e) Mouvement des Entreprises de France (MEDEF) : - Mardi 20 mars 2001
- M. Thierry Sueur , vice-president de l'Air Liquide, Président du Comité de la propriété intellectuelle du MEDEF ;
- M. Hugues-Arnaud Mayer , Président de la Société Abeil, Président du MEDEF Auvergne ;
- M. Patrice Schmidt , Chef du service innovation et recherche du MEDEF ;
- Mme Valérie Fournier , chargée des relations avec le parlement au MEDEF.
M. Thierry Sueur - La propriété intellectuelle est récemment devenue un sujet de préoccupation. En effet, se développe depuis peu la conscience que l'innovation est au coeur du mécanisme de croissance et de création d'emplois. Le brevet est par excellence l'instrument de la valorisation de l'innovation. L'Europe a récemment pris conscience de son déficit d'utilisation de la propriété industrielle par rapport aux Etats-Unis et au Japon. Ce déficit a des causes complexes. En France, l'attitude de la recherche publique et même de l'industrie est traditionnellement timide en matière de brevets. C'est surtout vrai pour les petites et moyennes entreprises, les grands groupes français jouant à armes égales avec leurs homologues étrangers.
Au-delà de l'aspect culturel, le coût de la protection de la propriété industrielle peut être un obstacle, surtout pour le brevet européen.
M. Francis Grignon - A quelle part estimez-vous le coût des traductions dans le total du coût du brevet européen ?
M. Hugues-Arnaud Mayer - La commission européenne estime cette part à 39 % pour un brevet désignant huit pays et d'une durée de vie de dix ans.
M. Thierry Sueur - Pour une petite entreprise qui accomplit toutes les formalités de dépôt, l'octroi du brevet est perçue comme la fin logique de la procédure. Or, c'est précisément à ce moment qu'elle doit engager les frais de traduction, qui sont particulièrement lourds.
M. Francis Grignon - Pensez-vous que le délai de trente mois entre le dépôt de la demande de brevet PCT et le paiement des premières annuités constitue un avantage relativement aux délais prévalant dans le système européen ?
M. Thierry Sueur - Un long délai n'est pas forcément intéressant pour l'entreprise. Certains secteurs industriels préfèrent obtenir un brevet dans de brefs délais, compte tenu de la durée de vie de leurs produits, quitte à avoir à acquitter plus rapidement les annuités, alors que d'autres industries, à produits à cycles plus longs, apprécieront le fait de n'avoir pas à débourser rapidement d'annuités.
M. Hugues-Arnaud Mayer - Je préside une PME indépendante dans le secteur du textile, qui fabrique des couettes et des oreillers biotextiles, c'est-à-dire traités, par exemple, contre les acariens ou les bactéries. Ma société a inventé les produits traités contre les acariens, mais faute de protection adéquate, elle n'a pas gardé le monopole de cette innovation. La protection de la propriété industrielle est indispensable, mais une petite entreprise rencontre des difficultés particulières dans l'accès au brevet : son marché est plus étroit, elle ne dispose pas de visibilité à échéance de cinq ans, délai de la procédure d'obtention du brevet. En outre, les petites et moyennes entreprises fixent une enveloppe annuelle de recherche et développement et limitent le nombre de brevets déposés en fonction de ce budget. Si le coût du brevet était plus accessible, les entreprises en déposeraient davantage.
Il faut ajouter que le calcul économique du coût et de la rentabilité potentielle des brevets est délicat à effectuer. Les conseils ne sont en outre pas toujours à même d'estimer de façon définitive quel sera le coût total de la procédure, dans lequel les taxes administratives ne représentent qu'une très faible partie (2.500 francs pour l'enregistrement d'un dépôt à l'INPI).
Dans mon entreprise, je choisis délibérément de ne pas déposer telle ou telle idée à cause du coût de la procédure.
Je réfute en outre l'idée selon laquelle l'absence d'une traduction intégrale en français des brevets européens déposés en allemand et en anglais empêcherait la veille technologique des PME. En effet, pour des activités par nature spécialisées, des entreprises, mêmes moyennes, peuvent avoir recours à une traduction ponctuelle à leurs propres frais. A l'inverse, la matière est si technique qu'une traduction en français n'est pas toujours en soi suffisante à la compréhension : les croquis sont généralement plus explicites que le texte.
M. Thierry Sueur - Rappelons que 2 % seulement des traductions sont actuellement consultées, ce qui veut dire que ni les conseils, ni les entreprises ne s'en servent beaucoup.
M. Francis Grignon - M. Mayer, si le coût des brevets était moins élevé, en déposeriez-vous davantage ?
M. Hugues-Arnaud Mayer - Oui.
M. Thierry Sueur - Je rappelle que la recherche d'antériorité s'effectue déjà actuellement dans toutes les langues, quelles qu'elles soient, sans que les documents ne soient traduits, même s'il s'agit de langues peu répandues comme le serbo-croate. D'autre part, l'Allemagne et l'Angleterre n'ont exigé que très récemment (respectivement en 1987 et 1992) de traduction dans leur langue des brevets européens désignant ces pays. Pour les Britanniques par exemple, qui parlent en général peu l'allemand et le français, un tiers du total des brevets européens désignant le Royaume-Uni n'était disponible que dans ces langues, sans que cela ne pose de problème aux entreprises anglaises. Il s'agit d'un précédent éclairant sur les conséquences éventuelles du changement de régime linguistique si le protocole actuellement soumis à la signature de la France devait recueillir l'adhésion de notre pays.
M. Hugues-Arnaud Mayer - Les conseils en propriété industrielle apportent davantage de valeur ajoutée dans leurs prestations de conseil stricto sensu que dans leurs activités de traduction. Il serait plus efficient qu'ils se recentrent sur cette première mission. Il est en effet essentiel d'être bien conseillé pour le dépôt d'un brevet. J'ai personnellement déposé le premier brevet de ma société, ce qui a été catastrophique puisque nous avons révélé tout notre savoir faire à nos concurrents. Un conseil aurait su rédiger correctement la demande de brevet.
M. Thierry Sueur - Je pense aussi que la traduction n'est pas un travail à valeur ajoutée, contrairement au reste des prestations des conseils.
J'aimerais souligner que la valeur d'un brevet se mesure à l'efficacité de sa protection juridictionnelle. En la matière, je regrette, dans le système français :
- la lenteur de la justice, une PME victime d'une contrefaçon mettant cinq ans à obtenir réparation, délai suffisant pour lui ôter toute espérance de rentabilisation de son invention ;
- la faiblesse de l'indemnisation du préjudice subi. En France, on indemnise faiblement le plaignant. Contrefaire peut être une bonne affaire, ce qui est préjudiciable à la valeur intrinsèque de la protection. En Allemagne, le plaignant peut récupérer, à son choix, auprès du contrefacteur soit des dommages et intérêts, soit une somme correspondante aux bénéfices réalisés par ce dernier. Aux Etats-Unis, l'indemnisation, qui est très élevée, revêt le caractère d'un dommage réellement punitif.
Je connais d'expérience l'efficacité des juges allemands en matière de propriété industrielle. J'ai eu à connaître d'une affaire où le groupe Betelsman avait contrefait un brevet détenu par Thomson Multimédia en matière de lecture optique. Alors que la plainte avait été déposée fin décembre, la décision était rendue en mai, au terme d'une procédure contradictoire remarquablement documentée et menée par une juridiction composée de juges consulaires et de juges techniciens. Le système français est loin d'atteindre une telle efficacité.
Sur les dix tribunaux compétents en première instance, seuls deux ou trois ont le volume d'affaires leur permettant de se forger une véritable expertise. Il faudrait concentrer davantage les jugements. Je pense aussi que les conseils en brevets devraient avoir le droit de plaider devant les juges. En Allemagne, par exemple, les deux professions -avocats et conseils- qui sont distinctes, ont toutes les deux le droit de s'exprimer devant les magistrats.
M. Francis Grignon - Que pensez-vous de la formation et du nombre des conseils en propriété industrielle en France ?
M. Thierry Sueur - Cette profession est incontournable et nécessaire. Mais elle n'a pas atteint en France le niveau de développement qui est le sien en Allemagne et au Royaume-Uni. Certains Conseils ont une attitude « vieillotte » : ils n'ont pas su associer leurs collaborateurs, ni développer leur volume d'affaires. Il me semble en outre que les conseils devraient davantage intégrer la logique économique de leurs clients. Il y a là un potentiel inexploité. Au-delà de leur excellence technique, les Conseils doivent tendre à une meilleure collaboration avec le monde économique.
M. Francis Grignon - En sensibilisant les Conseils aux enjeux économiques, pensez-vous qu'ils puissent jouer un rôle pour accroître le nombre de brevets déposés ?
M. Hugues-Arnaud Mayer - Sans doute. Les Conseils devraient s'inspirer davantage de la logique globale des auditeurs.
M. Thierry Sueur - La réforme en cours du CEIPI, qui vise à transformer cet organisme en une association de droit local, doit intégrer cet impératif de la sensibilisation économique. La réforme de l'enseignement doit viser au recrutement des meilleurs élèves ingénieurs, à une sélectivité accrue dans le choix des professeurs et au développement d'une réelle approche économique et internationale.
Le CEIPI est un atout pour la France, mais doit trouver un second souffle et définir une nouvelle vision. Ses résultats à l'examen de mandataire en brevets européens ne sont d'ailleurs pas bons.
M. Francis Grignon - Pouvez-vous nous parler des brevets PCT ?
M. Thierry Sueur - Les demandes sont croissantes. D'ailleurs, cet afflux risque de pénaliser le système des brevets européens, puisque les conventions actuelles prévoient qu'un brevet PCT désignant l'Europe est traité en priorité par l'OEB, ce qui provoque un engorgement de cet organisme et créée des files d'attente pour les autres demandes.
M. Francis Grignon - Que pensez-vous du brevet communautaire ?
M. Thierry Sueur - Sa mise en place va prendre au moins cinq ans. Elle permettra d'aboutir à un système juridictionnel unifié, par la centralisation du contentieux auprès de la Cour de Justice des communautés européennes.
M. Francis Grignon - Pour en revenir au régime linguistique du brevet européen, la position du MEDEF peut donner l'impression de vouloir avantager les grandes entreprises, qui utilisent l'anglais comme langue de travail, au détriment des PME.
M. Patrice Schmidt - Nombre de PME soutiennent pourtant cette position qui vise à diminuer le coût du brevet européen qui est un obstacle principalement pour les entreprises petites et moyennes. La solution proposée à Londres par le Gouvernement français en octobre dernier défend la langue française.
M. Thierry Sueur - Je crains en outre que si le processus de révision de la Convention européenne sur les brevets échoue, il soit très difficile de se mettre d'accord, au niveau communautaire, sur une traduction en seulement trois langues.
M. Francis Grignon - Quel est le coût global des traductions pour les déposants français chaque année ?
M. Thierry Sueur - Le coût global est de deux milliards de francs. Si on estime la proportion des PME dans le total des déposants à 10 %, cela fait 200 millions de francs à leur charge. Je crains que si le protocole de Londres n'est pas adopté, les Etats du nord de l'Europe ne s'entendent ultérieurement pour un dépôt en anglais exclusivement, solution jusqu'à présent écartée. Le protocole est ouvert à la signature jusqu'au 30 juin. Neuf états l'ont déjà signé. Il ne sera valable que si au moins huit pays dont le Royaume Uni, l'Allemagne et la France le signent.
L'INPI est prête à assumer à ses frais une traduction en français des brevets déposés dans les deux autres langues officielles de l'OEB (anglais et allemand). Cet établissement a réalisé en 2000 un bénéfice de 106 millions de francs, les recettes tirées du paiement des annuités (provenant à 90 % des entreprises étrangères) s'élèvent à 155 millions de francs. Il ne me paraît pas choquant que cet argent retourne aux entreprises plutôt que d'être un jour ou l'autre prélevé au profit du budget de l'Etat.
Mme Valérie Fournier - La solution proposée à Londres par le Gouvernement français participe au rayonnement culturel de notre langue en obligeant les concurrents allemands et anglais des déposants français à lire leurs brevets en français.
M. Thierry Sueur - Abaisser le coût du brevet européen incitera les PME à déposer plus de brevets, surtout si cette réforme est accompagnée d'un effort pédagogique des divers acteurs concernés auprès des entreprises. Je précise que les grandes entreprises françaises ne sont pas pour le tout anglais, à l'inverse de certains organismes représentatifs de l'industrie au niveau européen, tel l'UNICE.
De plus, dans le système actuel, on obtient les traductions une fois le brevet accordé, c'est-à-dire au bout de quatre ans de procédure, alors que dans le nouveau système proposé par le Gouvernement, ce sont les demandes de brevets qui seraient traduites, seulement dix-huit mois après le dépôt de la demande, l'information interviendrait donc à un moment beaucoup plus stratégique pour les entreprises françaises.