C. CLARIFIER LES RESPONSABILITÉS
1. Le partage des responsabilités entre l'agence et la Commission
La visibilité, objectif affiché d'un encadrement des agences de régulation, suppose une ligne de démarcation aussi précise que possible entre ce qui relève de l'agence et ce qui relève de la Commission. À ce titre, et sans bien entendu dépasser la ligne jaune tracée par la jurisprudence de la Cour de justice, il y a lieu d'aller aussi loin que possible dans les délégations aux agences, dès lors que celles-ci interviennent dans des domaines exclusivement techniques. Au besoin, le transfert de compétences de la Commission à une agence devrait s'accompagner d'un pouvoir d'évocation au bénéfice de la première.
a) Transférer aux agences l'entière responsabilité des décisions individuelles dans un domaine technique
Comme l'exprimait fort justement le Livre blanc sur la gouvernance, « les décisions doivent être prises là où il existe une capacité réelle d'apprécier les divers paramètres intervenant dans la décision » .
Selon le projet d'AII, une agence de régulation peut être chargée notamment d' « appliquer les normes communautaires à des cas particuliers » et, à cette fin, « est dotée d'un pouvoir d'adopter des décisions individuelles qui produisent des effets juridiques contraignants à l'égard des tiers ». Ce faisant, le projet d'AII est à la fois trop imprécis et insuffisamment ambitieux :
- trop imprécis car, même limité aux cas individuels, le pouvoir d'adopter des décisions ne peut être confié à une agence que dans un domaine technique unique. Ce domaine peut être la certification des navires ou des aéronefs, la protection des marques ou des réseaux informatiques, mais il ne doit laisser à l'agence aucune marge d'appréciation politique ou économique. C'est la raison pour laquelle l' agence ne peut être investie de sa mission que dans un seul domaine, « spécialisé » pour reprendre le terme du Livre blanc sur la gouvernance européenne ; à défaut (par exemple pour prendre une hypothèse d'école, si une agence était chargée à la fois de la sécurité aérienne et de la compétitivité de l'industrie économique), l'agence pourrait être conduite à effectuer des arbitrages, disposant ainsi d'un pouvoir d'appréciation qui ne devrait relever que d'une autorité politique. À cet égard, l'autorisation de mise sur le marché de médicaments, souvent donnée comme exemple de décision scientifique, ne saurait être déléguée à une agence : elle revêt, certes, une dimension scientifique (l'appréciation des conséquences d'un médicament) sur laquelle une agence a tout à fait un rôle à jouer, mais aussi des dimensions économique (coût pour les finances publiques de la mise sur le marché d'un médicament), éthique (voir le débat sur la pilule), etc ;
- en revanche, et c'est en cela que le projet d'AII semble manquer d'ambition, dès lors qu'une agence intervient dans un domaine exclusivement technique , telle la certification des avions au regard de règles préalablement établies, la prise de décision - et la responsabilité qui l'accompagne - doit lui être transférée pour sortir de cette fiction selon laquelle la Commission prend formellement une décision, dont elle endosse la responsabilité, dans un secteur sur lequel elle n'a, de fait, d'autre solution que de s'en remettre à l'avis des experts
On admettra que la frontière entre la décision purement technique et celle impliquant une appréciation (politique, sociale, économique...) peut, dans certains cas, se révéler difficile à tracer. C'est la raison pour laquelle il conviendrait de remettre sur le chantier la question, éludée par la Commission, du pouvoir d'évocation dont celle-ci pourrait disposer.
b) Un pouvoir d'évocation pour la Commission
Investie d'un pouvoir d'évocation, la Commission pourrait prendre elle-même, de sa propre initiative ou à la demande de l'agence, une décision dans le domaine relevant des compétences de celle-ci.
On conçoit que l'exercice d'un tel pouvoir devrait rester exceptionnel. Dans certains domaines, comme celui de la régulation des marchés, il pourrait même, ainsi que le souligne le Livre blanc sur la gouvernance européenne, « être contre-productif » , car susceptible de « créer une insécurité juridique pour les opérateurs économiques » .
En revanche, le pouvoir d'évocation aurait l'avantage de redonner la main à la Commission pour certaines décisions susceptibles d'être lourdes de conséquences sociales, politiques ou économiques. On imagine par exemple que le refus de certifier un modèle d'avion ne satisfaisant pas à cent pour cent aux normes européennes serait d'autant plus mal accepté par les salariés de l'entreprise concernée qu'ils auraient l'impression d'être les victimes d'une agence sans légitimité démocratique, irresponsable et souveraine (car l'autonomie de l'agence s'accorde mal avec un recours autre que contentieux contre ses décisions). La Commission, en usant de son pouvoir d'évocation, indiquerait clairement à l'opinion publique que le pouvoir politique endosse la responsabilité de la décision. D'aucuns objecteront que l'Union européenne tomberait ainsi de Charybde en Scylla, puisque la Commission ne ferait que détourner vers elles les attaques susceptibles d'être portées contre l'agence. L'argument ne semble cependant pas recevable : outre le fait que le propre du pouvoir politique est de savoir prendre des décisions difficiles (et la Commission dispose, pour les expliquer à l'opinion publique, de moyens sans commune mesure avec ceux d'une agence), il est plus que vraisemblable que la Commission ne manquerait pas d'être « éclaboussée » par une décision d'une agence mal acceptée par l'opinion : celle-ci serait probablement tentée de voir en la Commission une instance d'appel et ne comprendrait pas que, indépendance de l'agence oblige, elle ne puisse remettre en cause ses décisions sur un plan autre que strictement juridique.
Voilà pourquoi la question du pouvoir d'évocation de la Commission, du moins limité à certaines hypothèses comme le risque de trouble à l'ordre public, ne saurait être a priori évacuée.
2. L'identification des responsabilités au sein des agences
En prévoyant la création d'un bureau exécutif « dans le cas où la taille du conseil d'administration ne lui permettrait pas d'accomplir de façon efficace les tâches qui lui sont dévolues », la Commission donne le sentiment de « partir battue » sur sa proposition d'un conseil d'administration à effectifs limités. Ce bureau exécutif est un peu la bouée de sauvetage d'une idée qu'elle considère comme mort-née. Ce faisant, le lecteur sent bien, entre les lignes, la tentation qui est celle de la Commission de donner un maximum de responsabilités au bureau exécutif et de l'ériger de fait au rang de conseil d'administration. Cette tentation se ressent en particulier lorsque la Commission impose au conseil d'administration de ne se réunir qu'une fois par an (avec possibilité d'une seule réunion extraordinaire) quand existe un bureau exécutif. Elle se traduit par le refus de la Commission d'encadrer - ce qui reviendrait à limiter - les tâches susceptibles d'être confiées au bureau exécutif : aucune précision n'est apportée, si ce n'est que ces tâches lui seront confiées sans préjudice de celles du directeur. L'exposé des motifs renvoie à l'acte de base la délimitation des attributions du bureau exécutif, ouvrant la porte à ce que l'encadrement des agences de régulation doit précisément endiguer : la technique du cas par cas pour le fonctionnement des agences.
La Commission ne prend hélas pas la peine d'expliquer dans le détail les raisons d'être de ce bureau exécutif qui semble « sorti de son chapeau » (le Livre blanc sur la gouvernance européenne comme la communication de 2002 évoquait certes un « comité exécutif restreint » mais celui-ci, par sa composition et les pouvoirs qui auraient pu être les siens, ne préfigurait pas le bureau exécutif).
Au nom d'une identification claire des compétences au sein des agences, la Commission aurait dû, à tout le moins, lister les tâches du conseil d'administration susceptibles de relever d'un bureau exécutif.
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Il aura fallu trente ans et la création de trente agences pour qu'une institution européenne prenne enfin une initiative concrète tendant à encadrer le recours à ce mode de régulation qui, malgré les craintes et les critiques qu'il suscite, ne cesse de gagner en importance.
On ne saurait faire grief à la Commission d'avoir essayé, même tardivement, de poser des jalons pour l'élaboration d'un socle commun que le Conseil et le Parlement européen, eux aussi, appelaient de leurs voeux. Mais le texte qu'elle a eu le mérite de déposer n'est pas sorti indemne du baptême du feu de la négociation. Les premières divergences sur la méthode et le contenu d'un encadrement des agences de régulation, pourtant réclamé par chacun, laissent d'ores et déjà mal augurer de l'adoption à court ou moyen terme des propositions de la Commission.
L'heure n'est cependant pas au découragement, encore moins au renoncement. La Commission peut reprendre l'initiative et mettre les États et le Parlement européen devant leurs responsabilités : qu'elle s'applique dès à présent à elle-même, dans les propositions à venir, des règles de conduite cohérentes qui, adoptées de manière répétée par les autres institutions, finiront par créer une « jurisprudence législative » encadrant les agences de régulation. Mais ces règles ne sauraient consister en la reprise pure et simple de celles contenues dans le projet d'AII. La Commission doit, sur plusieurs points, corriger le tir en fonction des réactions, positives comme négatives, suscitées par ce texte.... faute de quoi, l'encadrement du recours aux agences de régulation risque fort de rester, et pour longtemps, une perspective de très long terme.