N° 3033 ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 ONZIÈME LÉGISLATURE |
N° 293 SÉNAT SESSION ORDINAIRE DE 2000-2001 |
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale |
Annexe au procès-verbal de la séance du |
le 3 mai 2001 |
2 mai 2001 |
OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION
DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES
RAPPORT
sur
LA POLITIQUE SPATIALE FRANÇAISE : BILAN ET PERSPECTIVES,
par
M. Henri REVOL,
Sénateur.
Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale par M. Jean-Yves LE DÉAUT Vice-Président de l'Office. |
Déposé sur le Bureau du Sénat par M. Henri REVOL Président de l'Office . |
Espace.
Le Rapporteur souhaite exprimer ses plus sincères remerciements aux membres du comité de pilotage qui l'ont assisté pour l'élaboration de cette étude et dont les conseils lui ont été infiniment précieux :
M. José ACHACHE, directeur général-adjoint scientifique du CNES,
M. Silvano CASINI, ancien président de l'Agence Spatiale Italienne et consultant chez Fiat Avio,
M. le Professeur André LEBEAU, ancien président du CNES et de Météo-France.
INTRODUCTION
L'objet de ce rapport est d'examiner la nécessité d'une politique spatiale française et d'analyser les questions que pose la définition de cette politique.
Nature de la politique spatiale
La signification du terme qui désigne l'objet du rapport, « politique spatiale française », mérite une réflexion préliminaire.
On peut définir la politique spatiale comme l'expression d'une volonté de l'Etat qui s'exprime par des objectifs et s'accomplit par la mise en oeuvre de moyens financiers, institutionnels et réglementaires .
Cette définition étroite s'applique parfaitement à ce que pouvait être la politique spatiale aux origines, il y a de cela quelques décennies. L'activité spatiale s'identifiait alors au programme spatial financé par la puissance publique et la politique qu'elle exprimait répondait à des enjeux à long terme susceptibles d'être exprimés en termes très généraux : acquérir une capacité autonome d'accès à l'espace, maîtriser les applications émergentes, donner à la communauté scientifique les moyens d'exister dans ce nouveau domaine. Dans le court terme les enjeux politiques et la dimension économique étaient, pour un pays comme la France, pratiquement absents même s'ils étaient déjà présents, sous la forme d'enjeux de défense, pour les Etats-Unis et l'Union soviétique. La définition d'une politique spatiale française destinée principalement à préserver un avenir assez lointain était alors une tâche relativement simple. Il s'agissait, pour l'essentiel, d'acquérir les savoir-faire fondamentaux. Cette politique mettait en jeu un nombre très limité d'acteurs, les agences spatiales, et des moyens modestes par rapport à ceux que mobilisent les activités spatiales actuelles.
Le problème est aujourd'hui complètement transformé.
- Un renversement est intervenu dans l'importance relative des enjeux à court terme et à long terme . Le court terme s'est chargé d'enjeux politiques et économiques majeurs ; c'est une situation nouvelle dont tout indique qu'elle est promise à perdurer. Les enjeux à long terme n'ont pas pour autant disparu mais ils demeurent éloignés et de nature incertaine.
- Des acteurs nouveaux sont apparus du fait même des efforts menés en France et en Europe : une industrie spatiale structurée à l'échelle de l'Europe et des organisations qui, comme Eutelsat, Eumetsat ou Spotimage, rassemblent les utilisateurs.
- Une fraction importante des activités spatiales , tout ce qui concerne les télécommunications civiles, a pris le caractère d'une activité commerciale et relève de l'initiative du secteur privé.
- Les modes d'action de l'Etat se sont diversifiés et ne se résument plus, comme ce fut le cas à l'origine, au financement de projets par de l'argent public.
C'est ainsi par exemple que la préservation des intérêts industriels et commerciaux, dans un contexte international où les Etats-Unis occupent une position dominante, requiert une présence efficace et cohérente dans les organisations internationales où se débattent les questions de normes techniques, d'allocations de fréquences et de positions orbitales et de pratiques commerciales. Une attention accrue au rôle régulateur de l'Etat est donc requise .
Par ailleurs, les options prises en matière de politique spatiale portent leurs effets dans un large domaine qui touche aux attributions de nombreux départements ministériels : industrie, défense, télécommunications, aménagement du territoire, agriculture, transports, recherche, politique européenne, relations extérieures, etc.
- Le contexte international dans lequel s'inscrit la politique spatiale de la France s'est profondément transformé . Dans la mesure où l'espace, par sa nature même, concerne des enjeux globaux et des activités transfrontières, une politique spatiale ne peut se définir sans référence à ce contexte. Le processus de mondialisation, qui s'est substitué à l'affrontement bipolaire de la guerre froide, et qui allie étroitement coopération et compétition, forme le nouveau cadre global qui s'impose à la politique spatiale.
Compte tenu de ces éléments de complexité et de la diversité d'acteurs qu'ils impliquent, une conception plus large de la politique spatiale s'ajoute utilement à celle qui la définit étroitement comme une action de l'Etat.
Elle consiste à la considérer comme le produit d'une réflexion collective, portant sur les enjeux, sur les objectifs et sur la stratégie, qui offre à une diversité d'acteurs un cadre commun et cohérent sur lequel puissent converger leurs efforts et leurs initiatives.
Enjeux et objectifs
Une difficulté essentielle à laquelle se confronte la définition d'une politique spatiale tient à la dualité des objectifs.
Deux lignes d'action coexistent dans l'entreprise spatiale et entretiennent des relations difficiles. L'une concerne la maîtrise des enjeux politico-économiques à court terme ; pour l'autre, l'espace est conçu comme le prolongement de l'aventure humaine, l'ouverture de nouveaux territoires, une nouvelle frontière. Elle se prête à des entreprises dont la charge émotionnelle est forte et elle établit, avec le pouvoir politique, une relation dont la rationalité n'est plus d'ordre stratégique ou économique mais d'ordre symbolique. C'est naturellement dans les vols habités que s'investit cette expression de l'esprit d'aventure. Concilier ces deux lignes d'action est une difficulté majeure, rendue plus aiguë par le fait qu'elles sont partiellement indissociables. Dans un domaine comme la navigation maritime, les diverses branches d'activité, du transport à la navigation de plaisance en passant par la marine militaire, ont des existences largement autonomes. Il n'en va pas ainsi pour l'activité spatiale qui tend à se présenter comme un tout, qu'il s'agisse des moyens d'accès à l'espace, des savoir-faire industriels ou des institutions. La cohabitation dans ce tout de deux composantes de nature différente pose donc inévitablement de difficiles problèmes d'arbitrage.
De l'analyse des enjeux politico-économiques qui s'attachent à la maîtrise de tel ou tel secteur des applications de l'espace émerge un phénomène global : la dépendance de la société civile à l'endroit de la disponibilité de moyens spatiaux . Comme on le verra dans le corps de ce rapport, de nombreux secteurs de l'activité socio-économique dépendent, pour leur fonctionnement quotidien, souvent de façon absolue, de cette disponibilité. A cela s'ajoute le rôle de la technique spatiale dans le système de défense et dans le développement de domaines majeurs de la recherche scientifique. La diversité des formes que revêt cette dépendance ne doit pas occulter son unité. Elle procède exclusivement de l'usage de la technique spatiale à des fins informationnelles ; elle constitue ainsi l'un des outils de la transformation majeure qui marque notre époque et qui fait de la maîtrise de l'information un enjeu dont l'importance connaît une croissance explosive. Dans l'immense majorité des cas, le satellite n'a d'autre fonction que celle d'acquérir, de traiter et de transmettre de l'information. De ce fait, la technique satellitaire qui reflète le progrès des technologies de l'information évolue de façon extrêmement rapide. A ce progrès technologique répond une diversification des usages qui accroît et diversifie le phénomène de dépendance. C'est dans ce phénomène de dépendance de la société que se situent les enjeux proprement politiques de l'espace qui sont l'objet central de ce rapport . L'examen des formes et des conséquences de cette dépendance constitue donc un préalable nécessaire.
La dépendance stratégique
La dépendance stratégique peut se définir comme l'effet des facteurs objectifs qui restreignent l'autonomie du pouvoir politique et mettent en cause sa capacité d'établir, par ses choix, des différences entre la société qu'il gouverne et les autres ensembles démocratiques. Dans la mesure où l'interdépendance des entités géopolitiques est sans cesse croissante, et où la mondialisation des échanges se développe rapidement, l'autonomie politique ne peut être totale et tout débat sur ce sujet est par nature un débat de degré : jusqu'à quel point le pouvoir politique doit-il aliéner son autonomie ou se donner les moyens de la préserver dans un monde interdépendant ? Le concept de dépendance stratégique englobe ainsi tout ce qui concerne la préservation de l'identité sociétale.
Les modes de dépendance s'organisent en quatre grands domaines :
- la disponibilité des moyens dont les gouvernements doivent disposer pour exercer leurs activités propres, notamment en matière de sécurité des biens et des personnes et de conduite des relations internationales ;
- la préservation des intérêts économiques nationaux et du dynamisme économique, ce qui implique une maîtrise de la relation au marché ;
- la préservation de la personnalité culturelle , qui englobe non seulement la culture au sens traditionnel du mot, mais aussi la connaissance scientifique fondamentale ;
- la défense , c'est-à-dire le contrôle de tout ce qui pourrait menacer l'intégrité ou l'existence d'une entité géopolitique.
C'est dans ce contexte que doit s'apprécier la place de la technique spatiale.
Chacun des secteurs de la technique spatiale peut être mis en relation, comme on le verra, avec un ou plusieurs modes de dépendance. C'est ainsi que l'on peut associer, sans que ces relations aient rien d'exclusif, la navigation, la météorologie et l'observation de la Terre à l'information gouvernementale, les télécommunications à la préservation des intérêts économiques, la diffusion de l'information télévisuelle et la recherche fondamentale à l'enjeu culturel et l'ensemble des secteurs à la défense. La disponibilité d'un accès à l'espace se place évidemment en facteur commun à ces quatre dimensions.
L'importance des techniques spatiales dans le développement des dépendances liées à la maîtrise des techniques informationnelles tient pour l'essentiel à trois spécificités :
- leur aptitude à établir, à partir d'un projet et d'un investissement unique, un système à couverture mondiale contrôlé depuis un centre unique. De ce fait, elles se prêtent à la constitution de monopoles mondiaux dont l'archétype est G.P.S. ;
- leur capacité à faire pénétrer un service sur un territoire national sans enfreindre la souveraineté nationale et en contournant la ligne de défense essentielle de cette souveraineté : le contrôle des intrusions matérielles ;
- l'absence, dans de nombreux cas, d'alternative à l'usage de la technique spatiale et le caractère radicalement nouveau du service fourni.
Dans le contexte ainsi tracé, les enjeux de dépendance stratégique relèvent pour l'essentiel de la relation entre le pôle européen et les Etats-Unis. Les relations avec les autres pôles de développement : Russie, Japon, Inde, Chine, peuvent constituer des aspects très importants de la politique spatiale, mais ces partenaires ne sont pas susceptibles d'engendrer, dans un avenir prévisible, une dépendance unilatérale de l'Europe.
L'analyse de la démarche américaine constitue donc un élément important de toute réflexion sur la politique spatiale de l'Europe.
La politique spatiale des Etats-Unis
Une réflexion sur la politique spatiale peut utilement s'éclairer de l'analyse de la réponse américaine à ce problème, et le choix d'une politique spatiale pour la France ou pour l'Europe de l'analyse de ce qui se passe aux Etats-Unis ; il ne s'agit pas, naturellement, de pratiquer un suivisme taillé à la mesure des moyens européens. L'examen du passé montre que l'Europe a connu ses plus grands succès dans les domaines où - comme ce fut le cas pour le projet Ariane - elle a su s'écarter intelligemment des choix américains.
L'importance et la diversité des enjeux politiques à court terme comporte le risque d'une appréciation erronée qui s'exprime fréquemment et par laquelle on en viendrait à considérer que la technique spatiale a atteint une maturité telle qu'une politique spatiale globale n'est plus nécessaire, qu'on peut laisser chaque secteur des applications spatiales à l'initiative des acteurs - utilisateurs et producteurs - directement concernés.
Une telle conception se place aux antipodes de l'analyse américaine qui appréhende la technique spatiale comme un outil de pouvoir de portée globale, au service de leur hégémonie mondiale . Pour la nation qui exerce un leadership mondial, l'objectif de la politique spatiale ne s'exprime pas en termes de contrôle de la dépendance stratégique, il s'exprime en termes d'accroissement de la dominance ( 1 ( * ) ) mondiale.
L'objectif de « dominance spatiale » qui est affiché par les Etats-Unis s'inscrit comme une composante d'un objectif plus général et non moins explicite, de « dominance informationnelle » .
Le document National Space Policy émis par la Maison Blanche en 1996 affirme ainsi que « l'accès à l'espace et son usage jouent un rôle central dans la préservation de la paix, la protection de la sécurité nationale des Etats-Unis et de leurs intérêts civils et commerciaux ». Une section particulière consacrée à l'espace commercial dispose que l'objectif de l'action gouvernementale, dans sa relation avec le secteur privé commercial, est de « renforcer la compétitivité économique des Etats-Unis dans les activités spatiales tout en protégeant leur sécurité nationale et les intérêts de leur politique étrangère ».
D'innombrables documents officiels montrent de façon tout à fait claire que les Etats-Unis considèrent l'espace comme l'un des outils stratégiques majeurs par lesquels s'exprime leur puissance politique dans le monde en même temps que comme l'axe autour duquel s'organise leur puissance militaire.
Ce choix politique, qui a fait l'objet d'une approbation bipartisane du Congrès, est confirmé et renforcé par la nouvelle administration du Président George W. Bush. Il comporte des conséquences pour l'Europe. S'il est naturel que les Etats-Unis poursuivent une politique d'hégémonie, l'absence de réaction européenne entraînerait des conséquences qu'il faut bien mesurer.
Conséquences pour l'Europe
Toute la démarche américaine conduit à l'établissement, au niveau mondial, de monopoles de fait , situation qui est déjà atteinte dans le domaine de la navigation par satellites. Un monopole mondial, fondé sur une industrie nationale, établit une dissymétrie complète entre le pouvoir politique, qui dispose d'un contrôle de ce monopole, et tous les autres.
Dans le domaine des télécommunications, la constitution de monopoles de fait serait un puissant mécanisme d'affaiblissement de tous les pouvoirs politiques à l'exception d'un seul. Plus généralement, la notion même de monopole est inséparable, comme nous l'a enseigné le passé, de celle d'abus de ce monopole.
Le contexte européen
On doit admettre, dès le début de cette réflexion, que l'ambition spatiale de la France ne peut s'épanouir que dans le cadre de l'Europe et observer que l'ambition spatiale de la France s'est voulue, dès l'origine, le moteur d'une ambition européenne ; les progrès de la construction européenne, comme ses lacunes et ses retards, constituent de ce fait un élément essentiel du contexte.
La question des institutions spatiales européennes, de leur évolution et de leur cohérence avec les institutions nationales revêt une importance capitale dans la définition d'une politique spatiale française.
Le caractère incomplet et en devenir de la construction politique de l'Europe, le retard pris dans certains domaines, et singulièrement dans le domaine militaire, créent des contraintes dont doit s'accommoder la politique spatiale de la France.
Tout cela fait qu'une réflexion sur la politique spatiale française ne peut être dissociée d'une réflexion sur la politique spatiale de l'Europe. Au cours des décennies passées, la France a constamment occupé la position de leader parmi ses partenaires de l'Union européenne ; c'est souvent à son initiative qu'ont été entrepris les projets majeurs qui ont structuré les activités spatiales de l'Europe. Une telle situation n'a rien que de satisfaisant. Il faut toutefois garder à l'esprit que cette place de leader n'a de sens que pour autant qu'elle permet d'exercer un effet d'entraînement sur les partenaires européens ; une démarche qui consisterait à la maintenir ou à l'accentuer aux dépens de la solidarité européenne serait intrinsèquement incohérente .
Projets et institutions
Un programme spatial se compose, pour une fraction importante de son volume, de grands projets qui le structurent fortement et dont la durée est importante. Il y a donc lieu de porter une grande attention, dans les processus décisionnels, à la cohérence entre ces projets et les objectifs que l'on assigne à la politique spatiale.
Par ailleurs, l'adaptation des institutions qui exercent des responsabilités dans le domaine spatial à un contexte changeant exige une attention permanente. Plusieurs éléments se conjuguent dans l'évolution de ce contexte :
- La maturité des applications de l'espace implique une diversité croissante d'acteurs politiques et administratifs.
- L'industrie spatiale, devenue largement capable de propositions et d'initiatives, doit maîtriser une double relation avec la puissance publique et avec le marché.
- Les agences spatiales, enfin, affrontent tout à la fois les effets de l'émergence de nouveaux acteurs et ceux des progrès de la construction européenne.
Ce rapport s'attache à analyser ces deux dimensions, programmatique et institutionnelle, de la cohérence politique.
* ( 1) Ce mot est apparu dans la langue française au XVIème siècle et ne constitue nullement une importation de l'anglais