher l'a indiqué, les problèmes sont interdépendants : l'immigration, résultante de la pauvreté et de l'écart grandissant des inégalités, est au coeur de l'actualité européenne.
Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE
L'urbanisation est inévitable et, aujourd'hui, la majeure partie de l'humanité vit déjà dans les villes. Dans les pays de l'OCDE, c'est le cas de 75 % à 80 % de la population. La Chine, qui a d'ailleurs demandé notre appui, va, au cours des cinq prochaines années, voir 105 millions de ruraux - 21 millions par an ! - se déplacer vers les zones urbaines. L'enjeu dépasse largement le seul problème des maladies infectieuses, même si Ebola est toujours présent en Afrique et se propage de manière dramatique.
Vous l'avez souligné, madame la sénatrice, l'urbanisation dans les pays du Sud n'est ni coordonnée ni contrôlée, la planification y est quasi inexistante.
La réponse au problème de la pauvreté, du manque d'éducation, de santé, d'infrastructures, d'accès à l'eau, c'est précisément le développement qui l'apportera, non seulement dans les zones urbaines mais aussi dans les zones rurales. On ne devient pas moins pauvre en allant dans une ville, bien au contraire.
Quant à la taxation sur la consommation des énergies, je suis favorable à une taxe sur toutes les émissions, sans exception. À l'échelle mondiale, le transport contribue pour 23 % aux émissions de dioxyde de carbone. Il paraît illusoire de ne taxer que la production de combustibles. Les pays appliquent des taux d'imposition sur l'énergie très variables, allant d'à peine plus de zéro euro par tonne de CO2 à 107 euros en Suède. Si l'objectif est de réduire les émissions, au moins faut-il se mettre d'accord sur certaines conditions minimales.
Ainsi est-il étonnant de financer des usines à charbon, qui sont les plus polluantes. N'avons-nous pas l'objectif de réduire les émissions ? Je vous invite à lire notre rapport sur l'alignement des politiques publiques parce qu'il dit non seulement tout ce qu'il faut faire mais aussi, plus intéressant encore, tout ce qu'il ne faut pas continuer à faire.
Faire accepter le changement est politiquement difficile. C'est l'un des défis du sommet d'Addis-Abeba sur le financement du développement. Il faut aller au-delà d'une simple aide, comme vous-même l'avez suggéré.
Dominique Gillot, sénatrice du Val-d'Oise
Je souhaite compléter les observations de Fabienne Keller car j'ai participé à l'atelier de prospective sur le thème des maladies infectieuses émergentes, que la délégation a organisé le 9 avril dernier. Au cours des échanges, a été évoquée l'urbanisation anarchique, spontanée, sans structuration. Certains acteurs de santé publique ont souligné qu'elle était aggravée par une perte de confiance, conséquence d'une désinstitutionnalisation liée à la fois à la crise et à la décolonisation. Il n'y a plus, sur place, les outils de confiance pour mener des actions de manière coordonnée. Si les maladies s'arrêtaient auparavant aux portes des villes, c'est parce qu'il y avait des autorités institutionnelles, sanitaires suffisamment organisées pour y veiller.
La fragilité de certains pays, faute d'institutions dignes de confiance, ne leur permet pas de s'inscrire dans cet objectif de développement et de faire face à une pauvreté galopante.
Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE
Pis encore, madame la sénatrice, si nous considérons que, dans le domaine des maladies infectieuses, nombre d'entre elles sont non pas émergentes mais réémergentes, avec des caractéristiques génétiques différentes, contre lesquelles on ne trouve pas de vaccins.
Les laboratoires ne sont pas prêts à investir des centaines de millions d'euros pour développer un vaccin contre une maladie qui ne touche que de petits groupes isolés. Or on ne peut pas utiliser d'anciens médicaments pour traiter de nouvelles maladies. Voilà qui s'ajoute à la problématique du manque de confiance envers les institutions et des effets de la décolonisation. La crise de confiance envers les institutions n'est pas un phénomène nouveau dans les pays en développement. La grande différence aujourd'hui, c'est qu'elle s'étend désormais aux pays développés, qui ne sont plus en capacité d'offrir des emplois à tous.
Nous assistons à un changement de stratégie s'agissant de l'aide au développement. Les nouveaux objectifs de développement durable qui seront approuvés par l'ONU auront cet intérêt de fixer des obligations non seulement pour les pays les plus pauvres, mais également pour les pays les plus riches. Beaucoup plus universels que les OMD, ils constitueront un vrai agenda pour le développement.
Pierre-Yves Collombat, sénateur du Var
Monsieur le secrétaire général, vous avez parlé des legs de la crise, ce qui laisse entendre que, pour vous, elle est terminée et vraiment derrière nous. D'ailleurs, cette crise, personne ne l'avait vue venir et surtout pas nos grands spéculateurs et autres experts, qui pensaient la chose tout à fait impossible.
Pour ma part, quand je vois la spéculation repartir de plus belle, les émissions de monnaie à un niveau jamais atteint et que l'on nous dit qu'il y a peut-être un peu moins de créances douteuses, je me demande si nous sommes complètement sortis d'affaire. Ne sommes-nous pas à la merci d'une autre crise bancaire, qui, cette fois, serait doublée d'une crise sociale et politique ? Ce n'est tout de même pas pareil d'affronter une crise quand tout le monde a l'impression que tout va bien ou quand on est « à l'os » et que le moral est au plus bas.
Suis-je trop pessimiste ou n'y a-t-il pas un risque ?
Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE
Le risque est là, mais nous avons beaucoup appris de la dernière crise, surtout en ce qui concerne la gestion du système financier, lequel est d'ores et déjà, en moyenne, dix fois mieux capitalisé qu'avant. Les dépôts sont maintenant garantis jusqu'à 100 000 euros. Le système est donc mieux préparé, la probabilité d'un incident réduite. Nous devons cependant faire face à trois nouveaux défis.
Premier défi, l'apparition de bulles du crédit aux particuliers dans certains pays. C'est le cas, par exemple, aux Pays-Bas, où l'augmentation des prêts hypothécaires pose un problème. La Hongrie a également été touchée car nombre de crédits immobiliers y sont contractés en franc suisse, dont la déliaison par rapport à l'euro a entraîné une dévaluation du forint et une hausse des créances de 20 %. Au final, un certain nombre de personnes ont vu leurs mensualités augmenter de 30 % à 40 % alors que le bien immobilier qu'elles ont acheté ne prenait aucune valeur. Le gouvernement a dû intervenir pour protéger les familles affectées.
Deuxième défi : alors que nos pays connaissent un sous-investissement palpable en raison de l'incertitude sur l'avenir et du manque de clarté en termes de régulations, les pays en développement affrontent, eux, un problème de surinvestissement, à l'origine de surcapacités dans de nombreux secteurs, d'où une chute des rendements. Cela risque de provoquer des krachs ou des banqueroutes de certaines entreprises importantes dans ces pays.
La crise n'est donc pas terminée. Ses dernières manifestations se sont déplacées des pays développés, où elle a commencé, aux pays en voie de développement. Nous devons être vigilants.
Troisième défi : le taux d'intérêt à zéro. Prenons l'exemple d'une compagnie d'assurance ou d'un fonds de pension de retraite qui voient arriver à échéance des obligations acquises à 5 % ou 6 % voilà dix ans. Les obligations émises par le Trésor français n'étant pas suffisamment rémunératrices, ils cherchent des opportunités ailleurs, avec des rendements supérieurs, donc une plus grosse prise de risques.
Ils se tournent alors vers les pays en développement. Naturellement, le prêt à taux zéro semble attirer de nombreux foyers et entreprises. Problème : seront-ils assez disciplinés pour contrôler leurs finances ?
Philippe Kaltenbach, sénateur des Hauts-de-Seine
Le chômage de masse est une réalité en France, où il touche 3,5 millions de personnes. À vous entendre, monsieur le secrétaire général, l'une des difficultés serait l'insuffisance des heures travaillées. Raisonnez-vous par salarié ou au niveau global, auquel cas, s'il y avait moins de chômeurs, il y aurait plus d'heures travaillées et donc plus de richesses créées en France ?
Par ailleurs, dans tous les pays de l'OCDE, la révolution numérique est en train de détruire de nombreux emplois, des millions même si l'on en croit une étude britannique. L'OCDE a-t-elle engagé une réflexion sur le sujet ? Quelles sont les conséquences réelles de la révolution numérique sur les emplois d'aujourd'hui ? Comment mieux anticiper pour accélérer la création de nouveaux emplois en vue de compenser les emplois détruits, voire aller au-delà et lutter contre ce chômage de masse qui plombe véritablement l'économie française ?
Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE
Monsieur le sénateur, le niveau de rémunération d'un travailleur dépend de sa productivité. Un problème apparaît, qui peut devenir insoutenable à terme, quand cette dernière se met à stagner ou même baisser et que, dans le même temps, le salaire continue à augmenter. C'est exactement ce qui s'est passé en Grèce, en Italie, en Espagne et en France. Ce phénomène est bien antérieur à la crise.
Il arrive un moment où les pays concernés doivent reconnaître la réalité et s'ajuster. Auparavant, ils le faisaient au travers de leur monnaie. Maintenant que l'euro est la monnaie commune, toute dévaluation est impossible. L'ajustement ne peut se faire que par les salaires ou une hausse de la productivité. Le coût salarial unitaire rapporte le coût horaire de la main-d'oeuvre à la productivité horaire du travail.
Le problème de la France, c'est qu'elle a déjà perdu en productivité totale et qu'elle commence à perdre en compétitivité à l'exportation. Et ce alors même que, je le répète, la productivité par salarié est élevée : le paradoxe est là, car c'est plus difficile d'obtenir une productivité plus élevée que de travailler une heure de plus chaque jour.
La haute productivité, en France, c'est culturel, ce sont des compétences. Mais le budget de 32 milliards d'euros que vous consacrez aux différents systèmes d'aide au travail dans le cadre de la formation professionnelle sont-ils bien utilisés et répondent-ils aux souhaits des employeurs et des marchés ? La réponse est non. La bonne nouvelle, c'est que vous avez l'argent, vous n'avez pas besoin d'en chercher : il faut simplement mieux l'utiliser.
J'en viens au numérique. Son développement menace, selon les pays, entre 20 % et 40 % des emplois, surtout ceux des niveaux inférieurs. La menace sur les emplois les moins qualifiés est réelle et grandit de jour en jour. Cette proportion s'accroît avec le temps. La réponse tient en trois mots : compétences, compétences, compétences. Il faut agir non seulement sur le niveau mais aussi sur la portabilité des compétences d'un poste à l'autre, donc raisonner en termes d'employabilité et non plus d'emploi.
Le numérique, c'est aussi une promesse, une source de développement, un moyen de promouvoir l'éducation, de faciliter, dans les zones plus éloignées, l'accès à l'information, voire aux soins. De toute façon, il s'agit d'une évolution inévitable : soit vous prenez le train en marche, soit vous restez sur le quai.
Albéric de Montgolfier, sénateur d'Eure-et-Loir, rapporteur général de la commission des finances
Je remercie le président de la délégation à la prospective de m'avoir convié à cette audition.
Monsieur le secrétaire général, je souhaite vous interroger sur la fiscalité. La France perçoit le double de recettes fiscales par habitant que la moyenne de l'OCDE. De nombreux travaux sont menés actuellement sur les érosions de recettes fiscales, les coûts de transfert, les moyens d'éviter la fraude fiscale.
L'OCDE travaille-t-elle sur la question plus spécifique de l'érosion des recettes de TVA ? La commission des finances s'y intéresse beaucoup, car on constate en ce domaine une très forte érosion, liée notamment à la révolution numérique et au développement du commerce électronique.
Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE
Je remercie Elsa Pilichowski, qui m'accompagne, d'avoir préparé une note à ce sujet. L'OCDE est au coeur de la lutte contre l'évasion fiscale et joue un rôle pivot. L'une des solutions réside dans la création d'une nouvelle norme internationale sur l'échange de renseignements automatique à des fins fiscales. C'est une énorme révolution. Les banques de Turquie, du Mexique ou des îles Caïman, pour prendre ces exemples, seront dans l'obligation d'informer leurs autorités de toute création de compte, lesquelles autorités informeront à leur tour leurs homologues des pays concernés. Les pays estiment avoir d'ores et déjà collecté plus de 37 milliards d'euros de recettes supplémentaires grâce à ces programmes de déclaration spontanée.
Il y a un second volet : grâce aux systèmes d'optimisation fiscale, un certain nombre de multinationales ne paient pas d'impôt ni dans leur pays d'origine ni dans le pays dans lequel elles opèrent. C'est une autre bataille que nous sommes en train de mener.
Le 1 er octobre prochain se réunira, à Lima, le G20 des ministres des finances. Puis ce sera au tour des chefs d'État et de gouvernement de se retrouver à Antalya en novembre pour lancer le plan d'action en vue d'enrayer l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS). L'OCDE a identifié quinze aspects spécifiques des règles fiscales internationales qui devront faire l'objet de mesures d'ici à la fin de 2015. La mise en oeuvre du plan d'action BEPS conduira à modifier le réseau actuel de conventions fiscales bilatérales en vigueur à travers le monde, constitué de plus de trois mille accords. L'instrument multilatéral qui doit être rédigé constituera un outil unique grâce auquel les États conduiront une mise à jour rapide et cohérente de leur réseau de conventions fiscales.
Nous travaillons également sur la question des prix de transfert, autre domaine qui pourrait faire l'objet d'une révolution fiscale, ainsi que sur la taxe sur la valeur ajoutée. Nous sommes particulièrement vigilants par rapport à ce que l'on appelle la fraude carrousel. C'est une fraude très typique, bien connue, qui consiste à obtenir le remboursement d'une taxe jamais acquittée en amont. Là aussi, le système d'échange d'informations renforce nos moyens de lutte.
Dans le domaine de l'ingénierie fiscale, la créativité des criminels est incroyable, sans limite. Il faut sans cesse avancer pour continuer à lutter contre la fraude.
Jean-François Mayet, sénateur de l'Indre
Le secrétaire général de l'OCDE que vous êtes a forcément un avis sur les incidences, pour l'Europe et pour la France, d'une sortie éventuelle de la Grèce de la zone euro.
Angel Gurría, secrétaire général de l'OCDE
Monsieur le sénateur, ma réponse est simple : la Grèce ne va pas sortir de la zone euro !
Dès 2010, je recommandais de procéder à une restructuration de la dette grecque quand elle était intégralement d'origine privée, comme cela s'était fait pour d'autres pays, le Mexique notamment, qui avait ainsi vu sa dette réduite de 35 %. C'était le moment de restructurer les obligations, ce qui, avec une garantie même partielle de l'Union européenne, aurait permis de diminuer de moitié la dette grecque.
Un autre choix a été fait, celui d'épargner les banques européennes, en mauvaise posture à l'époque. Nul doute que les ministres des finances ont agi en toute responsabilité à l'égard de leur propre système financier. Ce fut un choix politique, un choix de politique, un choix respectable, mais dont les conséquences étaient prévisibles. Maintenant, il faut vivre avec.
Il n'y aura pas de Grexit parce que les conséquences sont imprévisibles. Les solutions, elles, sont connues, tout comme leur coût. À l'instar du changement climatique, on sait que les solutions seront toujours moins chères que le coût de l'inaction. Quand on veut trouver une solution - et c'est le cas -, on y parvient toujours.
Voilà trois mois, les Grecs étaient dans la rue pour crier leur ras-le-bol de l'austérité et de la dette. Ils ont porté au pouvoir M. Tsípras, dont le gouvernement a obtenu la confiance du Parlement grec le 11 février dernier. Le 12 mars, l'OCDE a reçu M. Tsípras pour connaître sa vision de la situation. En un mois, c'était un tout autre homme, et il n'a eu de cesse d'évoluer depuis. Lui et ses ministres ont multiplié les rencontres avec Mme Merkel, M. Hollande, M. Draghi, le FMI. Ils ont alors pu se rendre compte des contraintes légales pesant sur les institutions financières européennes et internationales. Prendre en considération les contraintes de l'autre est un premier pas pour trouver une solution.
Nous sommes sur le bon chemin et je reste optimiste. Compte tenu des échéances à venir, il faut introduire une certaine souplesse pour éviter un avenir d'incertitudes. Ce rôle revient aux leaders politiques, certainement pas aux négociateurs du FMI ou de la BCE.
Roger Karoutchi, président de la délégation à la prospective
Merci beaucoup, monsieur le secrétaire général, de tous ces éclaircissements et de l'ouverture d'esprit que nous donnent vos analyses et vos observations.