LES APPORTS DE L'ÉPIDÉMIOLOGIE À LA CONNAISSANCE DES DÉTERMINANTS PRÉCOCES DE L'OBÉSITÉ
MARIE-ALINE CHARLES - DIRECTRICE DE RECHERCHE, UNITÉ MIXTE INSERM UNIVERSITÉ PARIS-SUD - « RECHERCHES EN ÉPIDÉMIE BIOSTATISTIQUE »
Marie-Aline CHARLES
Bonjour à tous, je suis Marie-Aline Charles, directeur de recherche à l'INSERM. Je vais entamer cette session sur la prévention de l'obésité en vous parlant des apports de l'épidémiologie, notamment grâce à l'expérience de Fleurbaix-Laventie, à la connaissance des déterminants précoces de l'obésité. Il y a à peu près cinq messages que je voudrais faire passer et que je vais essayer d'illustrer, qui sont des résultats acquis par la recherche épidémiologique sur l'obésité. Je vais ensuite essayer de synthétiser pour ouvrir les perspectives de recherche.
Le premier de ces messages est simple, je pense que tout le monde est au courant donc cela va aller vite. En France, comme dans de nombreux autres pays, la prévalence de l'obésité en général, et en particulier de l'obésité et du surpoids de l'enfant, a été multipliée par quatre entre 1960 et 2000. Je vous rappelle donc les études qui avaient été rassemblées lors de l'expertise publique de l'INSERM qui date de 2000. J'en ai ajoutées quelques-unes depuis qui montrent cette progression vraiment régulière du surpoids tel qu'il est défini en France.
Le deuxième message, c'est qu'actuellement il y a une proportion notable des enfants qui sont déjà en surpoids à l'âge de cinq ans. Je voudrais vous présenter ce tableau dans lequel j'ai rassemblé les données d'enquêtes d'échantillon national effectuées en France depuis les années 2000 à différents âges : 5-6 ans, 7-9 ans, et adolescents. Quand vous prenez le pourcentage d'obèses, donc la fréquence de l'obésité, vous voyez qu'elle est déjà de 3,6 % chez les enfants de 5-6 ans, à peine supérieure chez ceux de 7-9 ans ; elle est même inférieure chez les adolescents. Quand on s'intéresse au surpoids, on a à peu près le même type de résultat. Ce sont des données françaises. Si on regarde maintenant les données de la grande étude d'enquête nationale nutrition santé américaine dans les années 2000, vous trouvez exactement la même chose. C'est-à-dire que la prévalence du surpoids, avec leur définition américaine, était de 10 % chez les 2-5 ans, déjà 15 % chez les 6-11 ans et pas tellement plus élevée chez les 12-19 ans. Cela montre qu'il y a effectivement beaucoup de choses qui se passent là, dans ces cinq premières années de vie.
On peut penser, en voyant ces résultats, qu'il y a une épidémie en marche. Très probablement, un peu plus de 20 % des enfants de 6-11 ans en 1999-2000 seront en surpoids ou obèses à l'adolescence.
Néanmoins, quand on suit des enfants qui sont tous nés à la même époque comme cela a été fait dans cette publication toute récente d'une cohorte britannique - on a suivi 134 enfants depuis l'âge de cinq ans -, quand on s'intéresse à l'excès de poids à l'âge de neuf ans, les conclusions de cet article montrent que déjà 91 % de cet excès de poids à l'âge de neuf ans est acquis avant l'âge de cinq ans, pour les filles en tout cas, un peu moins pour les garçons (70 %).
Je vais commencer à parler des résultats de l'étude Fleurbaix-Laventie. Dans cette étude nous avons suivi une cohorte d'enfants nés en 1980. Je vais vous montrer comment a évolué leur masse grasse mesurée par les plis cutanés, c'est-à-dire l'épaisseur de la graisse sous-cutanée. Les plis périphériques, c'est la graisse sous-cutanée au niveau des membres, les plis tronculaires sont ceux au niveau du tronc. Vous avez là l'évolution avec l'âge, chez les filles en rouge, chez les garçons en bleu et les traits pleins sont les enfants nés dans les années 80 dans les débuts de l'expérience « Fleurbaix Laventie Ville Santé ». Vous avez les traits pointillés qui correspondent à la moyenne chez les enfants nés dans les années 50. Ce sont ceux qui ont servi à établir nos courbes de référence. Ce que vous voyez, lorsque l'on a comparé ces deux cohortes nées à 30 ans d'écart, c'est que dès l'âge de cinq ans, la liposité sous-cutanée des enfants nés dans les années 80 était déjà supérieure à celle des enfants nés dans les années 50. Au cours de l'enfance et de l'adolescence cette différence s'est maintenue mais, en ce qui concerne le pli périphérique, elle ne s'est pas vraiment aggravée. Elle s'est vraiment maintenue et on a l'impression qu'une bonne partie de la différence entre ces deux cohortes d'enfants nés à 30 ans d'écart était déjà acquise à l'âge de cinq ans. Quand on s'intéresse aux plis tronculaires, on a le même décalage qui est déjà observé à l'âge de 5 ans. Par contre au cours de la puberté, il y a, de façon physiologique, une accumulation des masses musculaires ; la différence entre la cohorte d'enfants nés dans les années 80 et celle des années 50 s'amplifie un petit peu. En tout cas, cela renforce l'idée qu'une bonne partie des différences que l'on observe entre générations, au cours de l'évolution de la deuxième moitié du 20 e siècle, s'observe déjà à l'âge de cinq ans.
Le troisième message, c'est que dans la petite enfance, avant cinq ans, se succèdent des périodes de susceptibilité différente pour le risque ultérieur d'obésité. Là aussi, je vais revenir sur des résultats que nous avons publiés récemment à partir de l'étude « Fleurbaix Laventie Ville Santé », où nous avons observé la relation entre la vitesse de croissance pondérale à différents âges - 3, 6, 12, 24 et 36 mois - en relation avec la présence d'un surpoids à l'adolescence. Ce que vous voyez, c'est que la vitesse de croissance à l'âge de trois mois est déjà associée significativement : plus les enfants ont une vitesse de croissance élevée à l'âge de trois mois, plus le risque de surpoids à l'adolescence est élevé. Cela a été publié par « Fleurbaix Laventie Ville Santé » et par d'autres études. Ce que nous avons montré, c'est cette cinétique ensuite, au cours de la petite enfance. Vous voyez qu'à l'âge de six mois, et même à l'âge d'un an, la relation entre la vitesse de croissance et le risque de surpoids diminue et devient non significative pour ré-augmenter à l'âge de deux ans, être vraiment très nette à l'âge de trois ans ; à l'âge de cinq ans c'est encore pire.
Cela, c'est le surpoids, c'est-à-dire le poids rapporté à la taille et c'est donc influencé par différents secteurs de la composition corporelle. Quand on regarde spécifiquement la relation entre la vitesse de croissance pondérale précoce et la quantité de masse grasse à l'adolescence, on retrouve tout à fait la même cinétique. Vous voyez là que, pour les garçons et pour les filles, cette vitesse de croissance est en corrélation avec la quantité de masse grasse mesurée à l'adolescence et vous voyez, de la même façon, que la vitesse de croissance rapide à trois mois est associée à plus de masse grasse à l'adolescence. À six mois, cette corrélation diminue. Elle diminue de façon significative et disparaît entre un an et deux ans, une croissance rapide du poids à l'âge de un an et de deux ans n'est pas associée à plus de masse grasse à l'adolescence, mais cela redémarre à l'âge de trois ans. L'autre élément important de cette étude, c'est que la vitesse de croissance pondérale rapide à trois mois n'est pas associée significativement à la vitesse de croissance rapide à l'âge de trois ans, c'est-à-dire que ce n'est pas parce que l'on a une vitesse de croissance rapide à l'âge de trois mois que l'on va être obligatoirement parmi ceux qui ont une vitesse de croissance rapide à l'âge de trois ans. Ces deux âges de la vie qui correspondent à deux moments où la masse grasse se développe de façon significative, correspondent probablement à des déterminants différents qu'il va falloir analyser et qui tous deux vont contribuer à l'accumulation de la masse grasse que l'on va retrouver plus tard.
Quatrième message : l'obésité à l'âge adulte se prépare dans l'enfance même dans des circonstances peu favorisantes. Je voudrais passer un peu de temps sur ce résultat d'épidémiologistes finlandais et britanniques et qui est vraiment très important. Ce que montre cette diapositive, c'est l'évolution, chez les hommes et chez les femmes, de la taille, du poids et de l'indice de masse corporelle d'adultes finlandais obèses. Ce sont des sujets qui ont été mesurés entre 56 et 66 ans. Un tiers d'entre eux étaient obèses, c'est à peu près la prévalence d'obésité en Finlande actuellement, pas loin des États-Unis. La particularité de ces sujets, vous le voyez ici, c'est que l'on a pu retrouver l'évolution de leur poids et de leur taille etc. dans l'enfance parce qu'ils sont tous nés dans le même hôpital d'Helsinki à une période bien particulière, aux alentours de la Seconde Guerre mondiale. On ne peut donc pas dire que ce sont des conditions très favorisantes du développement de l'obésité. Et pourtant, quand on regarde comment ont évolué leurs poids et leur taille, ce graphique montre comment on s'écarte de la moyenne des enfants pour un âge donné.
Quand on se met à zéro, à la naissance, on voit que les sujets devenus obèses à l'âge adulte sont nés avec une taille, un poids et un indice de masse corporelle plus élevés que la moyenne. Vous voyez surtout qu'entre zéro et un an, ils ont eu une croissance très rapide de leurs poids. Il y a eu une petite cassure, c'est assez net chez les hommes, moins chez les femmes, entre un et deux ans, et puis de nouveau après deux ans ils ont repris cette cinétique. Cela veut dire que par rapport à la moyenne, ils se sont écartés progressivement alors qu'aucun d'entre eux n'était en surpoids ou obèse à cette époque-là. Ceci pour vous montrer que même sur des sujets actuellement obèses il y a des choses qui sont préparées dès l'enfance.
Dernier message, attention, quand on s'intéresse à la croissance pondérale précoce, il ne faut pas avoir seulement en tête le pronostic pondéral. Je vais vous montrer la même étude finlandaise mais cette fois-ci, on place sur la même courbe des sujets qui ont eu une maladie coronarienne et ont été hospitalisés ou décédés. Vous voyez que leur cinétique de croissance pondérale précoce était très différente. Ils sont nés plutôt plus maigres. Cela est maintenant bien démontré par de nombreuses études d'épidémiologie, les enfants qui naissent avec un petit poids ont un risque coronarien ultérieur, mais ils ont également été caractérisés dans l'enfance par une cinétique de croissance particulière : ils ont plutôt perdu du poids, en tout cas dans les cinq premières années, pour, vers 4-5 ans prendre une cinétique - c'est l'indice de masse corporelle - d'évolution vers le haut. La croissance initiale était donc faible et ils ont repris vers 4-5 ans une croissance qui est plutôt dans la norme. Ce sont les coronariens que l'on voit actuellement, ce sont souvent des gens qui ont une petite surcharge pondérale. Tout cela pour dire que, si jamais on arrive à l'idée que l'on peut intervenir sur la croissance précoce, et que la manipuler peut être un moyen de prévention, peut-être que cela en est bien un. Il faut bien avoir en tête que la croissance et le développement sont des choses complexes, coordonnées, il n'y a pas que le poids qui bouge en même temps.
Je vais maintenant conclure. Ce que je voulais vous montrer, c'est que la croissance pondérale, avant l'âge de cinq ans, est associée aux risques ultérieurs de surpoids avec des périodes de susceptibilité spécifiques. Que bien sûr on se pose des questions pour savoir si tout cela a une expression précoce d'une prédisposition génétique ou - et là il y a beaucoup d'arguments pour penser que ce deuxième mécanisme intervient également - s'il s'agit de la programmation par des expositions environnementales précoces de notre devenir pondéral mais également de notre santé ultérieure. Je voudrais dire que ce que je vous ai montré là pour le poids, pour les maladies cardio-vasculaires, cela s'inscrit dans un champ de recherches qui est plus important que cela, qui est celui des origines développementales de la santé, c'est de comprendre comment le développement précoce influence notre santé ultérieure et par quels moyens. Ce genre de recherches est important parce qu'il offre des opportunités de prévention précoce de l'obésité mais également d'autres maladies dont on a parlé, de maladies cardio-vasculaires, du diabète, de l'ostéoporose etc.
Quelles sont les questions de recherche actuelles ? Pour ce qui est du risque de l'obésité métabolique, c'est de comprendre quels sont les facteurs qui modulent la croissance précoce aux différentes périodes de susceptibilité dont je vous ai parlé. Dans mon équipe, et dans d'autres dans le monde, on s'intéresse à comprendre comment l'état nutritionnel, vasculaire, métabolique, tout ce qui se passe chez la mère pendant la grossesse, influence la croissance prénatale et postnatale. Quelle est l'influence des différentes pratiques obstétricales, de l'alimentation de l'enfant et également de l'alimentation du nourrisson et de l'exposition précoce à des toxiques. On essaie de comprendre ces mécanismes, quelle est la part de la génétique et la part de ces fameux mécanismes épigénétiques qui pourraient expliquer la programmation sur lesquels, je pense, Claudine Junien s'exprimera tout à l'heure.
Je pense qu'il est très important pour comprendre les origines précoces de l'obésité mais également d'autres maladies d'avoir des études de cohortes généralistes capables d'aborder plusieurs aspects du développement de l'enfant. J'en coordonne une qui est une cohorte de 2 000 femmes enceintes. Il y en a une autre, en préparation, qui s'appelle l'enquête EDEN dont vous avez peut-être entendu parler. Je pense que ces outils-là sont très importants pour faire progresser ce genre de recherches et envisager des aspects de prévention précoce de l'obésité mais également d'autres maladies - à la fois les deux types de cohortes, des petites cohortes avec beaucoup de renseignements très fins, en particulier biologiques, et des cohortes plus larges qui permettent d'aborder d'autres aspects de santé. Ces deux types d'outils sont importants pour faire progresser ce champ de recherche donc je pense qu'il est vraiment très important d'envisager les aspects de prévention précoce de l'obésité mais également de les évaluer.
Merci.
Jean-Claude ETIENNE
Merci à vous Marie-Aline Charles. Je propose que nous entendions les deux premières communications qui ont partie liée, tout en sachant que je demanderai à Jean-Michel Borys d'intervenir après Marie-Aline Charles, c'est-à-dire un peu plus tôt que prévu dans le programme de manière à ouvrir, si vous le souhaitez, quelques questionnements après avoir entendu ces deux premières interventions qui ont trait aux racines mêmes de l'obésité et à la manière dont on pourrait envisager une prévention à ce niveau. Je donne la parole à Jean-Michel Borys.