AUDITION DE M. ANTOINE PEILLON, JOURNALISTE AU JOURNAL LA CROIX

(mardi 2 juillet 2013)

M. François Pillet, président . - Nous poursuivons aujourd'hui les différentes auditions prévues dans le cadre de notre commission d'enquête. Nous allons entendre cette après-midi Monsieur Antoine Peillon, journaliste à La Croix. La commission d'enquête avait déjà entendu Monsieur Antoine Peillon l'année dernière.

Antoine Peillon, vous connaissez l'usage, prêtez-vous serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite et dites « Je le jure ».

M. Antoine Peillon . - Je le jure .

M. François Pillet, président . - Je vous remercie. Je vous propose dix ou quinze minutes pour parler librement du sujet qui nous intéresse. Après quoi, notre rapporteur Eric Bocquet vous posera différentes questions afin d'élargir le débat, ainsi que le feront ensuite les membres de la commission ici présents.

M. Antoine Peillon . - Je suis journaliste grand reporter au quotidien La Croix et j'ai publié fin mars 2012 un ouvrage intitulé « Ces 600 milliards qui manquent à la France : enquête au coeur de l'évasion fiscale ». A cette occasion, je me suis intéressé en profondeur à l'organisation de la fraude fiscale par la banque suisse UBS sur le territoire français, du début des années 2000 jusqu'à l'année 2011, et particulièrement de l'année 2004 à l'année 2007. J'ai enquêté à partir de l'été 2011 et pendant un peu plus de six mois de façon très intensive. J'ai eu accès à de nombreuses sources, notamment des policiers, des magistrats et des sources internes à la banque UBS à Paris ou en Suisse. La somme de documents internes qui m'ont été communiqués m'a permis de retracer les modalités de cette fraude fiscale et les personnes concernées, clientes comme actrices. Je me suis attachée à dresser un paysage plus large du phénomène global de l'évasion fiscale. J'ai ensuite évalué la somme des avoirs des personnes physiques comme morales françaises présentes dans les paradis fiscaux à environ 600 milliards d'euros. J'estime la fuite annuelle de sommes non déclarées au fisc français à 30 milliards d'euros. Ces nombres ont été très largement validés par de nombreuses sources financières.

Plusieurs enquêtes judiciaires ont suivi la publication de mon livre. Un travail politique a par ailleurs permis d'obtenir des informations très importantes. L'opinion publique comme de nombreux journalistes se sont intéressés au sujet. Un de mes confrères de Mediapart a poursuivi une enquête sur la banque UBS. Pour ma part, j'ai continué à fréquenter mes sources, qui se sont d'ailleurs multipliées, de nouvelles personnes s'étant signalées. Ainsi, ma perception du phénomène s'est élargie. J'ai pu mesurer progressivement que ce que je croyais déjà considérable était en fait un phénomène quasi systématique et très généralisé dans le milieu bancaire.

Malgré les enquêtes, le travail gouvernemental - certes timide - et des parlementaires, la pratique de l'évasion fiscale ne faiblit pas. Le système bancaire est le coeur d'un système plus large autour duquel sont articulés des cabinets d'avocats, des notaires, des conseillers financiers. Tous concourent à faire en sorte qu'une véritable industrie de l'évasion fiscale existe au service à la fois des entreprises et des personnalités physiques.

Le 29 mai, je me suis entretenu, en compagnie de deux de mes confrères de Mediapart, avec Pierre Condamin-Gerbier. Il nous a montré comment, au milieu des années 90, des groupes commerciaux et industriels ont créé leur propre banque dans des paradis fiscaux, notamment anglo-saxons, de façon à gérer leurs propres affaires à l'abri du fisc des pays dans lesquels ils réalisaient leur chiffre d'affaires. Le rendement économique était tellement extraordinaire qu'ils se sont spécialisés dans ces banques liées à d'autres opérateurs, financiers le plus souvent.

Il n'existe pas de rupture entre l'économie dite réelle et l'activité financière. Le lien est historique et organisationnel. Désormais, les banques ne sont plus qu'un instrument parmi d'autres dans la palette des fraudeurs.

M. Eric Boquet . - Je remercie Monsieur Peillon d'avoir accepté notre invitation. La réflexion menée cette année se situe dans la droite ligne des travaux de la commission d'enquête précédente. Nous nous intéressons d'avantage à la machinerie incluant bien sûr les banques mais aussi les opérateurs financiers que vous avez cités.

Beaucoup d'événements sont intervenus ces derniers temps, ce qui a contribué à changer le regard de l'opinion sur le sujet de l'évasion fiscale. Ce thème est aujourd'hui plus sensible et est devenu incontournable sur le plan politique.

Votre ouvrage a fait date sur ce sujet et a apporté beaucoup d'informations extrêmement utiles. Pourriez-vous revenir sur les difficultés que vous avez pu constater dans les procédures de contrôle ? Quel est votre regard sur les « grippages » qui interviennent dans le cours des procédures judiciaires ?

M. Antoine Peillon . - Le contrôle prudentiel, institutionnalisé sous autorité de la Banque de France à travers l'autorité de contrôle prudentiel - elle-même chargée de vérifier la conformité des procédures bancaires et des assurances à la loi française - n'a pas fonctionné dans le cas d'UBS. Toutes mes sources ont affirmé notamment avoir tenté d'alerter l'autorité de contrôle prudentiel très tôt après la constatation des délits. En 2008, le directeur de l'établissement d'UBS Strasbourg avait souhaité faire part de pratiques illégales à l'autorité. Il n'a jamais eu accès à cette autorité de contrôle.

Un groupement de cadres supérieurs avec à sa tête Nicolas Forrisier, responsable de l'audit interne à ce moment-là, a également plusieurs fois alerté cette autorité. Trois courriers et des fuites dans la presse ont été nécessaires pour que l'autorité de contrôle prudentiel déclenche sa propre enquête et transmette au procureur de Paris les éléments qui lui avaient été livrés. Deux ans ont été perdus par cette autorité de contrôle prudentiel dans l'enquête, la vérification et éventuellement la sanction des malversations opérées au sein d'UBS. Cette inaction a eu deux conséquences extrêmement dommageables. Tout d'abord, la direction de la banque a pu disposer de temps lui permettant de se livrer à la destruction de preuves. UBS a même demandé à sa directrice des relations publiques, Stéphanie Gibeault, qui d'ailleurs protestait contre l'évasion fiscale, de faire elle-même le nettoyage de ses fichiers. Ensuite, les témoins potentiels ont tous été licenciés. Ces premiers éléments permettent de s'interroger sur l'efficacité réelle de cette autorité de contrôle prudentiel.

Un événement très récent m'a par ailleurs interpellé. L'autorité de contrôle prudentiel a sanctionné la banque UBS à hauteur de 10 millions d'euros. Cette somme peut paraître considérable mais elle est en fait ridicule par rapport au chiffrage minimum de ce qu'a représenté l'évasion fiscale de 2000 à 2011, c'est-à-dire 850 millions d'euros. Une source suisse estime ce chiffre à plus d'un milliard d'euros. Le rapport de dix millions d'euros d'amende comparé à un milliard d'euros de chiffre d'affaires n'est pas très impressionnant. La direction d'UBS évoque des négligences dans la vigilance, qui auraient été faites à l'insu de son plein gré. Ceci n'est pas du tout crédible. L'organisation de l'évasion fiscale est industrielle, systématique et parfaitement contrôlée.

J'estime que l'autorité de contrôle prudentiel est très timide au regard de la gravité du phénomène. Cette autorité a pourtant le pouvoir de retirer la licence d'une banque ou de décupler la sanction pécuniaire dont je parlais. Le président actuel d'UBS France, Monsieur de Leusse, a pour sa part démissionné très récemment du Conseil d'Etat où il avait eu des fonctions très importantes. Il a néanmoins eu comme réflexe immédiat de faire appel de la décision de l'autorité de contrôle prudentiel auprès du Conseil d'Etat, où il a encore d'excellentes relations. Ainsi, les autorités de contrôle prudentiel de notre pays emploient de nombreuses personnes issues des banques et qui y travaillent parfois encore, y compris à UBS France. Il existe dès lors une porosité très étrange, au regard de la séparation des pouvoirs, entre le secteur financier et le secteur du contrôle public du secteur financier.

J'aimerais maintenant aborder le problème judiciaire. J'ai dénoncé le fait qu'y compris au niveau du parquet, les éléments transmis par l'autorité de contrôle prudentiel n'ont rencontré que de l'indifférence et de la nonchalance. Il a fallu attendre l'alternance politique et la parution du livre d'un journaliste pour que soit ouverte une véritable information judiciaire confiée au magistrat Guillaume Daïeff, rapidement accompagné par le juge d'instruction Serge Tournaire étant donné l'ampleur de la tâche.

Quelles sont les conséquences de cette lenteur ? La récolte des preuves devient presque impossible. Des fichiers ont été effacés. Une perquisition spécifique à motif informatique conduite par le juge Daïeff a été nécessaire pour constater que des instruments informatiques avaient été manipulés dans l'objectif d'effacer des preuves. Nous constatons ainsi une véritable entrave à la justice. Je considère qu'il existe des motifs à ces lenteurs. Certaines personnalités politiques entretiennent des relations coupables avec certains grands fraudeurs, et sont alors réticents à entraver l'action de ces derniers, leurs relations d'amitié ou de support risquant d'être détériorées. Un camp politique et une personnalité politique éminente, Nicolas Sarkozy, étaient particulièrement concernés. Ces pratiques ne représentent pas la vie politique française mais sont suffisamment lourdes pour avoir des conséquences judiciaires.

Enfin, la Cour des Comptes vient d'achever un rapport sur ce qui a pu représenter, dans l'administration française, des entraves à la connaissance du phénomène. Je connais bien les deux rapporteurs.

M. François Pillet, président . - Quand doit paraître ce rapport ?

M. Antoine Peillon. - La publication est prévue à la rentrée prochaine. Cependant, il semble qu'il soit d'ores et déjà terminé. Je regrette qu'une commission comme la vôtre n'y ait pas eu un accès immédiat.

M. François Pillet, président . - Notre commission sera encore saisie à la rentrée. Nous pourrons donc y avoir accès à ce moment-là.

M. Antoine Peillon. - Tous ces grippages montrent que même quand la justice agit, elle est en retard de plusieurs années par rapport au fait même des fraudes. Cela laisse tout loisir aux fraudeurs de rendre les fraudes invisibles.

J'ai eu la chance d'avoir été invité par le juge Charles Prats à une session de formation de l'Ecole Nationale de la Magistrature. Une quarantaine de personnes mêlant procureurs, juges d'instruction et policiers de haut niveau, ont tous expliqué n'avoir jamais réussi à obtenir des résultats sur le front de la fraude fiscale. J'ai déjà mentionné les lenteurs de l'appareil de contrôle mais de plus, notre loi n'est pas adaptée à la répression de la fraude fiscale. Ces personnes ne peuvent notamment s'attaquer qu'au blanchiment d'argent issu de la fraude fiscale, ce qui rend la procédure beaucoup plus complexe. Enfin, les peines sont tellement minimes quand il y a condamnation que même des fraudeurs pris en flagrant délit peuvent se permettre une arrogance qui fait injure à la démocratie et à la République.

M. Eric Bocquet . - Pourriez-vous nous détailler l'organisation financière des entreprises dites non financières ?

M. Antoine Peillon . - Les éléments dont je dispose sont issus du récit de Pierre Condamin-Gerbier sur le début de sa carrière. Au début des années 90, il est au service de grandes familles commerciales, qui lui demandent rapidement de participer au montage de structures financières et bancaires dans les paradis fiscaux dépendant de la couronne britannique. Elles ont les moyens, du fait des chiffres d'affaires formidables qu'elles font dans le commerce, de mobiliser très rapidement des cabinets d'experts et des avocats qui les conseillent dans la création de sociétés bancaires. Il est en effet très facile de monter une banque en Suisse, avec tous les avantages que cela comporte. Les résultats permettent de mobiliser des expertises très étoffées. Un avocat très proche d'un assez ancien ministre fait ainsi partie de ce monde des avocats spécialisés dans les montages offshore non déclarés.

Les moyens de la fraude ne sont pas toujours très complexes. En 2005, la gestion des avoirs non déclarés par la banque UBS se faisait au moyen de boîtes en bois et de fiches cartonnées. Dans une première boîte se trouvaient les noms réels des clients et leurs pseudonymes. Dans une deuxième boîte se trouvaient les pseudonymes et les numéros de compte correspondants. Chaque chargé d'affaire gérait environ 300 ou 400 gros clients. Il disposait d'abord du pseudonyme, se rapportait ensuite au numéro de compte qui lui permettait de rentrer dans le système informatique qui n'était composé que de numéros. Le fonctionnement était très artisanal. Les éléments étaient très matérialisés et donc très destructibles. Les pare-feu sont en effet souvent extrêmement rudimentaires.

M. François Pillet, président . - Je vous remercie Monsieur Peillon. Nous avons été très intéressés par l'audition de M. Pierre Condamin-Gerbier. Vous a-t-il donné des précisions sur des techniques ou sur les noms des personnes concernées ?

M. Antoine Peillon . -La rencontre du 29 mai dernier à Genève avait pour motif de le protéger. Il nous a donc transmis le maximum d'éléments possible. Il nous a notamment donné une quinzaine de noms de personnalités politiques dont il affirmait avoir été le témoin direct de leur évasion fiscale.

Il disposait d'informations très précises concernant les chiffres et les motivations des différentes personnalités. Je lui ai conseillé de réserver ces informations au juge d'instruction. Je ne crois pas en effet avoir la capacité en tant que journaliste de les vérifier. Ces éléments sont tellement sensibles que seul un juge d'instruction a les moyens d'avoir des certitudes en la matière.

Cette procédure judiciaire a été mise en oeuvre aujourd'hui même. Cette source est donc dans une démarche très sérieuse.

M. François Pillet, président . - Ceci est très intéressant. Des noms d'anciens ministres ou de ministres actuels sont-ils évoqués ?

M. Antoine Peillon. - C'est le cas.

Mme Nathalie Goulet . - Un texte sur la transparence de la vie publique sera étudié la semaine prochaine, suivi d'un texte sur l'évasion fiscale. J'aimerais tout d'abord savoir si vous avez quelques préconisations claires sur lesquelles nous pourrions déposer des amendements dès la semaine prochaine.

Par ailleurs, j'ai le sentiment que les activités de TRACFIN, de l'autorité de contrôle prudentiel et de la commission d'infraction fiscale à Bercy sont très mal coordonnées, mais que cela ne gêne aucune de ces organisations. Certains d'entre nous ont une opinion plutôt défavorable concernant l'existence de la commission d'infraction fiscale. Le tri qui s'y fait est opéré en dehors du droit commun. Qu'en pensez-vous ? Comment coordonner le système existant ?

J'aimerais également mentionner la protection des donneurs d'alerte, prévue par le texte sur la transparence. C'est une bonne idée qu'il faut à mon sens équilibrer pour ne pas laisser le champ ouvert à la délation.

M. Antoine Peillon . - J'ai eu la chance de pouvoir participer à l'élaboration de ce qui était d'abord une proposition de loi. Le député Yann Galut m'avait demandé de l'aider à trouver des experts de l'évasion fiscale.

Le verrou de Bercy choque profondément tous les experts avec lesquels je suis en relation, et avant tout les magistrats. Ils ne comprennent pas qu'il soit interdit d'enquêter, y compris lorsqu'il s'agit de flagrant délit de fraude fiscale. Ils doivent attendre que la commission des infractions fiscales donne son feu vert et soit proactive sur le sujet, à discrétion de la très haute administration et du gouvernement. De l'avis unanime des policiers de police judiciaire et des magistrats, ceci est une aberration.

Un compromis avait notamment été construit entre le ministère de la Justice et Bercy. Des nuances importantes distinguaient le ministre de l'Economie et des Finances et le ministre du Budget. Monsieur Moscovici avait ainsi accepté un système permettant à la Commission des infractions fiscales de continuer d'exister et à la Justice d'enquêter normalement. Ce compromis a été défait au plus haut niveau trois semaines avant que le projet de loi ne soit présenté devant l'Assemblée Nationale. Cela a été un véritable choc pour la magistrature, ainsi que pour vos consoeurs et confrères de l'Assemblée nationale. Cette destruction a en effet des conséquences négativement fantastiques. Si la justice ne peut pas agir, la fraude fiscale ne sera pas réprimée. Le fraudeur ne craint pas la rectification fiscale, qui est négociée à très bas taux et qui n'attire aucun opprobre. La condamnation au tribunal et le regard des autres citoyens sont bien plus redoutés. Le fait que la justice n'ait aucun mot à dire sur la fraude fiscale en tant que délit est totalement aberrant.

Il existe un deuxième verrou qui concerne la police judiciaire. Comment se fait-il que le renseignement, qui sait tout très en amont, ne se soumette jamais à l'article 40 du code de procédure pénale ? Il ne signale jamais au procureur des faits délictueux qui n'ont pourtant rien à voir avec ce qui est couvert par le secret-défense. Les Renseignement dénoncent eux-mêmes cette réalité. Des officiers du renseignement intérieur me l'ont ainsi affirmé. Un document écrit sur ce sujet avait d'ailleurs été transmis à l'Assemblée Nationale. D'autres experts du métier partagent le même point de vue. Il n'y a en effet aucune justification pour placer sous le sceau du secret-défense des informations qu'ils récoltent sur des fraudes dont ils sont les premiers avertis et qui nécessiteraient un travail judiciaire.

Sur la question des amendements, une revendication portée par les douaniers et les policiers me semble intéressante. Ils aimeraient pouvoir demander la provenance d'une somme en liquide à partir du moment où celle-ci dépasse les 10 000 euros. Certaines personnes y ont vu une atteinte potentielle à la liberté de faire circuler la caisse d'un commerce. Je prends pour ma part très au sérieux l'expérience de douaniers parfaitement républicains et respectueux des libertés publiques qui assurent que cet outil serait très avantageux dans la lutte contre la fraude fiscale. La circulation de l'or est de fait totalement soustraite à des interrogations judiciaires. Cette question mérite une certaine attention de la part des parlementaires.

Le dispositif proposé sur les lanceurs d'alerte est satisfaisant. Il faut bien entendu un équilibre empêchant des dénonciations gratuites. Toutefois, quand des lanceurs d'alerte agissent de manière tout à fait gratuite et morale, il serait bon de prévoir une reconnaissance de la République. Ils prennent en effet des risques considérables. J'ai été très impressionné par la conscience civique de ces personnes.

J'aimerais finir sur la question des repentis. Quid de celui ou celle qui a fauté pour différentes raisons ? L'époque a changé. L'enjeu de la fraude fiscale pour la société a changé. Certains banquiers sont déterminés à dire la vérité. Vous en avez auditionné un, dont je ne sais pas à quel degré il a participé au système. Catherine Dubouloz a publié dans le journal Le Temps les confessions d'un banquier suisse qui raconte dans le détail comment il opérait sur le territoire français la récolte de l'évasion fiscale. Un certain nombre de gens ayant exécuté des ordres pourraient apporter beaucoup à la justice s'ils étaient admis aux conditions d'un dispositif pour les repentis.

Mme Corinne Bouchoux . - J'ai une question extrêmement terre-à-terre à vous poser. Ce qui était il y a vingt ans un usage allant de pair avec une certaine réussite est devenu aujourd'hui un problème majeur. Ne pensez-vous pas que les personnes concernées devraient reconnaître leur faute et prendre la parole publiquement ?

M . Antoine Peillon . - Je me sens proche moralement de votre position. Les personnes concernées sont dans une gestion rationnelle de leurs intérêts. Aujourd'hui avouer une fraude fiscale n'est pas du tout profitable. Même quand on fait ses aveux bien orchestrés médiatiquement, on ne paye rien. Le seul motif qui poussera les fraudeurs à avouer serait la possibilité de payer moins dans le cas où ils auraient avoué. L'Etat doit être fort. Je rêve qu'un jour l'éducation soit suffisante pour que l'on puisse se passer d'un système répressif, mais nous avons pour l'instant besoin d'un système judiciaire fort. Il est en effet aujourd'hui tellement faible que les fraudeurs règnent en maître. Je suis informé quasiment quotidiennement de ce qui se passe dans la banque UBS France, au plus haut niveau. La direction se moque du monde. Ses déclarations récentes sont des pieds-de-nez à la justice et à l'information. UBS paye des fortunes à des cabinets d'avocats et des cabinets d'enquête privés, assurée que rien ne lui résistera. C'est la mentalité des fraudeurs et de ceux qui les servent.

M. Jacques Chiron . - Nous avions évoqué la possibilité de faire de la communication auprès de l'opinion publique. Cette dernière ne peut comprendre pourquoi elle est imposée normalement quand certains viennent se réfugier fiscalement sur son territoire et sont imposés anormalement. En Suisse, certains cantons refusent ce type de situation. Je salue votre rôle en tant que journaliste.

Le découplage entre le lieu réel de l'économie et les lieux juridiques n'est donc pas acceptable. Les États vont-ils s'en rendre compte ? Cela pourrait permettre de régler la fraude de certains grands groupes.

M. Antoine Peillon. - Je vous remercie de vos propos sur le rôle de ceux qui ont comme métier de faire connaître au public la réalité du fonctionnement de la société. Il me semble que les Suisses sont majoritairement défavorables à la levée du secret bancaire. En France, l'information, y compris quand elle est complexe, est bien comprise du public.

Je me suis intéressé récemment à la question des entreprises. La pratique systématique est de créer des sociétés offshore, notamment à Luxembourg, de sorte à récolter des royalties sans avoir à déclarer quoi que ce soit au fisc de son pays. Les Etats et les élus locaux ont quelques réticences à contraindre certains grands groupes à payer l'impôt à cause du chantage à l'emploi. Dans un reportage sur France 2 était notamment présenté un grand groupe de distribution de produits culturels implanté en Bourgogne, bénéficiant de subventions et ne payant qu'un impôt accessoire. Force est de constater le rapport défavorable de la puissance publique vis-à-vis de la puissance privée. La normalité économique est d'avoir des structures offshore non déclarées.

M. Eric Bocquet . - Je voudrais revenir sur l'enquête Offshore Leaks publiée au mois d'avril. Elle représentait, de mon point de vue, un travail de qualité incluant des dizaines de journalistes et comprenant des noms précis. L'organe de presse français s'est désolidarisé de la publication des fichiers. Je suis interpellé par le silence qui règne aujourd'hui sur cette question.

M Antoine Peillon . - J'ai eu connaissance de cette enquête avant sa publication. J'ai été informé des données précises recueillies, notamment concernant Singapour. J'ai pu constater la qualité de ces informations, leur défaut étant qu'elles ne comportaient que des noms de sociétés écrans. Il n'y avait en effet aucune donnée précise concernant les comptes bancaires et les ayants droit. L'évaluation de l'aspect illégal ou non de ces structures juridiques n'a pas non plus été effectuée. Le nom de Monsieur Augier a par exemple été cité sans que le journal ait la moindre capacité de nous éclairer sur la légalité de ses sociétés.

Je n'aurais pas personnellement publié cette enquête en l'état. Je n'en ai d'ailleurs pas compris la finalité ; la preuve en est qu'elle n'a eu aucune suite.

Le renseignement s'interroge par ailleurs beaucoup sur une manipulation de l'opinion publique, notamment européenne, pour des motifs psychosociaux faisant partie de la guerre économique en cours entre le monde anglo-saxon et le vieux monde européen. Certaines personnes du renseignement européen décryptent les choses ainsi.

M. Eric Bocquet . - La DCRI a remis un document à nos collègues députés, faisant état de la difficulté à exercer leur mission. Qu'est-il advenu de cette démarche ?

M. Antoine Peillon . - J'ai publié dans La Croix un article sur ce sujet. La note était double. La première partie analysait le manque d'articulation et de moyens de tous les services de police oeuvrant dans la répression de la fraude fiscale. La seconde portait sur le défaut d'action judiciaire concernant la question d'UBS alors que des officiers avaient eu connaissance très tôt des délits. Ils ont été empêchés de transmettre ces informations au judiciaire sous des prétextes de secret-défense mais selon eux, davantage pour des motifs de protection de certains clans politiques.

Cela a fait scandale à l'Assemblée Nationale. La note a été perçue par certains comme fantaisiste.

Ces officiers ont décidé de transmettre cette note au juge d'instruction. Deux juges se sont saisis de la question. Les sources policières ont été reçues au moins deux fois.

Mme. Nathalie Goulet . - J'ai déposé un amendement pour que la Haute Autorité de Transparence puisse avoir des liens institutionnels avec TRACFIN. Pensez-vous que cela soit une bonne idée ?

M. Antoine Peillon . - Je ne pense pas avoir la capacité de vous répondre. Cependant, l'organisation TRACFIN dispose d'une grande quantité de données. La problématique du passage au judiciaire se pose encore une fois. Il existe des pratiques très discrétionnaires. Je sais que certaines informations de grande qualité ont été conservées par la direction de TRACFIN et qu'elles n'ont pas été exploitées judiciairement. Cet outil est très efficace mais sous-exploité.

M. François Pillet, président . - Je vous remercie beaucoup. Vous avez apporté de riches informations.

Il est beaucoup fait mention de la Suisse, du Luxembourg, de Londres, du Delaware. L'évasion fiscale est-elle vraiment une invention occidentale ? La Russie, la Chine et les Etats du Moyen-Orient sont-ils coopératifs ?

M. Antoine Peillon . - Nous avons l'assurance qu'ils ne le sont pas. Hongkong s'est transformée en une place particulièrement opaque et résistante à toute enquête judiciaire. L'évasion fiscale est devenue un outil normal de notre système économique. Les pays que vous citez sont particulièrement concernés par l'articulation terrible qui existe entre le crime organisé et la fraude fiscale. Toutefois, l'outil suisse reste central. J'ai ainsi constaté le besoin des grands de ce monde d'évoluer dans des environnements luxueux. La dimension mondaine est un motif sociologique fort.

M. François Pillet, président . - Nous vous remercions tous beaucoup .

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