B. LA CRÉATION IMPROMPTUE D'UN FONDS DE RÉSERVE POUR LES RETRAITES N'APPORTE QU'UNE RÉPONSE DÉRISOIRE AUX BESOINS FUTURS
L'article 2 du projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 1999 prévoit la création, au
sein du FSV,
d'un fonds de réserve pour les retraites.
Ce fonds ne serait destiné qu'à certains régimes, ceux qui
se sont réformés en 1993 : le régime
général et les régimes alignés (salariés
agricoles, ORGANIC et CANCAVA).
Le mécanisme de financement de ce fonds de réserve est
particulièrement complexe
. Ce fonds serait alimenté en
effet par :
- une fraction du produit de la contribution sociale de solidarité
des sociétés (CSSS ou C3S) ;
- tout ou partie des excédents éventuels du FSV ;
- toute autre ressource affectée en vertu de dispositions
législatives ou réglementaires.
Parallèlement, l'article 2 du projet de loi de financement affecte
désormais les excédents de la C3S (et le solde cumulé de
cette contribution) au FSV.
La C3S alimenterait donc le fonds de réserve par deux canaux :
- un " branchement direct " par prélèvement d'une
fraction de la C3S au profit du fonds de réserve ;
- une contribution indirecte par l'intermédiaire des
excédents du FSV, lequel bénéficierait des
excédents de la C3S.
Les mécanismes de financement particulièrement complexes de ce
fonds et les incertitudes qui pèsent sur les sommes effectivement
disponibles ont été analysés par notre collègue
Charles Descours dans son rapport consacré aux " Equilibres
généraux "
11(
*
)
.
1. Des objectifs encore flous
En
annonçant la constitution d'un tel fonds de réserve, le
Gouvernement semble faire le choix de la
" répartition
provisionnée "
préconisée par M. Olivier Davanne
dans son rapport au Conseil d'analyse économique
12(
*
)
. La répartition
provisionnée désigne la constitution de réserves au sein
des régimes de répartition.
Selon M. Olivier Davanne, la constitution de réserves financières
permettrait en principe
" de combiner le rendement élevé
de la capitalisation et les performances de la répartition en termes de
mutualisation des risques financiers entre générations. "
L'idée n'est pas fondamentalement nouvelle : le Livre blanc sur les
retraites de 1991 l'évoquait déjà. En juin 1990, M. Denis
Kessler présentait dans la revue de l'Insee,
Economie et
statistique
, une étude dans laquelle M. Laurent Vernière
montrait que
" la constitution de réserves temporaires constitue
l'un des moyens possibles pour aider les régimes de retraite à
lisser les ajustements nécessaires ".
Enfin, en février
1993, M. René Teulade présentait un projet de loi visant à
constituer une Caisse nationale de garantie des retraites financée
notamment par les fruits de privatisations.
Dans un système de répartition provisionnée, les
régimes de retraite se concentrent sur leur rôle
" d'assureurs intergénérationnels " et gèrent
des réserves financières importantes. Les jeunes
générations héritent ainsi en contrepartie de la dette
implicite laissée par leurs parents d'un patrimoine, productifs de
revenus, qui allège le poids des cotisations retraite payées par
les actifs.
La constitution de réserves peut avoir deux objectifs :
- un simple lissage : les sommes accumulées sont
dépensées au moment où les besoins de financement
l'exigent, jusqu'à la disparition totale du fonds ;
- la constitution d'un fonds durable et permanent dont les revenus
financiers permettent de faire face aux besoins de financement.
Selon que l'on choisisse l'une ou l'autre des deux options, les montants
nécessaires sont très différents. Ils sont naturellement
beaucoup plus élevés dans l'hypothèse de la
création d'un fonds permanent.
Le Gouvernement n'a pas encore indiqué quelle serait
véritablement la finalité du fonds de réserve ainsi
créé.
L'analyse de l'évolution démographique de notre pays incite
plutôt à privilégier la constitution d'un fonds
permanent
. En effet, comme le souligne fort pertinemment M. Olivier
Davanne,
" contrairement à un sentiment largement
répandu, le terme de " bosse démographique " donne une
image très inexacte des difficultés qui apparaîtront
à partir de 2005-2010. Si la population française reste à
peu près stabilisée au cours du siècle prochain, c'est la
structure démographique de 2040, qui, loin de ressembler à une
bosse, constituera une situation stable. Dans un contexte de vieillissement de
la population, la structure actuelle, caractérisée par des taux
de dépendance supportables, est en revanche transitoire et
résulte du baby-boom des années cinquante et soixante.
Plutôt que le passage d'une bosse, les difficultés de la
première moitié du siècle prochain s'apparentent ainsi
à la montée vers un plateau.
"
Pourtant, le caractère particulièrement modique des montants
financiers dégagés par le Gouvernement pour l'alimentation de ce
fonds de réserve laisse difficilement présager la constitution
d'un fonds durable, apte par les revenus qu'il procure à alléger
le fardeau pesant sur les actifs.
2. Des modalités de financement très incertaines et qui n'apparaissent pas à la mesure des besoins futurs
Le
Gouvernement a indiqué que le fonds serait, dans l'immédiat,
alimenté à hauteur de 2 milliards de francs par un
prélèvement sur les excédents de la C3S et du FSV.
Cette somme correspond à un jour de versement de prestations vieillesse
dans notre pays.
On ne dispose par ailleurs que de peu d'éléments concernant les
éventuelles autres dotations affectées au fonds en vertu de
dispositions législatives ou réglementaires.
Le Gouvernement a ainsi évoqué -mais sans s'engager formellement-
une éventuelle affectation du produit de la cession des parts
représentatives de droits de propriété sur les caisses
d'épargne, à hauteur de 15 milliards de francs environ, à
l'occasion de la réforme annoncée des caisses d'épargne.
Il a également mentionné la possibilité d'une affectation
des
" excédents futurs de la sécurité
sociale ".
Compte tenu de la situation financière des branches
vieillesse et maladie, il est clair que cette hypothèse visait
explicitement la branche famille... L'abondement par les excédents de la
branche famille paraît utopique. Outre que cela serait contraire au
principe de séparation des branches, il semble douteux que la branche
famille dégage durablement des excédents suffisamment importants
pour alimenter de manière substantielle le fonds de réserve.
Les sommes affectées cette année au fonds de réserve et
les éventuels compléments évoqués par le
Gouvernement représentent un montant dérisoire par rapport aux
besoins futurs et n'apparaissent décidément pas à la
hauteur des enjeux.
Les besoins sont en réalité énormes.
Le rapport sur " Les perspectives à long terme des
régimes de retraite " de 1995 évalue les besoins annuels de
financement futurs du seul régime général à 55,4
milliards de francs en 2010 et 107 milliards de francs en 2015. Les besoins de
financement annuels totaux de l'ensemble des régimes de retraite en 2015
sont supérieurs à 330 milliards de francs par an.
Pour que le fonds de réserve apporte, par les revenus financiers qu'il
dégage, une réponse crédible aux besoins futurs, il faut
par conséquent atteindre très rapidement un montant d'encours
colossal.
M. Olivier Davanne explique qu'il y a deux façons de faire
évoluer un système de " répartition pure " comme
le nôtre vers un système de répartition provisionnée.
La première consiste à introduire une surcotisation
.
La seconde revient à programmer une baisse à terme des taux de
remplacement offerts par les régimes fonctionnant en
" répartition pure " et introduire en contrepartie un nouvel
étage respectant les principes de la " répartition
provisionnée " dans les régimes de retraite
complémentaire.
Dans le premier cas, on introduit dans les régimes une surcotisation
dont le produit est mis en réserve. Cette surcotisation est d'abord
croissante, atteint un pic puis diminue. A un certain stade, elle devient
négative car les produits financiers générés par
les réserves contribuent positivement au financement des retraites.
Cette constitution de réserves est d'autant plus facile que le rendement
du capital est élevé relativement aux taux de croissance de la
masse salariale. Une partie des revenus financiers doit en effet être
réinvestie pour stabiliser le ratio réserves/masse salariale. Le
taux de rendement doit ainsi être supérieur au taux de croissance
de la masse salariale si l'on souhaite utiliser une partie des produits
financiers pour payer les pensions. M. Olivier Davanne fait l'hypothèse
que sur longue période l'écart entre le rendement du capital et
le taux de croissance de la masse salariale se situe entre 4 et 5 %
(2 % pour la masse salariale réelle, entre 6 et 7 % pour le
rendement de placements prioritairement tournés vers les actions).
Le tableau suivant, issu du rapport de M. Olivier Davanne, décrit les
différents scénarios de constitution de réserves selon
l'écart entre rendement du capital et croissance de la masse salariale.
Dans tous ces scénarios, on suppose que la surcotisation est
instituée en 1999, qu'elle augmente jusqu'en 2005, puis diminue pour
disparaître entre 2015 et 2020. A partir de 2040, les taux de cotisation
retraite sont réduits de 10 points par rapport au scénario au fil
de l'eau sans réserves.
Scénarios de constitution de réserves financières
Ecart entre le rendement du |
Réserves à partir de 2040 |
Hausse annuelle des taux de |
Taux de surcotisation (en %) |
|||
capital et la croissance de la masse salariale |
(en % de la masse salariale) |
surcotisation entre 1999 et 2005 (points) |
2005 |
2015 |
2025 |
2040 et au-delà |
4 % |
250 |
+ 1,3 |
9,1 |
3,6 |
- 1,8 |
- 10 |
5 % |
200 |
+ 1,0 |
6,9 |
2,0 |
- 2,8 |
- 10 |
6 % |
170 |
+ 0,8 |
5,4 |
1,0 |
- 3,4 |
- 10 |
Source : M. Olivier Davanne, Eléments d'analyse sur
le
système de retraite français, Conseil d'analyse
économique, juin 1998
La constitution de réserves permettrait ainsi, selon M. Olivier Davanne,
de lisser l'évolution des taux de cotisation au cours des prochaines
décennies. Les hausses de cotisation nécessaires sur la
période 2005-2015 seraient en fait mieux réparties sur la
période 1999-2015 et donc plus supportables par l'économie.
M. Olivier Davanne estime que de telles réserves devraient atteindre au
moins 170 % de la masse salariale en 2040. La masse salariale étant
évaluée à 2.800 milliards de francs en 1997, on a ainsi
une idée des sommes nécessaires...
L'échelle de
grandeur de l'encours financier que devrait attendre le fonds de réserve
est davantage celle du millier de milliards de francs que de la dizaine de
milliards de francs.
Ceci est confirmé par M. Jean-Hervé Lorenzi
13(
*
)
, dans une autre contribution du
rapport " Retraites et épargne " du Conseil d'analyse
économique, qui complète cette simulation par des
éléments chiffrés. Selon lui,
" l'objectif serait
donc d'avoir des réserves atteignant 100 % du PIB en 2040. "
En reprenant les hypothèses de M. Olivier Davanne, M.
Jean-Hervé Lorenzi prend l'exemple d'une surcotisation qui augmenterait
de 0,37 % du PIB par an jusqu'en 2005. En 2005, le produit de cette
surcotisation serait de 3,4 % du PIB. Avec 2 % de croissance
annuelle, le PIB en 2005 serait de 9.321 milliards de francs, ce qui donne
une surcotisation de 317 milliards de francs, soit une surcotisation augmentant
de près de 45 milliards par an entre 1999 et 2005. La surcotisation
serait ainsi de 45 milliards de francs en 1999, 90 milliards de francs en 2000,
135 milliards de francs en 2001...
A partir de 2005, la surcotisation serait diminuée de 0,21 % du PIB
par an, et disparaîtrait en 2021, grâce à la mise en
réserves des produits entre 2005 et 2021. Ce n'est qu'à partir de
2021 que les cotisations normales commenceraient à baisser, au rythme de
0,21 % du PIB par an.
M. Jean-Hervé Lorenzi signale que lors de la constitution de ces
réserves, les besoins supplémentaires de financement
immédiats des retraites -au minimum 330 milliards de francs en 2015- ne
seront pas couverts, et il faudra donc recourir à des ressources
supplémentaires pour combler le retard.
L'éventualité d'une telle surcotisation n'est pas exclue par
le Gouvernement.
Votre rapporteur se demande cependant si les actifs accepteront de bonne
grâce cette surcotisation qui constitue indéniablement une
augmentation des prélèvements obligatoires.
Cette question
est qualifiée par les économistes de
" problème de
la transition "
qui fait référence au fardeau que
doivent subir les générations actuelles de travailleurs
contraints de financer aussi bien leur propre compte de retraite que les
pensions des retraités actuels ou des travailleurs plus
âgés.
Votre rapporteur s'interroge également sur l'impact à court terme
d'un tel prélèvement sur la croissance
économique
3. Des modalités de gestion qui restent à définir
La
création de ce fonds de réserve soulève d'autres
interrogations qui n'ont pas encore reçu de réponse :
- quel sera l'horizon de placement -et par conséquent les supports
financiers- de ce fonds de réserve ?
- qui sera chargé de la gestion de ce fonds ? Selon quelles
modalités de contrôle ?
Mme Martine Aubry a indiqué devant la commission des Affaires
culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale que ce
fonds devrait être géré de manière collective selon
des modalités -gestion confiée aux partenaires sociaux , gestion
par la CNAV ou autre solution- qui seront définies après une
large concertation au vu des conclusions du rapport du Commissariat
général du Plan.
Comme le souligne M. Olivier Davanne,
il est indispensable de s'assurer que
les réserves soient maintenues au niveau nécessaire pour
solvabiliser le système de retraite et non pas utilisées au fil
des échéances politiques comme une manne à la disposition
des gouvernements.
Il est également nécessaire d'assurer une gestion professionnelle
de ces réserves. A l'instar des fonds de pension américains, il
paraît nécessaire de déléguer la gestion de ces
fonds à des professionnels de la gestion financière,
indépendants des organismes de retraite.
Il faudrait au
préalable déterminer les orientations stratégiques de
cette gestion : poids des actions, des obligations et de l'immobilier,
degré de diversification internationale. Une telle
délégation réduirait le risque de " socialisation de
l'économie que peut toujours faire peser un tel fonds de
réserve : il s'agit en particulier d'éviter que les pouvoirs
publics ne soient tentés d'utiliser ces réserves pour
contrôler certaines entreprises, ou les secourir financièrement.
Par définition, si ce fonds de réserve doit rechercher une
plus forte rentabilité,
il sera fortement investi en actions et
orienté en partie significative vers les PME, le capital-risque ou les
marchés seconds.
Il n'est pas certain dès lors que les
partenaires sociaux et les syndicats soient les mieux placés pour
superviser sa gestion.
En conclusion,
la décision de créer ce fonds de réserve
revêt une dimension essentiellement symbolique et politique
. Le
Gouvernement craignait manifestement de se faire accuser d'attentisme sur la
question des retraites ; il a souhaité prendre une initiative
à l'occasion du projet de loi de financement de la
sécurité sociale pour 1999. Ce contexte explique le
caractère quelque peu précipité de cette décision
dont les modalités et les finalités restent encore très
incertaines.
Votre rapporteur n'entend pas, pour autant, condamner le principe d'un tel
fonds de réserve. Il relève simplement que le projet du
Gouvernement est manifestement inachevé.
Les objectifs de ce fonds de réserve sont encore flous, les
modalités de financement apparaissent dérisoires par rapport aux
besoins futurs, les modalités de gestion restent à définir.
Dans ces conditions, votre rapporteur vous propose d'accepter le principe de la
création d'un fonds de réserve pour les retraites et de renvoyer
la définition de sa finalité, des modalités de son
financement, de son fonctionnement et de sa gestion à un projet de loi
ultérieur, dans lequel le Gouvernement présenterait au Parlement
un dispositif cohérent et crédible.
Par la création de ce fonds de réserve, le Gouvernement prend
le risque de susciter des espoirs vite déçus.
Il y aurait un
grand péril à ce que nos compatriotes croient que ce fonds
résoudra les difficultés futures des régimes de retraite.
A l'évidence, ce type de fonds de réserve ne peut constituer
à lui seul une solution réaliste aux déséquilibres
futurs de nos régimes de retraites.