F. AUDITION DE M. PIERRE VIEU, DIRECTEUR DES RESSOURCES HUMAINES ET MEMBRE DU COMITÉ EXÉCUTIF A LA SNCF, ACCOMPAGNÉ PAR MME MADELEINE LEPAGE
M. Jean
DELANEAU, président.- Nous sommes heureux d'accueillir
M. Pierre Vieu, Directeur des Ressources Humaines et membre du
Comité exécutif à la SNCF, accompagné par
Mme Madeleine Lepage, responsable du département des relations
institutionnelles de l'entreprise
.
Vous connaissez, Monsieur le Directeur, l'historique de cette réunion.
Une proposition de loi émanant de l'un de nos collègues,
cosignée par les membres du groupe centriste, pose le problème du
service minimum dans les services et entreprises publiques.
La commission, comme il est de son devoir, doit rapporter sur cette proposition
de loi. Le rapporteur est M. Claude Huriet. Nous avons souhaité
connaître l'avis, non seulement des syndicats dont tous, sauf un, sont
venus ce matin, mais aussi des entreprises ou services publics
interpellés et également des usagers.
Je passe la parole au rapporteur s'il a quelque chose à rajouter. Par
ailleurs, il vous posera des questions dont certaines ont déjà
été transmises.
M. Claude HURIET, rapporteur.- Je souhaitais préciser que cette
proposition de loi qui contient, dans sa rédaction initiale, uniquement
des dispositions se rapportant au service minimum en cas de grève,
n'entraîne, ni pour le rapporteur ni pour la commission, l'engagement de
se limiter, dans le cadre d'éventuelles dispositions
législatives, à ce seul dispositif.
Nous sommes intéressés -M. le Président et la
commission en sont d'accord -, par tout ce qui a trait à la
prévention des conflits sociaux dans le secteur public.
Donc, ne vous sentez pas limités au seul service minimum à la
SNCF : tout ce que vous pourrez nous dire sur votre démarche,
ancienne ou surtout récente, concernant les dispositifs de
prévention nous intéresse également.
M. Pierre VIEU.- Merci Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur,
Mesdames et Messieurs. Je suis honoré d'avoir à m'exprimer sur ce
sujet au nom de la SNCF.
Je voudrais situer le sujet dans l'ensemble des relations sociales à la
SNCF. Ce sujet est très sensible au sein de notre entreprise, comme tout
ce qui touche aux relations sociales. Je ferai deux remarques de portée
générale :
Tout d'abord, l'entreprise a un double objectif, qui est dans son champ de
responsabilité : diminuer la conflictualité pour le bien de
tous et notamment des clients et, en cas d'échec des
négociations, assurer le meilleur service quand survient le conflit
Ensuite, apprécier la pertinence de la création, par voie
législative, d'un service minimum en cas de conflit social, n'est pas de
notre responsabilité.
Concernant la SNCF, je ne crois pas utile d'en dire beaucoup, elle est connue
et appartient à tous les Français. C'est une entreprise de
service public dans la concurrence, elle vit cette dernière assez
fortement et depuis longtemps. Ses parts de marché, voyageurs et fret,
sont de l'ordre de 20 %. Nous sommes loin de la situation de monopole
parfois décrite. Ses résultats commerciaux sont en
amélioration dans tous ses secteurs depuis deux ans.
Elle est sur une voie de développement, elle compte
174.000 personnes et elle est dotée d'un statut attractif pour ses
personnels, dont les principales caractéristiques sont : la
garantie de l'emploi (il ne peut pas y avoir de licenciement pour motif
économique), une certaine garantie de déroulement de
carrière, un droit syndical spécifique, des modalités de
calcul des temps de travail qui sont originales, qui font d'ailleurs que la loi
des 35 heures ne lui est pas directement applicable. Elle est aussi
dotée d'un régime spécial de retraite et de protection
sociale connu.
Un constat, en 1998, il y a eu à la SNCF 180.000 jours de grève,
ce qui est très élevé. Nous nous trouvons devant une
double disproportion :
Quantitative tout d'abord : comment 1 % de la population
française active peut-elle produire 20, 30 % des grèves du
pays ?
Qualitative ensuite : rien dans la situation de l'entreprise, dont j'ai
cité les perspectives de développement, ni dans la situation des
personnels ne peut justifier un tel niveau de conflictualité.
Les conflits que nous connaissons sont de plus en plus parcellisés
(catégoriels et locaux). Nous avons moins de conflits sur les champs de
revendications traditionnelles, comme les salaires ou les conditions de
travail. Avec cette multiplication de petits conflits la production et les
services de l'entreprise sont perturbés et désorganisés de
façon fréquente, ce qui constitue un obstacle majeur au
développement de l'entreprise. Cette constance dans la
conflictualité s'accompagne d'une exigence croissante de ceux qui
utilisent nos services.
Nous savons pourtant, l'année 1998 l'a montré, que la discussion
peut être riche puisqu'au plan central de l'entreprise, avec les
fédérations, nous avons conduit de vraies négociations et
accords, avec des recherches de compromis, par exemple les accords sur la
formation, les travailleurs handicapés, la Médecine du travail
(soumis à homologation ministérielle) et un autre dont
l'obtention était loin d'être certaine, portant sur un sujet
délicat, les facilités de circulation du personnel
c'est-à-dire la possibilité d'emprunter les trains à des
conditions particulières.
Est-il possible d'avancer quelques explications face à cette situation
de conflictualité élevée ? Malgré le
redressement de l'entreprise et le sort des personnels, certains motifs
existent, celui essentiel de l'insécurité, la force croissante du
motif emploi. Pendant des années, dans les conflits sociaux à la
SNCF, l'emploi a été mis en avant comme motif de conflit, mais il
existait des formes de négociations qui permettaient d'y mettre fin,
alors que les effectifs de la SNCF étaient en forte baisse (de 500.000
personnes après la guerre, elle est aujourd'hui à 173.400
personnes).
Aujourd'hui, c'est beaucoup moins facile, l'emploi est un véritable
motif qui reste au coeur de la discussion jusqu'au bout. Il est impossible de
s'en tirer, d'accepter l'expression, sans aborder clairement ce problème.
Une autre famille de motif est une certaine forme de crainte de l'avenir. Les
cheminots ont la perception d'un processus de mutation profonde dans lequel les
Chemins de fer et la SNCF sont engagés : l'élargissement au
champ européen de leur action, la régionalisation, la
réforme des chemins de fer avec la création de RFF, tout cela
entraîne un manque de lisibilité de l'avenir qui les
inquiète. Nous n'avons pas toujours su les rassurer à ce sujet.
Ensuite, une autre série de facteurs explicatifs : l'accoutumance
à la grève. C'est très grave dans notre maison, la
grève fait partie du paysage quotidien, elle ne revêt pas un
caractère exceptionnel. Les dépôts de préavis sont
très fréquents, ils interviennent à tout moment, y compris
avant que les négociations ne commencent, les débuts de
négociations sont souvent suivis de conflits. Près de 1.200
préavis ont été déposés en 1998. C'est
là un élément quasi permanent de la vie de l'entreprise,
auquel, des deux côtés de la table, nous sommes habitués.
Des marges de manoeuvre faibles : l'entreprise a un statut attractif, qui
borne par le bas ce que l'on donne au personnel, et ses capacités
financières, les marges de manoeuvre dont elle dispose, sont très
limitées. L'espace entre ce qu'elle doit donner et qu'elle pourrait
donner est très réduit. En situation de conflictualité et
de négociation, les marges de la Direction générale et
celles des dirigeants de terrain sont très faibles.
Enfin, un paysage syndical en évolution, il existe huit syndicats
reconnus au statut, dont un nouveau : Sud Rail. Certains cherchent
à élargir leur champ de syndicalisation, comme la
Fédération Maîtrise et Cadres, affiliée à
l'UNSA. Nous ne retrouvons pas clairement dans les représentations
syndicales les pôles naturels de représentation syndicale de type
opposition, accompagnement et contestation. Le paysage est moins net qu'on ne
le trouve ailleurs.
Notre priorité est la prévention des conflits. Depuis maintenant
deux ans, l'entreprise dit simplement que nous sommes tous responsables de
cette situation : un phénomène d'une telle ampleur, d'une
telle durée, d'une telle constance ne peut être imputé
à un seul côté de la table de négociation.
La SNCF est en effet une entreprise à forte culture technique, qui a
longtemps fonctionné selon un modèle que d'aucuns ont
qualifié de " militaro-hiérarchique ". Elle a
incontestablement des progrès à faire dans les domaines de
l'écoute et de l'acceptation. Le compromis est souvent vécu, par
l'encadrement de la maison, comme un recul difficilement acceptable, alors que
c'est l'issue normale d'une négociation. Il y a, de part et d'autre, un
manque de culture collective de négociation qui touche le management de
l'entreprise et les représentants du personnel.
Voilà pourquoi l'entreprise a considéré qu'elle
était également responsable de cette situation et qu'elle a
organisé son action autour de trois thèmes majeurs en
matière de dialogue social : l'écoute, l'ouverture (accepter
de reculer sur certains points pour trouver des solutions de compromis), la
clarté (le respect des engagements, le parler clair et le respect du
droit).
Cette ligne a été adoptée il y a deux ans, elle est
écrite dans notre projet industriel. Nous nous efforçons de la
mettre en application, avec de bons résultats au niveau central dans les
négociations que nous conduisons avec les fédérations,
mais avec un manque d'effet sur la conflictualité au plan local. En
effet, les grèves restent à un niveau très
élevé. Tout se passe comme s'il y avait pas de lien entre la
qualité du travail de négociation et ce qui se déroule sur
le terrain.
Nous sommes persuadés que dans ce domaine de la prévention des
conflits, des progrès restent possibles et nous sont accessibles.
L'observation sociale peut être améliorée. Nous pouvons
instaurer dans l'entreprise des systèmes d'alarme ou de
prévenance, ordonner et hiérarchiser de façon
différente les négociations. Ce qui a été
réalisé dans des entreprises comme la RATP, peut et doit
être fait à la SNCF.
Quand la voie du dialogue échoue, il faut assumer, gérer le
conflit. Nous disposons dans cette entreprise de programmes minimum de
circulation, ils sont codifiés. Le programme G.1 (urgence 1 en cas de
grève) assure en moyenne un train sur trois ; le G.2 est
adapté à des grèves moins suivies et correspond en moyenne
à deux trains sur trois. Ces programmes ne sont pas uniformes, ils sont
segmentés selon l'activité concernée : les grandes
lignes, les TER, l'Ile de France ou le fret. Ils sont appliqués de
façon différente également, selon les régions.
C'est autour de cette idée de programme de type G.1 et de type G.2 que
s'organise le montage du service en cas de conflit. Ce n'est pas un engagement
mais une promesse, un affichage commercial. Ces programmes sont-ils
tenus ? D'une façon générale, oui, mais dans certains
cas, ils doivent être réduits.
Les trains ne peuvent pas circuler lors d'une grève qui paralyse tout ou
partie de l'entreprise, en 1995, peu de trains circulaient à partir du
cinquième ou sixième jour du conflit. Parfois aussi une
grève totale d'un établissement nous pose des difficultés
pour tenir ces programmes minimum. Mais, d'une façon
générale, nous les tenons avec quelques compléments par
autocars.
Nous sommes confrontés à deux types de difficultés, que je
voudrais citer avant d'en arriver aux conclusions :
Tout d 'abord, la lecture des textes réglementant l'exercice du droit de
grève n'est pas toujours facile et la jurisprudence n'est pas constante,
j'en veux pour preuve deux arrêts récents de la Cour de cassation
qui nous posent bien des problèmes quant à l'heure de
début et de fin que nous devons accepter dans l'exercice du droit de
grève dans les Services publics.
L'autre difficulté est une certaine dérive des comportements par
rapport au droit, les actions sortant du cadre de la loi se sont
développées en 1998 notamment vis-à-vis du respect du
préavis. Ce phénomène est inquiétant, nous pouvons
avancer certaines explications, mais ce ne sont que des explications.
En conclusion de ce propos introductif, je dirais d'abord que l'entreprise n'a
pas à se prononcer sur le bien-fondé d'une éventuelle mise
en place, par voie législative, d'un service minimum. Nous voyons bien
quelles seraient les difficultés techniques et sociales d'une telle
application. Certains pays ont choisi cette voie.
Pour l'entreprise, l'essentiel est dans les points principaux
évoqués dans mon intervention :
- Sa tâche serait facilitée si certains points de la
réglementation sur l'exercice du droit de grève étaient
clarifiés.
- L'entreprise a des programmes d'urgence minimum qu'elle tient en
général.
- L'entreprise considère qu'elle n'est pas allée au bout des
systèmes de prévention qu'elle peut mettre en place et elle
poursuit son action dans ce domaine, car il est essentiel de réduire le
nombre de conflits.
- Enfin, elle considère qu'il existe des marges de progrès
importantes dans la façon dont les partenaires sociaux gèrent les
conflits lorsqu'ils surviennent.
Quant à la prévention et à la façon de conduire
les conflits de part et d'autre, à l'instar de ce qui a
été réalisé à la RATP en 1996, nous allons,
à l'occasion de la négociation sur les 35 heures,
présenter à nos partenaires sociaux des propositions visant
à adopter des modalités, des comportements et des règles
de conduite de nature à faciliter la prévention et le
déroulement des conflits.
Je vous remercie.
M. Jean DELANEAU, président.- Merci, Monsieur le Directeur.
M. Claude HURIET, rapporteur.- Merci à Monsieur Vieu pour la
clarté et la concision de son exposé qui facilitera notre
tâche. Au fur et à mesure de ses propos, j'ai noté six
questions que je vais poser :
• Demande de précision sur les spécificités du
droit syndical de la SNCF, auxquelles vous avez fait allusion au début
de votre propos, lorsque vous avez fait l'inventaire des particularités
du statut des cheminots.
• La nature partielle et localisée des conflits : vous avez
évoqué la fréquence des conflits catégoriels,
locaux et chacun a présent à l'esprit des exemples de ces
conflits. Vous avez parlé du dispositif RATP, dont il a
été dit qu'il devait, pour une large part, sa réussite
actuelle à une décentralisation des structures.
Le caractère local de certains conflits peut-il recevoir une
réponse à travers des dispositifs comportant une certaine
délégation de pouvoir ? Si le conflit est particulier ou
local, la réponse préventive peut-elle être locale ?
- Vous avez évoqué l'apparition récente d'une
nouvelle ligne dans votre maison. Ma question est simple, pourquoi seulement
depuis deux ans ?
- Lorsque nous avons reçu ce matin les centrales syndicales, la
SNCF a été évoquée à propos du programme
minimum. Il nous a été dit que la Direction
générale utilisait les dispositifs G.1 et G.2 comme elle
l'entendait et que sa politique privilégiait, dans le cadre de ces
programmes minimum, les liaisons TGV au détriment, si j'ai bien compris
nos interlocuteurs, de dessertes qui pourraient concerner les banlieusards.
Autrement dit, dans les dispositions du programme minimum, y a-t-il un choix
stratégique qui pourrait amener à privilégier les
dessertes à grande vitesse dont l'impact économique peut
être fort ou les dessertes de proximité dont l'impact social
serait évidemment considérable ?
- Vous avez parlé des actions sortant du cadre de la loi, quelles
sont les explications que vous pouvez donner ? Quelles sont les mesures
que le législateur, ou les pouvoirs publics, pourraient prendre pour que
ces actions sortant du cadre de la loi ne se propage pas par contagion, ce que
redoutent certains d'entre nous suite aux événements
récents ?
- Vous avez évoqué l'utilité de mesures de
clarification concernant l'exercice du droit de grève. Nous sommes dans
le sujet que nous traitons aujourd'hui. Quels sont les points sur lesquels des
dispositions pourraient intervenir ?
M. Pierre VIEU.- Pour ce qui est de la spécificité du droit
syndical à la SNCF, ce qui le caractérise est une centralisation
des moyens, avec un système assez compliqué, au plan des
fédérations.
Chaque fédération a droit à certains moyens syndicaux
(chèques congés, nombre de permanents), à tout un ensemble
d'attributions qu'elle fait gérer avec souplesse. Les
fédérations sont très attachées à ce
système.
Le caractère local de certains conflits et la réponse locale qui
pourrait être apportée : les conflits sont de plus en plus
locaux, nous avons toujours plus de préavis, souvent ce sont des
conflits limités à de petits périmètres et portant
sur des problèmes très particuliers.
La réponse à apporter se trouve-t-elle dans le cadre d'une
décentralisation, du fonctionnement de l'entreprise ?
Oui, nous nous efforçons d'aller dans ce sens, mais la
décentralisation à la SNCF n'est pas facile. Tout d'abord, il
s'agit d'une entreprise à production liée, une entreprise
intégrée, ses mécanismes sont donc enclenchés les
uns aux autres et dépassent largement le périmètre d'un
établissement ou d'une région. Les procédures de gestions
sont en partie centralisées.
Par ailleurs, l'entreprise a un statut assez précis et le personnel
observe avec attention toutes les évolutions qui pourraient être
apportées ici ou là. Le phénomène d'échelle
de perroquet, qui consiste à s'appuyer sur les acquis des uns pour
obtenir ses propres acquis, est un risque permanent à la SNCF.
Donc, décentraliser, oui, nous nous sommes efforcés de le faire.
Il y a quelques années, pour prendre un exemple, nous avons
décentralisé la gestion de l'encadrement dans nos 23 directions
régionales, alors que cette gestion était totalement
centralisée, bien entendu, les cadres supérieurs restent
gérés en central. Nous avons pris des mesures de ce type, en
dotant les établissements de marges de liberté dans la gestion de
l'avancement des personnels, donc de leur rémunération.
Tout cela doit se faire à un rythme qui tienne compte du
caractère d'entreprise unique, intégrée. Il n'y a pas 23
SNCF comme il y a 23 régions, ni 323 SNCF comme il y a 323
établissements.
La voie que vous suggérez est celle que nous suivons, mais avec les
limites que j'ai tenté de faire apparaître.
Pourquoi depuis deux ou trois ans une nouvelle ligne au sein de la
maison ? J'éviterai la réponse facile :
l'arrivée de certains dirigeants. Un conflit de la taille et de
l'ampleur de celui de 1995 et le changement d'équipes -qui ont toujours
une rôle à jouer dans ces cas- ont fait prendre conscience que la
Direction de l'entreprise et son management pouvaient porter une part non
négligeable de responsabilité dans l'échec du dialogue
social. Par ailleurs -comme se plaît parfois à le dire le
Président- les attitudes de guerre de tranchée, qui avaient cours
dans l'entreprise, pouvaient être attribuées à l'une ou
l'autre des parties.
Le conflit de 1995 a été l'occasion d'une prise de conscience de
la responsabilité que portait la Direction de l'entreprise. Elle a fait
le choix de dire publiquement qu'elle avait sa part de responsabilité,
et, d'afficher dans son projet industriel que nous allions essayer de jouer sur
les trois thèmes : écoute, ouverture et clarté. Le
succès est assez perceptible au plan central, comme je l'ai dit, moins
au plan local.
Le programme minimum : l'entreprise organise, mais comme elle l'entend
aujourd'hui, il n'y a pas de procédure de discussion, ses programmes
minimum. De plus en plus, ces sujets sont désormais abordés dans
les discussions des régions SNCF avec leurs autorités
organisatrices, les conseils régionaux.
Y a-t-il un choix stratégique qui consiste à privilégier
les TGV ? L'entreprise, qui a à équilibrer ses comptes, ne
peut pas ne pas avoir à l'esprit des critères d'ordre
économique. Toutefois, il y a une raison plus simple : les
conducteurs de TGV sont dans des roulements considérés d'un
niveau plus élevé que d'autres et nous avons moins de
grévistes chez les conducteurs de TGV que chez les autres conducteurs.
Par ailleurs, les roulements à monter par les gestionnaires de
personnel, pour organiser le service de TGV, sont plus simples à
élaborer que les autres roulements. Pour un TGV qui roule trois ou
quatre heures, c'est assez simple, il faut un seul conducteur pour le conduire
de bout en bout. La place accordée aux TGV résulte donc à
la fois d'une simplicité fonctionnelle et d'un taux de grévistes
souvent moindre.
Les actions sortant du cadre de la loi : elles se sont
développées en 1998 et ce phénomène nous
inquiète. La plus fréquente est l'obstruction de voies. Les
personnels se placent sur les voies pour les bloquer et obstruent ainsi le
trafic pour faire aboutir leurs revendications.
D'autres sont, heureusement, moins fréquentes : retenir un
dirigeant dans un bureau, peut aller de la simple manifestation, durant
laquelle il lui est conseillé de ne pas sortir, jusqu'à la
séquestration, le dirigeant étant alors retenu contre son
gré pendant plusieurs heures, ce qui est bien entendu totalement
inacceptable.
D'autres formes encore : le non-respect du préavis. Dans certaines
circonstances, nous pouvons comprendre l'aspect émotionnel de la
cessation de travail. Par exemple, à la suite de l'agression d'un membre
du personnel, il peut y avoir une réaction immédiate de
débrayage, d'arrêt de travail. Mais dans d'autres cas, cette
explication n'existe pas.
Pourquoi cela arrive-t-il ? Vraisemblablement parce que l'entreprise l'a
un peu toléré, elle n'a pas toujours pris avec la rigueur voulue
les mesures qu'elle était en situation de prendre. Tous nos directeurs
de région ont pour instruction d'interrompre les discussions ou de ne
pas les engager dès lors que les voies sont occupées par le
personnel. Nous faisons chaque fois établir le constat correspondant par
un huissier et requérons le concours de la force publique
Donc, il y avait certainement, de notre part, une certaine tolérance aux
actions à caractère illégal. Nous avons adopté,
progressivement, une ligne de conduite qui est de ne plus les accepter.
Une autre explication réside dans le fait que les marges des dirigeants
de terrain sont faibles, j'ai expliqué pourquoi tout à l'heure.
Ceci peut parfois conduire à une radicalisation, une exacerbation des
actions. Après trois ou quatre jours de grève infructueux, la
tentation existe d'occuper les voies pour faire bouger les choses. Il faut
aussi situer ce type de comportement dans l'ensemble des comportements sociaux.
Je ne crois pas que nous soyons le seul secteur d'activité à
observer ce type de comportements.
Quels sont les points sur lesquels des dispositions pourraient intervenir ?
Sous bénéfice de vérification, je dirais que nous avons
ces dispositions, c'est une question de volonté tant du management que
des personnels, de les appliquer, pour éviter que ces situations ne
deviennent plus fréquentes. Nous disposons de l'arsenal
réglementaire, dans le cadre du chapitre IX de notre statut qui porte
sur les mesures disciplinaires, pour prendre les mesures adaptées.
Quant aux points de clarification relatifs à l'exercice du droit de
grève, notamment les dispositions concernant le dépôt de
préavis et le respect de l'heure de début de la grève,
l'interprétation faite par la jurisprudence n'est pas constante.
Dès lors qu'une heure de grève est indiquée sur le
préavis, le personnel doit-il obligatoirement la commencer à
cette heure et se joindre au mouvement en cours à sa prise de
service ? Alors qu'un arrêt du 3 février 1998 de la Cour de
Cassation paraît rappeler cette exigence d'un préavis
précisant une heure de début de grève respectée par
le personnel, un arrêt plus récent semble autoriser celui-ci
à choisir le moment, à l'intérieur du préavis
auquel il commence à faire grève.
M. Alain GOURNAC.- Monsieur le Directeur, je vous ai écouté avec
beaucoup d'attention et vous remercie des éléments que vous avez
bien voulu donner.
Je me suis interrogé sur une de vos déclarations qui m'a un peu
étonné. Vous avez dit que la Direction de la SNCF n'avait pas
d'avis à avoir sur le service minimum. Je pensais que lorsque l'on
était service public, on devait essayer d'être toujours au service
du public.
Je m'étonne que la Direction de la SNCF n'ait pas pensé à
l'avantage qu'elle trouverait à toujours servir ses clients. Il faut que
chacun ait un peu de courage dans ce pays, le législateur et les
responsables de nos sociétés publiques au service du public.
Par ailleurs, vous avez parlé de service minimum en recourant à
des bus, ce que nous connaissons. Est-ce généralisable ?
Avec les contraintes que vous avez annoncées tout à l'heure,
est-il possible dans votre grande entreprise de concevoir un service minimum
qui fonctionnerait ?
M. Jean CHERIOUX.- Un service minimum n'est peut-être pas la seule
solution ; le respect de la liberté du travail doit être
aussi assuré : il n'y a pas forcément 100 % de
grévistes.
J'ai constaté que lorsque les voies étaient encombrées par
des grévistes, ou que l'on empêchait les trains de circuler, on
légiférait.
Assurer la liberté du travail, ce n'est pas seulement permettre de
travailler à ceux qui le veulent, c'est aussi de veiller à ce que
les grèves soient déclenchées dans des conditions
légales.
S'assure-t-on que la décision de faire grève est bien prise de
manière démocratique, c'est-à-dire par scrutin secret et
non à main levée pour éviter toute pression sur ceux
amenés à décider ?
M. Philippe NOGRIX.- Vous avez dit qu'il y avait de plus en plus de conflits
locaux. Pouvez-vous analyser si ces conflits locaux sont des mots d'ordre d'une
centrale nationale à partir d'une stratégie, ou est-ce
inopiné, naturel, est-ce que les personnes de la base qui
réclament ?
M. Jean DELANEAU, président.- N'y aurait-il pas un profond changement de
mentalité dans le monde cheminot ?
J'avais un oncle cheminot, j'allais en vacances chez lui et je me souviens de
cette atmosphère tout à fait particulière. Le rêve
des cheminots, ou leur quasi certitude était qu'à partir du
moment où quelqu'un était cheminot, il était assuré
de l'avenir de son fils ou petit-fils dans cette maison. C'était une
sorte de filiation.
Avec l'évolution de l'emploi, n'ont-ils pas perdu un de leur lien avec
cette maison qui était vraiment leur famille ?
Je connais d'anciens cheminots qui ne sont pas contents lorsqu'ils voient
aujourd'hui les cheminots se mettent en grève, ils sont très
critiques envers eux.
M. Pierre VIEU.- Concernant le premier point, j'ai dit simplement que je ne me
croyais pas autorisé à émettre un avis au nom de
l'entreprise sur l'opportunité d'introduire le service minimum par la
voie législative.
Je n'ai pas dit que je n'avais pas d'avis sur le service minimum, nous avons
d'ailleurs un programme minimum que nous souhaitons appliquer pour mieux
service les clients. En général, nous tenons ce programme, il est
essentiellement ferroviaire mais complété si nécessaire
par des liaisons par autocars.
Nous souhaitons avoir des programmes applicables en cas de grève. Ma
réponse est claire, oui, nous devons avoir ce type de programme afin de
ne pas laisser au hasard des prises de service le soin de configurer la trame
du service de l'entreprise les jours de grèves.
Pour ce qui est de la liberté du travail et des décisions de mise
en grève, votre question traite de plusieurs sujets, Monsieur le
Sénateur.
La liberté du travail : le piquet de grève ou des formes de
ce type existent dans la maison. Dès lors qu'elles revêtent un
caractère qui apparaît comme une infraction nette aux dispositions
légales, nous nous efforçons d'agir J'ai mentionné les
mesures systématiques que nous prenons désormais quand il y a
obstruction des voies. Nous en prenons également lorsque les
préavis ne sont pas déposés selon les conditions
prévues par la loi.
M. Jean CHERIOUX.- L'accès des dépôts également.
M. Pierre VIEU.- Il y a eu parfois des obstructions de voies dans
l'accès des dépôts, nous les avons sanctionnées.
Lorsqu'il y a cumul de la sanction qui peut résulter de ce type d'action
et les retenues sur salaire, la Direction peut y apporter des
aménagements qui font partie des discussions de fin de conflit.
Quant aux décisions prises dans les Assemblées
générales, nous souhaiterions qu'elles soient prises à
bulletins secret, mais il ne nous appartient pas, lorsque les organisations
syndicales décident de recourir à des Assemblées
générales, de décider pour elles comment elles doivent le
faire. Dans les propositions que nous allons leur faire sur la conduite du
dialogue social et les pratiques en cas de conflit, nous pouvons aborder ce
sujet car il nous paraît important.
M. Jean CHERIOUX.- Et fondamental.
M. Pierre VIEU.- Les conflits locaux sont-ils des mots d'ordre centraux ou
apparaissent-ils spontanément ?
Il m'est difficile de répondre à une telle question. Les
organisations syndicales ne se cachent pas d'avoir une stratégie allant
vers un syndicalisme de proximité, qui se substitue à un autre
qui pourrait avoir une caractère plus idéologique.
Les revendications sont souvent des revendications de proximité.
N'oublions pas non plus que la SNCF est une entreprise à statut, une
entreprise de réseau. Tout conflit à un endroit donné,
même s'il apparaît comme très localisé et
catégoriel, peut avoir un effet à un autre endroit. Les
organisations syndicales ne manquent pas d'en tenir compte dans les actions
qu'elles mènent.
Le lien avec la grande famille cheminote est-il perdu ? Je ne pense pas,
mais dans le contexte nouveau de la société d'aujourd'hui, les
appartenances ne sont plus celles du passé ni les rapports avec
l'autorité. Les cheminots souhaitent toujours que leurs enfants entrent
dans l'entreprise et le nombre de candidatures est très
élevé.
M. Philippe NOGRIX.- Ils ont raison.
M. Jean DELANEAU, président.- Nous n'allons pas déborder sur les
35 heures, nous n'avons plus le temps.
M. Claude HURIET, rapporteur.- Sans sortir du sujet,
Monsieur le Président, vous avez évoqué, en
réponse à ma question sur la parcellisation des conflits, les
limites des responsabilités locales vis-à-vis des partenaires
sociaux, à travers la structure du réseau, qui est une
spécificité de la SNCF.
Vous connaissez le dispositif social mis en place par la RATP. Il m'a
été dit que son résultat positif tenait, pour une large
part, à une politique de décentralisation.
La réponse que vous avez donnée signifie-t-elle que les
dispositions exemplaires qui s'appliquent à la RATP ne pourraient pas
être transposées à la SNCF, du fait d'une organisation qui
ne peut pas être aussi décentralisée que celle que la RATP
a mis en place à travers ses établissements ?
M. Pierre VIEU.- Je ne voudrais pas que vous ayez compris de mes propos qu'il
était difficile de déléguer des responsabilités
à nos dirigeants locaux. Ils en ont, il ont la responsabilité de
l'organisation du travail, il leur appartient de monter les horaires de
travail, d'organiser les services des personnels.
Dans des domaines de revendication, comme la rémunération ou la
gestion de l'emploi, il est assez difficile de donner des marges de manoeuvre.
Je ne vois pas comment nous pourrions alors assurer les équilibres de
l'entreprise.
Il y a une politique de décentralisation, de réels pouvoirs pour
nos dirigeants de terrain, ils ne sont pas étendus à un certain
nombre de domaines pour lesquels un pilotage fort est nécessaire.
Il me semble, mais je peux me tromper, que la structure de la RATP est plus
simple. Elle n'a pas notre complexité d'organisation. La voie choisie
par la RATP nous paraît la bonne. Lorsqu'en 1996 la RATP a conçu
son protocole social, notamment avec son second chapitre qui est un code de
déontologie, nous avons étudié avec attention la
manière dont nous pourrions l'appliquer, mais nous avons compris que
l'heure n'était pas encore venue. Un certain nombre de signes nous
laissent penser que le moment pourrait maintenant être venu.
Dans les semaines qui viennent, nous allons faire ces propositions aux
organisations syndicales, lors de la négociation sur les 35 heures, qui
est pour nous l'occasion de réexaminer certains fonctionnements de notre
entreprise.
M. Jean DELANEAU, président.- Merci, Monsieur le Directeur. Le
rapporteur restera éventuellement en rapport avec vous.
M. Pierre VIEU.- Merci de votre attention.