AUDITION DE M. Denis RANQUE, Président-directeur général de Thales
(Jeudi 10 avril 2008)
M. Josselin de Rohan, président, a rappelé que la commission avait souhaité, à travers l'audition des responsables des principales entreprises de défense, aborder les implications technologiques et industrielles des réflexions en cours dans le domaine de la défense. Il a plus particulièrement cité la question des relations entre le ministère de la défense et l'industrie, les axes prioritaires à privilégier pour maintenir les compétences technologiques, le soutien à l'exportation et les perspectives d'une coopération européenne accrue en matière de recherche et d'armement.
M. Denis Ranque, président directeur général de Thales , a tout d'abord évoqué les exigences auxquelles était soumise l'élaboration d'un nouveau Livre blanc destiné à refonder notre doctrine de défense, pour l'adapter au contexte stratégique, tout en tenant compte d'une contrainte budgétaire qui n'a vraisemblablement jamais été aussi forte. Il a estimé qu'en tout état de cause, l'industrie de défense resterait un élément indissociable de la politique de défense, et a indiqué que Thales, 1 er fournisseur du ministère de la défense, avait identifié quatre enjeux principaux portant respectivement sur la base industrielle et technologique de défense, le maintien des compétences industrielles dans les domaines prioritaires en termes de capacités de défense, les relations entre l'Etat et l'industrie et le cadre européen et transatlantique de notre politique d'équipement.
M. Denis Ranque a insisté pour que le futur Livre blanc ne fasse pas l'impasse sur la stratégie industrielle. Il a rappelé qu'au cours des années récentes, les ministères de la défense britannique et allemand avaient adopté des documents stratégiques sur la consolidation de leur base industrielle et technologique de défense. Convenant que le contexte budgétaire amènerait inévitablement à faire des choix en matière d'équipement militaire, il a suggéré que les différents scénarios prévus soient systématiquement évalués à l'aune de leur impact à moyen et long terme sur nos capacités technologiques, sur l'emploi et sur l'avenir des capacités industrielles.
Il a ensuite analysé les implications des premières priorités qui semblaient se dégager des travaux du Livre blanc, à savoir le renforcement des capacités d'anticipation, le maintien des deux composantes de la dissuasion et la place accrue de la fonction de protection et de sauvegarde.
Le haut degré de priorité accordé au renseignement devra impliquer une accentuation de l'effort dans le domaine spatial. Les crédits des programmes spatiaux militaires ont atteint ces dernières années le faible niveau de 400 à 450 millions d'euros par an. Un effort budgétaire de l'ordre de 700 à 750 millions d'euros annuel apparaît indispensable à l'acquisition de capacités conformes aux ambitions d'une puissance moyenne comme la France. Un tel niveau resterait en tout état de cause 20 fois inférieur à celui des Etats-Unis. Même s'il n'y a pas lieu que la France et l'Europe alignent leurs ambitions spatiales militaires sur celles des Etats-Unis, l'écart considérable des investissements de part et d'autre de l'Atlantique a évidemment un impact sur la capacité d'innovation et la compétitivité d'entreprises qui sont en concurrence sur le marché mondial.
Le renforcement des capacités spatiales militaires devra être impérativement envisagé en coopération européenne. Sur le plan industriel, les compétences d'EADS-Astrium et de Thales paraissent plus complémentaires que concurrentes. Il est urgent d'engager le programme Musis (Multinational space-based imaging system), qui vise à développer une solution européenne pour assurer la continuité des systèmes d'observation satellitaires français, allemand et italien.
En ce qui concerne les systèmes d'information, il faudra veiller à ne pas faire des programmes de cohérence opérationnelle une variable d'ajustement, car ils conditionnent l'interopérabilité entre les systèmes d'armes des trois armées.
Par ailleurs, dans l'esprit d'une politique soucieuse d'assurer la continuité entre défense et sécurité, il serait utile de doter le ministère de l'intérieur d'un centre de commandement inter-crises, interopérable avec celui du ministère de la défense.
En ce qui concerne la dissuasion, la pérennisation de la composante aérienne comporte des exigences fortes de maintien de l'effort technologique dans les domaines de la furtivité, des contre-mesures et des systèmes d'autodéfense, qui contribuent à l'invulnérabilité de l'avion porteur de l'arme nucléaire. Le maintien d'une compétence européenne en matière d'aviation de combat imposera inévitablement la coopération des différents acteurs industriels concernés.
L'attention accrue portée à la fonction de protection et de sauvegarde concernera notamment la protection des forces terrestres, de plus en plus exposées à des engins explosifs improvisés (IED) difficiles à brouiller, ainsi que la protection contre les missiles. La France est longtemps restée réservée sur la notion même de défense antimissile balistique, notamment du territoire, jugée incompatible avec la doctrine de dissuasion. Il apparaît aujourd'hui que la dissuasion nucléaire reste efficace face au risque d'une frappe sur le territoire national, mais qu'il faut mieux prendre en compte la menace balistique sur les troupes déployées sur les théâtres extérieurs afin de garder toutes options de projection malgré cette menace. Le niveau technologique actuel de la France permet de bien répondre à la menace aérienne et à celle des missiles de croisière et balistique de théâtre grâce à une capacité préliminaire construite à partir du SAMPT. L'effort en cours devra être poursuivi sur les compléments radar M3R et BMC3 de cette capacité vis-à-vis de la menace des missiles balistiques de théâtre. Il pourra être éventuellement élargi ultérieurement vis-à-vis d'éventuels missiles balistiques proliférants menaçant le territoire, afin de renforcer la dissuasion. Il est à cet égard possible de partir des capacités actuellement disponibles avec le missile Aster et les radars M3R en cours de développement, d'améliorer progressivement leurs performances face aux missiles balistiques pénétrant dans l'atmosphère à vitesse supersonique, voire d'utiliser les radars de théâtre afin de surveiller l'évolution de la menace balistique et de disposer d'une première capacité d'alerte.
M. Denis Ranque a ensuite abordé le thème des relations entre l'Etat et l'industrie. Il a souligné que la nécessité de porter de 700 millions d'euros à 1 milliard d'euros par an l'effort budgétaire de recherche et technologie était largement reconnue. En permettant de préserver nos capacités dans un certain nombre de technologies de base, un effort de recherche de ce niveau constituerait une véritable police d'assurance garantissant notre aptitude, dans les prochaines années, à réaliser les équipements adaptés à un contexte aujourd'hui difficilement prévisible.
M. Denis Ranque a évoqué le débat sur l'avenir de la délégation générale pour l'armement (DGA). Il a indiqué que, de son point de vue, c'était moins la place de la DGA au sein du ministère de la défense que l'évolution de ses relations contractuelles avec l'industrie qui importait.
Il a également souligné le caractère vital de l'exportation pour l'industrie de défense, a fortiori dans un contexte de réduction des commandes nationales. Il s'est félicité de ce que le Président de la République en ait fait l'une de ses priorités, réhabilitant l'exportation de défense au sein de l'action politique et diplomatique de la France. Il a détaillé les conséquences négatives de la baisse du dollar pour les industries exportatrices, en précisant que, convertis en euros, les prix de vente de Thales en dollar avaient diminué de 50 % en cinq ans ; une telle dégradation ne pouvant être intégralement compensée par des gains de productivité. Il a estimé que la réduction des commandes nationales, le cours du dollar et les distorsions de concurrence liées à une application très inégale, selon les pays, des règles anticorruption de l'OCDE, constituaient aujourd'hui trois handicaps à l'exportation pour un groupe comme Thales.
En conclusion, M. Denis Ranque a estimé que notre stratégie de défense devait s'inscrire de manière pragmatique dans un cadre européen et transatlantique. Il importe de définir les domaines où le maintien d'une maîtrise nationale s'impose, par exemple le nucléaire, les contre-mesures électroniques ou la cryptographie, et ceux qui se prêtent à une coopération européenne, transatlantique ou plus largement, multinationale.
S'agissant de la coopération européenne, il a jugé primordial d'assurer la garantie d'approvisionnement par des instruments juridiques appropriés dès lors que des dépendances mutuelles sont consenties. Il a plaidé à cet égard pour une approche par cercles, le premier cercle étant constitué par la coopération franco-britannique, qui s'appuie sur un socle commun très solide, le deuxième cercle par les 6 pays de la Letter of Intent (LoI), le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la Suède, et le troisième cercle par l'ensemble des pays européens regroupés dans l'Agence européenne de défense, dont les perspectives se situent à plus long terme. Evoquant les possibilités de coopérations concrètes avec le Royaume-Uni, il a cité le soutien à l'avion de transport A400M, les développements dans le domaine des missiles et la coordination des deux groupes aéronavals.
Un débat s'est ensuite engagé avec les commissaires.
M. André Boyer a demandé des précisions sur l'avancement du programme CVF (Carrier vessel future - porte-aéronefs futur) britannique et, parallèlement, sur la situation du programme du second porte-avions français, et l'attente d'une décision sur son lancement.
S'agissant du CVF, M. Denis Ranque a indiqué que nous en étions au stade du lancement du programme. Il a précisé que la décision de scinder les phases d'étude et de définition des spécifications n'avait finalement pas occasionné de retard. Le contrat est prêt. Il attend la signature du gouvernement britannique. M. Denis Ranque a déclaré n'avoir aucun doute quant à la réalisation du programme. A l'appui de son affirmation, il a indiqué que les autorités britanniques avaient d'ores et déjà réservé les tonnes d'acier nécessaires à la réalisation du porte-aéronefs. L'incertitude réside, selon lui, dans le fait de savoir si le gouvernement britannique lancerait ce programme en préemptant les ressources financières disponibles pour les autres programmes ou bien s'il attendrait d'avoir une vision d'ensemble à l'issue du « Program review 08 », au terme duquel serait définie la politique budgétaire britannique en matière de défense.
S'agissant de la construction, en France, du second porte-avions (PA 2), M. Denis Ranque a indiqué que nous étions dans la même situation que la Grande-Bretagne. La phase de conception (design) était achevée. Il s'agit du reste du même design que le CVF, à l'exception du pont d'envol. Les équipes chargées de la conception des projets sont basées en Grande-Bretagne. Quelle que soit la décision de construire ou non le second porte-avions français, M. Denis Ranque a déclaré que la France aurait intérêt à poursuivre une approche commune sur l'emploi des capacités aéronavales.
M. Phillippe Nogrix a interrogé le président Denis Ranque sur la coopération entre Thales et EADS et sur la possibilité réelle d'accentuer la part de la recherche-développement réalisée en commun. Il a demandé des précisions sur l'état d'avancement des programmes spatiaux d'alerte et de surveillance, ainsi que sur les drones, le renseignement électromagnétique et la situation du programme Galiléo.
En réponse, M. Denis Ranque a déclaré que les deux champions franco-européens Thales et EADS étaient bien plus dans une relation client-fournisseur que dans une relation de concurrence. Au cours des dernières années, Thales a cédé des actifs non stratégiques pour se recentrer sur l'électronique de défense, l'électronique aéronautique civile et la sécurité. Aujourd'hui, on peut donc considérer que 90 % du portefeuille d'activité d'EADS s'intègre dans une relation client-fournisseur dont Thales ; par exemple, très présent chez Airbus ou Eurocopter et dans une moindre mesure dans les missiles. Les domaines où les deux groupes se concurrencent pèsent cependant proportionnellement beaucoup plus dans le chiffre d'affaires de Thales que dans celui d'EADS. Il s'agit notamment du segment des satellites qui représente environ un milliard d'euros de chiffre d'affaires de chacune des deux sociétés et de l'électronique de défense, y compris les missiles. A cet égard, il a rappelé le poids de l'électronique de défense et de sécurité en Europe : 7 milliards d'euros pour Thales, 4 pour Finmeccanica et 2 pour EADS. Il reste que la relation entre les deux entreprises en matière de recherche et développement suit le même paradigme.
S'agissant des satellites d'observation, M. Denis Ranque a rappelé qu'ils étaient seuls à même de s'affranchir des limitations physiques qui s'imposent aux moyens aériens, navals ou terrestres. La succession du système Hélios II se prépare dans le cadre du programme Musis. Fruit d'une coopération entre six nations européennes, ce programme vise au remplacement, à terme, de l'ensemble des composantes militaires ou duales en cours de réalisation : les systèmes français Hélios, allemand SAR-Lupe et italien Cosmo SkyMed. La coopération actuelle repose sur le concept de la propriété nationale des satellites et la mise en commun des images. L'étape suivante, proposée par Musis, implique le partage des mêmes instruments.
En matière d'écoute électromagnétique, le démonstrateur « Essaim », constitué de quatre micro-satellites, permet la détection des sources d'émissions et de manière non intrusive. Une véritable capacité suppose une constellation de satellites, seule à même d'assurer la permanence du renseignement.
S'agissant de Galiléo, M. Denis Ranque a indiqué que 2007 avait été une année de restructuration importante et qu'il était désormais convaincu que le projet pourrait être mené jusqu'à son terme. Il a précisé que le projet se situait dans sa première phase (in orbit validation) , avec l'envoi de deux sondes destinées à réserver les fréquences. Quatre satellites sont en cours de construction. La seconde phase prévoit la construction de 26 autres satellites. Ce programme a fait l'objet, au départ, d'un problème de financement. Les Etats avaient pensé qu'il serait possible de mettre en place un financement industriel. Mais tel n'est pas le cas. Du reste, les conditions de marché en 2008 rendent encore moins envisageable une telle solution. M. Denis Ranque s'est félicité de ce que, grâce au travail effectué par M. Jacques Barrot, vice-président de la commission européenne chargé des transports, et son équipe, Galiléo avait été considéré comme une infrastructure européenne et avait pu bénéficier des financements publics européens. Galiléo donne, en effet, à l'Europe son autonomie. Cette autonomie a un coût et ce coût ne pouvait être financé que par les autorités publiques. D'autant plus, a rappelé M. Denis Ranque , que le système américain GPS (global positionning system), concurrent de Galiléo, est totalement gratuit depuis sa mise en service. M. Denis Ranque a encore précisé que, dans un monde où la mobilité se généralise, savoir où sont les hommes et les choses est absolument indispensable. Il a donné l'exemple du transport aérien européen. Afin de pouvoir le densifier, il est nécessaire de rapprocher les avions et de raccourcir les interdistances, ce qui suppose de pouvoir localiser les avions de façon très précise. Il est donc nécessaire de pouvoir disposer d'un système performant et autonome.
Enfin, M. André Trillard , s'est interrogé à son tour sur l'état d'avancement des programmes militaires en matière de drones.
M. Denis Ranque a indiqué que dans le domaine des drones tactiques, le Royaume-Uni venait d'accomplir un saut technologique avec la mise en service du drone Watchkeeper (Tactical Unmanned Air Vehicle). Il a regretté que la France n'ait pas effectué ce saut, alors même que les enjeux financiers sont raisonnables et surmontables. Il a précisé que l'approche et la réalisation de ce programme avait été très pragmatique, puisqu'il s'agissait à la base d'un drone israélien industrialisé en Grande-Bretagne. Le site de fabrication est installé à Leicester. Son caractère européen a été totalement sécurisé et Thales serait en droit de racheter, si nécessaire, les parts du partenaire israélien. La réalisation de ce programme s'est effectuée en avance sur le calendrier initial et des drones Watchkeepers sont déployés en ce moment même sur les théâtres d'opérations afghan et iraquien. Il a à nouveau regretté que l'armée française ne dispose pas d'un outil comparable.
Il a ajouté qu'en matière de drones de longue endurance, le besoin opérationnel restait largement insatisfait en raison des difficultés et des limitations du programme SIDM (système intérimaire de drones Male) et de l'annulation du projet Euromale. Quant au projet très orienté de développement d'une plate-forme entre la France et l'Allemagne, il a déclaré qu'il n'y avait pas, pour le moment, de réponses satisfaisantes sur le plan technico-financier, alors même que le besoin opérationnel, au niveau français, était clairement défini.