C. RÉSERVER LA CONDUITE DE L'ACTION DE GROUPE À DES ASSOCIATIONS AGRÉÉES, INTERVENANT DEVANT DES TRIBUNAUX DE GRANDE INSTANCE SPÉCIALISÉS

1. L'introduction et la conduite d'une action de groupe réservées à des associations agréées


• Un filtre nécessaire et utile

L'un des travers des « class actions » la plus souvent dénoncé est leur multiplication. N'importe quel justiciable victime d'un dommage peut décider d'introduire une telle action, à charge pour lui de démontrer au juge que le préjudice qu'il allègue est suffisamment proche de celui subi par un nombre significatif de personnes pour justifier une procédure de « class action ». Ce faisant, les avocats américains n'hésitent pas à démarcher les particuliers pour les convaincre d'initier une telle action.

Avant même ce contrôle de recevabilité, les entreprises sont susceptibles d'être engagées dans une procédure qui peut être abusive ou menée à des fins de déstabilisation. La multiplication des procédures, même infondées, pèse lourd sur les sociétés ou les professionnels : non seulement leur réputation en est affectée, mais ils doivent provisionner les risques judiciaires auxquels ils sont exposés.

Pour parer à une telle dérive, il est souvent envisagé d'établir un filtre préalable à l'introduction de l'action de groupe, en réservant aux associations de défense des consommateurs la possibilité d'initier et de conduire une telle procédure 62 ( * ) .

Vos rapporteurs ont pu constater aux cours des auditions qu'une telle proposition recevait un soutien quasi unanime.

Seuls les représentants des avocats ont clairement manifesté leur opposition à une telle solution. Ils ont observé que les règles déontologiques auxquels sont soumis les avocats français et l'interdiction du démarchage juridique interdisent d'ores et déjà les dérives dénoncées, sans qu'il soit nécessaire de réserver aux associations de consommateurs la qualité pour agir en justice dans une action de groupe.

Sur ce dernier point, ils ont fait valoir qu'un tel monopole d'action s'analyse comme une entrave à l'accès à la justice, non conforme au droit à un recours effectif que consacre l'article 6-1 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ils se sont par ailleurs inquiétés de ce que les associations de consommateurs, érigées en procureurs privés, pourraient poursuivre leur propre politique d'action de groupe, en sélectionnant les affaires qu'elles lanceront, au détriment des intérêts de certains justiciables, privés de tout recours.

En réponse à ces critiques, vos rapporteurs soulignent le rôle éminent que jouent les associations de consommateurs agréées dans la défense de l'intérêt collectif et des intérêts individuels des consommateurs, en raison notamment de leur expertise.

La Cour européenne des droits de l'homme reconnaît d'ailleurs leur utilité dans ce cadre, quand elle rappelle que « dans les sociétés actuelles lorsque le citoyen se voit confronté à des actes administratifs spécialement complexe, le recours à des entités collectives telles que les associations constitue un des moyens accessibles, parfois le seul, dont il dispose pour assurer une défense efficace de ses intérêts particuliers. Cette qualité à agir des associations dans la défense des intérêts de leurs membres leur est d'ailleurs reconnue par la plupart des législations européennes [...] Une autre approche, par trop formaliste de la notion de victime, rendrait inefficace et illusoire la protection des droits garantis par la Convention » 63 ( * ) .

En outre, comme l'a noté le groupe de travail présidé par MM. Guillaume Cerutti et Marc Guillaume, « leur objet statutaire leur permettrait [...] de répondre aux exigences de légitimité de l'intérêt à agir, et, par exception au principe selon lequel nul ne plaide par procureur, de leur voir reconnaître la qualité de représenter le groupe des consommateurs, en tant que tel sans qu'il soit besoin d'identifier au préalable les victimes » 64 ( * ) .

Juridiquement rien ne s'oppose donc à ce que la qualité pour agir dans une action de groupe leur soit réservée, les particuliers conservant la possibilité d'agir de manière individuelle.

Or, leur intervention constituera une garantie contre les abus : leur sérieux et la nécessité dans laquelle elles seront placées de ne pas disperser leurs moyens dans des actions au fondement trop incertain leur permettront de jouer un rôle de filtre qui évitera que les tribunaux soient encombrés de procédures fantaisistes. Elles pourront en outre participer en amont à une tentative de médiation avec les entreprises fautives, pour trouver une solution d'indemnisation des consommateurs satisfaisantes pour tous.

De plus, l'expertise des associations de consommateurs sera aussi une garantie de l'efficacité des procédures menées, que ce soit dans la production de la preuve des faits allégués, ou dans la constitution du groupe des victimes, dont elles seront en principe les interlocuteurs privilégiés.


• S'assurer de la représentativité et de la compétence des associations par un agrément renforcé

Réserver aux associations de consommateurs la qualité pour agir en matière d'action de groupe n'a de sens que si l'on s'assure de leur compétence et de leur représentativité.

Il est tout d'abord nécessaire que leur objet statutaire corresponde bien à l'un des champs dans lesquels une action de groupe peut être initiée. À cet égard, les associations de consommateurs ne sont pas forcément compétentes pour conduire les actions relatives à un manquement au droit boursier, qui relèvent plutôt de la compétence des associations de défense des investisseurs auxquelles est déjà reconnu, aux termes de l'article L. 452-1 du code monétaire et financier, le pouvoir d'« agir en justice devant toutes les juridictions même par voie de constitution de partie civile, relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif des investisseurs ou de certaines catégories d'entre eux » 65 ( * ) .

En principe l'agrément délivré aux associations de défense des consommateurs ou des investisseurs rend compte de leur compétence et de leur représentativité, puisque, pour l'obtenir, elles doivent répondre à un certain nombre de critères.

L'article R. 411-1 du code de la consommation impose ainsi aux associations de consommateurs, de réunir à la date de la demande d'agrément, un nombre de membres cotisant individuellement :

- au moins égal à 10 000 pour les associations nationales

- « suffisant, eu égard au cadre territorial de leur activité », pour les associations locales, départementales ou régionales.

Les associations de défense des investisseurs qui sollicitent un agrément doivent justifier, aux termes de l'article D. 452-1 du code monétaire et financier, « pendant les six mois précédant la date de la demande, d'au moins 200 membres cotisant individuellement ainsi que d'une activité effective et publique en vue de la défense des intérêts des investisseurs en valeurs mobilières ou en produits financiers appréciée, notamment, en fonction de la réalisation et de la diffusion de publications, de la tenue de réunions d'information et de la participation à des travaux de réflexion ».

Or la question se pose de savoir si les critères utilisés pour délivrer ces agréments sont suffisamment exigeants au regard du nouveau rôle que ces associations seront appelées à jouer avec la procédure d'action de groupe.

Au cours de son audition, M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'autorité des marchés financiers, s'est ainsi inquiété du foisonnement des associations de défense des investisseurs et du manque de représentativité de certaines.

M. Hervé Novelli, secrétaire d'État chargé du commerce, de l'artisanat, des petites et moyennes entreprises, du tourisme, des services et de la consommation a indiqué, lors de son intervention aux premières assises de la consommation qui se sont tenues le 26 octobre 2009, qu'il étudiait la possibilité de mettre en place un « super agrément » qui s'ajouterait à l'agrément actuel, dont il élèverait les exigences en matière de représentativité nationale, et qui conférerait aux associations de consommateurs auxquelles il serait délivré des compétences spéciales, notamment en matière d'action de groupe. Il a d'ailleurs présenté la réorganisation du mouvement consumériste et la mise en place d'un tel agrément comme un préalable à l'introduction d'une action de groupe en droit français.

Le groupe de travail partage cette préoccupation : permettre à une association seulement représentative au plan local, qui ne présente pas les mêmes garanties qu'une association nationale, d'initier une action de groupe, serait courir le risque de perdre, en raison d'un défaut d'expérience ou d'expertise, le bénéfice du filtre que l'on a voulu mettre en place. Il préconise donc la création d'un agrément renforcé pour les associations de défense des consommateurs comme pour les associations de défense des investisseurs, seul susceptible de conférer à celles auxquelles il sera délivré, la qualité pour conduire une action de groupe.

Recommandation n° 6 - Donner aux seules associations de défense des consommateurs ou des investisseurs auxquelles aura été délivré un agrément renforcé , la compétence pour introduire une action de groupe et la conduire jusqu'à son terme.


• Garantir la bonne coordination des actions de groupe conduites sur une même affaire

Le mouvement consumériste étant pluraliste, il est tout à fait possible que plusieurs associations soient saisies au même moment de recours portant sur une même affaire. Dans une telle situation, il conviendra d'éviter, autant que faire se peut, la dispersion des actions.

Si chacune introduit une action de groupe, il sera ainsi de bonne administration que le juge joigne les différentes actions, puisque, par définition, elles auront toutes le même objet.

En outre, pour simplifier la conduite des débats, le groupe de travail recommande qu'elles désignent l'une d'entre elles comme « chef de file » auquel le juge s'adressera, à charge pour elle de transmettre aux autres associations les informations ou les documents reçus. Cette même association conduirait l'affaire au nom des autres, y compris dans le cadre de la médiation éventuelle. À défaut d'accord entre les associations, le juge pourrait en désigner une d'office.

Recommandation n° 7 - Lorsque plusieurs associations introduisent plusieurs actions de groupe visant les mêmes fait, regrouper l'action devant une même juridiction et imposer aux associations de désigner, par commun accord, l'une d'entre elles « chef de file » pour l'accomplissement des actes procéduraux et pour mener la médiation éventuelle. À défaut, le juge pourrait désigner l'association chef de file.


• Ouvrir aux justiciables un recours indépendant des associations agréées ?

Parce qu'elles joueront le rôle de filtres, les associations agréées seront conduites à refuser d'engager une procédure d'action de groupe pour certaines affaires qui leur seront soumises. Quelle que soit la raison de ce refus, la conséquence pour les justiciables concernés sera la même : ils se trouveront privés d'une voie d'action par la décision d'une autorité privée et non impartiale, sans disposer d'un recours contre cette décision.

Certes, compte tenu du nombre élevé des associations de défense des consommateurs ou des investisseurs, et de leur pluralisme, les consommateurs dont l'affaire repose sur des moyens juridiques sérieux devraient selon toute vraisemblance parvenir à convaincre au moins l'une d'entre elles d'initier une procédure d'action de groupe. Cependant on ne peut garantir que certains refus ne seront pas motivés sinon par des considérations de pure opportunité, au moins par des considérations pratiques, les associations disposant de moyens limités qui ne leur permettent pas de conduire trop de procédures en même temps.

C'est pourquoi, afin d'assurer aux justiciables que leur demande tendant à l'introduction d'une action de groupe pourra être examinée par une instance tierce indépendante et impartiale, il pourrait être envisagé de reconnaître à une autorité indépendante la compétence pour initier et conduire une telle procédure.

La Suède connaît un tel mécanisme, puisque que l'article 6 de la loi sur les actions de groupe n° SFS-2002-599 (« lag om grupprättegång ») entrée en vigueur le 1 er janvier 2003, prévoit la possibilité d'introduire de telles actions, pour des autorités désignées par le gouvernement, notamment l'Ombudsman chargé de la défense du consommateur 66 ( * ) .

Après s'être interrogé sur l'opportunité de transposer cette procédure en droit français en attribuant au Défenseur des droits une telle compétence, le groupe de travail n'a pas retenu cette solution qui ajouterait au champ d'action couvert par cette nouvelle autorité une mission nouvelle dont l'adéquation avec ses autres missions n'est pas assurée.

* 62 Telle est en particulier la solution retenue par le projet de loi en faveur des consommateurs, déposé par M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, le 8 novembre 2006 à l'Assemblée nationale, (n° 3430 - Assemblée nationale, XII e législature).

* 63 CEDH, 27 avril 2004, n° 62543/00, Gorraiz, Lizarraga et. al. c/ Espagne .

* 64 Groupe de travail présidé par Guillaume Cerutti et Marc Guillaume, Rapport sur l'action de groupe, remis le 16 décembre 2005 à Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et Pascal Clément, ministre de la justice, garde des sceaux , p. 34.

* 65 L'assemblée permanente des chambres de métiers a pour sa part jugé souhaitable que les actions de groupe qui pourraient être menées au nom d'artisans victimes d'un préjudice économique, le soient non pas par des associations de consommateurs, mais par les institutions représentatives des artisans. Cependant le groupe de travail considère que, compte tenu du champ ouvert à l'action de groupe, la seule possibilité pour les professionnels artisans de participer à une telle procédure est d'être assimilés à des consommateurs comme les autres, ce qui justifie en soi la compétence des associations de défense des consommateurs.

* 66 Sur ce point, cf. Les action de groupes, Étude de législation comparée, n° 206, Sénat, 6 mai 2010, p. 48, consultable sur le site du Sénat à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/lc/lc206/lc206.html .

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