II. COMMENT CROISER LES INFORMATIONS DISPONIBLES AVEC LES PLANS PRE-ETABLIS ?
Présidence de M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur
M. Jean Pierre Door, député, co-rapporteur. Nous avons, dans le cadre de nos travaux avec Mme Marie-Christine Blandin, relevé que les plans nationaux de lutte contre la pandémie grippale- qu'il s'agisse de ceux des États-Unis, du Canada, de Hong Kong, de la Chine ou de la France - étaient assez rigides car issus du plan H5N1. Ces plans furent arrêtés à la suite de la conférence mondiale de Pékin, d'améliorations apportées au Règlement Sanitaire International et, pour la France, de la création de l'Établissement public de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). Le plan H5N1 était parfaitement défini. Nous l'avons appliqué. Est-il évolutif ? Peut-on le modifier - sachant que nous avons entendu Mme la ministre de la santé déclarer que le plan lui-même avait été la première victime de la pandémie ?
Que fallait-il faire quand on a su que le virus n'était pas aussi virulent que selon les prévisions initiales ? Le 29 avril 2009, le Congrès américain avait déclaré l'urgence et, encore le 24 octobre suivant, le président Barack Obama avait parlé « d'urgence nationale ». De son côté, la Chine s'engageait dans un plan de vaccination collective pour cent millions de personnes. Tous les pays agissaient de même. Comment pouvait-on freiner le train ainsi lancé du H5N1 ? Telle est la question qu'il nous faut résoudre.
Comment définir les catégories prioritaires ? Comment sélectionner les populations à risque, en tenant compte des contraintes posées par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et des problèmes posés par le non-croisement des fichiers ? Comment organiser les soins et mieux associer les professions de santé ?
Je voudrais aussi évoquer quelques enjeux inquiétants après ce que nous avons vécu : une grande crise de confiance dans l'opinion publique, un déni social du risque, déjà constaté du temps de l'épidémie de grippe aviaire, et, plus grave encore, un refus vaccinal. Ce dernier est-il seulement imputable au vaccin contre la grippe A ou bien traduit-il une contagion qui pourrait se propager à d'autres vaccins avec, en perspective, des menaces sur le vaccin anti-grippal saisonnier pour la fin de cette année ?
M. Dominique Tricard, inspecteur général des affaires sociales. J'ai travaillé comme adjoint de M. Didier Houssin en sa qualité de délégué interministériel contre la grippe aviaire, de septembre 2005 à début 2009. D'avril 2009 à tout récemment, je fus chargé d'une mission d'appui pour l'aide à la gestion de la pandémie.
Le plan national de prévention et de lutte « Pandémie grippale » a toute une histoire : durant cinq ans, il s'est intégré dans un dispositif général de préparation, avec des acquisitions de produits, des exercices... dans le cadre d'une réflexion nationale et internationale. On ne saurait considérer le plan isolément. Son aspect humain et son management sont également importants à comprendre.
Le plan, structuré en trois grandes parties, vise d'abord tout ce qui concerne l'organisation du dispositif avec l'introduction, par rapport aux six phases de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), des notions de situation à sept degrés. Il comporte aussi une stratégie générale, une organisation opérationnelle, des fiches d'aide à la décision indiquant un certain nombre de mesures réparties en fiches de situation, enfin un tableau final qui, constituant peut-être un piège pour la compréhension, concentre et croise situations et mesures, laissant croire à quelqu'un qui l'aurait mal lu qu'à chaque situation s'applique l'ensemble des mesures prévues.
Quelles sont donc les lectures de ce plan ? Pour beaucoup, il s'agissait, au moins dans un premier temps, d'une liste complète de mesures à appliquer systématiquement. Pour d'autres, c'était un guide d'aide à la gestion, certaines mesures n'étant pas obligatoires. Mme la ministre de la santé a parlé de « boîte à outils ». Il faut, en effet, le replacer dans une analyse de risques. Celle-ci se définit comme une évaluation et une gestion des risques, suivies d'une communication sur ceux-ci. Dans le cas présent, l'évaluation est aussi bien sanitaire que sociale et économique à partir des informations dont on dispose pour essayer de caractériser une situation. La gestion consiste à élaborer des solutions et des scénarios alternatifs conduisant à prendre des décisions et à suivre leur impact. En fonction de celui-ci, on « reboucle » le dispositif et on essaie de communiquer au mieux sur les résultats de l'évaluation. Ce schéma très classique a soutenu la construction du plan et permet d'aider à sa compréhension. Son organisation s'est appuyée sur le Comité interministériel de crise (CIC) et sur la participation de nombreux acteurs.
Le plan fut-il utilisé durant la pandémie ? Il a servi de base à de nombreuses décisions. Certaines mesures n'ont pas été prises, volontairement dans nombre de cas, car le contexte ne s'y prêtait pas. D'autres mesures ont été modifiées et adaptées.
Au total, 296 textes ont été publiés. Leur observation, par quinzaine de jours, montre qu'au début, ils portaient largement sur l'action sanitaire - définition des cas, prise en charge des patients... ; durant l'été, ils portaient davantage sur la préparation à la crise, notamment au titre des plans de continuité d'activités ; enfin, dans une troisième phase, ils concernaient surtout sur la vaccination. Ils ont été souvent modifiés afin de s'adapter à l'évolution réelle de la situation.
Le plan fut actualisé en période de préparation - à quatre reprises - comme durant la période de crise. Fallait-il alors faire évoluer le plan ou bien les décisions prises en fonction de celui-ci ? Il n'était pas souhaitable, en pleine pandémie, de changer le plan toutes les semaines, car il faut conserver une référence de base. En revanche, la responsabilité des décideurs consistait, au niveau de la gestion, à adapter l'ensemble des mesures.
Le mode de management par analyse de risques offre beaucoup d'intérêt dès lors qu'on accepte de « reboucler » régulièrement les évaluations, ce que d'ailleurs le plan prévoyait. Il ne s'agit que de pratiques classiques. Mais le plan a été présenté dès que l'évaluation a été considérée comme faite, sans peut-être une explication suffisante de la méthodologie appliquée à cette évaluation.
L'OMS a-t-elle contribué à la rigidité des plans ? Il est certain que le Règlement Sanitaire International (RSI) a créé de la rigueur et des contraintes pour les États membres, au moins sur le plan psychologique.
Le plan comporte-t-il suffisamment de phases ? La question n'est pas vraiment celle de leur nombre. L'Union européenne, dans ses recommandations, avait élaboré des détails et des sous-détails de situations. Le plus important est de savoir quel rôle on attribue aux différentes phases et situations : constituent-elles des éléments de conclusion d'une évaluation ou bien des éléments de gestion ? Dans le second cas, rattache-t-on les mesures aux situations de façon impérative ?
Les personnels de santé comportent plusieurs catégories d'interlocuteurs. Il est donc important de déterminer ces derniers par groupe, de savoir quels objectifs on leur affecte dans les différentes parties du plan et de connaître leurs propres attentes.
La définition des catégories prioritaires s'est appuyée sur l'inscription du principe de priorisation dans le plan national, sur l'élaboration d'un rapport d'aide à la décision qui a bénéficié de nombreuses expertises et sur une décision gouvernementale.
De même, l'information des personnes sensibles a fait l'objet de nombreux travaux, aussi bien dans la phase préparatoire que dans la phase de gestion, notamment en collaboration avec des associations, mais ils ne sont pas forcément bien connus.
Parmi les orientations possibles dans l'avenir, il convient d'abord de capitaliser l'expérience, aussi bien en matière de méthodologie que de connaissances, même si la succession très rapide des événements a pu compliquer la situation.
Il convient ensuite de disposer d'une base de réflexion sur la façon dont on gère la situation. Doit-on changer l'approche choisie en matière d'analyse des risques ? Les plans de continuité mis en oeuvre par de nombreux industriels et d'autres organismes les conduisent aujourd'hui à réfléchir à une analyse de risques globale et à étudier des perspectives de normalisation. Le plan national devrait donc peut-être faire mieux ressortir les aspects d'évaluation des risques qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.
On pourrait aussi, dans le plan, mieux identifier les mesures d'action possibles sachant qu'elles ne sont pas obligatoires, donc en laissant ouverte la décision de leur activation ou non, en fonction des caractéristiques de la situation réelle.
Mais aucun plan ne remplacera le facteur humain et le management, qui demeurent primordiaux, notamment la formation des décideurs et le problème posé par le turn over des responsables administratifs. Celui-ci est tel qu'on ne rencontre plus personne qui ait vécu la pandémie au même poste de responsabilité qu'alors. Du coup, la mémoire s'efface à toute vitesse. Elle a déjà disparu dans certains endroits. Certaines des personnes impliquées pendant plusieurs années dans la préparation du plan ont été bloquées dans leur évolution de carrière, ce qui a provoqué par la suite des départs accélérés.
M. Jean-Pierre Door, député, co-rapporteur. Parlez-vous des changements de personnes intervenus récemment ou bien entre le plan H5N1 et la pandémie ?
M. Dominique Tricard. De la fin décembre 2009 à aujourd'hui, tous les responsables ont été changés, à part quelques directeurs.
M. Antoine Flahaut, directeur de l'École des hautes études de santé publique (EHESP) . Avant de présenter également un diaporama, il me faut signaler que je n'ai aucun conflit d'intérêt direct en la matière - simplement, un membre de ma famille est salarié des Entreprises du médicament (LEEM) depuis 1994.
J'ajouterai une huitième question à celles que vous nous avez posées - Quel est le bon modèle ?
Les plans pré-établis furent-ils assez évolutifs ? Ils l'ont été, en France comme en Europe : les décisions ont été adaptées à l'évolution de la situation. Ainsi, les fermetures d'écoles furent peu pratiquées, puis rapidement abandonnées ; l'interdiction des rassemblements sur la voie publique n'a jamais été mise en oeuvre ; l'utilisation d'hôpitaux référents n'est intervenue que dans la phase initiale ; les transports aériens n'ont jamais été entravés, sauf au tout début pour le trafic avec le Mexique ; l'OMS n'a pas proposé leur limitation ; en Europe, le dépistage systématique aux frontières ne fut organisé qu'en Hongrie ; l'utilisation des masques de protection n'a jamais été recommandée.
L'OMS participe-t-elle à la rigidité de ces plans ? Le catalogue des menaces planétaires, base de travail des recommandations de l'organisation mondiale, demeure modeste. En 1918, lors de l'épidémie de grippe espagnole, l'OMS n'existait pas. Nous étions alors au Moyen Âge de la médecine : la virologie ne constituait pas encore une discipline scientifique, on ignorait les antiviraux, les antibiotiques et la réanimation.
En 1957 eut lieu la première pandémie des temps modernes : la grippe asiatique H2N2 suivie, en 1968, par la grippe de Hong kong H3N2. Son modèle fut regardé jusqu'à l'automne 2009 comme « centriste », c'est-à-dire non catastrophiste - à la différence de celui de 1918 -, en dépit d'une surmortalité en France de plus de 30 000 personnes, lors de sa survenance durant l'hiver 1969-1970. On disposait alors de presque tout l'arsenal de lutte nécessaire.
On connut en 1976 une fausse pandémie, dite de Fort Dix, qui provoqua un débat, puis, en 1977, la pseudo-pandémie russe dont le virus, très connu et dû à la fuite malencontreuse d'un laboratoire soviétique, n'a pas remplacé le H3N2.
En 2003, survinrent le SRAS et la menace H5N1, constituant un contre modèle dont s'est inspirée l'OMS, alors dirigée à Hong Kong par Mme Margaret Tchan. Or, le SRAS est une pathologie atypique due à un coronavirus extrêmement différent de la grippe, ne comportant notamment pas de phase de latence contagieuse, ni de forme asymptomatique. Il était facile de repérer et d'isoler les malades et les personnes contagieuses dans les aéroports, car l'expression clinique bruyante et sévère du SRAS conduit les malades à l'hôpital, souvent en réanimation. Il s'agissait donc d'un mauvais modèle.
En 2009, à Mexico, on assista au retour du H1N1 alors qu'on attendait le H5N1. Ce dernier, assimilé à la grippe espagnole, était un contre-modèle que l'on a trop souvent repris, notamment à l'OMS. Le modèle du H1N1 saisonnier était un modèle insatisfaisant car ne comportant pas de syndrome de détresse respiratoire aigu conduisant en réanimation. Imparfait, il fut donc négligé. Il a fallu attendre décembre 2009 pour disposer des premiers résultats de séroprévalence, mais on connaissait déjà la répartition entre les tranches d'âge des cas de H1N1 pandémique et de ceux de H1N1 saisonnier : les courbes sont presque similaires. Cette information fut la plus négligée. Le H3N2 saisonnier est également proche, mais il atteint bien davantage les personnes âgées. On pouvait donc, dès septembre 2009, avoir un modèle tiré du H1N1 saisonnier.
Tout en sachant que cette réponse est anachronique, je tenterai de répondre à la question « Quel était le bon modèle ? ». À mon sens, c'est celui qu'il aurait fallu adapter des pandémies de 1957 et de 1968. En 2009, la mortalité indirecte est proche de celle observée avec le H1N1 saisonnier ; ce n'est pas celle observée pendant la pandémie liée au H3N2 de 1968, au cours de laquelle, Mme Françoise Weber l'a rappelé tout à l'heure, 92 % de la mortalité avait touché des personnes âgées de plus de 60 ans. Le modèle devait être adapté en fonction de l'observation de la mortalité directe, qui pouvait être appréciée par l'expérience initiale en Amérique du Nord ou dans l'hémisphère Sud : elle reste très rare, mais cent fois supérieure à celle due au H1N1 saisonnier, et frappant des enfants et des adultes jeunes.
Dans son numéro du 22 avril 2010, la revue scientifique britannique Nature a repris une étude des National Institutes of Health américains conduite par Cécile Viboud qui dresse le bilan de la mortalité imputable à la pandémie H1N1 aux États-Unis. En tenant compte des données recueillies auprès des centres de contrôle et de prévention de la maladie ainsi que des certificats de décès attribuant spécifiquement la mort à la grippe, les auteurs de l'étude ont évalué à quelque 44 000 décès la mortalité excédentaire aux États-Unis, ce qui, toutes proportions gardées, correspondrait à 6 000 à 7 000 morts en excès en France. On est loin des pandémies de 1957 et de 1968. Mais l'étude fait aussi état des « années de vie perdues » en tenant compte de l'âge au décès. Les victimes de la pandémie de 2009-2010 étant très jeunes, on se rapproche alors beaucoup de ce qui a été observé en 1968 - et donc de ce que l'on pouvait penser être le modèle approprié.
Les plans de lutte contre les pandémies comportent-ils suffisamment de phases ? Le terme même de « pandémie » est chargé de sens en ce qu'il évoque une épidémie grave. Pourtant, conformément à sa racine grecque, le mot signifie tout bonnement « transmission globale » ; c'est la définition qu'il faut retenir. La menace de pandémie est restée comprise entre la phase 1 et la phase 3. Une flambée de diffusion interhumaine a été signalée par l'OMS dans un pays, et la phase 4 y a été déclarée, mais seulement pendant deux jours au cours de la semaine 18 de 2009. Peut-être serait-il utile de prévoir une phase 4 bis visant à retarder l'arrivée de la vague épidémique, mais cette phase supplémentaire n'aurait d'utilité que si l'on savait réunir les preuves scientifiques de l'efficacité des mesures de retard, et ce n'est pas le cas actuellement. La phase 5, qui annonce une pandémie imminente, a été déclarée le 29 avril 2009 et la phase 6, qui signale une pandémie en cours, l'a été le 11 juin 2009, alors que l'on comptabilisait 28 000 malades déclarés à l'OMS et 141 décès dans 74 pays. L'OMS a donc plutôt tardé à déclarer la pandémie en phase 6.
Sur quels critères modifier les décisions déjà prises ? Il y en a trois. Le premier est l'expérience acquise durant la pandémie, pour infléchir ou relancer une mesure ou une autre. Le deuxième, ce sont les bases scientifiques, indispensables pour déterminer les décisions ; or il existe un besoin colossal de recherche dans ce domaine. Le troisième, c'est l'organisation de la démocratie sanitaire.
J'insisterai particulièrement sur les immenses besoins de recherche qui demeurent insatisfaits. Cela est vrai pour les mesures non pharmaceutiques - on en sait bien peu, par exemple, sur les bénéfices comparés des solutions hydro-alcooliques d'une part, de l'eau et du savon d'autre part, pour le lavage des mains, sur l'efficacité des masques de protection et sur celle des mesures tendant à accroître la distance sociale, telle la quarantaine ou la fermeture d'école - mais aussi pour les mesures pharmaceutiques. Pour ces dernières, les essais réalisés en vue des demandes d'autorisation de mise sur le marché des antiviraux montrent qu'ils raccourcissent effectivement - de moins d'un jour - la durée de la période de contagiosité et même la dangerosité de la charge virale, mais ces conclusions d'essais cliniques sont difficiles à transcrire dans la décision individuelle du médecin, et il reste à démontrer en quoi l'utilisation des antiviraux peut être un outil de santé publique. Le rapport « bénéfices-risques individuels » demeure lui-même controversé.
Dans le domaine vaccinal, deux stratégies sont possibles : la protection des personnes à risque ou la mesure barrière. Or l'efficacité des vaccins dans la protection des personnes à risque est également controversée. L'excellente équipe de Lone Simonsen, à laquelle appartient Cécile Viboud, remet en question l'efficacité de la vaccination des personnes âgées dans la grippe saisonnière. Elle observe que certaines études concluent à une réduction de la mortalité par ce biais allant jusqu'à 50 % et que, si c'était vrai, une aussi grande efficacité en termes de santé publique se traduirait dans les statistiques de mortalité, ce qui n'est pas le cas. Pour ce qui est de la mesure barrière à une pandémie, on avait un vaccin, mais cette mesure n'a jamais été évaluée, alors qu'on aurait pu le faire, non plus que la protection des personnels de santé, sinon par quatre essais randomisés conduits dans des maisons de retraite et non dans des hôpitaux, et dont les résultats ne sont pas parfaitement convaincants.
Comment adapter la réponse à la nature de la menace ? Mettons-nous dans la situation des parlementaires mexicains. Alors que le Mexique a uniquement préparé un plan de lutte contre le H5N1, on leur dit que l'on a affaire au virus H1N1, celui de la grippe de 1918. Dans ce contexte, tous les décès - ceux dus à des pneumonies par exemple - sont rapidement attribués à la grippe. Une forte incertitude règne dans un pays où la culture de santé publique est profonde, qui dispose d'une magnifique école de santé publique et où les ministres de la santé sont particulièrement compétents en cette matière. Tout le monde est débordé par le problème. L'impact de la contagion par le H1N1 sur l'économie du Mexique a d'ailleurs été très important : l'OCDE l'évalue entre 0,4 et 0,7 point de PIB. Si l'impact de la grippe H1N1 avait été de 0,7 % du PIB en France, ce sont 12 milliards d'euros que nous aurions perdus.
Quand le H1N1 se propage dans l'hémisphère Sud, on a déjà l'expérience de ce qui s'est passé au Mexique et en Amérique du Nord, et on peut l'intégrer dans la réflexion. L'hémisphère Nord, quant à lui, a disposé de l'expérience consolidée et rectifiée du Mexique et de l'Amérique du Nord mais aussi de celle de l'hémisphère Sud pendant l'hiver austral. Nous pouvions adapter la réponse à la nature de la menace ; c'est ce qui a été fait pour beaucoup de mesures, peut-être pas pour toutes. Il convient, pour l'avenir, de renforcer la culture de santé publique en France, où elle reste faible, en appliquant mieux la loi relative à la politique de santé publique d'août 2004. Peut-être manque-t-il aussi un vaste plan de recherche, et pas uniquement en France, car l'absence de données de recherche satisfaisantes obère la prise de décisions sereines dans tous les pays.
Comment associer les personnels de santé ? Je ferai peu de commentaires à ce sujet, sinon pour rappeler le danger du discours très moralisant qui a été tenu au personnel de santé, alors que nous n'avons pas de preuves de l'intérêt de la vaccination « altruiste » qui leur était demandée. Il y a à ce sujet une intuition, qui aurait pu être facilement partagée face à un virus extrêmement dangereux mais, face à un virus beaucoup moins dangereux qui ressemblait à celui de la grippe saisonnière, il n'y a pas de preuves de l'intérêt de la vaccination des personnels de santé. Je ne dis pas qu'il n'y a pas d'effets, je dis qu'il n'y a pas de preuve de ces effets ; pour les convaincre de se faire vacciner, le minimum qu'ils puissent exiger, et je les comprends très bien, ce sont des preuves scientifiques de ce que l'on avançait.
J'en viens à la place du médecin généraliste et du pharmacien d'officine. Nous l'avons souvent dit au cours de la pandémie : ce sont eux - ni les experts, ni les politiques, ni les journalistes - qui jouissent du plus fort taux de confiance et d'écoute de la population, et c'est ce que nous souhaitons, pour faire d'eux le pivot du système de santé français.
Comment définir les catégories prioritaires et comment informer les personnes sensibles ? Il faut garder à l'esprit que, dans le choix d'une stratégie vaccinale, on a deux possibilités : la vaccination de barrière et la vaccination de protection des groupes à risque. Nous avons fait plusieurs travaux de modélisation mathématique qui indiquent que la vaccination de barrière pourrait être utile en ne vaccinant que 30 % de la population - mais il ne s'agit ni d'astronomie ni d'astrophysique ! En cette matière, les incertitudes et le facteur humain doivent être pris en compte ; la modélisation peut être un guide pour de futurs essais cliniques mais elle ne suffit en aucun cas à appuyer une vaccination obligatoire de barrière, qu'au demeurant aucun pays n'a mise en oeuvre. Il existe un considérable besoin de recherche et de preuves scientifiques dans ce domaine également.
La seule mesure alternative, c'est la vaccination des groupes à risque, pour leur éviter des complications. Mais, là encore, les preuves scientifiques font défaut, et l'on devrait au moins les rechercher pour la grippe saisonnière. Cela étant, on a tenu compte des groupes à risque apparus en cours de pandémie.
Enfin, la démocratie sanitaire a aussi sa place dans ce schéma : définir quels sont les groupes à risque dans une population est un débat de société.
En matière de veille sanitaire, nous ne sommes pas démunis. Cette veille s'est appuyée sur le réseau Sentinelle et sur celui des Groupes Régionaux d'Observation de la Grippe, dont le travail est salué par la communauté internationale des chercheurs. Chaque semaine, les données que recensent ces deux réseaux sont mises en toute transparence à la disposition de tous. Elles ont continué de l'être pendant les semaines de la pandémie, sans être censurées ni filtrées. Le tableau recensant l'incidence des syndromes grippaux depuis 1984 montre qu'il y a en France une épidémie annuelle, presque prédictible, et que la taille de celle de 2009 ne fut pas très différente des précédentes. Toutes les régions de France connaissent des épidémies, et nous nous contentons de les observer sans prendre conscience que nous pourrions peut-être lutter contre ce phénomène. Si, dans quelques régions, on arrivait à raboter l'épidémie par une couverture vaccinale de 30 % de la population, on aurait un argument convaincant pour montrer que la mesure barrière est efficace. Mais, à ce jour, on laisse les syndromes grippaux se développer - et l'on peut dire la même chose à propos des gastro-entérites.
C'est pourtant bien un tueur en série dont nous observons l'oeuvre, car la grippe saisonnière n'est pas si bénigne que ça. Certes, ce n'est ni la méningite ni la pneumonie, mais elle ne suscite pas moins un excès de mortalité. Je déplore que, bien que nous disposions d'un magnifique outil de surveillance en temps réel, nous n'ayons jamais réussi à raboter les épidémies de grippe saisonnière.
En conclusion, les besoins en matière de recherche sont considérables pour évaluer les stratégies de prévention et de contrôle envisagées dans les plans. À quoi bon des plans, et comment convaincre les citoyens de leur efficacité si l'on ne dispose pas de preuves à cet effet ? Or, à ce jour, nous n'en avons pas. Il existe d'excellents éléments de preuves pour mettre un produit sur le marché, mais ils ne suffisent pas à appuyer une stratégie de santé publique par la suite.
La grippe saisonnière est le terrain de choix pour mener ces recherches en l'absence de pression médiatique et politique. Naturellement, beaucoup de chercheurs se sont mobilisés pendant la pandémie H1N1, mais leur tâche était rendue difficile par la longueur des délais nécessaires pour que les sponsors et les comités d'éthique donnent leur accord. Le moment de l'émergence d'une maladie transmissible n'est pas le bon moment pour engager des recherches qui visent à éclairer les politiques publiques. Il en va autrement quand la grippe saisonnière annuelle se déclare. Grâce à l'Inserm et à l'Institut Pasteur, dont la réputation n'est plus à faire, la France est particulièrement bien placée pour conduire de telles recherches. Nous sommes compétitifs dans ce domaine, le volume de nos publications l'atteste, et cela assoit la position française au Centre européen de contrôle et de prévention des maladies, Mme Weber l'a dit. Nous avons des infrastructures, mais elles sont négligées. Le travail des médecins généralistes qui participe à la surveillance n'est pas reconnu à sa juste valeur, alors qu'ils réalisent de manière entièrement bénévole un véritable travail de santé publique. De plus, ils sont sous-équipés. Sur le réseau Sentinelle, les cas de syndromes grippaux ne sont pas certifiés, car il n'y a même pas la possibilité de faire des tests virologiques ou sérologiques. C'est dommage : on a là un petit échantillon qui traduit un très bon choix méthodologique, mais on n'a pas fait l'investissement nécessaire pour obtenir, grâce à cela, des résultats de qualité.
Enfin, sachant qu'en dépit de la loi relative à la politique de santé publique d'août 2004, nous devons encore atteindre 50 % de nos objectifs de santé publique, on comprendra qu'il reste encore à transcrire dans la pratique, et à renforcer, la culture de santé publique inscrite dans la loi.
M. François Heisbourg, conseiller spécial pour la Fondation pour la recherche stratégique. Pourquoi m'avoir demandé de traiter de la gestion de la pandémie de grippe H1N1 alors que je n'ai aucune compétence dans le domaine médical ? C'est qu'en 2005, j'ai fait partie du comité de pilotage du livre blanc consacré à « La France face au terrorisme ». J'ai alors constaté que le seul plan national à spectre large dont nous disposions pour faire face à une catastrophe de grande ampleur était le plan de lutte contre la grippe H5N1, un plan bien fait, très détaillé et intelligent. Je suis parvenu à deux constats, l'un de méthode, l'autre d'organisation. Sur le plan de la méthode, la dynamique du déroulement d'une pandémie sévère ressemble beaucoup à ce que peut être une campagne militaire ou terroriste. La similarité tient à ce que nous avons à faire à du vivant, avec une interaction entre les agents pathogènes ou mortifères d'un côté, les victimes de l'autre. Sur le plan de l'organisation, il était quelque peu bizarre que la planification nationale se résumât à l'époque à un seul grand plan fondé sur une seule hypothèse - celle d'une pandémie - un modèle qu'Antoine Flahaut a justement qualifié de contre-modèle par rapport à ce qui se produit dans la réalité.
En ma qualité de membre de la commission chargée de l'élaboration du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, présidant le groupe de travail relatif à l'organisation des pouvoirs publics, j'ai aussi contribué à la formation de la nouvelle doctrine de planification et de gestion des crises. Voilà ce qui m'amène à répondre aux questions que vous nous avez posées.
Toute crise de grande envergure a trois caractéristiques. La première est sa gravité intrinsèque - l'agent est-il fortement pathogène, le tremblement de terre est-il de force 1 ou 7 sur l'échelle de Richter ? La deuxième, ce sont les mesures prises face à cette crise ; elles dépendent de la qualité de la préparation. La troisième, c'est la perception qu'auront de la crise les personnes qu'elle aura affectées - et dans une crise de grande ampleur ce seront par définition à peu près tous les habitants du pays. Ces trois facteurs interagissent, soit pour accroître la résonance négative de la crise, soit pour la réduire.
Ainsi, certaines crises se sont « mieux passées » que ne le laisserait supposer leur gravité intrinsèque. De quoi les gens se rappellent-ils de la tempête de 1999, qui a causé 88 morts en une nuit, des coupures d'électricité massives et des destructions multiples évaluées à plus de 22 milliards de francs ? Qu'on leur a dit la vérité, que la crise a été remarquablement gérée et qu'elle n'était pas aussi grave que cela - et pourtant, elle était grave ! Il en va de même pour la gestion du SRAS, dont l'agent pathogène, très virulent, menaçait de se propager rapidement. Des mesures intelligentes ont été prises, une communication remarquable a été faite, la menace a été jugulée assez vite et la gestion de cette crise reste dans les mémoires, à tort ou à raison, comme le modèle de ce qu'il faut faire.
Au contraire, le souvenir de ce qu'ont dit les autorités du passage du nuage de Tchernobyl continue de peser, vingt-quatre ans plus tard, sur toute évaluation de la communication que pourrait faire le gouvernement français en cas de nouvelle crise nucléaire. Il en va de même en Espagne, dont le Gouvernement, en 2004, a attribué l'attentat terroriste de Madrid, dans les premières heures qui l'ont suivi, à des gens qui ne l'avaient pas commis.
C'est de la perception que la population aura de la gestion des crises précédentes que dépendra la capacité des pouvoirs publics à gérer les crises ultérieures. Autant dire que ce que nous avons vécu avec la crise H1N1 se paiera d'un prix élevé pour notre capacité à gérer les crises futures.
S'agissant de la gravité intrinsèque de la crise, l'analyse de l'évaluation des faits initiaux - dans le cas qui nous occupe, la maladie du petit Edgar Hernandez, qui se porte comme un charme mais auquel une statue a été érigée sur la place centrale de son village de La Gloria, au Mexique - cette analyse montre qu'ils ont été, comme souvent, surinterprétés. Je ne le critique pas, car au début d'une crise on est toujours prisonnier de faits qui arrivent de façon parcellaire et pour lesquels on ne dispose pas sur le moment de tous les éléments d'appréciation nécessaires. Le même phénomène s'est d'ailleurs produit ensuite à propos du nuage de cendres provenant de l'éruption du volcan Eyjafjöll. Mais, pour le H1N1, un fait curieux s'est produit : l'Organisation mondiale de la santé, l'OMS, est demeurée prisonnière des premières évaluations alors même que l'information s'affinait progressivement - au point qu'aujourd'hui encore nous sommes toujours en pandémie. C'est extraordinaire, et le Béotien que je suis ne comprend pas, tout comme les 99,8 % des Français qui ne sont pas médecins. Or, ce que l'on n'a pas compris pèse sur la capacité d'écoute que l'on aura lors de la crise suivante.
Le deuxième critère, fondamental, est celui de la gravité. La logique profonde du plan national H1N1 dépend de l'appréciation de la gravité de l'agent pathogène. Si on évacue ce critère, on en arrive, en suivant l'échelle de l'OMS, au niveau d'alerte le plus élevé, qui signifie la mobilisation du ministère de l'intérieur - mais pour faire face à quoi ? Au pire, à l'équivalent de la grippe de Hong Kong de 1968 ou de la grippe asiatique de l'hiver 1957-1958. L'outil est donc largement surdimensionné : on a pris un marteau-pilon pour écraser une mouche, parce que l'OMS a évacué, dans des conditions que j'ai du mal à m'expliquer, le facteur de la gravité.
Voilà qui m'amène à la qualité de la gestion de crise et de la planification de cette gestion. Je n'oublie pas les mots de Clausewitz, selon lequel « les plans les mieux conçus ne résistent pas au premier tir de l'ennemi ». La planification est par nature imparfaite parce que la réalité sera forcément différente de ce qui a été anticipé, mais Clausewitz n'en tirait pas la conclusion qu'elle était inutile - au contraire. La planification dite « de circonstance » - contingency planning pour les anglophones - quand elle est bien faite, est d'une très grande utilité, pour plusieurs raisons. Elle l'est par son côté « boîte à outils », qui est, de tous, le moins important ; elle l'est parce qu'elle crée un cadre de références commun - un vocabulaire, une culture, des habitudes de travail - pour les planificateurs qui seront les acteurs de la gestion de crise. Surtout, la planification oblige à répondre à froid à des questions auxquelles les acteurs de la gestion de crise ne pourront répondre, car personne n'a le temps de réfléchir dans le vif de l'action, à chaud. En participant à l'un des exercices gouvernementaux relatifs au virus H5N1, j'ai été frappé de constater à quel point les acteurs étaient obligés de couper au plus court, au mépris de toute réflexion ; mieux vaut donc avoir planifié ce sur quoi on n'a tout simplement pas le temps de s'attarder au cours de la crise.
Mais la qualité de la planification n'est valorisée que si l'on dispose d'un système solide de gestion de crise. Or, dans ce pays jacobin, centralisateur, qu'est la France, nous n'avions pas, jusqu'à ces dernières semaines, de centre national de gestion de crise. Il en existe désormais un, qui opère dans les sous-sols du ministère de l'intérieur. Quant aux centres de gestion de crise du ministère de la santé et du ministère des affaires étrangères, ils existent depuis moins de dix ans... La France a donc commencé de progresser en ce domaine, et elle progressera encore puisqu'après la publication du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, nous avons commencé de mettre en place une capacité de planification de gestion des crises majeures qui n'auraient pas forcément les caractéristiques d'une pandémie de H5N1.
Ma critique porte sur le fait que, pendant la crise H1N1, la planification a été appliquée de manière totalement top down par les autorités françaises. À cet égard, je citerai spécifiquement la décision emblématique de ne pas associer les médecins généralistes à la campagne de vaccination. Nous connaissons tous les arguments techniques qui rendaient problématique et, en tout cas, prématurée leur association immédiate à cette campagne. Avec une planification de crise partant du principe que dans une crise affectant potentiellement tous les habitants, il faut travailler avec la population et ses corps intermédiaires, on aurait immédiatement fait savoir qu'il existait des raisons pour lesquelles on ne pouvait associer tout de suite les médecins généralistes à la campagne de vaccination qui s'engageait, mais qu'ils seraient évidemment mobilisés à telle ou telle étape ultérieure de la gestion de la crise. On a fait tout le contraire : on a fini par les associer presque après la bataille, et sous la pression des circonstances.
Or, une décision de ce type a des effets négatifs démultipliés. D'abord, on démobilise le corps médical, et l'on suscite même son hostilité. Ensuite, on met en place un dispositif de vaccination par réquisition, ressenti par la presse puis par la population comme inefficace et désorganisé - je ne sais pas si c'est exact, je ne suis pas allé me faire vacciner... Enfin, la France se retrouve avec un des taux de vaccination les plus faibles des pays industrialisés, 5,7 millions de personnes seulement y ayant été vaccinées. Si par malheur, le virus avait été plus méchant, la façon dont on s'y est pris aurait eu des conséquences tragiques.
S'agissant de la perception et de la communication, deux erreurs ont été commises. La première concerne le maniement des facteurs de certitudes et d'incertitudes. Il y avait certes beaucoup d'incertitudes, mais j'ai été surpris d'entendre dire : « Vous vous attendiez à ce que nous nous intéressions à telle étude précisément quand 3 000 autres disaient le contraire de ce que cela affirmait ? ». Si l'on va par là, au printemps 1940, la plupart des gens pensaient que les Allemands allaient attaquer la ligne Maginot, mais quelques-uns pensaient différemment. Si l'on paye des experts et des responsables, c'est pour qu'ils fassent le tri entre ce qui est bon et ce qui n'est pas bon ; quand j'entends dire qu'ils n'ont pu le faire parce qu'il y avait trop à trier, je m'inquiète sérieusement.
Nous nous sommes trouvés dans un système paradoxal : d'un côté, le discours dominant était alarmiste, de l'autre, l'OMS déclare l'état de pandémie le 11 juin 2009 sans que le facteur de gravité entre en jeu, avec la mise en place d'un dispositif de type H5N1 et un discours présupposant que l'on est dans le pire des cas. De cela, les gens se souviendront.
L'OMS a été pour beaucoup dans la manière dont la crise a été appréhendée, mais j'ai été très impressionné de constater à quel point les dirigeants politiques français ont repris ses thèses sans s'en distancier. Pendant ce temps, Mme Ewa Kopacz, ministre de la santé de Pologne, déclarait qu'en tant que femme politique, et que médecin, elle avait refusé d'accepter les conditions posées par les laboratoires pharmaceutiques et pris des mesures tendant à ne pas devenir l'otage de groupes d'intérêt privés. Chaque pays pouvait donc apprécier à sa façon ce qui était en train de se passer.
Cela m'amène à traiter de la seconde erreur de communication, probablement plus grave dans la durée : celle qui résulte de l'opacité presque totale de l'OMS quant aux règles qu'elle suit en matière de conflits d'intérêt. Au début, dans la blogosphère, le thème « C'est la faute à Big Pharma » est revenu avec constance sous la plume des conspirationnistes habituels. Maintenant, c'est autre chose. Ainsi, dans son numéro du 3 juin 2010, le British Medical Journal a publié sur son site électronique un remarquable article intitulé « Conflits d'intérêt - L'OMS et les `conspirations' relatives à la pandémie grippale » . Cet article est extrêmement dur et, sachant que la législation réprimant la diffamation est plus sévère au Royaume-Uni qu'elle ne l'est en France, on peut imaginer que ses auteurs ont pris toutes sortes de précautions de langage, et que l'article aurait pu être plus dur encore. Par ailleurs, la Commission des questions sociales, de la santé et de la famille de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté le 4 juin 2010 un rapport contenant un projet de résolution et un projet de recommandation relatifs à « La gestion de la pandémie H1N1 : nécessité de plus de transparence ». La réalité de l'absence de transparence de l'OMS débouche sur le soupçon de manipulation par des intérêts industriels. Est-ce grave pour la crise du H1N1 ? Non. Est-ce grave pour la gestion de la prochaine crise sanitaire ? C'est gravissime, car ce soupçon reviendra en force, brutalement, quand il faudra expliquer à la population pourquoi on prend telle mesure ou telle autre.
Je conclurai par trois propositions. La première porte sur l'appréciation des faits initiaux, pour souligner qu'il importe d'intégrer davantage dans le dispositif d'expertise les analyses dans la durée des facteurs de déclenchement de la crise. Dans le cas qui nous occupe, on a oublié de continuer d'observer ce qui se passait à La Gloria ; l'eût-on fait que l'on se serait rendu compte ... qu'il ne se passait rien !
Ma deuxième recommandation a trait à la planification de crise. En ce domaine, le facteur discriminant, celui qui implique la mise en oeuvre d'un plan national lourd avec ses innombrables contraintes et ses aspects parfois autoritaires, c'est la gravité. À l'inverse, si la gravité n'est pas avérée, ce n'est pas le type de planification à utiliser : il n'y a pas lieu d'utiliser le plan prévu pour une pandémie de H5N1 pour traiter la grippe H1N1.
Enfin, étant donné la difficulté éprouvée pour établir une interface solide entre les États membres de l'OMS et l'Organisation, il est vital d'envisager les initiatives de manière plus intégrée. Cela vaut pour les mesures prises en France même, et mieux aurait valu que l'on y réagisse comme l'a fait la Pologne. Mais, au-delà, les États membres ne doivent-ils pas appeler l'OMS, dont ils sont en quelque sorte les mandataires sociaux, à en finir avec l'opacité ?
Et puis le travail des instances parlementaires d'information et d'enquête ainsi que le journalisme d'investigation doivent être encouragés pendant la crise, et non pas seulement après qu'elle a eu lieu. J'ai cru comprendre que le soleil est le meilleur des antiseptiques. Faire briller le soleil de l'investigation aurait de grandes vertus pour établir la confiance de la population dans les planificateurs et dans ceux qui la mettent en oeuvre. Je trouve bien sûr un peu choquant d'apprendre que tel expert émarge chez GlaxoSmithKline, mais ce n'est pas mon souci premier. Ce qui m'importe au premier chef, c'est que la gestion des crises se passe bien. Or elle ne se passera pas bien si la population n'a pas confiance dans les autorités chargées de planifier la gestion des crises et de la cadrer, et la vivacité de mes propos s'explique par ma crainte de ce que sera la gestion des crises futures.
M. Patrick Lagadec, directeur de recherche à l'École polytechnique, spécialiste du pilotage des crises hors cadre. Comment piloter ce genre de situation ? Pas plus que M. Heisbourg, je ne suis médecin, et je n'ai appartenu à aucune des cellules de crise qui ont été installées après l'apparition du virus, mais j'ai été en relation pendant cette affaire avec le Dr James Young, qui avait été chargé de piloter la lutte contre le SRAS à Toronto, avec Mike Granatt, spécialiste britannique de la gestion de crise, et avec l'équipe du professeur Emmanuel Hirsch, directeur de l'Espace éthique Assistance publique-Hôpitaux de Paris, où nous avons publié, jour après jour, nos réactions à la crise en cours. Il m'a semblé très vite qu'il fallait poser la question : « Et si on se trompait de pilotage ? ». J'ai été alerté en entendant Mme Janet Napolitano, secrétaire à la sécurité intérieure des États-Unis, souligner le 4 mai 2009 : « Attention, une autre stratégie est nécessaire ». Or, la capacité à qualifier le sujet est beaucoup plus importante pour la crédibilité, que celle de rassurer sur le fait qu'on met bien le plan en marche. Si le sujet de la crise n'est pas correctement caractérisé, la crédibilité est écornée.
Je me suis alors reporté aux conférences de presse de l'OMS et j'ai été assez surpris de lire la réponse d'un porte-parole de l'Organisation à une question du journaliste du magazine Time , le 3 mai 2009 : « Nous n'avons pas le temps de prendre du recul ». Pour des gens chargés de piloter la gestion de la crise dans l'ensemble du monde... Quelqu'un, quelque part, réfléchissait-il ? Je sais d'expérience que la première victime des crises, c'est la réflexion. On l'a vu encore avec la tempête Xynthia - on a bien un plan « vent », mais c'est d'eau qu'il s'agit -, avec le nuage de cendres issu du volcan Eyjafjöll - on paralyse le trafic aérien cinq jours, puis on se rend compte que des millions de gens sont bloqués partout dans le monde - et encore avec la fuite de pétrole dans le Golfe du Mexique - la qualification initiale de la crise par BP n'est pas la bonne.
Ces étrangetés montrent que les paradigmes anciens de la gestion de crise ne fonctionnent plus. Alors que les crises d'aujourd'hui diffèrent de celles du XXe siècle, on continue de leur appliquer une conception conventionnelle de la gestion de crise - un scénario pris comme référence en bloc. Dans ce schéma, on clarifie un champ opératoire qu'il n'est pas question de remettre en cause ensuite. L'action est préparée dans le cadre de ce plan, avec l'idée que s'il n'y avait pas de plan, ce serait le chaos : il faut un cadre pour nous permettre de réfléchir. Les modalités du plan sont précisées par l'expertise ; le dirigeant a pour responsabilité de déclencher le plan quand on lui dit qu'il faut le faire, de coordonner les acteurs prévus dans le plan, et de communiquer avec le public.
Or la réalité actuelle est quelque peu différente, avec, à chaque crise, une surprise hors cadre. L'inauguration de la crise, c'est d'abord la destruction de toutes les références classiques, tant en communication, en expertise qu'en pilotage. L'outil pensé pour éviter les surprises devient alors la tête de pont de la crise. À cet égard, j'ai à l'esprit un remarquable exercice anti-terroriste conduit par les Britanniques, ainsi conçu que l'attaque véritable n'était pas dans l'acte initial mais dans la réaction à cet acte : il montrait que quand on déclenche l'application automatique d'un plan d'urgence, rien ne fonctionne plus.
Il importe de caractériser précisément les événements. Ensuite, la responsabilité du dirigeant est de piloter une situation pour laquelle il n'a devant lui qu'une page blanche, sans script donné. Les experts connaissent des problèmes majeurs de caractérisation et la carte des acteurs explose. Dans un cas de ce genre, la tendance pathologique, c'est la fermeture des systèmes. À ce sujet, j'ai à l'esprit la description par Mike Granatt du pilotage de l'épidémie de fièvre aphteuse en 2001 en Grande-Bretagne à partir du plan de 1967 - comme si tout, absolument tout, n'avait pas changé en vingt-quatre ans dans le pays ; il est peu surprenant que l'on se soit écharpé dans le bureau du Premier ministre...
Confrontés à la page blanche, les décideurs ne savent même pas quelles questions poser. Il en résulte des errements qu'un chercheur de Harvard a soulignés dans ses observations sur le pilotage de la grippe porcine de 1976 aux États-Unis : des spécialistes trop confiants dans les théories fragiles, des convictions liées à des agents préexistants, le zèle des experts pour que les décideurs prennent bien la décision qu'ils apportent, l'enfermement trop précoce dans des décisions qui pourraient attendre, l'incapacité à clarifier des incertitudes pour réexamen ultérieur, un questionnement insuffisant des logiques scientifiques et des problèmes de mise en oeuvre...
Dans le monde nouveau des crises, les notions de preuves, de données, de modèles doivent être réinterprétées. Une autre langue doit être inventée. Pour ce qui est de la préparation, il faut sortir du modèle « on va se protéger par une planification ». Il faut certes toujours avoir des outils, mais il faut aussi être capable de les piloter pour ne pas en devenir l'esclave. Or, quand ils ne sont pas entraînés à cette forme particulière de pilotage, états-majors et cellules de crise se trouvent plongés dans une profonde inquiétude d'être sans référents - et le seul référent devient le plan, dont il n'est pas question de sortir. Il faut aussi, impérativement, entraîner les pilotes à leur rôle. Les exercices actuels consistent, à 99,9 %, à tester les capacités à appliquer les dispositifs prévus. Cela doit être fait, bien sûr, mais l'exigence première doit être de tester la capacité des pilotes à intégrer des données peu fiables dans des modèles qu'il faut suivre au jour le jour et qui peuvent muter à grande vitesse. L'entraînement primordial, c'est la capacité à rediriger le pilotage quand la situation n'est pas celle qui avait été prévue ; il n'existe pas à ce jour.
J'ai souvent suggéré la mise en place d'une « force de réflexion rapide », car ceux qui sont occupés à gérer une crise n'ont pas le temps de prendre du recul. Il faut institutionnaliser la capacité d'encaisser d'énormes surprises en analysant l'ensemble des paramètres. Imaginons, pour ne donner qu'un exemple, qu'au cours d'une future pandémie d'une gravité médicale limitée, les gens meurent de faim parce que les transports ne fonctionnent pas et que les supermarchés n'ont de stocks que pour une demi-journée... La société française n'a plus la capacité de résilience qu'elle a eue : le temps n'est plus où l'essentiel de la population pouvait aller chercher la salade au jardin.
Une force de réflexion rapide devrait pouvoir, au long de la crise, déterminer de quoi il s'agit réellement, cerner les pièges, définir quels acteurs faire intervenir et quelles initiatives prendre. Dans le cas qui nous occupe, une fois déterminées les caractéristiques de la crise, cerner les pièges aurait consisté, par exemple, à se demander : « Et si l'OMS ne donnait pas le bon `la' » ? Pour ce qui est des acteurs, depuis le début de la crise la question de fond était très clairement : « Comment intégrer les acteurs de proximité ? ». Or, j'ai entendu au cours de certains exercices précédant la crise des échanges ahurissants. J'ai ainsi vu le patron d'une grande entreprise française se faire réprimander parce qu'il avait posé une question... Cela faisait froid dans le dos et conduisait à s'interroger très sérieusement sur la crédibilité du système qui serait mis en oeuvre en cas de crise. Pour ce qui est enfin des initiatives, la première n'aurait-elle pas dû être, après avoir entendu Mme Napolitano, d'interroger l'OMS de plus près et de lui demander : « Peut-on réfléchir avec vous » ?
L'expertise en temps réel et en milieu chaotique, avec les acteurs de première ligne, est extrêmement difficile. On m'a rapporté qu'au cours d'une réunion de préparation dans un SAMU, quelqu'un ayant fait valoir que le plan reposait tout entier sur la capacité du central téléphonique, dont l'orateur craignait qu'il ne tienne pas, on lui répondit : « Il tiendra. Question suivante » Quelqu'un d'autre observa alors que le plan prévoyait de garder les enfants à la maison, ce qui ne manquerait pas de poser problème dans un service très féminisé. La réponse fut : « Ce sera la guerre ; donc, la question ne se pose pas » ! Mais si, elle se pose ! Dans ce genre de crise, l'écoute des acteurs de première ligne est capitale. D'autre part, dans une certaine région, un médecin m'a dit : « Il y a des cas ici, mais nous nous sommes entendus avec la direction des affaires sanitaires et sociales pour ne pas les déclarer, sinon il y aura un tel bazar... ». Dans ces conditions, quelle confiance accorder aux chiffres de la propagation de la maladie donnés, à l'unité près, dans le monde ? Que pilotait-on réellement ?
Avec la société civile, il est très important de ne pas faire seulement du top down en oubliant le bottom up. L'inquiétant, c'est que l'on dérive actuellement vers le bottom bottom , autrement dit le « tout proximité » - voyez ce qui se passe en Louisiane. Dans ce cadre, que se passera-t-il avec les acteurs civils si la crise est tellement grave qu'elle exige une seule méthode et une ligne d'approche nationale unique ? Sur le terrain, ça ne marchera pas, et lors du debriefing, on entendra : « La crise n'a pas respecté le plan, qu'y pouvons-nous ? ».
L'interrogation de fond est désormais de savoir comment piloter la prochaine crise. Le H1N1 a fait, entre autres, deux victimes : la première, c'est l'OMS ; la seconde, c'est la crédibilité de notre système de santé publique. Il ne suffira pas, la prochaine fois, de faire de la communication en disant : « Cette fois-ci, c'est sûr » ; il faudra redémarrer de très bas pour reconstruire la crédibilité perdue, et ce sera très compliqué.
S'agissant des actions de fond, il serait vraiment utile de faire de la formation initiale sur les situations chaotiques. Il faut concevoir des exercices sur le thème du pilotage des crises, et pas uniquement sur le déroulement des capacités qui ont fait leurs preuves quand tout était normal. Enfin, il faut inventer de nouvelles relations avec la société civile, que les prochaines crises toucheront très fortement - et une bonne communication à TF1 ne suffira pas. Autant de thèmes nouveaux dans des registres nouveaux, qui supposent des recherches de fond et aussi en situation.
M. Patrick Zylberman, professeur d'histoire de la santé à l'École des hautes études en santé publique (Rennes et Paris). Je me suis efforcé de faire un tour d'horizon historique de l'adaptation du plan « pandémie grippale » au H1N1.
La circulaire du 21 août 2009 qui organisait la campagne de vaccination posait d'emblée qu'il s'agissait d'« adapter » au nouveau virus les stratégies et les modalités d'organisation de la vaccination prédéfinies dans le plan « pandémie grippale » de février 2009 et notamment dans sa fiche C6. « Adapter » est ici pris au sens d'une évolution de la doctrine à la source du plan pandémie grippale.
Cette adaptation s'est faite avec retard, dans un contexte caractérisé par de nombreuses inconnues et aussi, fin juillet et début août 2009, dans un contexte de polémiques qui, aussi légitimes qu'elles aient pu être, ont quelque peu compliqué la tâche des autorités sanitaires à la recherche de la confiance de la population. Je ne m'attarderai pas sur cette question aujourd'hui mais, pour un historien, c'est un élément capital.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, j'aimerais souligner un principe de méthode de première importance, rappelé devant la presse le 19 mai dernier par Harvey Fineberg, historien de la grippe du porc de 1976 et président du comité chargé à Genève d'évaluer la gestion de la grippe de 2009 par l'OMS : pour juger du comportement des experts et des autorités, il importe avant tout de se demander ce que l'on savait précisément au moment où une décision a été prise.
En août et en septembre 2009, les décisions ont été prises dans une situation où les incertitudes - taux d'attaque, létalité, période du pic épidémique - le disputaient à l'urgence ; les décisions ont été arrêtées et la crise sanitaire gérée avant même que les autorités ne disposent des données et des informations indispensables à une évaluation solide du risque - il y a eu un renversement de l'ordre des priorités sur lequel je reviendrai.
À l'été 2009, que nous apprenait la fin de l'épidémie dans l'hémisphère Sud ? De bonnes nouvelles : la mortalité n'était pas supérieure à la mortalité des grippes saisonnières, le virus était stable, l'impact sur l'économie restait malgré tout relativement limité, tant dans son ampleur (0,5 % du PIB au Mexique, 0,7 % du PIB en Nouvelle-Zélande) que dans la durée du choc : un ou deux mois au plus en Nouvelle-Zélande. Mais elle nous enseignait aussi de mauvaises nouvelles : une mortalité directe, et le très jeune âge médian au décès - 37,5 ans, au lieu de 75 ans lors des grippes hivernales. De plus, on relevait la circulation simultanée du virus dans les hémisphères Nord et Sud, ce qui doit faire penser immédiatement à un virus pandémique.
À l'issue de l'épidémie australe, la gravité de H1N1 2009 restait ainsi une question ouverte, ce qui n'est pas rare en cas d'épidémie. Mais ce n'était pas la seule inconnue. Ainsi, le 7 juillet, l'OMS s'inquiète de savoir quand les laboratoires fabriquant les vaccins auront atteint leur pleine capacité de production - on ne le savait pas à l'époque : ce sera en novembre. On ignorait en outre l'efficacité du vaccin, le niveau de tolérance, l'échelonnement de sa mise à disposition, son statut réglementaire, le nombre de doses nécessaires. Il n'y avait pas encore d'études de séroprévalence, les laboratoires d'analyse étaient encombrés par les demandes de confirmation biologique des cas probables. La première estimation des taux d'attaque dans l'hémisphère Nord n'a été disponible qu'à la fin du mois de septembre. Le 13 août 2009, Libération résumait la situation en titrant : « Quelques pistes, beaucoup d'énigmes ».
Si les vaccins ne sont pas disponibles, il faut se tourner vers des mesures non médicales telles que les fermetures de classes ou la quarantaine à domicile. À la Saint Francis Preparatory School de New York, en mai, le taux de reproduction - le R 0 - était égal à 2,6, un taux beaucoup plus élevé que dans la population générale. Cela signifiait que fermer les classes pouvait se révéler très efficace. Le problème, c'est que ces mesures, aussi vieilles que la lutte contre la grippe, n'ont jamais été évaluées. Tout au plus un groupe de travail s'est réuni à l'OMS en 2004-2005 afin d'évaluer historiquement l'impact de ce genre de mesures ; leurs travaux ont donné lieu à la publication de deux articles dans Emerging Infectious Diseases, et tout s'est arrêté là.
Le SRAS a donné une seconde vie à ces mesures de contrôle de la contagion qui avaient progressivement disparu de l'arsenal de la santé publique. Mais le SRAS nous a offert une victoire facile ; qu'en serait-il pour la grippe, beaucoup plus contagieuse ?
Le 15 août, le ministre de l'éducation nationale prône la fermeture des classes dès que trois cas sont recensés parmi les élèves et le personnel en moins d'une semaine. Une première circulaire aux recteurs était partie en juillet, indiquant qu'il reviendrait au préfet de décider au cas par cas de fermer une classe, l'établissement, ou tous les établissements voisins. Repousser la rentrée n'a jamais été envisagé, ni en France ni dans les pays voisins. Mais, curieusement, la France envisage de fermer des classes au moment où les États-Unis et le Royaume-Uni y renoncent, déçus par le peu de résultat de cette mesure. Aucune étude n'est concluante. La mesure est sans doute beaucoup plus efficace en zone rurale qu'en zone urbaine où les enfants peuvent facilement se regrouper. Je citerai l'exemple du Japon, où les enfants priés de ne pas aller à l'école se retrouvent dans les karaokés, sur la porte desquels figure une grande affiche indiquant « lieu interdit aux enfants des écoles fermées pour cause d'épidémie de grippe ». L'application varie d'un endroit à l'autre : on ferme des classes par dizaine en Polynésie, mais on abandonne vite cette mesure en Nouvelle-Calédonie. En métropole, la mesure restera très prisée des préfets : le 18 novembre, 168 classes et 116 établissements sont fermés. Mais comme l'a dit Hugh Pennington, microbiologiste à l'Université d'Aberdeen, le problème n'est pas tant de fermer que de rouvrir - quand ? Si c'est après la disparition du virus, cela risque de prendre un certain temps !
La circulaire du 21 août, signée des ministres de l'intérieur et de la santé, pose que la vaccination relève de la compétence de l'État dans le cadre des « plans blancs élargis », et que, contrairement à ce qui vaut pour la grippe saisonnière, elle sera organisée sur un mode collectif en raison du risque d'engorgement des cabinets médicaux à la période du pic, de la nécessité de séparer malades et personnes à vacciner, de la présentation des vaccins en multidoses et de l'organisation de la pharmacovigilance.
Le plan de février 2009 ne prenait pas parti sur la stratégie de vaccination, mais prévoyait une vaccination collective de la population. En réalité, l'organisation de la campagne de vaccination en 2009 s'est inspirée d'un autre plan : le plan « variole » de février 2003 qui prévoyait de vacciner 1 000 personnes par jour, soit l'activité d'un centre de vaccination standard contre la grippe.
On le voit, la stratégie du plan « Pandémie » a été suivie de très près, ce qui est logique puisque la chaîne de décision prévue dans le plan n'est autre que celle prévue par l'article L3131-1 du code de la santé publique : cellule interministérielle Intérieur-Santé, préfet de zone, préfet du département. On pourrait donc soutenir qu'il n'y a pas eu d'adaptation d'ensemble par l'administration centrale, mais qu'il y a eu des adaptations techniques, au coup par coup, qui seront le fait du Haut conseil de la santé publique, pour la stratégie vaccinale.
Il reste à déterminer si l'on a véritablement souhaité vacciner toute la population. Le 19 août, la ministre de la santé déclare au journal Le Parisien qu'elle souhaite la vaccination « d'une personne sur deux ». C'est la recommandation du Comité de lutte contre la grippe du 22 juin 2009 en réponse à une saisine du directeur général de la santé. Selon le Comité, « l'impact de la vaccination, en termes de réduction du nombre total de malades, est d'autant plus grand que la couverture vaccinale est large, que le vaccin est efficace et que le schéma vaccinal est complet - deux doses de vaccin ». Le raisonnement est simple : vacciner une fraction de la population réduira le nombre de personnes susceptibles d'être infectées, et donc celui des cas secondaires. Que la fraction vaccinée soit assez grande pour que R 0 soit inférieur à 1 et l'épidémie s'éteindra d'elle-même
Mais la circulaire du 21 août parle d'offrir la vaccination « à toute la population sur une période de quatre mois ». Le 29 août, la ministre de la santé déclare au Journal du dimanche « proposer la vaccination à tous les Français qui le souhaitent ». Le 7 septembre, le Haut conseil de la santé publique prévoit, lui, de vacciner « la plus grande partie de la population », interprétation a minima de la circulaire du 21 août : le Haut conseil se souciait peu d'apparaître comme le chevalier blanc de la vaccination, insensible au risque vaccinal.
Tout cela manque de clarté ; a-t-on vraiment voulu vacciner toute la population ce qui, sur le plan épidémiologique, n'a guère de sens ? Interrogé par le directeur général de la santé le 11 juin à propos de l'obligation vaccinale, le Comité de lutte contre la grippe avait repoussé la mesure le 22 juin. Donc : pas de vaccination obligatoire, ni dans les écoles, ni même dans l'armée - contrairement à ce que l'on aurait pu penser, puisque c'est ce qui s'était passé en 1918, en 1957 et en 1968. Ce seul fait met en lumière l'absurdité des soupçons à propos d'une prétendue volonté gouvernementale de vacciner toute la population.
Qu'en est-il maintenant de la définition des groupes prioritaires ? Je rappelle que l'objectif du Haut conseil de la santé publique n'était pas de maîtriser la dynamique de l'épidémie mais de réduire le risque de formes graves et de décès. C'est en fonction de ce principe que les groupes prioritaires ont été définis par le Haut conseil dans son avis du 7 septembre : d'abord le personnel soignant, puis les femmes enceintes, l'entourage des nourrissons de moins de six mois et les tout-petits de 6 à 23 mois présentant un facteur de risque.
La doctrine du Haut conseil s'accorde avec les priorités définies par l'OMS, mais elle s'écarte d'une doctrine couramment admise dans le passé récent. Cette doctrine est la suivante : en période inter-pandémique, vacciner le plus possible pour combattre l'infection et protéger les personnes à risque pour combattre les formes graves et les décès ; en période pandémique, protéger les catégories utiles au fonctionnement de la société. C'était la doctrine énoncée par le Conseil supérieur d'hygiène publique de France dans son avis du 14 mai 2004. Elle définissait les priorités en fonction de l'utilité sociale des groupes ; un impératif sociétal dominait l'impératif médical, comme dans tous les plans de lutte contre les pandémies grippales à travers le monde.
Or le Haut conseil de la santé publique refusera d'entrer dans des considérations autres que sanitaires. En définissant les groupes prioritaires en fonction du principe de réduction des formes graves et non de l'utilité sociale des groupes, il maintiendra la suprématie de l'impératif médical sur l'impératif sociétal. Il y a donc adaptation réelle de la stratégie prédéfinie par le plan.
Sur les groupes prioritaires, l'aboutissement a été rapide, car on disposait des élaborations préexistantes du Conseil supérieur d'hygiène publique de France et du Comité consultatif national d'éthique.
En revanche, les incertitudes ont pesé beaucoup plus lourd tant pour le schéma vaccinal - fallait-il une ou deux doses ? - que pour l'utilisation de vaccins adjuvés, deux questions que je laisse de côté faute de temps.
J'en viens à l'adaptation du plan « pandémie » sur le terrain. A ce sujet, il faut nuancer les critiques, qui portent, on le sait, sur une approche jugée excessivement top down au mépris des acteurs locaux. La France se dépouille, non sans mal, du plan « pandémie grippale H5N1 », mais elle n'est pas la seule à avoir éprouvé cette difficulté. Dans l'administration centrale, le virage est négocié à partir de la seconde quinzaine d'août ; sur le plan local, en revanche, l'adaptation est plus précoce, ce qui ne signifie pas qu'elle a été plus facile.
Prenons l'exemple du CHU de Dijon. À Dijon, jusqu'en juin, l'Agence régionale de l'hospitalisation et la direction du CHU s'attachent à transposer strictement le plan « grippe aviaire » sans esprit critique. Seule compte alors la gestion clinique : la répartition des lits, la sectorisation en zones infectée/non infectée, le fonctionnement du centre 15. De là certaines incohérences : ainsi, le « secteur infecté » est implanté à l'hôpital général en centre ville, et rien n'est prévu pour la prise en charge des enfants. Plusieurs réunions de la cellule de crise locale seront nécessaires pour que l'on comprenne que les enfants seront à la fois le réservoir de l'infection et la tranche d'âge la plus touchée. La remise en cause est difficile, non à cause d'interférences politiques mais pour d'autres raisons : les chirurgiens ne jouent pas le jeu - ils refusent de communiquer le nombre de lits disponibles ou de participer - ; les pédiatres et les réanimateurs font leur travail, mais très discrètement, peut-être trop. Par l'intermédiaire du plan H5N1, urgentistes et infectiologues ont capté l'organisation hospitalière, l'oreille de la direction et des médias. Tous ceux qui avaient été fortement impliqués dans le plan « grippe aviaire » ne veulent pas renoncer aux positions acquises. À Dijon, on repartira sur un nouveau pied et sur des bases modifiées courant juin.
En conclusion, y a-t-il eu adaptation ? Je tiens que oui, mais elle a été partielle et fortement conditionnée par des problèmes tenant à l'organisation de la chaîne de décision administrative au plan central, à la sociologie des organisations au plan local et aux nombreuses incertitudes scientifiques et industrielles pesant sur la décision, et aussi par un contexte qui, dès la fin juillet, devenait très polémique.
Fin août, le gouvernement s'apprêtait donc à gérer une éventuelle seconde vague muni d'un très maigre viatique. C'est précisément ce qui s'était passé au moment de la grippe aviaire en 2005-2006 en Extrême-Orient. Le cas du Vietnam le montre : les données empiriques étant insuffisantes, on s'est tourné vers les expériences passées. Les risques étaient très difficiles à quantifier, mais les dirigeants ne pouvaient se permettre d'attendre le recueil et l'interprétation de données nouvelles avant de prendre leur décision. C'est ainsi que la gestion du risque a dû - et devra sans doute encore lors de la prochaine crise - précéder son évaluation, renversant cul par-dessus tête la théorie de l'évaluation et de la gestion du risque universellement admise. En fait d'évaluation du risque, les experts en ont été réduits, à leur corps défendant, aux conjectures et aux intuitions. C'est à ce stade que l'on en était à l'été 2009 tandis que se préparaient les campagnes de vaccination, et c'est dans ce contexte que l'on s'est efforcé d'appliquer puis d'adapter, tant bien que mal, les mesures prévues par le plan « pandémie grippale ».