B. LA FISCALITÉ DES TRANSMISSIONS
Il s'agit du deuxième grand domaine dans lequel le projet de loi de finances propose d'innover. En effet, pour assurer la pérennité des entreprises, et donc des emplois qui s'y rattachent, l'article 6 du projet de loi prévoit de réduire de façon significative les droits de mutation exigibles en cas de donation anticipée de tels actifs.
Sur le fond, il faut se féliciter que le gouvernement décide d'ouvrir cet épineux dossier, et envisage d'atténuer le poids de la fiscalité lors d'une phase critique de la vie de l'entreprise.
Mais il est cependant regrettable que la réforme envisagée reste timide. Complexe et contraint, le dispositif proposé a en réalité une portée modeste. Il illustre ainsi à nouveau un des travers habituels de notre démarche fiscale : organiser un régime dérogatoire, et donc source potentielle d'effets pervers, pour éviter de remettre en cause un taux d'imposition excessif, mais ayant valeur de symbole aux yeux de l'opinion.
1. Un obstacle fiscal clairement identifié
En préalable, il importe de rappeler que les problèmes relatifs à la transmission du patrimoine entre générations s'inscrivent dans un cadre beaucoup plus vaste que la simple approche fiscale. Ils font en effet intervenir les règles de dévolution successorale fixées par le code civil, et dans certains cas, peuvent être liés à la personnalité, ou aux capacités, des héritiers.
Toutefois, et même s'il est secondaire, le rôle de la fiscalité est cependant loin d'être neutre. Il est d'ailleurs d'autant plus sensible que le niveau des taux d'imposition reste, dans ce domaine plus que dans d'autres, un sujet lourd de symbole et de contenu idéologique. Mais cette vision philosophique de l'impôt ne devrait pas occulter les contraintes économiques. Le patrimoine ainsi taxé lors de sa transmission regroupe en effet certains biens ou actifs dont la création et le développement sont par ailleurs encouragés par l'État pour des motifs économiques, industriels ou sociaux. Il devient alors préférable que le niveau de l'imposition ne suscite pas leur disparition ou transformation à l'occasion d'un changement de génération.
Or cet impératif semble avoir été perdu de vue au début des années quatre-vingt.
a) Une réforme teintée d'idéologie
Depuis longtemps, notre législation connaît des tarifs particulièrement élevés pour les transmissions à titre gratuit effectuées au profit de collatéraux (45 %), de parents éloignés (55 %) ou de tiers (60 %).
Cette sévérité a récemment été étendue aux successions en ligne directe. L'article 19 de la loi de finances pour 1984 a en effet ajouté, à l'ancienne tranche supérieure de 20 %, trois nouvelles strates assorties respectivement d'un taux de 30 %, 35 % et de 40 %. Désormais, cette imposition maximale s'applique pour la fraction de l'actif net par part qui excède 11 millions de francs. A titre de comparaison, nos voisins allemands connaissent certes un taux comparable, mais qui joue au-delà d'un seuil équivalent à 300 millions de francs.
En fait, et comme dans de nombreux autres domaines, notre fiscalité cumule ainsi des taux lourds associés à une progressivité excessive du barème.
Or c'est depuis cette réforme, mise en oeuvre pour des raisons idéologiques qui ressortent clairement à la lecture des débats de l'Assemblée nationale, que le problème de la transmission des entreprises de taille moyenne se pose en des termes aigus.
b) Un problème ciblé, mais économiquement très sensible
Par construction, le problème du taux maximum n'intervient que pour les successions d'importance. De fait, il ne concerne généralement pas la transmission des entreprises individuelles ou artisanales en raison de leur faible valeur.
En outre, le niveau du taux d'imposition maximum n'a en soi pas de conséquences économiques majeures lorsque les biens transmis sont suffisamment liquides ou facilement négociables : créances bancaires, titres de sociétés cotées, oeuvres d'art. Ainsi, la pérennité d'une entreprise cotée n'est-elle pas menacée lors du décès d'un de ses dirigeants, même s'il est un actionnaire important.
En revanche, la situation est tout autre si les actifs sont peu liquides, alors qu'ils peuvent représenter un fort potentiel économique. C'est le cas notamment des entreprises de taille moyenne non cotées dont les héritiers sont contraints de choisir entre deux solutions peu favorables en termes d'efficacité économique :
- soit prélever sur l'entreprise les sommes nécessaires au paiement des droits, accentuant ainsi sa fragilité dans une phase déjà délicate, et obérant pour longtemps sa capacité de développement ;
- soit céder l'entreprise à un tiers. Dans cette hypothèse la solution n'est pas nécessairement antiéconomique, et elle peut même s'avérer favorable quand les héritiers naturels n'ont pas les qualités requises Pour reprendre l'affaire. Mais encore faut-il que le marché existe, et que le repreneur ne soit pas un concurrent -français ou étranger- dont la première démarche sera de restructurer l'activité pour l'intégrer dans son propre processus de production. Or, de nombreux exemples témoignent que cet enchaînement est souvent le plus probable. A l'occasion d'une transmission, les entreprises moyennes les plus performantes sont souvent rachetées par une société étrangère, qui paye ainsi son "ticket d'entrée" sur le marché national.
Certes, différentes procédures permettent de préparer la transmission et d'en atténuer de près de moitié le coût fiscal. Il en est ainsi :
- de la donation partage avec réserve d'usufruit, qui suppose toutefois l'existence d'au moins deux héritiers en ligne directe ;
- du recours à une société holding constituée entre le propriétaire de l'entreprise et ses ayant-droits.
Mais il faut évidemment que le chef d'entreprise décide d'anticiper la transmission de son entreprise et en organise les modalités.
Il n'y a aucune place pour l'hésitation ou l'imprévu.
2. Un projet contraint et donc timide
En fait, la seule solution susceptible de résoudre de façon satisfaisante le problème précédent serait de revenir sur une partie de la réforme de 1984. Le coût d'une telle mesure ne serait d'ailleurs pas excessif au regard des enjeux : 0,9 milliard de francs dans l'hypothèse ou le taux maximum applicable en ligne directe serait ramené à 25 %.
Cette approche apporterait une solution au cas des successions non préparées, tout en maintenant un avantage pour les transmissions anticipées. En revanche, il est certain qu'elle n'opère aucune distinction selon la nature des biens transmis.
Au moment où tous les Français sont sollicités pour aider à réduire les déficits publics, une telle mesure susciterait sans nul doute l'incompréhension ; cette situation démontre ainsi à nouveau les difficultés que soulève la remise en cause d'une mesure démagogique à connotation sociale, même si ses conséquences sur l'économie sont désastreuses.
Le projet du gouvernement prend acte de cette situation ambiguë et propose donc d'instaurer un dispositif centré sur la transmission effectuée dans le but d'assurer la pérennité de l'entreprise, cet objectif étant essentiel pour légitimer l'avantage accordé au regard des règles constitutionnelles.
Mais, à partir de ce choix, les contraintes s'enchaînent et conduisent à enserrer le dispositif dans un corset de règles qui lui enlève une partie de son efficacité.
a) Trois impératifs particulièrement contraignants qui conditionnent l'ensemble du dispositif
• Compte tenu de l'objectif poursuivi,
l'avantage doit être essentiellement réservé aux
transmissions volontaires
qui doivent donc être
effectuées suffisamment tôt par voie de donation.. En effet, d'une
part, la transmission anticipée, et donc préparée, est un
gage important pour la survie de l'entreprise. D'autre part, une extension de
l'avantage au cas des successions aurait un effet pervers en supprimant
implicitement une large partie de l'attrait des dispositifs actuels
d'incitation à la transmission anticipée. L'Assemblée
nationale a toutefois décidé d'élargir ce champ au cas des
entreprises transmises par succession lorsque le décès du
dirigeant intervient trop tôt pour qu'il ait eu l'occasion de
préparer la transmission.
ï Faute de définition précise et reconnue, il faut en outre cerner la notion d'entreprise. Tout à fait logiquement, il est prévu de s'appuyer sur les règles retenues pour qualifier un bien de "professionnel" au regard de l'ISF. Mais, il est évident que cette définition présente des aspects arbitraires et suscite de multiples problèmes de "frontière" qui sont à l'origine de différences de traitement difficilement compréhensibles, ou même injustes.
ï Enfin, et sous peine de rupture du principe d'égalité devant l'impôt, l'avantage fiscal ne peut être accordé à une simple opération patrimoniale. Il faut alors impérativement le réserver aux transmissions consacrant un véritable transfert du pouvoir sur l'entreprise.
Dans le texte du gouvernement, cette contrainte essentielle se traduit par une condition rigoureuse : un transfert en pleine propriété portant sur la moitié du capital ou des biens affectés à l'entreprise.
b) Une réponse partielle
Par construction, le nouveau dispositif présente les inconvénients qui découlent des contraintes imposées par le choix initial. Cadré sur la base incertaine des biens professionnels au sens de l'ISF, il s'expose aux critiques que suscite cette définition. En dépit de l'apport de l'Assemblée nationale, il reste largement centré sur le cas des donations et laisse en suspens le problème des successions non préparées, qui constituent pourtant l'événement le plus grave pour la pérennité de l'entreprise. Toutefois, lever ces contradictions suppose un changement d'orientation difficilement envisageable dans l'immédiat.
En revanche, il est certain que, dans son principe, le nouveau dispositif complète fort opportunément le champ des actuels régimes d'incitation à la transmission anticipée. Ayant une portée générale, il pourra ainsi potentiellement s'appliquer au cas de donation d'entreprise à un enfant unique, à des collatéraux ou à des tiers, et donc aux situations aujourd'hui non concernées par la donation-partage. Combiné avec ce dernier régime, il offre enfin la possibilité de transmettre à ses enfants le contrôle de l'entreprise dans des conditions fiscales avantageuses, mais en leur imposant de préserver cet outil économique durant cinq ans.
Toutefois, il est à craindre qu'en l'état actuel du texte, une partie de ces attraits reste, pour l'instant, assez théorique. En effet, il n'est pas évident que de nombreux chefs d'entreprises envisagent, sans hésitation, de transmettre, avant 65 ans et en pleine propriété, une part substantielle de leur participation au capital, se privant ainsi pour l'avenir d'une source de revenus pourtant indispensable. Les solutions qui doivent être apportées à ce problème concret vont, à l'évidence, conditionner l'efficacité réelle du nouveau régime.