IV. LE REGISTRE DES TERRES AUSTRALES ET ANTARCTIQUES FRANÇAISES
A. LA LÉGALISATION DU REGISTRE DES KERGUELEN
1. Une réponse à la concurrence internationale
Sous la pression de la concurrence internationale, les armateurs français ont été poussés depuis vingt ans à immatriculer leurs navires sous des pavillons étrangers plus économiques que le pavillon français.
Afin de lutter contre cette fuite des navires français vers des pavillons dits de complaisance tels que ceux des Bahamas, de Vanuatu, du Libéria ou de Saint-Vincent, qui offrent des conditions d'exploitation très favorables, mais aussi afin de pouvoir conserver, pour des raisons de défense nationale, sous notre pavillon une flotte commerciale suffisante pour assurer, le cas échéant, par voie de réquisition les approvisionnements lointains en cas de crise ou de guerre, les pouvoirs publics ont cherché à définir un cadre juridique permettant de trouver, sous pavillon français, des conditions économiques d'exploitation plus proches de celles en cours sur le marché international.
La France a donc dû se résoudre à imiter ses voisins européens pour conserver sa flotte de commerce : en Allemagne, une loi du 23 mars 1989 a institué un "registre bis" qui autorise l'embarquement de marins étrangers dont les contrats sont régis par leur loi d'origine, l'Espagne a ouvert par une loi du 24 novembre 1992 un registre dans les îles Canaries qui sont dotées de l'autonomie administrative, l'Angleterre dispose d'un régime de libre immatriculation à l'île de Man.
Ainsi, un décret n° 87-190 du 20 mars 1987 a ouvert un registre d'immatriculation aux Terres Australes et Antarctique Françaises. En permettant de rattacher les navires à un lointain Territoire où le code du travail maritime ne s'applique pas et où les marins de nationalité étrangère ne bénéficient pour leur protection sociale que d'un régime d'affiliation volontaire, les armateurs pouvaient ainsi embarquer sur leurs bâtiments jusqu'à 75 % de marins étrangers, de préférence à des marins français, pour des charges salariales sensiblement réduites.
2. Des résultats conformes aux objectifs
Ce "registre Kerguelen" a connu un incontestable succès. Si à partir de l'année 1988, de nombreux navires français ont changé leur immatriculation métropolitaine pour celle des TAAF, ce mouvement s'est encore accru dans un premier temps, avec l'extension en 1992 du bénéfice du registre Kerguelen aux navires transporteurs du pétrole brut et, dans un deuxième temps, avec l'assouplissement en 1993 de la périodicité des "touchées" des navires dans les Terres Australes puisqu'il suffit désormais aux navires de ne pas effectuer de touchée exclusive dans un port de la métropole.
La flotte de commerce sous contrôle français
Ce tableau montre que les navires immatriculés dans les TAAF représentent 39,6 % de l'ensemble des navires sous pavillon français en nombre, mais 73,2 % en tonnage.
Au total, la flotte de commerce sous contrôle français se répartit ainsi : 40,7 % de navires immatriculés en métropole, 26,7 % de navires immatriculés aux TAAF, et 32,6 % des navires sous pavillon étranger.
Il est intéressant d'examiner plus finement l'évolution du nombre des navires immatriculés dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises depuis 1987, en distinguant les navires passés de l'immatriculation métropolitaine à l'immatriculation TAAF de ceux qui ont été francisés et directement immatriculés dans les TAAF.
On observe ainsi qu'au cours des années 1988 à 1990, la proportion de navires d'origine métropolitaine était supérieure aux navires directement immatriculés TAAF, mais qu'en 1991, la tendance s'est inversée pour atteindre la proportion de 2/3, puis en 1994 est passée à 5/4 (5 navires d'origine métropolitaine pour 4 navires à immatriculation directe TAAF), mouvement expliqué par l'intégration de la flotte CGM et des navires pétroliers sous le régime TAAF.
En 1995 les navires des deux origines métropolitaine et immatriculation TAAF directe ont tendance à s'équilibrer, le tonnage des premiers étant toutefois double de celui des autres.
En termes d'emplois des marins français, l'institution du registre Kerguelen n'a pas été aussi néfaste qu'on aurait pu le craindre.
Le nombre d'emplois correspondants est passé de 268 (dont 104 français) au 1er mai 1988 à 1555 (dont 855 français) au 1er juillet 1995, avec une pointe à 1.580 (dont 885 français) au 1er janvier 1994, après l'intégration de 19 navires de la CGM en décembre 1993, qui étaient armés avec des équipages en totalité français.
La légère baisse du nombre d'emplois depuis le 1er janvier 1994 est imputable au remplacement progressif des personnels d'exécution français (départs en retraite ou anticipés) par des personnels étrangers, ainsi qu'au remplacement de navires anciens par des unités plus récentes, de tonnage souvent plus modeste et nécessitant une main d'oeuvre restreinte. Néanmoins, la tendance à l'accroissement de la flotte, et par voie de conséquence, à la création d'emplois, qui s'est dessinée au cours des six premiers mois de l'année devrait être confirmée fin 1995.
On constate surtout que la proportion effective de navigants français, soit 55 %, est bien supérieure au minimum réglementaire de 25 %.
3. Une absence de base légale
Depuis son ouverture en 1987, le registre des TAAF était contesté par les organisations professionnelles de navigants. Sur la forme, celles-ci considèrent qu'un simple décret ne pouvait pas ainsi créer un registre d'immatriculation dérogeant aux obligations du pavillon français. Sur le fond, elles estiment qu'un tel "pavillon-bis" est contraire tant aux principes constitutionnels qu'aux engagements internationaux de la France, dans la mesure où il n'offre aucune garantie sociale aux navigants étrangers qui en relèvent et les place dans une situation très défavorable par rapport à leurs homologues français.
Après bientôt neuf ans de procédure, le Conseil d'État a finalement donné raison à l'Union Maritime CFDT et à la Fédération Nationale des Syndicats Maritimes, qui avaient introduit deux recours parallèles.
Considérant que le décret attaqué " a entendu en réalité modifier les champs d'application respectifs du code du travail maritime et du Code du travail de l'outre-mer" et "que cette mesure, en vertu des articles 34, 37 et 74 de la Constitution, ne pouvait légalement être édictée par décret", le Conseil d'État a annulé le décret du 20 mars 1987 ainsi que tous ses arrêtés et circulaires d'application.
Le Conseil d'État ne s'est donc expressément prononcé que sur la forme. Mais votre rapporteur estime que sa décision constitue une invite au législateur à intervenir pour fixer les normes sociales qui doit être appliquées sur les navires immatriculés. Il souhaite que cela puisse être fait à l'occasion du vote de l'article 22 du projet de loi relatif aux transports, actuellement en instance devant l'Assemblée nationale, qui doit enfin donner au registre Kerguelen la base légale qui lui faisait défaut depuis sa création.