ANNEXE 1
LE SECRET DE LA DEFENSE NATIONALE
DEVANT LE JUGE :
LA
SITUATION AUX ETATS-UNIS ET LES EXEMPLES ALLEMAND, ESPAGNOL, ITALIEN ET
BRITANNIQUE 13(
*
)
Le projet de loi instituant une
commission du secret de la
défense nationale
, déposé à l'Assemblée
nationale le 17 décembre 1997, prévoit la création
d'une
autorité administrative indépendante
, amenée
à se prononcer, à la demande des tribunaux, lorsque le secret de
la défense nationale est invoqué dans une procédure
judiciaire.
L'exposé des motifs du projet indique que : "
La création
d'une autorité administrative indépendante apportera la garantie
publique aux justiciables et aux juges, et plus généralement aux
citoyens, que le secret-défense est invoqué à bon
escient.
"
D'après l'article premier du projet de loi, la commission sera en effet
"
chargée de donner un avis sur la déclassification et la
communication, à la demande d'une juridiction française,
d'informations ayant fait l'objet d'une classification en application des
dispositions de l'article 413-9 du code pénal relatives au secret de la
défense nationale, à l'exclusion des informations dont les
règles de classification ne relèvent pas des seules
autorités françaises
".
Un tel projet amène naturellement à s'interroger sur l'existence
de procédures analogues chez nos principaux voisins européens,
l'
Allemagne
, l'
Espagne
, l'
Italie
et le
Royaume-Uni
,
ainsi qu'aux
Etats-Unis
.
Pour chacun des pays étudiés, on a donc cherché à
savoir s'il existait une notion équivalente au " secret de la
défense nationale " français, comment ce secret était
défini, et dans quelle mesure il pouvait être invoqué
devant les tribunaux.
Si le caractère secret de certaines informations est explicitement
reconnu dans tous les pays étudiés,
le bien-fondé du
refus de communication de ces informations à l'occasion de
procédures judiciaires est généralement
contrôlé par les tribunaux
. C'est en effet le cas dans tous
les pays étudiés sauf l'Italie, où il appartient au
Président du conseil de confirmer le secret et d'en informer le
Parlement.
Plus précisément, il apparaît que :
- les juges anglais et américains reconnaissent à
l'administration un large privilège de rétention, mais ils en
contrôlent l'utilisation ;
- le Tribunal suprême espagnol a fait prévaloir en 1997
l'intérêt de la justice sur la sécurité de l'Etat,
et l'avant-projet de loi sur les secrets officiels reprend ce principe ;
- en Allemagne et en Italie, la loi prévoit le mode de résolution
des conflits relatifs à l'invocation du secret devant les juridictions.
1) Tout en reconnaissant à l'administration un certain privilège
de rétention, les juges anglais et américains en contrôlent
l'application
.
a) La justification du privilège
Au Royaume-Uni, ce privilège trouve son origine dans la doctrine de
"
l'intérêt public
", dérivée d'une
prérogative initialement réservée à la Couronne.
Cette règle permet à l'une des parties à un procès
de renoncer à produire des éléments si
" l'intérêt public " l'exige. Un ministre peut donc
signer un " certificat d'immunité au nom de l'intérêt
public " lorsqu'il ne souhaite pas que certaines informations soient
rendues publiques à l'occasion d'une procédure judiciaire.
Aux Etats-Unis, le droit à la rétention de certaines informations
se fonde, d'une part, sur le
privilège de l'exécutif
et,
d'autre part, sur la
coutume du secret d'Etat
.
Le privilège de l'exécutif est une prérogative
présidentielle issue du principe de séparation des pouvoirs. Il a
été reconnu par la Cour suprême en 1974 à l'occasion
du
Watergate.
Il justifie que, dans des domaines qui relèvent de
la compétence exclusive de l'exécutif, la protection des
informations confidentielles n'appartienne qu'au Président. La coutume
du secret d'Etat, dégagée par la jurisprudence, permet à
l'administration fédérale de refuser de communiquer un document
relatif à une affaire en cours au nom de l'intérêt de la
défense nationale et de la politique étrangère.
Le domaine couvert par la coutume du secret d'Etat apparaît dans
l'ensemble identique à celui du privilège de l'exécutif.
Le premier peut cependant être plus facilement invoqué par les
principaux responsables de l'exécutif car il ne requiert pas
l'intervention directe du Président.
b) Le contrôle des tribunaux
Au Royaume-Uni comme aux Etats-Unis, lorsque le secret est invoqué,
il revient aux juges du fond d'arbitrer entre deux types d'intérêt
public, la raison d'Etat et la justice.
Au Royaume-Uni, la jurisprudence estime depuis 1968 que les ministres ne sont
plus les seuls juges de l'intérêt public et qu'il appartient au
tribunal d'arbitrer entre l'intérêt public mis en avant par le
ministre et celui de la justice. Depuis quelques années, il est admis
que le second l'emporte, sauf dans les cas où la diffusion de
l'information peut causer un " tort substantiel ", ce qui,
selon les
tribunaux, est évidemment le cas en matière de défense, de
sécurité nationale ou de secrets diplomatiques. Dans la logique
de cette jurisprudence, le gouvernement a, à la suite de l'affaire
Matrix Churchill relative à l'exportation illégale d'armes vers
l'Irak, modifié sa position sur les " certificats d'immunité
au nom de l'intérêt public ". Il a annoncé à la
fin de l'année 1996 que les ministres ne pouvaient demander
l'immunité que lorsque la diffusion des documents confidentiels risquait
de causer un " réel tort ".
Aux Etats-Unis, la jurisprudence reconnaît à la coutume du secret
d'Etat et au privilège de l'exécutif une portée absolue
dans les matières touchant à la sécurité de l'Etat,
ce qui empêche le juge d'apprécier la validité de
l'invocation du privilège. En revanche, dans les autres domaines, le
juge s'autorise à examiner les documents et à apprécier le
bien-fondé de l'invocation du secret. Ainsi, dans l'affaire du
Watergate
, le refus présidentiel de communiquer certaines
informations n'a pas été considéré comme
justifié par les intérêts de la sécurité
nationale, et les nécessités de la justice pénale l'ont
emporté.
2) Le Tribunal suprême espagnol a affirmé en 1997 la
supériorité du droit à la protection de la justice sur le
principe de sécurité de l'Etat, et l'avant-projet de loi sur les
secrets officiels reprend ce principe
.
En Espagne, le Tribunal suprême a eu l'occasion pour la première
fois en 1997 de se prononcer sur le contrôle judiciaire des documents
secrets.
Lors de l'instruction de plusieurs procès impliquant l'activité
des groupes anti-terroristes de libération (GAL), la résolution
d'une question préjudicielle l'a en effet amené à se
prononcer sur le refus du conseil des ministres de déclassifier certains
documents secrets. Il a alors affirmé la supériorité du
droit à la protection réelle de la justice, que la constitution
reconnaît à tout citoyen, sur le principe de
sécurité de l'Etat.
L'avant-projet de loi sur les secrets officiels prévoit d'introduire ce
principe dans la législation. En effet, les juges auraient la
possibilité de demander au conseil des ministres la
déclassification de certaines informations. De plus, les juges et les
parties au procès pourraient soumettre la décision du conseil des
ministres à la juridiction administrative suprême sans que la
décision de cette dernière soit susceptible de recours.
3) En Allemagne et en Italie, la loi prévoit le mode de
résolution des conflits relatifs à l'invocation du secret devant
les juridictions
.
Le
code allemand des juridictions administratives
prévoit
explicitement que certaines informations puissent ne pas être
communiquées lorsque ceci risque de nuire au "
bien de la
Fédération
ou d'un Land ".
Il énonce par
ailleurs que le tribunal du fond se prononce, à la demande de l'une des
parties, sur le refus opposé par l'administration.
En
matière pénale
, la solution retenue est comparable. En
effet, comme le tribunal a l'obligation d'étendre l'instruction à
tous les éléments décisifs pour la recherche de la
vérité, il peut contrôler les décisions
ministérielles de refus de communication de certaines informations.
Lorsque ces décisions lui semblent arbitraires ou dénuées
de tout fondement, il peut passer outre et réquisitionner les documents
dont il a besoin. Dans les autres cas, il est lié par la décision
de l'administration, mais la partie à qui l'opposition du secret porte
préjudice peut saisir la juridiction administrative.
En
Italie
, c'est le
nouveau code de procédure
pénale
, entré en vigueur en 1989, qui indique comment
résoudre les conflits entre les nécessités du secret et
celles de la justice. Tout juge qui se voit opposer le " secret
d'Etat " peut en informer le Président du conseil et lui demander
la confirmation du secret. Lorsque le Président du conseil confirme le
secret, il doit en informer le Parlement.
En Italie cependant, le " secret d'Etat " continue
d'entraver le
déroulement de plusieurs procédures auxquelles l'ancien code de
procédure pénale s'applique parce qu'elles ont commencé
avant l'entrée en vigueur du nouveau code.
* *
*
Parmi les pays étudiés, l'Italie est le seul qui
n'ait pas confié aux tribunaux le soin de contrôler le
bien-fondé de la rétention de certaines informations
secrètes à l'occasion de procédures judiciaires.
L'Espagne, confrontée peu ou prou en même temps au même
problème que la France, a choisi, comme la France, de
légiférer. Toutefois, elle semble avoir choisi, comme la plupart
des autres pays, le contrôle judiciaire. La commission française
du secret de la défense nationale constituera donc une institution
originale.