3. Audition de M. Michel FOUCHER, Directeur de la formation, des études et de la recherche de l'Institut des hautes études de défense nationale
M. Michel Foucher - Pour déterminer les principaux changements intervenus depuis le Livre blanc, il faut tout d'abord rappeler qu'il a été élaboré dans le contexte politique de 2007 et du choix du rapprochement fait par les autorités politiques françaises des Etats-Unis et dans le contexte idéologique qui est celui de 2001. Cela explique que le terrorisme ait été considéré comme une menace de niveau stratégique. On peut s'interroger aujourd'hui sur l'opportunité de maintenir cette analyse.
En 2007-2008, une partie du Livre blanc reprend les thèses du document de sécurité nationale des Etats-Unis qui datent de 2002. Ces années correspondent également à une rupture avec la politique chiraquienne de distanciation avec la puissance américaine telle qu'elle était au moment de l'invasion de l'Irak. La France décide de réintégrer totalement l'OTAN. En quelque sorte, la carte mentale des stratèges américains devient la nôtre. On fait l'hypothèse que ce qui va structurer notre deuxième décennie du XXIe siècle, ce sont les événements du 11 septembre. Je ne crois pas à cette hypothèse même s'il est évident que les événements du 11 septembre ont conduit à des décisions des Etats-Unis qui à leur tour ont eu des conséquences durables (Irak).
Le principal changement par rapport au contexte intellectuel et stratégique de 2007/2008 est la fermeture de la parenthèse occidentale de l'unipolarité qui débuta avec l'effondrement de l'URSS et culmina avec l'intervention en Irak.
Cette configuration a changé autour de cinq éléments structurants.
Le premier est l'intervention de la crise économique et financière qui n'avait pas été prise en compte dans le Livre blanc de 2008, « véritable surprise stratégique ». L'épicentre de la crise est aux Etats-Unis, ce n'est pas à l'origine une crise mondiale. Elle se diffuse ensuite sur l'Europe. À l'origine, il y a la dérégulation généralisée menée par l'administration Clinton qui revient à une destruction du New Deal et qui affaiblit stratégiquement l'Occident. C'est une réalité durable. Parallèlement à cette politique, les expéditions militaires des Etats-Unis ont alourdi la facture surtout si l'on y ajoute le coût du 11 septembre et les coûts à venir des dépenses pour les vétérans de ces guerres. Au total ce sont 3 300 milliards de dollars, soit 1/5 de la dette des Etats-Unis. Les conséquences de ces crises affaiblissent les Etats, particulièrement en Europe. C'est ce qui explique que le quatrième groupe de travail du SGDSN porte sur les conséquences de la crise sur la souveraineté nationale.
Le deuxième élément structurant, c'est le changement de ton des acteurs dits émergents à l'égard des puissances occidentales. La proposition qu'ont fait le Brésil et la Turquie pour résoudre la question du nucléaire iranien est symptomatique à cet égard. De même, les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) s'opposent à la résolution 1973 sur la Libye. Un magazine brésilien, paru fin août, soulignait que c'étaient « les vieilles puissances qui avaient remporté la victoire en Libye et qu'il s'agissait du premier événement de la nouvelle guerre froide qui les opposait aux pays émergents ». Les nouveaux acteurs que sont le Brésil, la Turquie, l'Inde, la Chine, jugent publiquement l'attitude occidentale. Le 6 août dernier, le porte-parole chinois faisait la leçon aux Etats-Unis après la dégradation de leur notation en leur conseillant notamment de diminuer leur budget militaire.
Pour reprendre une expression imagée, il faut porter plus d'attention au « blé qui pousse ». Nous assistons à un mouvement de fond d'émancipation de pays qui veulent leur place au soleil et qui adoptent une posture gaullienne d'affirmation de la souveraineté nationale.
Le contexte à envisager pour une relecture du Livre blanc doit donc, à mon sens, prêter plus d'attention à ces mouvements de fond. Les mouvements tectoniques plus que les points critiques immédiats.
Troisième élément structurant : dans les 17 Livres blancs qui ont été rédigés depuis 2008 dans le monde, il est pourtant question d'intérêts nationaux. La situation qui succède à la parenthèse unipolaire ne ressemble pas à une multipolarité coopérative. Il suffit du reste d'observer la progression des budgets de défense dans le monde. Sans rentrer dans les détails, la moyenne mondiale est une augmentation de 13 % des budgets de défense sur la période 2007-2010. En Europe, ce taux est de 0 % en moyenne, en tenant compte de l'effort français et de l'effort britannique. Les budgets militaires des pays émergents progressent au rythme de leur croissance alors qu'en Europe les dépenses militaires sont considérées comme des variables d'ajustement de budgets contraints.
Quatrième élément structurant : le début de repositionnement stratégique des Etats-Unis à l'échelle du monde. La réorganisation du dispositif américain après l'Irak fait naître un certain nombre de craintes dans la région où il y aurait un moindre contrepoids avec l'Iran et Al Qaïda. Les Etats-Unis concentreraient leurs installations au Koweït et s'appuieraient sur le conseil des états du Golfe qui pourrait évoluer vers une sorte d'OTAN régional. Il y a du reste une volonté de sous-traiter à des acteurs régionaux les actions que l'Amérique ne prend plus directement en charge. Par exemple, la Turquie ou l'Indonésie. On l'a vu particulièrement dans l'opération en Libye. Cela correspond également au discours de Robert Gates et de Léon Panetta appelant les Européens à prendre leur part du fardeau et annonçant le retrait américain.
On note du reste au Congrès une psychologie du désengagement et une logique de retrait d'une Amérique jugée surexposée. Il y a une fatigue de l'opinion sur l'engagement extérieur. Repli et réorganisation sont évoqués aux Etats-Unis par de nouveaux concepts : « leadership from behind » (oxymore, issu de la Harvard Business School, à partir de la métaphore du berger chère à Nelson Mandela), « offshore balancing ». Pour les Etats-Unis, ce qui reste prioritaire, c'est la relation avec Israël, la prolifération nucléaire et la nécessité de contenir l'expansion chinoise (d'où le développement de la présence militaire en Australie (Darwin), de l'alliance avec les Philippines et Singapour).
C'est donc un deuxième mouvement tectonique, même s'il s'agit d'un mouvement lent.
Dernier élément structurant : les révoltes arabes. Celles-ci n'ont pas été anticipées par le Livre blanc mais la France et ses forces armées ont fait preuve d'une grande capacité de réaction, dans le cas de la Libye, au titre de la RAP. Le retour d'expérience a montré leur capacité à travailler en interarmées. L'OTAN a été une boîte à outils efficace. Le clivage Europe/Monde musulman a été brisé par l'engagement français et à la coopération avec le Qatar et les EAU. Le cycle qui commence après cette intervention présente de nouveaux enjeux (Constitution, confrontation des partis islamo-conservateurs avec les réalités, ...). Le fait de se focaliser sur le théâtre sud-méditerranéen avec les révolutions arabes ne doit pas faire oublier l'Afrique. Les événements en Côte d'Ivoire peuvent se répéter ailleurs. Ils ont montré que les forces des Nations unies d'interposition pouvaient avoir besoin d'un appui militaire décisif.
Des événements affectant notre sécurité peuvent se dérouler très loin de nos zones d'influence directe comme par exemple en mer de Chine.
Les évolutions en cours indiquent que le maintien d'un effort de défense est nécessaire pour continuer à peser sur les crises à venir. Il faut également approfondir notre réflexion stratégique avec les grandes démocraties des pays émergents qui veulent disposer des instruments de leur sécurité, ce qui ouvre d'importantes possibilités commerciales.
L'Europe ne dispose pas de Livre blanc depuis le document stratégique de 2003. Un Livre blanc européen serait tout à fait nécessaire de manière à définir les intérêts communs des Européens.
M. Daniel Reiner - La disparition des conflits d'intérêts tactiques en Europe est-elle définitivement acquise ?
Mme Hélène Conway Mouret - La définition donnée dans le Livre blanc pour l'arc de crise est-elle toujours valable ? Ne faudrait-il pas mieux parler d'arc des crises ? De quels moyens de contrôle disposons-nous pour faire face à la dissémination des armes dans la zone sahélienne à la suite de la guerre en Libye ? Quel rôle voyez-vous pour l'Algérie, après les opérations en Libye, qui a vu une certaine remise en cause de sa position ?
M. Jacques Berthou - Face à un constat assez pessimiste de la situation, je m'interroge sur les moyens de rebondir et de réagir notamment vis-à-vis des pays émergents. Existe-t-il un plan stratégique européen pour reprendre la main ?
M. Michel Foucher - En ce qui concerne les menaces étatiques contre notre pays, le Livre blanc avait identifié la menace balistique essentiellement en provenance d'Iran. La réponse qui a été faite est une participation à certains éléments de la défense antimissile balistique (DAMB), sans affecter la posture de dissuasion. Même si le risque de conflits interétatiques paraît écarté en Europe, le reste du monde n'est pas un monde post-national. Il ressemble beaucoup à ce qu'il était à la fin du XIXe siècle. Les guerres entre Etats sont possibles et peuvent entraîner des conséquences pour notre pays. Ainsi sur l'Iran, compte tenu de nos accords de défense avec les Émirats arabes unis.
Dans le Livre blanc, les enjeux de cyberdéfense et cybersécurité ont été identifiés mais ils ont pris une ampleur inédite depuis lors. Au-delà des attaques directes comme les a connues l'Estonie de la part des hackers patriotes russes, et qui relèvent du déni d'accès, la véritable menace est celle de l'espionnage du potentiel économique, industriel et diplomatique. Les acteurs des cyberattaques sont étatiques. La France travaille sur la cyberstratégie, alors que des pays comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou l'Allemagne ont investi massivement.
La question algérienne est compliquée, La politique algérienne au Mali est liée à notre soutien au Maroc sur cette question. Rappelons également que, à l'origine, AQMI est algérien. Une initiative européenne, financée par l'Union européenne et impliquant les acteurs régionaux, est en cours de mise en place pour surveiller et contrôler la zone sahélienne. Il faut par ailleurs faire du franco-algérien pour sécuriser le sud algérien. La politique du Président malien avec les Touaregs pourrait connaître une remise en cause alors même que ceux-ci se sont réarmés à l'occasion de l'affaire libyenne. Comment réagir ? Devant le risque de rétrécissement stratégique, la France et la Grande-Bretagne ont signé les traités de Lancaster House. Ces traités sont importants mais ils doivent également permettre une ouverture sur les pays qui ont en Europe une volonté de défense, comme la Pologne par exemple. Un plan stratégique européen traduisant une perception partagée des menaces et des intérêts géostratégiques devrait être mis en chantier. Il est possible de commencer à travailler en petit format et de définir une liste courte d'intérêt commun. Le problème de l'Europe c'est celui du rapport à l'usage de la force qui est par exemple écarté par un pays comme l'Allemagne. Il en va différemment pour la France ou la Grande-Bretagne. Un sondage récent sur le sens de l'engagement met en avant le fait de servir son pays, ce qui dénote la résurgence d'un véritable esprit de défense. Il nous faut réfléchir aux conditions d'un réengagement stratégique européen. Nous avons également besoin d'une remise à plat de la relation franco-allemande.
M. Jeanny Lorgeoux - Quelle est la place de la Russie dans la réflexion géostratégique actuelle ?
Mme Leila Aïchi - S'agissant du Mali, la politique du Président Amadou Toumani Touré vis-à-vis des Touaregs ne va-t-elle pas être remise en cause après les élections d'avril 2012 ?
M. Michel Foucher - Les élections au Mali ne manqueront pas d'avoir une incidence, d'où l'importance des messages que nous pouvons passer aux responsables politiques pour prévenir une crise d'ici cette échéance. De manière générale, on a sous-estimé le rôle de Khadafi dans les pays du Sahel où il était considéré comme un bienfaiteur et où les mercenaires qu'il recrutait étaient des soldats réguliers de ces pays.
Le rôle et la présence de la France en Afrique seront plus durables que ce qui était envisagé dans le Livre blanc. Aucun des pays africains ne souhaite un départ de la France. Il faut disposer d'une vraie stratégie intégrée qui inclut l'Agence française de développement, qui implique une relation étroite avec l'Algérie et qui s'élargisse aux questions tierces.
Sur la Russie, le Livre blanc était assez lucide. Le Président Poutine a entrepris la construction d'un État-nation. L'évolution de l'étranger proche peut avoir une incidence directe sur la Russie. De ce point de vue, la Grèce ne doit pas sortir de l'euro pour des raisons géostratégiques, puisque cette sortie permettrait à la Russie d'épanouir sa politique néo-balkanique. Si nous avons de bonnes relations économiques et culturelles avec la Russie, les relations diplomatiques sont difficiles. Nous devons aider la Russie à renoncer à l'empire tout en étant parfaitement conscients qu'elle ne renoncera jamais à l'Ukraine. Les Russes n'ont pas une idée claire de leur statut géopolitique. Ils sont obsédés par l'Asie centrale et voient le Pakistan comme un adversaire. Il y des éléments de coopération avec la Russie en Asie centrale. Vis-à-vis de la Russie, nous pouvons choisir deux attitudes : la première consiste à juger le régime et à dénoncer l'absence d'État de droit. Ou bien on regarde nos intérêts à long terme, ce qui doit nous conduire à essayer d'européaniser la Russie, à travailler à une moindre dépendance économique, à développer les échanges étudiants et l'apprentissage commun des langues et à libéraliser la circulation des hommes sous réserve de réciprocité. Face à une Russie arrogante, qui se réjouit publiquement des difficultés européennes, où sont nos intérêts ? Les Russes sont des consommateurs, pas des citoyens, il n'existe pas de société civile et de contrepoids. Il faut prendre en compte tous ces éléments.
Jeudi 17 novembre 2011