IV. LA POLOGNE, NOEUD GORDIEN DU PROCESSUS D'ADHÉSION À L'UNION EUROPÉENNE ?
La Pologne ayant adhéré à l'OTAN le 12 mars 1999, l'essentiel de ses efforts est désormais consacré au processus d'adhésion à l'Union européenne . A l'égard des quinze pays de l'Union européenne les autorités polonaises développent cependant un sentiment certain de désenchantement, voire de désillusion.
Du point de vue de la reprise de l'acquis communautaire, la Pologne se situe en dernière position des pays du " groupe de Luxembourg ". En dépit du rythme d'adoption des lois de reprise de l'acquis communautaire par le Parlement, on estime que près de 180 lois devraient être adoptées entre le 1 er janvier 2000 et le 31 décembre 2002 pour transposer l'ensemble de l'acquis communautaire dans la législation nationale. Compte tenu de l'ampleur des bouleversements provoqués par la reprise de l'acquis, les autorités polonaises tentent de porter le débat sur l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne sur le terrain politique davantage que sur les négociations techniques.
Bronislaw Geremek, alors ministre des affaires étrangères, portait les appréciations suivantes, dans un entretien publié dans la revue " Politique internationale ", sur l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne :
" L'entrée dans l'Union peut être considérée comme un acte de justice. C'est aussi, et avant tout, une démarche politique. La Pologne a sa place dans l'UE non seulement pour des raisons historiques ou du fait de ses affinités émotionnelles, mais aussi en termes d'intérêts mutuels. L'UE, pour être un facteur de stabilisation et de paix en Europe, a besoin de la Pologne. Je suis persuadé que l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne est dans l'intérêt de la communauté. Car l'élargissement de l'UE n'est pas une question technique, mais l'un des processus politiques les plus importants de cette fin de siècle : celui de la réunification de l'Europe. On peut certes considérer que l'admission de la Pologne est le " principal défi " de ces négociations. Mais c'est également la plus grande chance offerte à l'Union européenne.
Au plan politique, la Pologne est mûre pour l'adhésion. La stabilité et l'ancrage de notre régime démocratique nous permettent de participer dès maintenant à la dimension politique de l'Union européenne. (...) Je crois qu'il était indispensable de définir un calendrier pour obtenir une mobilisation des Polonais. La dynamique de préparation à l'adhésion comporte un indéniable coût social. Mais cette échéance du 31 décembre 2002 ne relève pas pour autant de la propagande. C'est une date réaliste qui sera respectée. La question qui se pose en revanche, est de savoir si l'Union européenne, elle, sera prête à ce moment là. (...) Il faut être conscient que l'adaptation à l'acquis communautaire, la préparation des pays candidats aux exigences de l'Union est parfois douloureuse. Et l'engagement de nos sociétés en faveur de l'idée européenne, qui est finalement le point le plus important, risque de s'affaiblir au fur et à mesure que les gens prendront conscience des exigences de l'Union. Pis encore, le soutien des opinions publiques à l'élargissement risque de s'éroder également au sein des actuels Etats membres. Paradoxalement, on observe une inquiétude et un refus grandissant non pas tant dans les pays d'Europe du Sud - qui devraient pourtant être les premiers préoccupés par l'inévitable réduction des fonds européens dont ils bénéficient actuellement -, que dans les Etats les plus prospères de l'Union. (...) En 1990, lors des premiers sondages, entre 70 et 80 % des Polonais se prononçaient en faveur de l'adhésion. A la fin de 1999, ils sont moins de 50 %. Nous devons donc nous atteler à deux tâches indissociables : convaincre nos partenaires qu'il est dans leur propre intérêt d'accueillir la Pologne parmi eux ; et mener une vaste campagne d'information en direction de nos concitoyens . ".
La Pologne a le sentiment, à juste titre, d'être au coeur des blocages liés à l'élargissement de l'Union européenne.
A. L'AGRICULTURE POLONAISE : LE PROBLÈME MAJEUR DE L'ÉLARGISSEMENT ?
Les demandes de dérogations présentées par les autorités polonaises sont considérables, notamment en matière agricole, qui constitue le principal facteur de blocage potentiel des négociations avec l'Union européenne. Ces dérogations portent sur de nombreux aspects de la politique agricole, y compris en matière de normes d'hygiène et de sécurité alimentaire, qui constituent des sujets particulièrement sensibles. La Pologne demande un accès immédiat aux aides de la politique agricole commune (PAC) pour les exploitations agricoles à vocation commerciale, mais souhaite en revanche que les petites structures agricoles ne soient pas soumises au régime de la PAC et bénéficient d'un régime de soutien particulier.
Les craintes liées au processus d'adhésion sont particulièrement vives dans le monde agricole, tant en Pologne que dans les Etats membres de l'Union européenne. L'agriculture, qui emploie 25 % de la population active polonaise, mais ne produit que 5 % de la richesse nationale, subira vraisemblablement des ajustements brutaux avec l'adhésion de la Pologne à l'Union, en dépit des fonds dont elle bénéficiera. A la crainte de voir les petites exploitations disparaître, s'ajoutent des fantasmes anciens, en particulier, la peur de voir les terres agricoles achetées par des riches exploitants de l'Union européenne.
Dans les quinze pays membres de l'Union européenne, la question de l'agriculture polonaise suscite également des craintes, liées au fait que les financements prévus par la politique agricole commune pourraient être largement détournés au profit des paysans polonais, compte tenu de leur faible compétitivité. Le président de la République, Jacques Chirac, a cependant été très ferme quant à sa volonté de maintenir les dispositions financières relatives à la politique agricole commune, décidées en mars 1999 à Berlin, en même temps d'ailleurs que le doublement de l'aide communautaire aux pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne.
Interrogations autour de la négociation agricole avec la Pologne " Le monde rural polonais représente 25 % d'une population de 40 millions de personnes, avec un secteur agricole de 3 millions d'agriculteurs dont la moitié auraient besoin d'une politique sociale. Cette agriculture ne pourra appliquer avant plusieurs années certaines réglementations de la Communauté. Pour résorber les retards économiques, structurels et sociaux de la Pologne, certains pays, en particulier la France, ont rêvé de contourner l'obstacle par de longues périodes transitoires. Or, politiquement et juridiquement, la Commission ne peut que refuser cette solution, car dans le cadre du Marché unique, les acquis communautaires sont difficilement négociables. Aussi un autre rêve est en train de prendre forme ; l'adhésion des nouveaux pays se ferait quand ils seraient prêts. Derrière cette apparente rationalité se cache une cruelle réalité. Une partie de la Pologne agricole ne sera pas prête à intégrer tous les acquis communautaires avant huit ou dix ans. Par ailleurs, l'application intégrale de la PAC (politique agricole commune) actuelle, dont les aides directes, ferait exploser le budget agricole de l'UE. C'est moins vrai pour les autres pays, la Hongrie, la Tchéquie, l'Estonie, la Slovénie, pour ne pas parler de Chypre, qui pourront s'intégrer à l'UE, et sans trop de dépenses supplémentaires, dans les 3 à 5 ans. En d'autres termes, la Pologne n'adhérerait qu'en deuxième temps. (...). Tous les chefs d'Etats européens savent que ce calendrier " retardé " est inacceptable pour la Pologne. Ne lui a-t-on pas promis en maintes occasions qu'elle figurerait parmi les premiers à adhérer ? Ils voient aussi l'opinion publique polonaise et ses agriculteurs exprimer de plus en plus de réserves vis-à-vis de l'UE. (...) La question majeure tient aux trois millions d'agriculteurs/ruraux qui ne produisent que l'équivalent de 6 % de la production européenne. Pour la première fois, l'UE, dans son futur élargissement, va devoir prendre en compte le choc d' une situation socio-démographique agricole sans précédent . (...) Que répondre aux Polonais quand ils disent : " l'UE nous demande de diminuer le nombre d'agriculteurs... mais que vont-ils faire ?... des chômeurs ? ". (...) Deux problèmes majeurs apparaissent dans le processus d'adhésion de la Pologne : la compétitivité agricole insuffisante face à la concurrence des produits de qualité bon marché proposés par l'Union européenne ; l'ampleur du problème social, économique et politique. Malgré la crainte des producteurs de l'UE de se voir " envahis " de produits venus de l'Est. C'est le phénomène inverse qui s'est produit. Alors que les gains de productivité dans l'UE et les réformes successives de la PAC entretiennent une baisse tendancielle des prix agricoles, la perte de compétitivité de l'agriculture polonaise par rapport à celle de l'UE se confirme. En effet, la balance commerciale agro-alimentaire polonaise connaît un déficit permanent depuis 1990. (...) Certains continuent à penser, à Bruxelles, à Varsovie ou à Paris, que la Pologne devrait évoluer vers une agriculture à " deux visages " , par deux orientations qui viseraient simultanément à : assurer , par des aides structurelles rurales et sociales, sur 50 à 60 % de la surface agricole, la pérennité d'un million d'exploitation paysannes de semi-subsistance , combinant leur spécificités " paysannes " aux nouveaux emplois du développement rural ; circuits courts, faible consommation d'engrais, produits du terroir ; mener une politique de restructuration rapide du noyau compétitif , sur 40 à 50 % de la surface agricole, pour couvrir la demande alimentaire nationale, tout en évitant l'érosion de la balance commerciale agro-alimentaire avec l'UE. (...) Depuis décembre 1999, le débat [entre la Pologne et l'Union européenne] s'est à la fois durci et complexifié . En effet, les ministres de l'agriculture des PECO réaffirment avec plus de force et de constance qu'il ne peut y avoir une " PAC à deux vitesse " avec " deux catégories d'agriculteurs ", ceux qui auraient les prix soutenus et les aides directes et les autres sans aides directes. (...) La Pologne et les autres PECO, tout en continuant d'affirmer que les aides directes sont un préalable politique à la négociation agricole, admettent que l'on peut commencer à négocier sur les questions agricoles " techniques ". (...) Après les " événements " - la sortie du régime communiste - la crainte de l'élargissement et le sentiment anti-européen des agriculteurs polonais se confirment : 50 % sont pour l'adhésion à l'UE, contre 80 % il y a encore peu d'années. (...) Le coût " Pologne ", à lui seul, sera au moins égal au coût total de celui de la Hongrie la Tchéquie, la Slovaquie la Slovénie et des trois pays baltes. Il faudra qu'un sommet des chefs d'Etats de l'UE, en 2001 ou 2002 décide d'une rallonge budgétaire conséquente . " Source : article de Henry Navarre " Interrogations autour de la négociation agricole avec la Pologne ", in " Problèmes économiques " du 7 février 2001. |