II. CANADA

Q1/- Les monnaies virtuelles ont-elles fait l'objet de débats, de travaux (rapports, auditions publiques, etc.), de prises de position publiques ou politiques ? Avez-vous identifié des réflexions en cours sur le sujet ? Des think-tanks sont-ils actifs sur le sujet ?

Peu de réflexions publiques ont été identifiées, hormis quelques publications relativement confidentielles. Toutefois, le Parlement du Canada a entrepris très récemment une série de consultations afin d'étudier l'utilisation de la monnaie numérique. Plus précisément, c'est le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce qui a cherché à avoir une meilleure compréhension du sujet, ce qui englobe les risques, les menaces et les avantages liés à ces modes d'échange par voie électronique.

Six séances publiques ont été organisées et ont permis de recueillir des informations et analyses de la part des principaux acteurs du secteur :

Le 26 mars 2014, les représentants du ministère des Finances (Division du secteur financier).

Le 27 mars 2014, des représentants du monde universitaire, autour des notions de monnaie et de monnaie numérique en général (M. Warren Weber, économiste et historien de l'économie, États-Unis, et M. Joshua S. Gans, professeur-coordonnateur de gestion stratégique à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto et titulaire de la chaire Jeffrey C. Skoll en innovation technique et en entrepreneuriat de la Rotman School).

Le 2 avril 2014, les représentants de la Banque du Canada (Gestion financière et des Opérations bancaires).

Le 3 avril 2014, un représentant du monde scientifique (M. Jeremy Clark, professeur adjoint à l'Institut d'ingénierie des systèmes d'information de l'Université Concordia, spécialisé en cryptographie appliquée, en monnaie numérique et en sécurité dans les télécommunications en réseau), puis un économiste (M. David Descôteaux, chercheur associé à l'Institut économique de Montréal).

Le 9 avril 2014, des représentants des acteurs économiques impliqués dans les crypto monnaies (M. Kyle Kemper et Mme Victoria van Eyk, Bitcoin Strategy Group sur les guichets automatiques Bitcoin; M. Joseph David, CAVirtEx, sur le rôle des plateformes d'échanges de bitcoins, M. Haseeb Awan, BitAccess, fabricant de guichet automatique).

Le 10 avril 2014, des représentants du secteur bancaire (Association des banquiers canadiens, et Banque Royale du Canada, divisions Cartes internationales et produits de paiement canadiens, et Paiements émergents).

Q2/- Les autorités publiques se sont-elles montrées plutôt favorables ou circonspectes sur les monnaies virtuelles, notamment le bitcoin ?

D'une façon générale, les autorités publiques font preuve d'une certaine bienveillante neutralité vis-à-vis des monnaies virtuelles, reconnaissant l'ampleur de l'innovation technologique et les gains qu'elles peuvent apporter à l'économie canadienne. Ces autorités s'accordent également sur l'absence d'un besoin d'encadrement de ces activités par les pouvoirs publics, les seules responsabilités du gouvernement étant une surveillance globale du système et une information des consommateurs.

Ainsi, le ministère des finances reconnait que « les monnaies virtuelles constituent... une innovation susceptible de procurer certains avantages aux consommateurs et aux marchands ». Plus généralement, le ministère relève trois perspectives sur cette monnaie. « À titre de monnaie, on est sceptique sur sa viabilité à long terme. C'est particulièrement à cause de sa volatilité et parce que son utilisation n'est pas encore généralisée. À titre de marchandise, il suscite encore de l'intérêt, mais aussi de grandes craintes de la part des investisseurs. ... à titre d'innovation au chapitre des paiements, le bitcoin nous permet de tirer des leçons intéressantes et nous croyons qu'il y a des possibilités, ce que nous suivrons avec intérêt ». Selon lui, le Gouvernement n'a pas à donner d'approbation sur tel ou tel système de paiement. En outre, les montants actuellement en jeu sont trop faibles pour constituer un véritable enjeu, et seuls les risques de blanchiment les préoccupent.

Enfin, devant le Sénat, le ministère des finances a toutefois souligné les aspects novateurs de ces monnaies et milité pour leur promotion afin de créer une économie plus concurrentielle, allant jusqu'à déclarer aux parlementaires «  que les avantages sont suffisamment nombreux pour vous dire qu'il ne faudrait pas automatiquement intervenir et réglementer cette monnaie ».

De la même façon, si la Banque du Canada reconnait ne pas être en mesure de prévoir l'orientation que prendront les nouvelles monnaies à l'avenir, elle assure continuer à surveiller attentivement leur évolution et à en évaluer les conséquences.

Pour la Banque, la question de savoir comment tirer parti de ces nouvelles monnaies tout en protégeant les consommateurs.

Mais la Banque reconnait même que « une fois que le mouvement du bitcoin a pris de l'ampleur, ce sont surtout les spéculateurs qui s'y sont intéressés. Il n'y a rien de mal à spéculer, et je ne crois pas que le gouvernement ait un rôle à jouer pour protéger quiconque se livre ouvertement à la spéculation ».

Enfin, concernant les aux risques économiques et systémiques, la Banque admet que le volume des transactions est beaucoup trop petit pour que s'en inquiéter, même si les risques sont susceptibles de s'intensifier à l'avenir.

Enfin, les premières réactions des parlementaires sont également plutôt favorables. Concernant une éventuelle réglementation, certains reconnaissent que « même si 80 % des détenteurs sont des spéculateurs, ils ont le droit de spéculer. Pourquoi faudrait-il s'en soucier ? C'est un marché pour acheteurs avertis. Les gens savent que c'est une monnaie hautement instable. Peut-être le gouvernement n'a-t-il aucun rôle à jouer, à part dire aux gens: "Faites attention et prenez vos précautions" ». Les sénateurs reconnaissent également que « le gouvernement ne réglemente pas d'autres commodités comme l'or et l'argent. Il y a une tonne d'autres commodités et le gouvernement n'a pas de rôle à jouer pour nous assurer que les gens ne perdront pas d'argent. Pourquoi ne pas laisser le marché dicter la suite des choses ? Oui, il y a un risque assez élevé, comme dans le cas de bien des commodités. Pourquoi s'impliquer autrement ? ».

Q3/- Certains acteurs des monnaies virtuelles mènent-ils un travail de lobbying auprès des institutions publiques (administrations, Parlement, régulateurs) ? Si oui, quels sont les arguments mis en avant ? Quelles sont leurs demandes ?

Aucun acteur ne représente le système Bitcoin en lui-même. En revanche, les acteurs économiques externes qui ont suivi et participé à son développement tentent visiblement un premier travail de lobbying, dans le sens d'une plus forte réglementation.

C'est le cas des représentants des sociétés auditionnés au Sénat, tel Joseph David, président-directeur général, Canadian Virtual Exchange ( CAVirtEx ), qui « recommande que le gouvernement réglemente notre secteur comme il le fait pour les transactions en devise étrangère ». De même, Haseeb Awan, cofondateur, BitAccess , sous couvert des « possibilités d'évasion fiscale, de financement du terrorisme et d'autres activités illégales et frauduleuses », estime que « des lois peuvent certainement s'appliquer dans de telles situations ». Il affirme même qu' « actuellement, partout au Canada et dans le monde, on peut démarrer une entreprise d'échanges virtuels, comme celle de CAVirtEx , en faisant l'objet de moins de surveillance publique que si l'on ouvrait un kiosque de hot dogs. Autrement dit, il n'y a pas de réglementation, pas d'obstacles à l'entrée et pas de surveillance publique de l'accès au marché des échanges. Ce manque de surveillance a créé un environnement réglementaire où les jeunes entrepreneurs envisagent plus facilement la fraude que la possibilité de bâtir une entreprise solide et durable ».

Toutefois, ce travail de lobbying s'apparente davantage à une tentative de fermer le marché aux nouveaux entrants, sous couvert d'une démarche vertueuse. Certains parlementaires n'ont d'ailleurs pas manqué de dénoncer l'incohérence ou les doutes que soulevaient une telle démarche. Ainsi, pour l'un d'eux, d'une part on s'éloignerait ainsi de la raison d'être initiale du bitcoin ou des autres formes de monnaie, fondées sur une approche libertaire, un marché libre, sans participation ni supervision du gouvernement ; d'autre part, la mise en oeuvre d'une réglementation comme celle d'une banque ou celle des devises étrangères entrainerait de tels couts , qu'ils seraient « acculés à la faillite en moins d'une semaine ». Pour un autre sénateur, « tous ces éléments que vous souhaitez ajouter occasionneront des frais et réduiront l'efficacité du bitcoin , parce que les consommateurs devront en payer les coûts au bout du compte ».

Par ailleurs, le ministère des finances reconnaît avoir des discussions fréquentes avec les acteurs économiques, mais estime qu'il ne s'agit pas de véritable lobbying mais plutôt de séances d'information, vis-à-vis d'une technologie qui évolue très vite.

Sans être des acteurs des monnaies virtuelles, les banques engagent également un travail de lobbying. Sans surprise, elles militent pour une réglementation maximale de ce « système parallèle », rappelant au passage qu'elles n'ont « approuvé aucune forme de monnaie numérique ».

Les auditions au Sénat ont permis de souligner que l'adoption de crypto monnaies permettait de s'affranchir des couts bancaires, très élevés notamment lors de transferts internationaux, ce qui avait déjà soulevé l'attention des parlementaires. Dans ces conditions, le discours officiel des banques canadiennes est loin d'avoir convaincu les parlementaires. Pour l'un d'entre eux, « cela crée l'impression que c'est la concurrence, que vous défendez votre territoire et que, par conséquent, vous allez vous compromettre et veiller à vous donner un avantage par rapport à tout concurrent ».

De même, alors que les banques militent pour une réglementation des crypto monnaies calquée sur celle des banques, un Sénateur relève que « C'est une option et nous devons envisager cela, mais vous savez qu'il existe une autre option. Revenu Canada, à l'instar de l'IRS, a adopté la position selon laquelle il s'agit d'une marchandise, un peu comme l'or ou l'argent, et il n'y a pas de garanties pour les négociateurs de marchandises ».

Q4/- Les monnaies virtuelles font-elles l'objet d'une définition légale ? Des évolutions légales ou règlementaires sont-elles envisagées ? Si oui, préciser les principales dispositions.

Les monnaies virtuelles ne font l'objet d'aucune définition légale. La Loi sur la monnaie stipule que l'unité monétaire du Canada est le dollar. Les dispositions de cette loi régissent le cours légal et la monnaie d'usage et définissent la forme que prennent les pièces et les billets. Viennent ensuite la Loi sur la Monnaie royale du Canada, pour les pièces, et la Loi sur la Banque du Canada, pour les billets. Aucune de ces lois ne s'applique à l'utilisation des monnaies virtuelles au Canada, et ni une ni l'autre n'interdit d'avoir recours à ces monnaies.

Les séances de consultation organisées par le Parlement du Canada avaient pour objet, notamment, d'établir si des évolutions légales étaient nécessaires. Il est trop tôt pour anticiper ce que sera la réaction du gouvernement, mais la teneur des débats écarte pour l'instant l'idée de toute évolution juridique à court terme.

Enfin, notons que le Plan d'action 2014-2015 (budget), actuellement en discussion au Parlement, cite pour la première fois le concept de monnaies virtuelles. Il ne s'agit toutefois pas de leur donner une définition légale, mais uniquement de les intégrer dans la lutte contre le blanchiment.

Q5/- Les régulateurs sont-ils intervenus pour encadrer l'utilisation des monnaies virtuelles ? Les plateformes dédiées à l'utilisation de ces monnaies sont-elles soumises à des obligations spécifiques ?

Aucune intervention des régulateurs n'encadre l'utilisation des monnaies virtuelles, et les plateformes dédiées ne sont soumises à aucune obligation spécifique. Concernant les banques, le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF) n'a publié aucune consigne sur les opérations en monnaie virtuelle et ne règlemente ni n'interdit l'utilisation de cette forme de monnaie.

À l'issue du plan d'action évoqué supra, des instructions (règlements) seront éventuellement adoptés, mais là-encore, uniquement dans le cadre du blanchiment.

Q6/- Les administrations fiscales ont-elles pris position sur la nature des monnaies virtuelles et, partant, sur les conséquences fiscales qui y sont attachées ?

En ce qui concerne la fiscalité, l'Agence du revenu du Canada met des renseignements à la disposition du public pour l'informer du traitement réservé aux monnaies virtuelles aux termes de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'utilisation de ce type de monnaie pour l'achat de biens et de services est perçue comme du troc et elle est, à ce titre, imposable.

Ainsi, d'après un document d'information de l'Agence du revenu du Canada du 5 novembre 2013, les règles en matière de troc s'appliquent lorsqu'une monnaie virtuelle est employée pour payer un bien ou un service. Par conséquent, la juste valeur marchande des biens et des services achetés doit être ajoutée au revenu du vendeur aux fins de l'impôt. Si aucun bien ou service n'est acheté, mais qu'une monnaie virtuelle est vendue, tous gains ou pertes sont assujettis à l'impôt sur les gains en capital.

Q7/- Les autorités publiques ont-elles entrepris des actions d'information ou de prévention vis-à-vis des épargnants ou des consommateurs ?

D'une façon générale, les autorités publiques sont encore prudentes vis-à-vis du phénomène et n'ont pas encore entrepris d'action d'information à grande échelle. Seule l'Agence de la consommation en matière financière du Canada propose sur son site web des informations ainsi que des mises en garde relatives aux monnaies virtuelles. Par ailleurs, certains organismes de réglementation des valeurs mobilières provinciaux commencent à examiner ces questions. Au Québec, l'Autorité des marchés financiers a émis une mise en garde en février au sujet des bitcoins . La mise en garde fait état des risques de fraude, et rappelle que les monnaies virtuelles ne sont pas couvertes par le fonds d'indemnisation des services financiers de la province ou par son fonds d'assurance-dépôts.

À l'inverse, les banques ont déjà engagé des actions d'information, invitant leurs clients à la plus grande prudence vis-à-vis des crypto-monnaies.

Q8/- Constate-t-on une progression des investissements (publics ou privés) en matière de monnaies virtuelles ?

Par définition, les monnaies virtuelles sont sans frontières et sont échangées en ligne. Lorsque l'on examine une transaction donnée, il n'est pas possible de connaître le pays où la transaction a été effectuée, ni la nationalité des parties. Par conséquent, il est difficile d'avoir une idée précise du montant de devises virtuelles échangées au Canada.

L'Association canadienne des paiements a dû extrapoler des données à partir de la part canadienne du marché mondial des paiements et estime qu'en moyenne, entre 1 000 et 2 000 opérations en bitcoins sont effectuées par jour. Le volume d'opérations réalisées en bitcoins au Canada ne représente que 1 % du total des opérations au pays.

Il existe environ 100 bourses à l'échelle mondiale, dont près de 10 au Canada. Le premier guichet automatique de bitcoin au monde a été inauguré à Vancouver en novembre 2013 (ce guichet a enregistré des transactions d'environ 1 million de dollars durant son premier mois de service). Depuis, d'autres villes canadiennes ont emboîté le pas. À l'échelle mondiale, environ 1 500 marchands sont prêts à faire des transactions en bitcoins , dont près de 200 au Canada. Cette monnaie est surtout utilisée pour le jeu en ligne, mais elle est populaire auprès des détaillants en ligne, en particulier chez les détaillants de secteur de la technologie.

Dans tous les cas, si des données précises sont difficiles à établir, la tendance à un accroissement dans l'usage des monnaies virtuelles est clairement avérée. Pour beaucoup d'acteurs, à défaut de la monnaie bitcoin proprement dite, pour laquelle les perspectives sont totalement incertaines, le système de paiement Bitcoin est là pour rester. Pour certains, Bitcoin peut être vu comme une technologie perturbatrice dans le système de paiements, mais il semble avoir réglé un des grands défis qui s'offrent à la monnaie numérique décentralisée, soit l'authentification entre les parties à l'opération sans l'intervention d'un tiers de confiance. Ces produits, bien que perturbateurs, pourraient très bien se répandre organiquement dans l'ensemble du système de paiements.

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