II. UNE REMISE EN CAUSE REPOSANT SUR DES FONDEMENTS DOUTEUX
La
remise en cause du schéma directeur routier national met en avant des
arguments sérieux, d'ordre
écologique
, liés
à la
réglementation
européenne
, ou relatifs
aux
obstacles financiers
.
Ces difficultés ne doivent pas être négligées.
Pourtant, toutes peuvent être résolues, et aucune ne peut
justifier que l'équipement autoroutier national ne soit pas
achevé. Leur apparente révélation vient à point
nommé pour dissimuler les erreurs du passé.
A. L'ARGUMENTATION ÉCOLOGIQUE : RÉALITÉ OU IDÉOLOGIE ?
Trois types d'arguments écologiques sont mis en avant pour justifier l'interruption de la mise en oeuvre du schéma directeur routier national : la saturation du pays en voies autoroutières, la protection des sites, la protection des riverains. Le premier argument est inexact. Les deux autres sont réels, mais des solutions peuvent leur être apportées.
1. La France n'est pas suréquipée en autoroutes
Au
fondement de la politique gouvernementale se trouve l'affirmation selon
laquelle la France aurait atteint un niveau d'équipement autoroutier
suffisant. Cette affirmation n'est pas exacte, pour une raison simple : le
développement économique s'accompagne de besoins accrus en
déplacements routiers. Ceci est particulièrement vrai du trafic
routier de marchandises dont le taux de croissance en Europe reste toujours
supérieur à celui du produit intérieur brut.
Un modèle de développement différent, s'il se
révélera peut-être un jour, n'est pas encore
d'actualité. Dans un contexte de retour de la croissance, la question du
niveau d'équipement routier est d'autant plus cruciale que celui de la
France n'a pas accompagné le développement de la mobilité
des personnes et des biens au cours des dernières décennies :
entre 1980 et 1997, la superficie autoroutière a cru d'environ 25%
tandis que le trafic routier augmentait de 60%
42(
*
)
.
a) Les comparaisons européennes ne démontrent pas un suréquipement de la France
La carte
d'Eurostat servant de document de travail pour les schémas
transeuropéens de transport démontre un
net
sous-équipement de la France à l'ouest d'une ligne Le Havre -
Montpellier.
Ce sous-équipement est manifeste par rapport à
l'Europe du nord et à l'Italie.
La commission d'enquête constate d'ailleurs que la Commission
européenne utilise le critère de l'éloignement d'une
demi-heure d'une autoroute ou d'une route à 2 x 2 voies
pour caractériser l'équipement autoroutier de l'Europe. Ce
critère est également utilisé par le schéma
directeur routier national de 1992, paru sous un Gouvernement qui
n'était pas celui à l'origine de la loi d'orientation de 1995.
Or ce critère est brocardé comme insignifiant par le Gouvernement
actuel, comme s'il avait été inventé par les promoteurs de
la loi d'orientation.
CARTE
N° 5
STATISTIQUES DE TRANSPORT
En
niveau absolu de kilomètres d'autoroutes, la France est au
troisième rang des pays de l'Union européenne.
Toutefois, elle se situe au septième rang de l'Europe des quinze du
point de vue de la densité autoroutière par habitant, et au
neuvième rang du point de vue de cette densité par rapport
à la superficie du territoire.
Réseaux Autoroutiers Européens en 1995
Pays de l'UE |
Autoroutes |
Population |
Surface |
Densité AR |
Densité AR |
Unités |
km |
million d'habitants |
1.000 km² |
km/million d'hab. |
Km/ km² |
Irlande |
72 |
3,6 |
70,3 |
20,0 |
1,0 |
Grèce |
420 |
10,5 |
131,9 |
40,0 |
3,2 |
Grande-Bretagne |
3 308 |
58,6 |
230,0 |
56,5 |
14,4 |
Portugal |
687 |
9,9 |
88,9 |
69,4 |
7,7 |
Finlande |
394 |
5,1 |
338,0 |
77,3 |
1,2 |
Allemagne |
11 190 |
81,7 |
357,0 |
137,0 |
31,3 |
France |
8 275 |
58,1 |
551,0 |
142,4 |
15,0 |
Pays-Bas |
2 208 |
15,5 |
41,2 |
142,5 |
53,6 |
Suède |
1 262 |
8,8 |
411,1 |
143,4 |
3,1 |
Italie |
8 860 |
57,3 |
301,3 |
154,6 |
29,4 |
Danemark |
830 |
5,2 |
43,0 |
159,6 |
19,3 |
Belgique |
1 666 |
10,1 |
30,5 |
165,0 |
54,6 |
Autriche |
1 596 |
8 |
83,9 |
199,5 |
19,0 |
Espagne |
8 133 |
39,2 |
504,7 |
207,5 |
16,1 |
Luxembourg |
123 |
0,4 |
2,6 |
307,5 |
47,7 |
Moyenne UE |
49 024 |
372,1 |
3.337,0 |
131,7 |
14,7 |
Source : Direction des routes.
Cette situation est le reflet du rang de la France au regard de plusieurs
facteurs : il s'agit d'un grand pays, à la densité
(habitants/surface) parmi les plus faibles d'Europe. Si on compare cette
densité autoroutière au niveau de développement du pays,
exprimé en produit intérieur brut par habitant, on constate que
la France est relativement sous-équipée : selon l'OCDE, elle
se situe en effet au cinquième rang des quinze sous ce critère.
On remarque, d'ailleurs fort logiquement, que les pays qui
précèdent la France en niveau de PIB/habitant, la
précèdent également en densité autoroutière.
C'est le cas du Luxembourg, de l'Autriche, du Danemark au regard du
critère de population, et de ces trois pays auxquels s'ajoute
l'Allemagne au regard du critère de superficie.
Dans un article publié en novembre 1997
43(
*
)
, le délégué
à l'aménagement du territoire a contesté cette analyse,
considérant, en utilisant une pondération du niveau
d'équipement par la densité de population, que le degré
d'équipement de la France était suffisant (données
1996).
|
Densité de
population
|
Densité autoroutière pondérée par la densité de population |
Densité routière pondérée par la densité de population |
France |
106 |
15 |
1.670 |
Allemagne |
229 |
14 |
815 |
Royaume-Uni |
239 |
7 |
696 |
Pays-Bas |
372 |
15 |
720 |
Italie |
191 |
12 |
550 |
Autriche |
96 |
21 |
1 458 |
Belgique/Luxembourg |
318 |
17 |
1 382 |
Suisse |
170 |
23 |
1 048 |
Portugal |
107 |
6 |
712 |
Union européenne moyenne |
114 |
10 |
863 |
Le
délégué explique ainsi que le niveau d'équipement
de la France est nettement supérieur à celui de la moyenne des
pays de l'Union, ce qui est exact.
Toutefois, son argumentation n'est pas convaincante :
-
au regard de son niveau de développement, il est normal que la
France soit mieux équipée que l'Irlande, la Grèce, le
Portugal et même l'Italie ;
-
même au regard du critère développé
par le délégué (densité autoroutière
pondérée par la densité de population), la France ne se
situe guère qu'en milieu de tableau, comme au regard de critères
plus simples ;
-
le critère le plus pertinent est celui de la
densité superficiaire. Le critère de densité par habitant
n'a en effet guère de signification. Dans un pays densément
peuplé, la largeur des autoroutes a plus d'importance pour le trafic que
leur longueur, nécessairement limitée par l'exiguïté
du territoire. Ainsi, les Pays-Bas, qui ont une densité
autoroutière par habitant égale à celle de la France, ont
une densité superficiaire plus de trois fois
supérieure.
b) Il y a contradiction entre les souhaits exprimés par les Français et leurs besoins réels
Les
travaux effectués à l'appui du CIAT tenu le 17
décembre dernier démontraient que la préférence des
Français s'établit désormais nettement en faveur des
équipements de proximité plutôt que des grandes
infrastructures, de type autoroute ou TGV.
Parmi les mesures importantes en termes d'aménagement du territoire,
l'accroissement du réseau routier arrivait en huitième et
dernière position, 39% des sondés jugeant cet objectif important
mais pas prioritaire, tandis que 43% l'estimaient secondaire. 72% se
déclaraient favorables à la construction d'équipements de
proximité contre 21% de partisans de grands équipements routiers
ou ferroviaires.
Toutefois, les évolutions récentes ainsi que les études
prospectives démontrent que les besoins réellement
exprimés vont à l'encontre de ces intentions.
Ainsi, à partir de 1986, le trafic sur le réseau routier national
s'est mis à progresser sur un rythme nettement supérieur à
celui de l'augmentation de la taille du réseau
44(
*
)
.
Par ailleurs, les études menées par la direction des routes
montrent que le trafic routier continuera à se développer
fortement, entre 2 et 3,3% par an d'ici à 2015, selon les cas de figure.
Même avec une politique d'intermodalité très volontariste
et appuyée en faveur du réseau ferroviaire et du réseau
fluvial -politique qui aurait le soutien de la commission d'enquête- il
sera nécessaire d'accueillir dans les années à venir
nettement plus de trafic routier que sur les autres modes.
[GRAPHIQUES C. LEYRIT]
Evolution du interurbain de voyageurs
En
outre, le développement des télécommunications, en
particulier des nouvelles technologies de l'information, s'accompagnera
vraisemblablement de besoins accrus en déplacements physiques de
personnes, et surtout de biens. Concrètement, le développement du
commerce mondial, lié à celui du commerce électronique,
rendra de plus en plus nécessaire l'existence d'infrastructures
permettant d'acheminer les produits dans des délais rapprochés.
On peut déplorer ce hiatus entre les
désirs
des
Français et leurs
besoins
. Mais, on ne peut le nier. Seule une
récession économique d'une extrême gravité pourrait
aujourd'hui entraver le développement du trafic routier. Par
conséquent, il sera nécessaire d'accompagner ce
développement par des infrastructures nouvelles.
c) L'intermodalité va de pair avec le développement de la route
Les
Etats d'influence germanique (Allemagne, Autriche, mais aussi Suisse ou
Luxembourg) sont ceux où le trafic routier et le réseau
autoroutier sont les plus développés, et où dans le
même temps les préoccupations écologiques sont les plus
grandes.
Aussi ces pays ont-ils développé une politique très
volontariste de développement du rail, et dans une moindre mesure, des
voies navigables.
Ainsi, en Autriche, le rail absorbe 36,2 % du trafic marchandises. En
Allemagne, le rail absorbe 16,6 % du trafic marchandises, et la voie
fluviale 15,2 %. La France compte 63,4 % de fret routier, soit beaucoup
plus que l'Autriche (40,9 %) ou la Suisse, et presque autant que
l'Allemagne (64,4 %).
On sait que, de son côté, la Suisse a développé une
politique ferroviaire contraignante, obligeant les poids lourds en transit
à traverser le pays en train, et décidant, par votation
populaire, la construction de deux tunnels ferroviaires de plus de 100 km
de long au total, pour un coût supérieur à
15 milliards d'euros.
Une comparaison intéressante peut également être
établie avec les Pays-Bas. Champions incontestés du transport de
fret par voie d'eau et du transport urbain à bicyclette, les Pays-Bas
sont également couverts d'autoroutes. Il faudrait à la France
près de 30.000 km d'autoroutes pour ressembler au pays des fleurs
sous cet aspect !
Tous ces Etats sont nettement mieux équipés que la France en
autoroutes.
Il n'y a donc aucune incompatibilité entre une politique
de développement durable, donnant sa préférence au
réseau ferroviaire ou à la voie d'eau et un niveau
d'équipement élevé du réseau autoroutier.
Ceci
tient essentiellement à deux raisons : la croissance
économique s'accompagne d'un besoin accru de transport, mais les
différents modes -qui peuvent être complémentaires (c'est
l'intermodalité)- ne sont que très partiellement substituables.
La France est simplement un pays moins riche que l'Allemagne, l'Autriche ou la
Suisse. On ne peut à la fois souhaiter un retour durable de la
croissance économique et se refuser les équipements autoroutiers
qui lui sont corrélatifs.
Il n'est pas nécessaire que la commission d'enquête se prononce
sur le point de savoir si l'autoroute génère le
développement ou si le développement génère
l'autoroute
45(
*
)
. Il n'y a
simplement pas de développement sans autoroutes.