C. PAC ET DROIT DE LA CONCURRENCE - PRÉSENTATION GÉNÉRALE

Il convient de replacer la négociation contractuelle entre éleveurs et industriels dans le cadre du droit de l'Union européenne. Celui-ci se présente sous la forme d'une réglementation gigogne alternant principes et dérogations, à leur tour limitées. L'instabilité juridique qui en résulte suscite l'incompréhension légitime des professionnels de la filière laitière.

1. Le principe : l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne

Le droit de l'Union européenne et le droit national prohibent les pratiques anticoncurrentielles, à savoir les ententes (articles 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne -TFUE- et L. 420-1 du Code de commerce) et les abus de position dominante (articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce). En l'espèce, l'article de référence est l'article 101 du TFUE.


Article 101 du TFUE
(ex-article 81 TCE)

1. Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à :

a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction,

b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,

c) répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement,

d) appliquer, à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,

e) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats.

2. Les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit.

3. Toutefois, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables :

- à tout accord ou catégorie d'accords entre entreprises,

- à toute décision ou catégorie de décisions d'associations d'entreprises et

- à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans :

a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,

b) donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence.

Une entente est une pratique par laquelle des opérateurs vont être à l'origine d'une collusion au détriment d'un tiers (concurrents, clients ou consommateurs). Les articles 101 du TFUE et 420-1 du Code de commerce mentionnent trois formes d'ententes, conduisant à une perte d'autonomie des opérateurs économiques : les décisions d'association, les accords entre entreprises et les pratiques concertées.  L'éventail des formes d'ententes est donc large. Les décisions d'association peuvent prendre différentes formes (associations sans but lucratif, associations de fait, organisations professionnelles, groupements d'intérêt économique...). La coordination des opérateurs est l'élément déterminant de l'illicéité du comportement. Des indices graves, précis et concordants attestant d'un contact entre les opérateurs (mail, déjeuners, téléphone), suffisent à démontrer une pratique concertée.

Les ententes peuvent être classées selon leur forme ou selon les opérateurs impliqués : les cartels sont des ententes secrètes dont la nocivité est indiscutable mais les ententes peuvent être plus floues et c'est moins l'entente qui est sanctionnée que son impact sur la restriction de concurrence. Les ententes horizontales visent tout accord conclu entre des concurrents situés au même niveau de la chaîne économique du marché (la fixation des prix, la limitation de production, le partage de marchés et de la clientèle sont interdites en raison de leur objet restrictif de la concurrence). Les ententes verticales concernent les accords conclus entre opérateurs économiques situés à un niveau différent de la chaîne de production (un accord entre un producteur et un transformateur imposant des restrictions de vente entre dans cette catégorie par exemple).

Le droit français confirme la prééminence du droit de la concurrence puisque l'article L. 410-1 du Code de commerce dispose que la prohibition des pratiques anticoncurrentielles et des pratiques restrictives de concurrence s'applique « à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques » . Implicitement, les activités agricoles relèvent donc du droit général de la concurrence. Dans le secteur laitier, comme dans d'autres secteurs, la pratique des recommandations des prix est une pratique anticoncurrentielle par nature et pouvait s'analyser comme une entente horizontale.

2. Les dérogations

Le secteur agricole est concerné par la politique de concurrence, définie aux articles 101 à 109 du TFUE, et par la politique agricole commune (la PAC), définie aux articles 38 à 43 du même traité. L'article 42 du TFUE confie au droit dérivé, contenu dans les règlements et les directives européennes, le soin de concilier les objectifs de la PAC (énoncés à l'article 39) avec les règles de concurrence.

Article 42 du TFUE
(ex-article 36 TCE)

Les dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Parlement européen et le Conseil (...)

Le règlement n° 1184/2006 du Conseil du 24 juillet 2006 portant application de certaines règles de la concurrence à la production et au commerce de produits agricoles pose, dans son article premier, le principe de l'application des règles de concurrence contenues dans les articles 101 et 102 du TFUE au secteur agricole, sous réserve des dispositions de l'article 2.


Règlement n° 1184/2006 du Conseil du 24 juillet 2006

Article 2

L'article 81, paragraphe 1, du traité (nouvel article 101 du TFUE) ne s'applique pas aux accords, décisions et pratiques visés à l'article 1er du présent règlement qui font partie intégrante d'une organisation nationale de marché ou qui sont nécessaires à la réalisation des objectifs énoncés à l'article 33 du traité (nouvel article 39 du TFUE).

Il ne s'applique pas en particulier aux accords, décisions et pratiques d'exploitants agricoles, d'associations d'exploitants agricoles ou d'associations de ces associations ressortissant à un seul État membre, dans la mesure où, sans comporter l'obligation de pratiquer un prix déterminé, ils concernent la production ou la vente de produits agricoles ou l'utilisation d'installations communes de stockage, de traitement ou de transformation de produits agricoles, à moins que la Commission ne constate qu'ainsi la concurrence est exclue ou que les objectifs de l'article 33 du traité sont mis en péril.

Ainsi, le règlement communautaire n°1184/2006 prévoit qu'il est possible de déroger aux règles de concurrence du droit commun et par conséquent que la conclusion d'accords et de pratiques concertées dans le secteur agricole peut être autorisée dans les trois cas suivants :

- si les accords/ententes « font partie intégrante d'une organisation nationale de marché » (ONM) ;

- si les accords/ententes « sont nécessaires à la réalisation des objectifs de la PAC » énoncés à l'article 39 du TFUE  rappelé ci-après. On pourra relever que ces objectifs peuvent apparaître parfois contradictoires (revenus des agriculteurs et prix raisonnables aux consommateurs), ce qui peut laisser place, s'agissant du droit de la concurrence, à plusieurs interprétations ;

Article 39 du TFUE
(ex-article 33 du TCE)

1.  La politique agricole commune a pour but :

a) d'accroître la productivité de l'agriculture en développant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu'un emploi optimum des facteurs de production, notamment de la main-d'oeuvre,

b) d'assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l'agriculture,

c) de stabiliser les marchés,

d) de garantir la sécurité des approvisionnements,

e) d'assurer des prix raisonnables aux consommateurs.

2. Dans l'élaboration de la politique agricole commune et des méthodes spéciales qu'elle peut impliquer, il sera tenu compte :

a) du caractère particulier de l'activité agricole, découlant de la structure sociale de l'agriculture et des disparités structurelles et naturelles entre les diverses régions agricoles,

b) de la nécessité d'opérer graduellement les ajustements opportuns,

c) du fait que, dans les Etats membres, l'agriculture constitue un secteur intimement lié à l'ensemble de l'économie.

- et, dans certain cas listés, les accords d'association dès lors qu'ils ne comportent pas d'obligation de pratiquer un prix déterminé.

3. Les interprétations des dérogations

Ce dispositif et l'appréciation de la réalité et des effets des ententes fait l'objet de très nombreux études, rapports... et contentieux. Les juges et plusieurs institutions ont été conduits à adopter à ces diverses occasions des interprétations qui affaiblissent la portée des dérogations.

a) L'interprétation de la Commission européenne : l'exemple de l'affaire des viandes bovines françaises (2003)

L'affaire des Viandes Bovines françaises fait écho à une décision de la Commission rendue le 2 avril 2003 condamnant un accord conclu dans le secteur bovin par des fédérations françaises, dont la FNSEA. Cette affaire, dans un contexte de crise (crise de la « vache folle »), qui pouvait justifier les craintes des éleveurs, illustre bien la portée limitée des exceptions au droit de la concurrence.

Un accord, d'abord sous forme écrite puis sous forme orale en octobre et novembre 2001, a été conclu entre six fédérations françaises du secteur bovin (dont la FNSEA). L'accord litigieux comportait deux volets. L'un concernait un « engagement provisoire de suspension des importations » , l'autre portait sur les prix. Il consistait à respecter « l'engagement d'application de la grille de prix d'achat [des] vaches de réforme » selon les modalités définies dans l'accord (en fait un prix minimum d'achat des vaches de réforme). Il comportait également une liste de prix au kilo pour certaines catégories de vaches ou une mode de calcul du prix à appliquer pour d'autres catégories.

La Commission, après avoir rappelé le principe d'interdiction des ententes, a constaté la présence d'un « accord » écrit au sens de l'article 81§1 du TCE (actuel article 101§1 du TFUE), doublé par un accord oral dans la mesure où les parties s'étaient entendues pour garder le secret.

La Commission a constaté ensuite la présence d'une restriction de concurrence en raison de l'objet de l'accord conclu entre des représentants d'éleveurs et des représentants d'abatteurs. De plus, un accord par lequel les parties s'engageaient à ne pas importer de produits en provenance notamment des autres États membres, conduisait à un cloisonnement des marchés également illicite.

La Commission s'est livrée à une analyse des dérogations prévues dans le règlement n° 26 (actuel règlement n°1184/2006), notamment la dérogation fondée sur l'articulation avec une organisation des marchés (premier cas de dérogation) et celle fondée sur la réalisation des objectifs de la PAC (deuxième cas de dérogation).

En premier lieu, s'il est établi que le secteur de la viande bovine fait l'objet d'une organisation commune de marché instituée « en vue d'atteindre les objectifs de l'article 33 du traité » comme le veut l'article 34 TCE (actuel article 40 TFUE), la Commission a toutefois considéré que même s'il avait été prouvé que l'accord incriminé contribuait à la réalisation des objectifs de la PAC, le règlement exigeait que l'accord soit une mesure proportionnée pour atteindre de tels objectifs. Ce qui n'était pas le cas en l'espèce puisqu' il existe des mesures moins restrictives de la concurrence que la fixation des prix et la suspension des importations !

En second lieu, après une analyse, au cas par cas, des cinq objectifs de la PAC, la Commission est arrivée à la conclusion que l'accord n'apparaissait pas nécessaire pour atteindre quatre des ces objectifs. Seul l'objectif consistant à assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel, était rempli par l'accord, en raison du but recherché qui est de fixer un prix minimal d'un niveau supérieur à celui du marché. Cependant, la mise en balance de cet objectif et des quatre autres objectifs de la PAC, qui eux n'étaient pas remplis, ne permettait pas de conclure que la dérogation du règlement n° 26 - règlement n°1184/2006 était applicable en l'espèce.

En conclusion, la Commission a estimé qu'aucune des dérogations n'était applicable et que l'accord incriminé n'échappait pas au champ d'application de l'article 81§1 du TCE (actuel article 101§1 du TFUE). Les six fédérations ont été condamnées, par décision de la Commission du 2 avril 2003, à une amende de 12 millions d'euros pour infraction aux règles de concurrence.

b) Les interprétations de la Cour de justice de l'Union européenne

La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a toujours eu une lecture exigeante des règles de concurrence, allant jusqu'à conceptualiser une nouvelle forme d'entente (« les infractions complexes et continues (sous la) forme  imbriquée d'accords et de pratiques concertés »), en complément des formes d'entente précisées par l'article 101 du TFUE (CJCE 1999, affaire du Cartel du polypropylène, Commission c/Anic ).

La Cour a également statué qu'il convenait de faire prévaloir l'application des règles de concurrence dans le secteur agricole chaque fois que possible. Ce fut le cas en 1995 dans une affaire dite « Frico Domo » (12 décembre 1995). Reprenant une analyse développée par la Commission, la Cour a confirmé le rattachement du secteur agricole aux règles de concurrence et a considéré que la dérogation ne s'appliquait que dans le cas où tous les objectifs de l'actuel article 39 TFUE (ex-article 33 TCE) étaient poursuivis. Puis ce fut le cas en 2003 (9 septembre 2003, affaire Milk Marque et National Farmer's Union ), et encore, récemment, dans l'affaire du « Tabac brut espagnol » (3 février 2011) où la Cour, examinant des cas de restrictions d'importation, a rappelé que le maintien d'une concurrence effective dans le secteur agricole faisait partie des objectifs de la PAC.

c) Les interprétations de l'Autorité de la concurrence nationale, l'exemple du « cartel des endiviers » (2012)

Comme on l'a vu, en 2009, l'Autorité de la concurrence a considéré que la diffusion de recommandations de prix par le CNIEL présentait un risque anticoncurrentiel (avis 09-1-48 du 2 octobre 2009). En 2012, l'Autorité a eu à traiter un contentieux complet dans l'affaire dite du Cartel des endiviers (décision 12-D-08 du 6 mars 2012).

Les producteurs d'endives avaient mis en place un système de contrôle des prix de vente des endives aux grossistes et aux distributeurs. L'Autorité de la concurrence a dégagé trois composantes revêtant un objet anticoncurrentiel : la fixation collective de prix minima, la concertation concernant les quantités d'endives mises sur le marché (les producteurs d'endives pouvant être incités à détruire une partie de leurs stocks afin de diminuer les volumes proposés à la vente) et les échanges d'informations relatives aux prix via l'outil « Infocl@r ». Ce système d'information permettait de connaître en temps réel l'évolution des quantités vendues et des prix pratiqués par les opérateurs. Ces échanges étaient donc le support d'une entente sur les prix minima et constituaient une restriction de concurrence. L'Autorité de la concurrence, tout en constatant que cette pratique n'avait eu aucun effet sur la situation économique de la filière, a prononcé une sanction de 3,6 millions d'euros.

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