PREMIÈRE TABLE RONDE : LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION ET LES JUGES
A. MME CHRISTINE NOIVILLE, DIRECTRICE DE RECHERCHE AU CNRS, DIRECTRICE DU CENTRE DE RECHERCHE « DROIT, SCIENCES ET TECHNIQUES » (UMR 8103, UNIVERSITÉ PARIS 1)
Merci beaucoup. Vous m'avez demandé de présenter la jurisprudence relative au principe de précaution. En accord avec M. Yves Jegouzo, je m'intéresserai à la jurisprudence supranationale ce matin, tandis qu'il vous présentera la jurisprudence interne.
Deux observations à titre liminaire.
Même si l'on s'en tient aux décisions supranationales, prétendre les synthétiser en quinze minutes est assez ambitieux : nous avons en effet désormais derrière nous une douzaine d'années de jurisprudence relativement fournie en la matière puisque l'on compte environ une quarantaine de décisions issues de trois ordres différents, l'Organisation mondiale du commerce (OMC), la Cour européenne des droits de l'Homme et la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) et portant sur des domaines très variés (encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), organisme génétiquement modifié (OGM), alimentation, médicaments, etc.). Tout cela oblige à des choix : j'en ai fait deux, celui de m'en tenir aux grandes tendances évidemment, mais aussi celui de concentrer mon propos sur la jurisprudence de la CJCE, avec toutefois un certain nombre d'incursions dans le droit de l'OMC, comme vous le verrez.
La jurisprudence ne constitue évidemment qu'un élément de compréhension du principe de précaution parmi bien d'autres mais c'est un élément décisif, non seulement parce qu'en indiquant de plus en plus précisément ce qu'il est et impose exactement, notamment aux autorités publiques, elle contribue à le baliser, le façonner et l'encadrer, mais aussi parce que globalement parlant, il me semble que ces balises sont devenues assez proches entre CJCE et OMC, au point que nous sommes vraiment dans une dynamique d'homogénéisation de la jurisprudence. De prime abord, cette affirmation peut étonner car on a plutôt le sentiment d'une opposition frontale entre décisions de la CJCE et de l'OMC sur ce point.
Comme vous le savez, l'OMC n'a reconnu le principe de précaution ni dans l'affaire des hormones ni dans l'affaire des produits biotechnologiques. Elle a toujours estimé qu'elle devait trancher les litiges de précaution sur les fondements des seuls textes de l'OMC, en particulier l'accord dénommé SPS (pour sanitaire et phytosanitaire), lequel paraît antinomique avec le principe de précaution puisque, schématiquement parlant, il est construit autour de l'idée que, quand un État adopte une mesure restrictive du commerce pour anticiper un risque, il doit le prouver scientifiquement. De fait, dans toutes les affaires de précaution qui lui ont été soumises, l'OMC a déclaré les mesures illégales. Mais en réalité, quand on analyse plus finement ces décisions, on voit qu'elles illustrent une vraie ouverture de l'OMC sinon au principe de précaution lui-même, du moins à une logique de précaution : l'OMC reconnaît notamment que la preuve scientifique est un concept très relatif, qu'un État responsable peut tout à fait vouloir attacher de l'importance à un risque non encore prouvé par la démonstration scientifique, et ce, en adoptant des mesures qui ne soient pas simplement des mesures d'urgence pour une période très réduite.
Parallèlement - et c'est aussi ce qui est intéressant - la Cour de justice européenne aussi a évolué mais en sens inverse, en prenant ses distances par rapport à une vision extrêmement souple et large, presque maximaliste du principe de précaution, comme elle le faisait au début des années 1990, dans le domaine de la surpêche par exemple. L'évolution de sa jurisprudence indique qu'elle veut fixer des bornes au principe de précaution et éviter qu'il ne soit appliqué de façon inconsidérée.
Ce sont ces deux mouvements, en sens inverse, qui permettent ainsi de parler d'une dynamique d'homogénéisation de la jurisprudence. La synthèse de ces décisions fait nettement ressortir deux maîtres-mots, rigueur scientifique d'un côté et action de l'autre.
D'abord le principe de précaution est synonyme de rigueur scientifique : cette idée-force est martelée par l'OMC, bien sûr, mais aussi par la CJCE depuis quelques années. Elle renvoie à deux exigences.
Une exigence de méthode, d'abord : appliquer le principe de précaution, c'est adopter une démarche scientifique et, en particulier, évaluer le risque redouté. On retrouve là l'idée importante selon laquelle le principe de précaution est avant tout un principe procédural et plus précisément un principe d'évaluation. Les juges, entendus de façon générique, insistent beaucoup sur ce point et nous donnent des éléments toujours plus précis de ce qu'ils entendent par là : ce à quoi renvoie cette notion d'évaluation, le respect d'un certain nombre de principes selon lesquels elle doit être menée (excellence, indépendance, transparence), le fait que ces évaluations soient spécifiques aux risques redoutés et précises. Par exemple, la mesure qui prétend interdire le boeuf aux hormones doit reposer sur une évaluation précise du risque lié à l'utilisation d'hormones à des fins anabolisantes dans la viande et non sur la vague évocation générale d'un risque lié aux hormones. Le juge va s'assurer de façon très sourcilleuse et pointilleuse que ces conditions d'évaluation sont convenablement remplies. L'évaluation est pour lui un point si crucial qu'il va vérifier qu'elle ne constitue pas un alibi ou un simple habillage pseudo-scientifique à une décision en réalité purement arbitraire. Par exemple, dans une affaire récente de transmission des encéphalopathies spongiformes transmissibles, la Commission européenne avait adopté une décision qui visait à assouplir la réglementation en la matière et l'avait fait sur le fondement d'un avis de l'Autorité européenne de sécurité des aliments. Or le juge saisi en la matière dissèque l'avis de cette Autorité et observe que la Commission en a fait une lecture assez partielle, voire partiale, en tout cas qu'elle en a retenu les éléments avant tout optimistes. Certes, précise par ailleurs le juge dans diverses affaires, l'autorité de décision n'est pas liée par l'évaluation ou l'avis et peut tout à fait prendre ses distances avec ces derniers, soit pour être plus sévère, soit pour l'être moins. Mais alors - et la précision est importante -, elle doit s'en justifier en fournissant sa propre évaluation des risques et ses propres éléments scientifiques aussi convaincants et d'un niveau scientifique au moins équivalent à celui de l'avis en question. C'est vous montrer l'importance attachée à la science.
Au-delà de la méthode, cette rigueur scientifique renvoie à une exigence de fond. Là encore, il me semble qu'il y a un noyau dur assez consensuel autour de l'idée suivante : pour que le principe de précaution puisse être mis en oeuvre, le risque redouté ne doit pas être un simple phantasme ; il faut des éléments sérieux et des indices pour montrer que le risque est, à tout le moins, plausible. La CJCE dit que le risque doit être suffisamment documenté par des indications scientifiques solides et précises qui, bien sûr, ne lèvent pas totalement les incertitudes (ou bien l'on sort du champ de la précaution) mais permettent en tout cas d'établir que son existence n'est pas farfelue. L'OMC reprend une idée similaire à travers la formule suivante : « Il doit exister un lien logique entre les résultats de l'évaluation et la mesure de précaution. » Or on sait que les mesures de précaution achoppent souvent, précisément sur ce fondement. Par exemple, telle mesure française est déclarée illégale à la CJCE parce qu'en l'état des connaissances scientifiques, il n'existe pas d'indice de risque suffisant permettant d'interdire l'importation de bonbons enrichis en vitamines. De la même manière, telle mesure d'interdiction du boeuf aux hormones est déclarée contraire à l'accord SPS (sanitaire et phytosanitaire) à l'OMC faute d'éléments scientifiques suffisants indiquant que le risque est suffisamment étayé. Si l'on fait donc la somme de tout cela, on voit que, pour adopter une mesure de précaution, le risque doit être au moins plausible et, bien sûr, si cette condition reste assez floue (qu'est-ce qu'un risque plausible et quel est le degré de persuasion requis pour justifier la mesure de précaution ? - car c'est largement en ces termes que la question se pose), il est au moins clair qu'une simple élucubration ou une simple peur ne suffisent pas. Décisive, cette exigence permet d'attester que, dans leur grande majorité, les juges ne reprennent pas à leur compte l'idée selon laquelle le principe de précaution conduit à se défier de la science, laquelle ne nous servirait plus à rien pour prévoir les conséquences de nos actions.
L'action est justement un autre point de relatif consensus jurisprudentiel. Le principe de précaution est un principe d'action. Contrairement à ce qui est souvent redouté, la jurisprudence, dans sa grande majorité, nous indique qu'il ne conduit pas structurellement à s'abstenir du moindre risque et à rechercher systématiquement le risque zéro. Il est vrai que, lorsque la santé publique est en jeu, la jurisprudence, et notamment celle de la Cour de justice des communautés européennes, insiste de façon assez répétitive sur la valeur de la santé et rappelle qu'en principe, je cite, « les exigences liées à la santé publique doivent se voir reconnaître un caractère prépondérant par rapport aux considérations économiques ». Du coup, dès lors qu'un risque jugé sérieux pour la santé publique est redouté, le juge communautaire aura tendance à faire pencher la balance en faveur de sa protection.
Pourtant, on aurait tort de s'en tenir là parce que l'analyse plus détaillée des décisions indique que, pour éviter que ces exigences ne mènent à des décisions arbitraires, ou en tout cas à des décisions sécuritaires, la Cour, et indirectement l'OMC, requiert le respect de deux conditions assez corrélées entre elles, vous allez le voir.
Vous savez que la décision doit d'abord respecter le principe de proportionnalité. L'idée est de dire que la mesure doit être proportionnée au risque, que le décideur a face à lui un éventail de mesures possibles, du simple engagement d'une recherche à une interdiction, et doit choisir la plus adaptée au risque. S'agissant de la précaution, il n'y a pas d'application mathématique de la proportionnalité puisque, par hypothèse, le risque sera très mal connu. Le juge énonce que la proportionnalité doit dans cette hypothèse renvoyer à deux conditions : les mesures doivent être provisoires et révisables ; on doit les adopter pour un temps puis les adapter au coup par coup à ce que l'on apprend du risque dans un processus dynamique et non figé.
Le deuxième point se situe dans le sillage du premier : le principe de précaution peut, et parfois même, doit, vous le verrez, conduire le décideur, au moment de sa décision, à opérer une pesée des intérêts en présence. Le risque doit être remis dans son contexte (économique, technique, politique, social) et le décideur peut, voire doit, donc s'interroger sur la nature des dommages craints, la plus ou moins grande difficulté technique à contrôler l'usage du produit, la plus ou moins grande acceptabilité du risque, l'intérêt à le courir, etc. C'est très net dans toute une série de décisions, en particulier dans celles de la Cour européenne de justice des communautés européennes. Je vous citerai simplement deux exemples.
Premier exemple - affaire Pfizer -, concernant la santé animale. On se demandait en l'espèce alors s'il était légitime d'interdire certains antibiotiques en élevage ; là, le juge contrôle de façon extrêmement scrupuleuse si cette interdiction est vraiment nécessaire, s'il n'existe pas de mesure alternative moins contraignante et si la Commission a convenablement justifié une sorte de balance coûts/bénéfices en termes économiques et de santé publique.
Deuxième exemple, plus parlant encore, me semble-t-il, celui d'une affaire Servier, concernant un médicament anorexigène dont il était apparu, quelques années après sa mise sur le marché, qu'il pouvait éventuellement entraîner des problèmes cardiaques. La Commission européenne avait pris une décision de retrait de ce produit en se prévalant de l'existence de ces nouveaux indices de risque. En substance, la Cour de justice européenne dit que le risque en lui-même ne veut pas dire grand-chose et qu'il faut le remettre dans son contexte, notamment réglementaire : dans le domaine des médicaments, ce qui compte en effet est la balance bénéfices/risques .
Si l'on suit cette ligne donnée par la CJCE et, sous une autre forme, l'OMC, on voit que le principe de précaution n'affranchit ni de la nécessité ou de la possibilité de faire des choix ni de la démarche de bon sens qui consiste, pour faire ces choix, à peser les intérêts en jeu et à mener une analyse globale d'opportunités. C'est dire aussi que l'interdiction est donc loin d'être la seule modalité de mise en oeuvre du principe de précaution ; parfois, elle sera la seule modalité possible ou acceptable, mais elle n'est pas obligatoirement ou mécaniquement dictée par le principe de précaution.
J'ai épuisé mon temps de parole mais je souhaiterais seulement dire qu'à l'issue de cette courte synthèse, on voit qu'il y a un certain mimétisme sur toute une série de points importants entre OMC d'un côté et CJCE de l'autre et, du coup, sinon une stabilisation du principe, du moins une phase de plus grande maturité dans la jurisprudence supranationale. De mon point de vue, c'est en cela que les jugements récents rendus en France sur les antennes de téléphonie mobile constituent une espèce de régression parce qu'en se référant au principe de précaution indépendamment des exigences scientifiques et des exigences de proportionnalité, donc de ces balises que la jurisprudence supranationale s'efforce de fixer, ces jugements contribuent à brouiller les pistes, raviver les vieilles querelles (sur le principe de précaution opposé à la science ou facteur d'inertie, etc.) et à nous ramener à une sorte de Moyen Age du principe de précaution : c'est dommage.
Je vous remercie et vous prie par avance de m'excuser car je suis obligée de partir mais ce n'est pas une façon d'échapper aux questions, que l'on peut m'envoyer par messagerie électronique ; je me ferai aussi un plaisir de vous éclairer davantage en vous renvoyant des éléments écrits.
Claude BIRRAUX
Merci beaucoup, Mme Noiville. Bien que je ne sois pas légiste, j'ai tout compris ! Merci pour ces éclaircissements extrêmement importants. Sans attendre, puisque nous avons pris un peu de retard, je vais donner la parole à M. Yves Jegouzo, qui est professeur agrégé de droit public à l'université Paris I-Panthéon Sorbonne, pour dix minutes.