AUDITION DE M. DOMINIQUE STRAUSS-KAHN, ANCIEN MINISTRE, ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DU FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL
(mercredi 26 juin 2013)
M. François Pillet, président . - Nous auditionnons M. Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et des finances et ancien directeur général du fonds monétaire international (FMI). Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Dominique Strauss-Kahn prête serment.
M. Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI . - Je précise que les règles du FMI, au travers des traités internationaux, m'enjoignent de ne pas révéler un certain nombre d'informations qui ont pu m'être transmises sous le sceau du secret.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - Votre présence, monsieur le ministre, correspond au souhait unanime du bureau de notre commission, qui a déjà entendu une dizaine de personnes et poursuivra ses auditions. Notre commission d'enquête est consacrée au rôle des banques et plus largement des acteurs financiers : assurances, gestionnaires de fonds, investisseurs, entreprises non financières en leurs fonctions financières - à Londres, le shadow banking a été multiplié par trois en dix ans - ou encore les banques centrales.
Par capitaux, nous entendons l'ensemble des richesses cristallisées dans des supports financiers ou monétaires ; par évasion, les mouvements qui visent à soustraire ces richesses aux règles fiscales et financières sans autre but que de profiter des frottements dans les différents espaces de souveraineté. Nous nous intéressons plus largement aux phénomènes de prédation que recèle de plus en plus la vie financière contemporaine,. Je relève que, si la répudiation des dettes est une pratique récurrente de la vie financière, la répudiation massive et systématique des créances telle qu'elle est apparue dans l'épisode des subprimes est peut-être sans précédent. Nous souhaitons recueillir votre témoignage en votre qualité d'ancien directeur général du FMI, observateur et acteur dans la crise financière, et d'ancien ministre de l'économie et des finances.
M. Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l'économie et de finances et ancien directeur général du FMI . - Le sujet est si vaste qu'on ne sait pas bien où l'arrêter. L'économie réelle, c'est-à-dire la production, les échanges, le marché du travail, constitue une discipline assez simple ; le corpus théorique accumulé au XIXème et au XXème siècle en cerne correctement le fonctionnement, les instruments d'analyse sont assez bien définis. Tout se complique lorsqu'on introduit la monnaie, ou, dans sa version plus moderne, l'ensemble de la finance. C'est plus qu'une complication supplémentaire, en fait : c'est un autre monde. Ces quelques mots ont servi d'introduction au cours d'économie monétaire que j'ai dispensé pendant des années à l'université. Dans une économie mondiale de plus en plus monétisée, de plus en plus financiarisée, il n'est pas surprenant que l'analyse soit devenue très sophistiquée et qu'elle laisse souvent les responsables un peu démunis, car les raisonnements sont souvent contre-intuitifs.
Il y a énormément de dysfonctionnements dans ce système et, par ailleurs, des situations individuelles parfois scandaleuses. Les dysfonctionnements ont des conséquences systémiques ; les scandales individuels touchent à l'équité, à l'image de la vie en société. Ces dysfonctionnements atteignent, à certains moments, un degré catastrophique, telle la crise qui sévit depuis fin 2007 en est la preuve, qui a produit quelques dizaines de millions de chômeurs.
Très évidemment, le système fonctionne mal. Toutefois, incriminer la finance dans le désastre économique que nous vivons a pour moi la même pertinence qu'incriminer l'industrie automobile pour le nombre de morts sur la route. Bien sûr, toute amélioration du produit est bienvenue, et mieux vaut avoir des voitures plus sûres, comme il vaut mieux améliorer le fonctionnement et les produits bancaires ; c'est ce qu'a fait notre pays récemment. Mais le vrai problème, c'est le comportement des individus. C'est moins la finance qui est en cause que les financiers. Si j'étais provocateur, je dirais qu'à trop s'occuper de la finance, on ne s'occupe pas assez des financiers ! On laisse faire le plus nocif en se satisfaisant, tant bien que mal, des aménagements que l'on apporte au fonctionnement de l'industrie elle-même.
Un certain nombre d'acteurs, banques et d'autres, agissent avec des motivations lucratives, mais leur action peut déstabiliser l'économie mondiale. La régulation doit donc contrer ces comportements quand ils sont nocifs pour la collectivité, non se limiter à des règles de fonctionnement de l'industrie financière. Certes, la séparation entre banque d'investissement et banque commerciale va dans le bon sens, mais améliorer la machine n'empêchera pas certains de brûler les feux rouges. Je ne souhaite pas fustiger les instruments, ils sont nécessaires - car il faut préserver des zones de prise de risques - mais ils ne doivent pas être utilisés à mauvais escient.
Le problème ne réside pas tant dans la difficulté technique, même si elle existe, que dans la volonté politique d'agir sur les acteurs. Les gouvernements ont parfois des discours volontaristes, qui ne sont guère suivis d'effet et les crises se perpétuent... On sait globalement traiter les problèmes techniques, mais faire qu'à l'échelle planétaire, les plus grands pays se conforment aux déclarations de leurs dirigeants en matière d'assainissement du système financier, c'est une autre paire de manches.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - J'ai lu dans une interview la phrase suivante d'Olivier Blanchard, économiste en chef au FMI : « nous avions sous-estimé le rôle de la finance, les économistes avaient oublié les leçons de l'histoire ». Partagez-vous ce point de vue ? Pouvez-vous préciser cette pensée ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - J'aurais des scrupules à parler à la place d'Olivier Blanchard, l'un des plus grands économistes de notre temps. Cette phrase fait écho à mon propos : les économistes sont mal armés sur la question de la finance. L'aspect monétaire est souvent laissé de côté dans l'enseignement et la recherche. Ceux qui sont censés être les experts sont en réalité peu formés à ce qu'est devenu, en très peu de temps, le monde de la finance.
Les « leçons de l'histoire » sont sans doute celles de la crise de 1929, et de la contagion de la Kredit-Anstalt. La transmission se fait bien plus rapidement dans la finance que par les canaux traditionnels de l'économie réelle.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - On dit que les paradis fiscaux et territoires off shore abriteraient 18 000 milliards de dollars, soit le tiers du PIB mondial. Confirmez-vous ce chiffre ? En avril dernier, le FMI estimait que les paradis fiscaux ne constituaient pas une menace pour la stabilité financière mondiale. N'y a-t-il pas là une contradiction ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - Il faut distinguer paradis fiscaux et territoires off shore. Les deux se recoupent souvent, mais la mécanique n'est pas la même. L'estimation de 18 000 milliards concernait les paradis fiscaux ; elle me paraît réaliste, voire faible, car en matière financière, les grandeurs sont souvent des multiples des grandeurs réelles.
Contradiction ? Oui et non. Le paradis fiscal a des conséquences injustes en ce qu'il prive des États de recettes fiscales mais n'a pas forcément de conséquences systémiques. Il y a des conséquences, en revanche, lorsque la création d'instruments financiers fondés sur l'opacité conduit à une crise comme celle des subprimes, liée fondamentalement à la méconnaissance qu'avaient les acheteurs des paquets structurés qu'ils achetaient. C'est cette opacité là, renforcée par les territoires off shore, qui est très déstabilisante. La partie purement fiscale est une chose, l'équilibrisme financier en est une autre.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - Quel est le rôle exact du FMI concernant cette activité financière dans les paradis fiscaux et territoires off shore ? Quelle action meniez-vous en la matière ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - Peu, pour deux raisons. D'abord parce que cela ne figure pas dans les fonctions dévolues au FMI à l'origine - à l'époque de Bretton Woods, le problème n'existait guère. Ensuite parce que le FMI n'intervient dans un État qu'à la demande de celui-ci. Les paradis fiscaux ou centres off shore ne sollicitant pas son intervention, difficile pour le FMI d'y mettre son nez. Certes, une décision internationale peut tordre le bras à ces États, souvent peu puissants ; mais peu d'investigations ont eu lieu. La voie d'accès privilégiée est celle du contrôle prudentiel. Mais dans les Etats figurant sur la liste rouge, les banques concernées ont vite été irréprochables... Ce n'est que lorsque le pays fait appel au FMI que l'on peut aller plus avant.
Le FMI tient compte de ces sujets, d'autant que le souci de la stabilité financière globale a pris une importance croissante depuis 2007-2008, mais, contrairement à ce que beaucoup pensent, le Fonds n'est pas le gendarme de la finance internationale : il n'en a pas les moyens légaux, et, partant, il n'en a pas non plus les moyens intellectuels.
M. Éric Bocquet, rapporteur. - Ce n'est pas la finance qui est en cause mais la responsabilité des financiers, avez-vous dit. Qui sont ces esprits animaux ? Les traders, les dirigeants, les superviseurs, les banques ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - Fin 2008, quelques semaines après le krach de Lehman Brothers, j'assistais à Washington à un dîner réunissant, autour du secrétaire du Trésor des États-Unis Henry Paulson, quelques grands banquiers américains. J'eus la surprise d'entendre l'un d'entre eux réclamer, d'un ton implorant, que la puissance publique mette en place des règles strictes, afin que les banquiers soient contraints de s'y conformer. Autrement dit, ce sont des êtres faibles incapables de se réguler seuls... Les esprits animaux existent, tout le long de la chaîne. Sans empêcher toute prise de risque, il faut réprimer la prise de risque excessive qui ne se justifie que par le lucre personnel escompté.
M . Éric Bocquet, rapporteur . - Comment ?
M. Dominique Strauss-Kahn. - Les sanctions doivent frapper les individus, de haut en bas de la chaîne hiérarchique, plutôt que les institutions. Les individus doivent intégrer que s'ils manient du risque, ils seront mieux rémunérés mais que leur responsabilité personnelle sera engagée. C'est la déresponsabilisation de l'ensemble de la chaîne qui conduit à prendre des risques démesurés, au nom de l'intérêt de l'entreprise ou que sais-je.
Pourquoi cet esprit moutonnier ? La technicité du sujet est telle que la plupart des acteurs sur ces marchés utilisent des modèles très sophistiqués. Nous savons manier des modèles qui reposent sur des aléas gaussiens, c'est-à-dire sur des distributions de probabilités où les évènements extrêmes sont rares. Or dans la réalité les queues de distribution sont larges, les évènements très extrêmes se produisent. La catastrophe que l'on pense infiniment peu probable l'est en fait un peu plus, comme l'a constaté Harold Edwin Hurst en étudiant les crues extrêmes du Nil. Les travaux du mathématicien Mandelbrot sur les fractales ne disent pas autre chose. Le modèle conduit à prendre plus de risque qu'on ne devrait, car le modèle est faux...
Deuxième raison de cette prise de risque excessive : le gendarme n'est pas assez armé. Quand une Ferrari dépasse les limitations de vitesse, on ne lance pas les gendarmes à ses trousses en Clio. De même, les surveillants doivent avoir les mêmes compétences techniques que ceux qu'ils surveillent. Comment faire, quand de l'autre côté de la barrière, on gagne cent à deux cents fois plus que ce que la puissance publique est capable d'offrir ? Résultat, les gendarmes rament loin derrière...
Aux États-Unis, le système était organisé selon l'activité première de l'institution financière : AIG, compagnie d'assurance à l'origine, relevait ainsi de l'organe de régulation des assureurs. En Europe, la supervision est éclatée. En dépit des discours, il n'y a toujours pas d'union bancaire et de supervision transfrontalière.
La vraie question est celle de la contagion transfrontalière tant redoutée, qui explique les réticences à agir massivement au début de la crise grecque. Dès lors que la supervision est nationale et non intégrée, la contagion est possible. Est-ce le superviseur du home country, le pays d'origine, qui va surveiller la filiale d'une banque française en Grèce, ou celui du host country, le pays hôte ? Dès qu'un problème n'est pas réglé, cela ouvre des failles, exploitées par les acteurs. Il faut donc une supervision intégrée, une vraie union bancaire, ce que le FMI réclame depuis des années. Avec la crise, les Européens l'ont acceptée - sur le papier. En réalité, beaucoup veulent garder leurs superviseurs nationaux, à commencer par de très, très grands pays européens, qui ont de très gros problèmes avec leurs banques régionales mais préfèrent pousser tout cela sous le tapis.
Les résultats du premier stress test conduit à la suite de la crise évaluaient les besoins de recapitalisation des banques européennes à 3 milliards d'euros. Le FMI estimait quant à lui, à partir de données publiques et d'hypothèses différentes, qu'il faudrait 70 à 80 milliards. Il fut prié de garder pour lui ce chiffre, qui a fuité depuis. Quelques mois plus tard, la crise irlandaise révélait qu'il manquait aux banques irlandaises 24 milliards en capital ; le FMI avait anticipé 17 milliards... Les superviseurs nationaux ont caché les difficultés de leur propre système, pour des raisons politiques ou pour éviter d'attirer les rapaces. En Chine, les autorités ont laissé grimper en flèche les NPL, les prêts non performants. Au Japon, on s'est refusé à fermer, racheter ou recapitaliser des institutions financières pour éviter à leurs dirigeants et employés de perdre la face... Pour des raisons culturelles, économiques, la supervision fonctionne mal, or elle est essentielle pour localiser ceux qui prennent des risques et les mettre en garde contre les risques indus. Le résultat, c'est la catastrophe de la crise chypriote. En appeler aux déposants pour remettre sur pied les institutions financières, c'est ruiner la confiance que ceux-ci ont dans leur banque, donc tuer le système ! Tout cela pour dire que les esprits animaux existent, et qu'il faut des gendarmes d'une autre nature que ceux dont nous disposons aujourd'hui.
M. François Pillet, président . - L'optimisation fiscale se nourrit de la concurrence entre États : avez-vous pu entreprendre des actions tendant à l'harmonisation ? Le gouvernement français peut-il jouer sur d'autres leviers que diplomatiques pour forcer ses partenaires à un tel rapprochement ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - Les pouvoirs du FMI pour obtenir une harmonisation fiscale sont nuls. Au sein de l'Union européenne, les États qui le veulent peuvent avancer mais ceux qui bloquent le processus ont un pouvoir considérable. Les petits États, certes, finissent par céder, mais c'est le fruit d'un rapport de forces politiques. Il faut une volonté considérable pour progresser, or elle s'exprime fortement dans les discours, moins nettement en actes.
Mme Nathalie Goulet . - Nous avons déjà formé une commission d'enquête sur l'évasion fiscale, mais quelles difficultés, ensuite, pour promouvoir les mesures que nous préconisions ! Hormis la formation des agents de supervision, il y a les fameux prix de transfert, qui sont un gros problème. Au-delà de l'autopsie à laquelle procède un film comme Inside job, que faire, et comment prévenir les conflits d'intérêts, qui sont au coeur de certains dysfonctionnements ?
M. Yvon Collin . - Quelles constatations avez-vous pu faire concernant le fonctionnement et le contrôle des banques sur le continent africain, notamment dans les pays destinataires de l'aide au développement ? La corruption fait obstacle à l'efficacité de cette aide dit-on. Lors de la mise au point de programmes d'ajustement structurel, le FMI a-t-il eu la possibilité d'examiner ce problème de près ? Comment analysez-vous la contradiction qui existe entre le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) américain, sévère à l'égard des particuliers, et le régime fiscal favorable réservé par la législation fiscale des Etats-Unis aux entreprises, qui ne sont pas taxées sur les bénéfices réalisés à l'étranger dès lors qu'ils ne sont pas rapatriés : est-ce une arme suprématiste contre l'Europe ?
Mme Corinne Bouchoux . - Prenons un exemple micro-économique : les pratiques de la famille Wildenstein, qui mêlaient prêts, recours à des trusts, dons, activités financières et liens avec des banques, ont été mises à jour. Pas moins de 650 millions d'euros à recouvrer ! Avez-vous des précisions à nous apporter sur ces comportements ? Cet exemple éclaire notre sujet.
M. Dominique Strauss-Kahn . - Les conflits d'intérêts sont une question centrale. Il y a les conflits d'intérêts au sens traditionnel, lorsqu'une personne intervient dans un domaine où elle a des liens ; il y a aussi les conflits entre les intérêts particuliers et ceux de la collectivité. Je ne suis pas convaincu que la position américaine soit la meilleure car elle est trop extrême et donc inopérante : le conflit d'intérêts est caractérisé dès lors qu'il pourrait apparaître qu'un conflit d'intérêts existe. Lorsque l'on sanctionne le conflit d'intérêts ex post, au moins, on sait de quoi l'on parle ! Le résultat en est qu'aux États-Unis, les présidents ont le plus grand mal à constituer des équipes : les personnalités pressenties craignent qu'on les censure à la moindre révélation d'une contravention impayée trois ans avant !
Quant aux prix de transfert, c'est l'un des canaux, le principal parfois, pour maquiller une réalité économique et déplacer des profits. Mme Goulet a également mentionné la formation : effectivement, des compétences considérables sont requises pour superviser les activités bancaires et financières, or comment attirer de tels professionnels ?
Je suis d'accord avec M. Collin : la corruption nuit à l'efficacité de l'aide... On peut être rigoriste et couper toute aide dès lors que la corruption est avérée, ou pragmatique en estimant les fuites inévitables. Souvent, les prélèvements sont très importants. Le FMI n'a l'occasion d'en connaître que s'il a été appelé dans le pays. Oui, la question mérite d'être posée. Mais là encore, le gendarme n'est armé que d'une épée de bois.
Il est évident que le fisc américain mène une action déterminée contre les particuliers et se montre bien laxiste à l'égard des Google et autres grandes entreprises. C'est que la préoccupation est plus vaste, elle rejoint l'intérêt national. Pourquoi de très, très grands pays tiennent-ils des discours résolus sur les paradis fiscaux et n'engagent-ils aucune action pour en venir à bout ? Impuissance à agir ? En réalité, les opérations extérieures, militaires ou pas exactement militaires, ne se passent pas en pleine lumière, or elles ont besoin de canaux de financement. Quand on intervient aux quatre coins de la planète, on met en jeu des sommes considérables, qui transitent par des dizaines de sociétés écrans. On n'a alors aucune intention de lutter contre les paradis fiscaux. Racontars, diront certains...
Je n'ai pas plus d'informations que celles données par la presse sur l'affaire mentionnée par Mme Bouchoux. Je ne peux donc vous apporter de précisions.
Mme Marie-Noëlle Lienemann . - Je m'interroge sur la présentation que vous avez faite concernant la nature du problème : ce sont les comportements qui pervertiraient un système en lui-même satisfaisant. Je pense le contraire. Le système est lui-même dangereux et il l'est d'autant plus que le décrochage est massif entre finance et économie réelle. Lionel Jospin avait signé une brillante tribune sur la question en 2008.
Si les superviseurs étaient meilleurs, les choses fonctionneraient bien ? Je n'en crois rien. Ils tirent leur légitimité non de leur compétence mais de l'intérêt général, du bien commun. Les États sont en compétition, économique et géopolitique, et n'ont pas l'intention de se démunir de leurs moyens. L'attitude sage est alors de chercher à dégraisser le système de ses plus mauvaises pratiques. Êtes-vous favorable à l'interdiction du trading haute fréquence ? À une limitation du champ d'intervention de certains hedge funds ? À une généralisation de la taxe Tobin ? Que pensez-vous des dernières décisions du G8 sur les paradis fiscaux ? Ces bonnes paroles auront-elles la même suite que les fois précédentes ?
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. - Que pensez-vous de la loi Fatca ? Le nombre souvent extravagant de filiales des banques ne crée-t-il pas en lui-même un paradis fiscal, une opacité nuisible ?
La réponse ne réside-t-elle pas dans une harmonisation fiscale, du moins à par grande région du monde, à défaut de mieux ?
M. Michel Bécot . - Les superviseurs n'ont pas les moyens de rémunérer les compétences pointues dont ils ont besoin, dites-vous. Avez-vous eu l'occasion d'alerter les gouvernements sur ce problème ? Pendant votre présidence, le FMI est-il intervenu dans des pays où existaient des zones d'ombre ? Quelle attitude avez-vous alors adoptée ?
M. Jean-Yves Leconte . - Les dérives du système affectent la souveraineté des États et la démocratie. Les flux internationaux de capitaux circulent à la vitesse de la lumière. Mais n'y a-t-il pas des outils pour rétablir la souveraineté et la démocratie ? S'il s'agit seulement des salaires à offrir aux agents de la supervision, le problème doit pouvoir se régler ! Dans une zone limitée, Union européenne ou zone de libre échange entre les États-Unis, l'Europe et le Japon, ne pourrait-on mettre en oeuvre une régulation suffisamment forte pour protéger nos valeurs politiques ?
Mme Laurence Rossignol . - Si je comprends bien, la finance rémunère tellement bien l'intelligence que celle-ci est drainée à son seul service. La fraude fiscale sert les intérêts des États, elle représente pour eux un choix pragmatique. Dans ce sombre tableau, y a-t-il un espace de régulation possible, un petit espoir ? Une petite bouffée d'optimisme ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - La rémunération des superviseurs n'est qu'un aspect, que j'ai cité pour illustrer un propos plus large.
Avec Marie-Noëlle Lienemann, nous avons un débat très ancien... Je ne dis pas que le système est bon en lui-même et perverti par quelques esprits mauvais. Il est comme il est, mais il fonctionnerait mieux si l'on s'appliquait à infléchir les comportements particuliers. Aux États-Unis ou ailleurs, lorsqu'une nouvelle loi tente de corriger le système, celui-ci se défend à la manière d'une baudruche, se dégonflant ici, se regonflant ailleurs. Mieux vaudrait attaquer là où la marge de progrès est considérable : les comportements. Mais je pense moi aussi que le système est dangereux !
Le Fatca est un instrument au service des États-Unis, bien sûr. Mais n'est-il pas naturel de légiférer dans l'intérêt national ? Le débat qui s'ouvre sur le traité commercial est en revanche un piège pour les Européens et la France a raison de se battre pour l'exception culturelle - qui est tout petit aspect du problème. Le vrai sujet, ce sont les normes. Les États-Unis ont déjà un accord avec le Pacifique, exception faite de la Chine. Ils veulent en obtenir un avec nous afin de bloquer les Chinois. Nous sommes dans un monde de méchants : il faut se battre, chacun le fait pour soi, ne croyons pas que les propositions présentées par tel ou tel le sont au nom de l'intérêt collectif.
Le grand nombre de filiales est peut-être néfaste, mais qu'on en réglemente plus strictement l'usage et cet instrument sera délaissé pour d'autres. C'est la volonté d'échapper qu'il faut cibler. Pour la réprimer, il est indispensable de sanctionner directement, personnellement, les risques pris. L'harmonisation fiscale serait une solution et chaque avancée est bienvenue, mais je n'ai pas l'impression que l'on progresse beaucoup.
Il y aurait de gros avantage à interdire le trading haute fréquence mais celui-ci n'est pas totalement inutile : si la parité euro-dollar est la même à New-York, Paris et Tokyo, c'est en raison de l'infinité des petits mouvements correcteurs issus des arbitrages. La régulation doit bien sûr s'appliquer aux hedge funds comme aux banques qui prêtent à ces fonds de placement. Nos partenaires américains y sont toutefois très hostiles... Quant à la taxe Tobin, c'est une vaste illusion. Cette mesure ne mène à rien, sinon à satisfaire ceux qui, craignant des mesures plus sévères, sont ravis de sa mise en oeuvre ! Ce n'est pas avec une taxe aussi faible que l'on piègera les mouvements de capitaux déstabilisants.
Les déclarations récentes sur les paradis fiscaux connaîtront sans doute le même sort que les propos tenus par un précédent président de la République, à l'issue d'un G20. « Les paradis fiscaux sont morts », annonçait-il. On attend toujours.
Oui, le FMI est intervenu dans des pays abritant des paradis fiscaux, mais son domaine se limite aux politiques monétaires et budgétaires et à la stabilisation des comptes.
M. Leconte et Mme Rossignol posent une bonne question. Nous avons les moyens intellectuels, législatifs, pour jouer à l'échelle nationale. Mais l'aire de jeu s'est élargie : difficile d'appliquer les règles du basket sur un terrain de football. En partageant la souveraineté, nous en aurions plus, nous pourrions avancer et restaurer des marges de démocratie. C'est en abandonnant la souveraineté à des nationalismes rampants - puis de plus en plus exacerbés - que l'on porte la plus grave atteinte à la démocratie et que l'on se marginalise.
Encore faut-il ne pas se leurrer sur la régulation à appliquer. La crise a accéléré la mise en oeuvre de Bâle III, comme si la solution résidait dans des banques plus capitalisées. La réalité, c'est que le numéro deux du Comité de Bâle vient d'outre-Atlantique ! La réglementation de Bâle III est très favorable aux banques américaines, d'abord parce qu'elles ne la respectent pas, ensuite et surtout parce que les entreprises se financent sur le marché, non par l'intermédiation bancaire comme en Europe. Les nouvelles exigences desservent les établissements européens. Oui, il existe un espace pour la régulation, mais toute régulation n'est pas bonne à prendre. Rien ne sert de vouer le système aux gémonies, il faut savoir où porter le fer !
M. Éric Bocquet, rapporteur . - Une loi de séparation des activités bancaires a été adoptée en France récemment, comme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Est-on selon vous loin du compte ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - C'est une bonne chose, mais elle ne révolutionne pas grand-chose.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - Je me souviens d'Alan Greenspan se félicitant de « l'exubérance rationnelle des marchés ». Quelle est la responsabilité des banques centrales dans la crise ?
M. Dominique Strauss-Kahn . - Il a dit cela au moment de la bulle internet, il y a une dizaine d'années, lorsqu'il était gouverneur de la Réserve fédérale. Une banque centrale est prêteur en dernier ressort ; c'est un instrument puissant dont le gouvernement américain et le gouverneur Ben Bernanke ont su jouer de façon exemplaire, évitant bien des ennuis. Reste aujourd'hui à dégonfler le bilan de la Fed.
En Europe, dans le même temps, Mario Draghi a déployé des efforts considérables pour maintenir le système. Mais la BCE n'est pas un prêteur en dernier ressort adossé à un Etat ; c'est un ersatz de banque centrale et cette situation est source d'instabilité. Les banques centrales ont bien joué leur rôle depuis 2007 et ont sauvé la mise à plusieurs reprises...
Une remarque sur les interventions de la BCE à court terme : les gouvernements européens ont eu tendance, après l'annonce des programmes outright monetary transactions (OMT), à se reposer sur l'action de la banque centrale. Or si elle seule peut stabiliser les marchés à court terme, attention à l'effet pervers, car cela ne dispense pas les États des réformes nécessaires à moyen et long terme.
M. François Pillet, président . - Notre commission d'enquête, qui représente mathématiquement tous les groupes politiques, avait souhaité unanimement entendre l'ancien directeur général du FMI. C'est chose faite et je vous en remercie.