2. La question de l'application du code des marchés publics à l'ingénierie publique

L'applicabilité du code des marchés publics à l'ingénierie publique a fait l'objet de débats complexes à la fin des années 1990, marqués par de profondes évolutions jurisprudentielles et par la montée en puissance du droit communautaire.

Le droit communautaire de la concurrence

L'article 106 § 2 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne dispose que « les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de l'Union ».

Les professeurs Jean-Bernard Auby et Maurice Hauriou ont contesté l'organisation de l'ingénierie publique alors en vigueur. Le premier, en relevant qu'il importait de préciser le rapport entre les personnes publiques et le droit de la concurrence , afin de lever toute ambiguïté sur des pratiques de plus en plus contestées et de s'interroger sur les évolutions possibles 15 ( * ) . Le second, en dénonçant l'illogisme du juge administratif qui refusait que la responsabilité de l'Etat soit engagée dans le cadre de l'ingénierie publique. Les communes étaient ainsi responsables des fautes des agents de l'Etat 16 ( * ) . Le juge administratif a finalement unifié les conditions de mise en oeuvre de la responsabilité de l'Etat et des prestataires privés 17 ( * ) . Cette évolution n'a valu que pour le droit de l'exécution des contrats d'ingénierie publique, les conditions de passation restant hétérogènes, seuls les prestataires privés étant soumis au code des marchés publics .

En effet, le droit en vigueur avant la réforme de l'ingénierie publique survenue en 2001 ne précisait pas si les conventions résultant de l'application de l'article 12 de la loi du 7 janvier 1983 et de l'article 7 de la loi du 6 février 1992 étaient ou non des marchés publics. Par conséquent, quel que soit leur montant, elles ont longtemps pu être signées sans passer par les procédures de mise en concurrence prévues par le code des marchés publics .

Cette pratique a été remise en cause par l'arrêt du Conseil d'Etat Communauté de communes du Piémont de Barr du 20 mai 1998, dans lequel était qualifié de marché public un contrat d'ouvrage entre deux établissements publics de coopération intercommunale, bien qu'il ne soit pas régi par le code des marchés publics 18 ( * ) . Par extension, on peut supposer que cette jurisprudence pouvait s'appliquer aux conventions prévues par les deux lois précitées de 1983 et 1992, même si le ministre de l'équipement a pu considérer que les prestations techniques de l'Etat étaient « des actes qui concrétisent les concours des services déconcentrés de l'Etat, qui ne sont ni des marchés au sens du code des marchés publics, ni des délégations de service public. Elles doivent être considérées comme des actes administratifs » 19 ( * ) .

Cette évolution jurisprudentielle accompagne l'évolution de la réglementation nationale en matière de droit de la concurrence. Le nouveau code de commerce a, on l'a vu, intégré les règles résultant de l'ordonnance du 1 er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence et les règles résultant de l'article 2 de la directive n° 2004/18/CE du 31 mars 2004 20 ( * ) qui commande aux pouvoirs adjudicateurs de veiller à ce qu'il n'y ait pas de discrimination entre les différents prestataires de services (dont les prestataires de services d'ingénierie, d'architecture et d'aménagement).

Le Conseil d'Etat est allé plus loin dans un avis du 8 novembre 2000 Société Jean-Louis Bernard Consultant qui fixe les conditions que doit satisfaire un établissement public administratif pour pouvoir être mis en concurrence, dans des conditions loyales, avec des opérateurs privés .

Ces conditions sont les suivantes :

- proposer un prix déterminé en prenant en compte l'ensemble des coûts directs et indirects concourant à la formation du prix de la prestation objet du contrat 21 ( * ) ;

- ne pas bénéficier, pour déterminer le prix, d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public ;

- pouvoir en justifier, si nécessaire, par ses documents comptables ou tout autre moyen d'information approprié.

La réforme du code des marchés publics, réalisée par voie réglementaire, a constitué une « bonne occasion » pour le gouvernement de proposer, dans le plus proche support législatif, la mise en conformité du droit de l'ingénierie publique avec les évolutions du droit et de la jurisprudence, et avec les exigences du droit communautaire. Il restait alors à modifier les textes régissant l'ingénierie publique.


* 15 Cf. « Dévoilements économiques » de J.-B. Auby, Droit administratif 1999.

* 16 Cf. CE, 13 mai 1907, Département de Dordogne contre Malleville.

* 17 Cf. CE, 2 octobre 1968, Ministère de l'équipement et du logement contre la commune de Chapelle-Vieille-Forêt.

* 18 Le juge administratif a ainsi donné à la notion de marché public un champ d'application très large.

* 19 Réponse ministérielle n° 138 du 26 février 1996, précitée.

* 20 Directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services.

* 21 Le Conseil d'Etat s'est ainsi prononcé sur le caractère déloyal de la concurrence exercée par les services de l'Etat sur le secteur privé : les conditions de la compétition entre prestataires privés et prestataires publics sont inégales. « Pour les techniciens de l'Etat, ces rémunérations ont un caractère accessoire et supplémentaire, alors qu'elles doivent constituer un revenu permanent pour les maîtres d'oeuvre privés » selon l'analyse de Nadine Dantonel-Cor, Droit administratif 2001. Le juge a ainsi substitué au principe d'égalité le principe d'égale concurrence pour comparer les prestataires privés et publics.

Page mise à jour le

Partager cette page