h) Société française des traducteurs - Mercredi 28 mars 2001
- Mme Suzanne BOIZARD , Présidente de la société française des traducteurs,
- M. Denis GRIESMAR , vice-président,
- M. Hervé ASLAN , mandataire européen, responsable du service brevets et contrats techniques d'un groupe industriel.
M. Francis Grignon - Je suppose que votre principale préoccupation concerne le régime linguistique du brevet européen ?
M. Denis Griesmar - Le Livre Vert européen sur l'innovation publié par la Commission européenne en 1997 était une première tentative pour faire prévaloir l'anglais dans le domaine de l'innovation scientifique, et passer en force par-dessus les autorités françaises.
Il est évident que lorsque l'on demande à une entreprise si le coût d'un dépôt de brevet est élevé, elle répond par l'affirmative, puisque c'est un coût, qu'elle veut donc par nature diminuer. Toutefois, l'intervention d'un économiste, M. Henri Sirbat, lors du colloque organisé au Sénat en septembre dernier a montré qu'il n'existait pas de corrélation mathématique entre l'élasticité de la propension à breveter et le coût du brevet, encore moins de sa traduction, qui n'en est qu'un élément mineur.
Mme Suzanne Boizard - Je suis présidente de la Société française des traducteurs, association qui existe depuis 1947. Les traducteurs ont une double formation, linguistique et technique dans leur domaine d'activité. Nous vous remettons un document qui synthétise notre position.
M. Francis Grignon - Que pensez-vous des estimations avancées en ce qui concerne le coût des traductions ?
Mme Suzanne Boizard - Les chiffres qui ont circulé dans la presse sont sans fondement. Compte tenu du mode de facturation, nous n'avons pas accès au prix final payé par les entreprises pour les traductions, mais les prestations facturées par les traducteurs atteignent des montants bien moins élevés que les estimations qui circulent.
M. Denis Griesmar - Nous n'avons pas de monopole de traduction. Les industriels peuvent s'adresser directement à nous, mais ils passent habituellement par l'intermédiaire de Conseils en propriété industrielle.
Mme Suzanne Boizard - Nous ne sommes pas un lobby, ni encore moins une association corporatiste. Le coût que nous facturons est de 60 centimes le mot, pour une moyenne de 250 mots par page, soit moins de 200 francs par page. Je réfute l'affirmation de la Commission européenne suivant laquelle les traducteurs ne traduisent que trois pages par jour. A ma connaissance, c'est plutôt douze pages par jour.
Les calculs qui tendent à faire ressortir des facturations de traducteurs « à la journée » sont faux puisque nous facturons à la page. Les estimations qui circulent n'ont donc pas de fondement.
M. Hervé Aslan - La Commission européenne affirme que les frais d'acquisition d'un brevet sont supérieurs en Europe à ceux d'un brevet aux Etats-Unis. C'est tout à fait contestable.
M. Denis Griesmar - Les calculs de la Commission sous-estiment le coût des conseils américains mais surtout celui des procédures judiciaires en contrefaçon qui sont très élevés aux Etats-Unis. D'après moi, les coûts à engager en Europe sont, réciproquement, surestimés.
M. Francis Grignon - A quel total pensez-vous que se situe le coût du dépôt d'un brevet européen ?
M. Denis Griesmar - Tout dépend des secteurs. Les calculs de la Commission s'appuient sur l'exemple de la chimie-pharmacie où les brevets font 30 pages, c'est-à-dire plus que la moyenne, ce qui alourdit les coûts de traduction (environ 6.000 francs). Même dans ce cas, les traductions ne représentent qu'une proportion minime du coût total de l'invention.
Le brevet étant rédigé dans une langue, on ne le traduit en fait que dans un nombre de langues égal au maximum au total des pays que l'on veut couvrir moins un. Et encore, un petit nombre de langues permet de couvrir les principaux pays européens : avec trois traductions (italien, anglais, allemand), on est couvert pour la France, la Belgique, le Luxembourg, l'Italie, le Royaume-Uni, l'Irlande, l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse, le Liechtenstein et Monaco.
Enfin, la traduction n'intervient qu'en fin de procédure, lorsque l'industriel est convaincu de la rentabilité du brevet.
Mme Suzanne Boizard - On traduit lorsqu'on connaît la rentabilité de l'invention. J'estime qu'on ne peut pas dire qu'il y a trop de langues en Europe et exiger à ce titre de n'en utiliser qu'une ! Il me semble que les trois grandes langues de travail de l'OEB sont déjà parlées par les pays d'Europe de l'Est candidats à l'adhésion. Si on leur ajoute l'italien et l'espagnol, on a les principales langues européennes.
M. Denis Griesmar - Nous défendons un multilinguisme raisonné, c'est-à-dire limité aux principales langues, sans s'attacher aux langues à diffusion plus restreinte. La France devrait s'allier avec les Espagnols pour défendre un point de vue commun.
M. Francis Grignon - Pouvez-vous me décrire la chronologie des principales procédures et souligner quand les traductions sont à votre avis nécessaires ?
M. Hervé Aslan - En général , une entreprise commence par formuler une demande nationale de brevet. Elle dispose alors d'une priorité d'un an pour déposer son invention dans un autre pays ou auprès de l'Office européen des brevets. En général, elle ne dépose sa demande à l'OEB qu'à l'issue de cette année. Il en va de même pour sa demande à l'Office américain des brevets ou de sa demande de brevet PCT. La procédure d'examen à l'OEB dure alors de trois à cinq ans. En Europe, une publication de la demande intervient dix-huit mois après la demande. Ce n'est que lorsque le brevet est accordé que les traductions sont requises.
M. Denis Griesmar - On impute souvent aux traducteurs des frais de validation des traductions qui sont en fait perçus par les offices nationaux des brevets.
M. Hervé Aslan - Les traductions n'interviennent que pour les pays dans lesquels le déposant confirme sa demande de protection car il estime alors disposer d'une rentabilité pour son invention. La procédure PCT décale encore le moment où sont requises les traductions puisque ce n'est qu'au bout de 30 mois que l'on passe aux phases nationales.
M. Denis Griesmar - Je souligne que les Etats-Unis rendent obligatoire l'établissement d'un texte en langue anglaise pour une demande de brevet PCT couvrant le territoire américain.
Mme Suzanne Boizard - Les traducteurs sont les premiers terminologues en matière technologique. Supprimer les traductions de brevets équivaut à supprimer une grande partie des textes scientifiques en français. Les grandes publications scientifiques n'ont en effet lieu qu'en anglais, même de la part de scientifiques français. Supprimer les traductions veut dire que la langue scientifique française ne sera plus capable d'exprimer les nouveautés. Cela reviendrait à une appauvrissement de notre langue.
M. Denis Griesmar - Les universitaires français eux-mêmes publient en anglais sous prétexte qu'ils ne peuvent faire autrement pour leur carrière, l'anglais étant la seule langue reçue par les milieux scientifiques internationaux. Une analyse plus fine montre que ce n'est pas toujours le cas. Nous ne sommes pas réduits au tout ou rien, et il y a une stratégie intelligente à adopter. N'oublions pas que l'utilisateur final du brevet est le citoyen qui doit pouvoir accéder à l'information qu'il contient. Je pense que nous sommes au début d'une « civilisation des brevets », à laquelle le consommateur doit pouvoir accéder. De plus, le brevet est un contrat « donnant-donnant » : c'est un monopole juridique octroyé contre la diffusion d'une invention. Le tout anglais brise cet équilibre en faisant l'impasse sur une description en langue française des inventions.
M. Hervé Aslan - Si la France signait le protocole de Londres, il s'agirait à mon sens d'un grave précédent pour notre langue. J'ajoute que des professions entières seraient fragilisées dans notre pays : outre les traducteurs, les conseils en propriété industrielle, les avocats, les magistrats, les juristes et ingénieurs brevet d'entreprise... Comment justifier cet incroyable avantage donné aux anglophones de naissance ?
M. Denis Griesmar - On assiste à la naissance d'une nouvelle élite, les personnes non plus seulement anglophones mais d'origine anglo-saxonne, d'où des discriminations injustifiables dans l'emploi vis-à-vis de personnes ayant les qualifications nécessaires, y compris linguistiques, mais non un "pedigree" anglo-saxon.
Mme Suzanne Boizard - J'estime qu'existe aujourd'hui une offensive généralisée d'imposition de l'anglais, de la part d'avocats américains, dans tous les domaines scientifiques : brevets, normes...
Par exemple, en matière de normalisation, il était admis qu'une norme ne soit établie qu'après traduction en français. Une tentative a eu lieu pour sauter cette étape et discuter directement d'un texte exclusivement anglais. Or, les passages vers l'allemand et le français permettent en général au texte d'être précisé et clarifié, la langue anglaise comportant des imprécisions. Il s'agit à mon sens d'un enjeu économique et non seulement culturel.
M. Denis Griesmar - L'enjeu économique est évident. Basculer vers un système à l'anglo-saxonne comporte des risques : n'oublions pas qu'il faut aux Etats-Unis une armada d'avocats au coût très important pour défendre un brevet. Je pense en outre que la coexistence de plusieurs langues est aussi importante que la biodiversité, car une langue est une grille d'interprétation du monde selon une logique propre, qui n'est pas partagée par l'ensemble des langues. La pluralité est donc un enrichissement. Enfin, pourquoi faire de la recherche effrénée du profit à court terme l'unique préoccupation de notre société ?
M. Hervé Aslan - J'aimerai revenir au débat actuel en prenant les arguments des tenants et opposants de l'accord de Londres :
- les traductions seraient peu lues. Mais regarde-t-on le taux de lecture des textes législatifs ?
- le coût d'acquisition d'un brevet européen serait très supérieur à celui d'un brevet américain. Nous critiquons les estimations de la Commission sur ce point ;
- ce coût excessif empêcherait les PME européennes de déposer des brevets. Le colloque au Sénat a démontré que ce coût n'était pas un frein réel ;
- le protocole de Londres agirait pour la défense du français. Comment soutenir une telle affirmation alors que 10 % seulement des brevets européens sont déposés en français, 20 % en allemand et 70 % en anglais ?
Cette réforme faciliterait au contraire l'obtention des brevets par les tiers et fragiliserait les entreprises françaises. C'est à mon sens un cadeau unilatéral et sans aucune contrepartie pour les entreprises américaines et japonaises, qui facilite leur pénétration en Europe.
Je considère en outre qu'il existe un laxisme de l'Office européen des brevets pour la délivrance des titres de propriété industrielle européens, ce qui avantage déjà les déposants non européens, majoritaires.
M. Denis Griesmar - Les entreprises japonaises déposent à l'heure actuelle trois fois plus de brevets aux Etats-Unis qu'en Europe. Adopter en Europe le système du « tout anglais », c'est ouvrir la porte à une pénétration japonaise bien plus importante en Europe.
Mme Suzanne Boizard - Un récent rapport de M. Jacques Lagrange montre que toute baisse du coût du brevet européen profitera aux entreprises américaines et japonaises.
M. Francis Grignon - Vous contestez l'estimation de la Commission en matière de coût. Disposez-vous d'une contre-expertise ?
M. Denis Griesmar - Les conseils en propriété industrielle facturent le coût des traductions aux industriels, nous dit-on, avec des marges très importantes. Nous n'avons pas les éléments suffisants pour en juger, mais il ne faut pas sous-estimer l'importance du maintien en France d'équipes de spécialistes en propriété industrielle.
M. Hervé Aslan - Les factures adressées aux entreprises ne sont, il est vrai, pas toujours très claires sur ce point.
M. Francis Grignon - Comment les traducteurs sont-ils choisis par les conseils ?
Mme Suzanne Boizard - Les conseils ont en général des correspondants dans chaque pays qui sont leurs interlocuteurs habituels.
M. Francis Grignon - Quelle est votre analyse comparative des différents systèmes d'obtention de brevets ?
M. Hervé Aslan - Le brevet français n'est pas examiné, il fait simplement l'objet d'un rapport de recherche. C'est une procédure peu coûteuse. Je considère, comme je l'ai déjà dit, que le brevet européen, qui fait l'objet d'une procédure d'examen, n'est pas assez sélectif, le critère d'activité inventive n'étant pas appliquée avec assez de rigueur. Ce laxisme favorise les entreprises non européennes qui sont les déposants majoritaires. En outre, les procédures d'opposition et de recours fonctionnement mal : les brevets européens sont rarement annulés par les tribunaux du fait de la frilosité des magistrats. Tous ces éléments détériorent la qualité du système et favorisent les non européens.
M. Denis Griesmar - Le Portugal et la Suède sont soumis aux mêmes obligations de traduction. Ils ont pourtant des balances de brevets très dissemblables, ce qui montre bien que le coût des traductions n'a aucun effet sur le nombre de brevets déposés.
M. Hervé Aslan - S'agissant des brevets américains et japonais, on constate une certaine discrimination en faveur des entreprises d'origine domestique. En revanche, à l'OEB , la culture est déjà « multinationale », et en fait alignée sur les Etats-Unis, ce qui facilite la tâche des non-Européens.