2. Un emprunt national pour les dépenses d'avenir ?

Dans sa déclaration devant le Parlement réuni en Congrès, le Président de la République a, le 22 juin 2009, a évoqué le financement des « priorités nationales » par un « emprunt (...) soit auprès des Français, soit sur les marchés financiers ».

Il est évident que la mobilisation de l'épargne nationale peut répondre à des objectifs plus larges que la poursuite du seul optimum économique. Les expériences passées en matière d'emprunt national témoignent, à cet égard, que le recours à un tel type d'instrument se fonde également sur des considérations de nature politique .

Dans une monographie consacrée à l' Emprunt de l'Etat , le professeur Jean-Claude Ducros estime ainsi que l'emprunt national permet « de prendre l'avis de l'opinion en général , voire, le cas échéant (de) réussir à attacher politiquement ses souscripteurs au Gouvernement qui l'a émis » 49 ( * ) . Cette opinion mérite d'être citée même si elle est, bien-sûr, discutable.

Pour autant, le propos de votre rapporteur général se bornera ici à évaluer les enjeux économiques de l'emprunt annoncé , dans l'attente de précisions quant à ses finalités, son montant et ses modalités.

a) Une série de précédents

Pour s'en tenir à la période récente 50 ( * ) , la Cinquième République a vu le lancement de neuf emprunts ou séries d'emprunts nationaux ( cf . graphique et tableau).

La variabilité des circonstances et des formes prises par ces opérations ne permet pas d'en dresser une typologie simple, mais plusieurs d'entre elles ont laissé une trace dans l'histoire des finances publiques, y compris pour n'avoir guère profité à leur équilibre 51 ( * ) .

Quelques emprunts nationaux au cours des 60 dernières années

Emprunt et année

Motifs ou circonstances

Modalités

Produit

(en milliards d'euros 2008)

Pinay

2 tranches d'émissions

3,5 % sur 60 ans

8,55 en 1952

1952-1958

(1952 et 1958)

5,27 en 1958

Ramadier

-

5 % sur 15 ans

5,81

1956

Emprunts nationaux d'équipement ( Debré )

Financement de la participation de l'Etat à l'effort national d'investissement productif

5,5 % en 1965 et 6 % en 1967-1967

4,46

1965, 1966 et 1967

15 ans en 1965 et 1966

et 16 ans en 1967

Giscard d'Estaing

Compensation de la baisse du produit de la TVA résultant de la diminution du taux

7 % sur 15 ans

5,27

1973

(86,4 % de placement direct auprès du public)

Delors

Contribution au financement de la politique de relance économique en 1981 et 1982

Taux nominal de 16,75 % et actuariel de 16,88 %, sur 6 ans.

5,1

1981

Obligations renouvelables du Trésor Delors

Besoin pressant et considérable de financement du Trésor

De 10 % à 12 % sur 6 ans

8,3

1983 à 1985 (7 émissions)

Barre

-

8,8 % sur 15 ans

4,25

1977

(72 % de placement direct auprès du public)

Mauroy

Emprunt obligatoire

Taux actuariel brut de 11 % payable in fine , 3 ans

3,7

1983

Balladur

Objectif 1 : fournir au Trésor les liquidités nécessaires pour financer les conséquences de la suppression du « décalage d'un mois » en matière de TVA

6 % sur 4 ans

21,49

1993

Objectif 2 : racheter une partie de la dette sociale

Source : commission des finances, d'après l'AFT et L'Emprunt de l'Etat (J.-L. Ducros, L'Harmattan - 2008)

Certains de ces emprunts trouvent d'ailleurs un écho singulier dans le débat actuel sur les « dépenses d'avenir ». Ainsi, à l'époque où l'avenir se « planifiait », les « emprunts nationaux d'équipement » de M. Michel Debré, émis entre 1965 et 1967 à un taux variant en 5,5 et 6 %, furent précisément destinés à financer la participation de l'Etat à l'effort national d'investissement . Leur produit, d'un montant total de 3,75 milliards de francs, fut donc distribué aux entreprises publiques (EDF, GDF, Renault) et privées 52 ( * ) s'engageant à réaliser les objectifs du V ème Plan.

Par ailleurs, deux emprunts levés à dix années d'intervalle se distinguent particulièrement de la série, l'un par son caractère obligatoire (emprunt « Mauroy » de 1983), l'autre par son montant (emprunt « Balladur » de 1993).

L'emprunt Mauroy fut la première des trois mesures prévues par la loi du 22 avril 1983 autorisant le Gouvernement à prendre par ordonnances « les mesures nécessaires pour rétablir l'équilibre du commerce extérieur, contenir le déficit des finances publiques, contribuer au financement des régimes de sécurité sociale et continuer à ralentir le rythme de l'inflation, tout en poursuivant la lutte contre le chômage » 53 ( * ) . Aux côtés de l'emprunt, figuraient l'institution d'une contribution sur les revenus des personnes physiques versée à un établissement public chargé de contribuer au financement des régimes de sécurité sociale et la modification des tarifs de la taxe intérieure sur les produits pétroliers. L'emprunt « Mauroy » fut imposé aux contribuables à l'impôt sur le revenu et à l'impôt sur la fortune, dans la proportion de 10 % du montant d'impôt sur le revenu acquitté. Sa durée fut de trois ans et son taux de 11 %, soit un niveau paradoxalement élevé. 13,4 milliards de francs (3,7 milliards d'euros 2008) furent levés auprès de 7 millions de souscripteurs forcés.

Le dernier exemple en date d'emprunt national et, à ce titre, celui dont des enseignements pour le présent pourraient le plus aisément être tirés, est l'emprunt dit « Balladur » de 1993. Placé en moins de 15 jours ouvrables auprès d'1,4 million de particuliers, son produit s'est élevé à 110,36 milliards de francs 54 ( * ) , contre 40 attendus.

Cet emprunt s'est caractérisé par une durée courte - 4 ans - et un taux relativement faible (6 %) pour l'époque ( cf. infra ). La modicité de la rémunération a pu trouver une compensation dans certains avantages fiscaux , tels que l'exonération d'impôt sur les plus-values pour les parts de SICAV de trésorerie aliénées en vue d'acquérir des titres d'emprunt « Balladur », ou encore le régime fiscal avantageux des PEA, auxquels ces titres étaient éligibles. Convertibles en actions de sociétés privatisées, 10 milliards d'euros de titres furent investis dans les sociétés dont le Gouvernement opéra la privatisation à l'automne 1993.

Le montant des intérêts servis sur l'emprunt s'éleva à 5,45 milliards de francs, auxquels il convient d'ajouter environ 3 milliards de francs de dépense fiscale liée à l'éligibilité au PEA et à l'exonération des plus-values, 800 millions de francs de commissions versées aux intermédiaires financiers et 25 millions de francs de campagne de lancement.

Il est difficile de porter une appréciation objective sur l'emprunt à venir, dans la mesure où, à ce stade, ni ses finalités, ni son montant, ni ses modalités ne sont connus. Sur le plan des principes, la question principale doit être de savoir à quelles conditions une telle opération sera bénéfique à la croissance de l'économie et sans conséquence dommageable pour l'équilibre des finances publiques.

La première condition renvoie à la définition des « dépenses d'avenir » , définition dont les exégèses devraient faire florès dans les mois à venir. Au cours de son audition par la commission des finances, M. Eric Woerth, ministre du budget, des comptes publics, de la fonction publique et de la réforme de l'Etat, a proposé de premiers éléments de définition, considérant qu'une dépense d'avenir n'était pas nécessairement pérenne, devrait présenter un haut degré de « rentabilité socio-économique » ou encore profiter aux générations futures. S'il prend acte de la volonté du Gouvernement de ne pas préjuger des résultats de la future concertation sur ce sujet, votre rapporteur général voit dans ces éléments de définition une esquisse suffisamment consensuelle pour que chaque département ministériel voie, dans ses propres interventions, matière à « dépenses d'avenir ».

Outre les enjeux liés à la durée et au montant de l'emprunt, la question de son impact sur les finances publiques ne pourra être tranchée que lorsque ses souscripteurs potentiels (marchés ou particuliers) auront été identifiés.

La dette française trouve aujourd'hui à se financer dans d'excellentes conditions sur les marchés, ce qui, au strict plan budgétaire, peut relativiser l'intérêt d'un appel au public.

Dans cette hypothèse, la définition du taux d'intérêt et des éventuelles mesures fiscales accompagnant l'emprunt devrait donc résulter d'une délicate conciliation entre attractivité pour les souscripteurs et impact raisonnable sur les finances publiques.

L'emprunt « Balladur » démontre, à cet égard, que le plus grand succès peut être rencontré auprès du public sans recourir à un taux prohibitif, puisque son rendement atteignait 6 %, soit la rémunération des BTAN à cinq ans (6,64 %) ou du livret de caisse d'épargne (alors proche de 6 %). Compte tenu de l'appétit des investisseurs pour les titres sécurisés, un tel scénario est susceptible de se reproduire, et amène votre rapporteur général à la conclusion qu'un taux de 2 à 2,5 % sur 5 ans pourrait être qualifié de raisonnable. L'idée d'une convertibilité de ces obligations d'Etat en titres de capital à émettre par des sociétés du secteur public mérite évidemment d'être « creusée », dans l'esprit de l'emprunt « Balladur » précité.

* 49 Ainsi des propos, certes peu nuancés, de Cambon, qui voyait dans la « républicanisation » de la dette le meilleur moyen de faire des créanciers de l'Etat de bons républicains : « Vous verrez le capitaliste, qui désire un Roi parce qu'il a un Roi pour débiteur et qu'il craint de perdre sa créance si son débiteur n'est pas rétabli, désirer la République qui sera devenue sa débitrice parce qu'il craindra de perdre son capital en la perdant. Républicanisons la dette et tous les créanciers de la dette seront républicains ». Cité par Jean-Claude Ducros, L'emprunt de l'Etat (L'Harmattan 2008).

* 50 Le recours à l'emprunt national a caractérisé nombre de régimes depuis la monarchie, à l'exception notable du règne de Napoléon I er , ce dernier considérant l'emprunt « à la fois immoral et funeste » , en ce qu'il « impose à l'avance les générations futures (...), sacrifie au moment présent ce que les hommes ont de plus cher, le bien-être de leurs enfants (...), mine insensiblement l'édifice public et condamne une génération aux malédictions de celles qui la suivent » . Préambule du décret du 29 décembre 1810 relatif au monopole des tabacs, cité par Jean-Claude Ducros, L'emprunt de l'Etat (L'Harmattan 2008).

* 51 Il en va ainsi de l'emprunt dit « Giscard » en 1973, assorti d'un coûteux mécanisme d'indexation. Cette indexation porta à la fois sur le capital et les intérêts et se composait d'une indexation principale sur l'unité de compte européenne (UCE) et d'une indexation subsidiaire sur le lingot d'or, appelée à jouer si la première devenait inutilisable. En 1978, soit dix ans avant l'échéance, l'effondrement du dollar américain conduisit à le faire déclarer inconvertible en or, ainsi que, par ricochet, l'UCE. L'emprunt fut donc indexé sur le lingot pour les dix années restant à courir, lingot dont le cours profita de l'affaissement du dollar. La sophistication du mécanisme d'indexation amena à rembourser un capital de 55 milliards de francs et des intérêts de 35 milliards de francs, pour un emprunt initial de 6,5 milliards.

* 52 Sidérurgie, chimie, électronique, automobile...

* 53 Article 1 er de la loi.

* 54 Soit 1,55 % du PIB et 21,5 milliards d'euros 2008.

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