Rapport n° 164 (1992-1993) de M. Lucien NEUWIRTH , fait au nom de la commission des lois, déposé le 19 décembre 1992
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I. L'INSUFFISANCE MANIFESTE DES MOYENS
JURIDIQUES DES PETITES COLLECTIVITÉS LOCALES
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II. LE CADRE DE L'INTERVENTION DE LA
DÉLÉGATION DU BUREAU DU SÉNAT
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III. LA PROCÉDURE PROPOSÉE
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PROPOSITION DE RÉSOLUTION
N° 164
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SÉNAT
PREMIÈRE SESSION ORDINAIRE DE 1992-1993 |
Annexe au procès-verbal de la séance du 19 décembre 1992. |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de résolution présentée par MM. Lucien NEUWIRTH, Ernest CARTIGNY, Jacques HABERT, Daniel HOEFFEL, Marcel LUCOTTE, Charles PASQUA, tendant à organiser les modalités d'une assistance juridique du Sénat au profit des collectivités locales,
Par M. Lucien NEUWIRTH,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : MM. Jacques Larché, président ; Charles de Cuttoli, François Giacobbi, Germain Authié, Bernard Laurent, vice-présidents ; Charles Lederman, René-Georges Laurin, Raymond Bouvier, secrétaires ; Guy Allouche, Alphonse Arzel, Jacques Bérard, Pierre Biarnès, Christian Bonnet, Didier Borotra, Philippe de Bourgoing, Camille Cabana, Guy Cabanel, Jean Chamant, Marcel Charmant, Raymond Courrière, Étienne Dailly, Luc Dejoie, Michel Dreyfus-Schmidt, Pierre Fauchon, Jean-Marie Girault, Paul Graziani, Hubert Haenel, Daniel Hoeffel, Charles Jolibois, Pierre Lagourgue, Lucien Lanier, Paul Masson, Daniel Millaud, Lucien Neuwirth, Charles Ornano, Georges Othily, Robert Pagès, Albert Pen, Michel Rufïn, Jean-Pierre Tizon, Georges Treille, Alex Türk, André Vallet.
Voir le numéro:
Sénat :401 (1992-1993).
Collectivités locales
Ejus est interpretari legem
cujus est condere
(Commentateurs sur le Code Justinien)
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est appelé à examiner la proposition de résolution présentée par M. Lucien Neuwirth, Ernest Cartigny, Jacques Habert, Daniel Hoeffel, Marcel Lucotte et Charles Pasqua, tendant à organiser les modalités d'une assistance juridique du Sénat au profit des collectivités locales (1992-1993, n° 40).
En cosignant cette proposition de résolution, les présidents des Groupes de la majorité sénatoriale ont entendu marquer l'attachement du Sénat aux collectivités locales, notamment aux communes, dont il est le représentant parlementaire en vertu de l'article 24 de la Constitution.
Toutefois, dans le prolongement de cette fonction de représentation parlementaire, le « Grand Conseil des communes de France » doit aussi pouvoir exercer à leur égard une véritable fonction de conseil, face à la multiplicité et à la complexité croissante de la législation.
De fait, les lois de décentralisation et tous les textes intervenus en matière d'administration locale depuis dix ans ont accordé des droits nouveaux aux collectivités locales, mais les ont aussi soumises à des obligations et à des procédures de toutes sortes devant lesquelles elles sont souvent désemparées, faute d'information et surtout d'une assistance juridique suffisante.
Un « dialogue juridique » s'est ainsi établi entre l'État et les collectivités locales, notamment dans le cadre du contrôle de légalité de leurs actes. Mais ce dialogue est trop souvent déséquilibré au détriment des collectivités, et notamment des petites communes qui n'ont pas les ressources nécessaires pour se doter de services juridiques propres.
La présente proposition de résolution contribuerait précisément à remédier à cet état de fait.
I. L'INSUFFISANCE MANIFESTE DES MOYENS JURIDIQUES DES PETITES COLLECTIVITÉS LOCALES
Les maires des petites communes - et parfois ceux des villes plus importantes - sont confrontés à de graves difficultés juridiques suscitées par des textes chaque jour plus nombreux, plus complexes et trop souvent difficiles à interpréter.
C'est ainsi par exemple que d'importantes lois récentes, comme la réforme du statut de l'élu local ou la loi sur l'administration territoriale de la République, comportaient de nombreux articles dit « de codification » dont il est impossible de comprendre immédiatement la portée sans se référer aux textes antérieurs qu'elles modifiaient.
Ce travail, déjà difficile pour des spécialistes, représente une tâche considérable pour les élus locaux et les secrétaires de mairies.
Devenues plus autonomes que jadis, les collectivités locales sont aussi devenues plus fragiles face à un ordre normatif de plus en plus envahissant. En dépit des précieux liens qui peuvent s'établir au sein des associations départementales des maires, les communes sont isolées face à l'État et à son représentant dans le département.
La difficulté s'accroît encore en cas de contentieux dans le cadre du contrôle de légalité, puisque cette procédure met en présence d'un côté les communes livrées à elles-mêmes, et, d'autre part, les services spécialisés du préfet et, le cas échéant, des ministères.
Or un dialogue juridique ne peut être constructif que s'il s'établit entre des instances disposant de ressources équivalentes. Faute de quoi la tutelle en amont, supprimée en 1982, risque fort de réapparaître subrepticement en aval et sous une autre forme, mais avec des effets identiques.
Ainsi que le rappellent à juste titre les auteurs de la proposition de résolution, certaines initiatives d'assistance juridique aux communes ont certes été prises.
Les signataires de la proposition de résolution ont ainsi observé que l'article 23 de la loi du 2 mars 1982 autorise les départements à apporter aux communes qui le leur demandent un soutien à l'exercice de leurs compétences.
Encore convient-il de noter que les départements eux-mêmes sont souvent confrontés à des difficultés d'un même ordre. Beaucoup d'entre eux n'ont d'ailleurs pas mis en place de service juridique propre à répondre aux attentes des communes.
On peut aussi évoquer les concours apportés par la Direction générale des collectivités locales du ministère de l'Intérieur. Ces concours sont eux aussi très utiles, mais trouvent leurs limites dans la nécessaire indépendance que les communes doivent pouvoir conserver vis-à-vis de l'État.
De très longue date, les commissions permanentes du Sénat aident également les sénateurs à résoudre les difficultés juridiques que ceux-ci leur soumettent. Parmi toutes ces difficultés, beaucoup concernent les collectivités locales où les sénateurs exercent leurs mandats locaux.
Certaines commissions adressent également des notes aux sénateurs sur tel ou tel texte récent. Ainsi la commission des Lois a adressé cette année à chaque sénateur plusieurs notes de synthèse sur la loi relative à l'administration territoriale de l'État, les conditions d'exercice des mandats locaux ou encore sur les nouvelles structures de coopération intercommunale.
Sur le plan administratif, le Sénat a pris une autre initiative importante en créant en octobre 1975 une Division des Collectivités locales, dont l'activité de conseil et d'étude s'accroît d'année en année et rend les plus grands services aux sénateurs - c'est-à-dire avant tout aux communes qui se sont adressées à eux pour tenter de clarifier tel ou tel dossier complexe.
C'est ainsi que depuis dix-sept ans, cette division examine un nombre croissant de dossiers : d'environ 230 par an à sa création, ce chiffre a progressé pour atteindre actuellement plus de 800 dossiers - indépendamment des notes ponctuelles ou des études que la division adresse aux sénateurs de sa propre initiative et qui alimentent l'information des collectivités locales.
Ce sont des initiatives de ce type que les auteurs de la présente proposition de résolution vous proposent de formaliser et de prolonger, en instituant au sein du Bureau du Sénat une délégation spécialisée.
Il ne s'agit pas, bien sûr, de supprimer les formes traditionnelles d'aide à l'exercice du mandat sénatorial. Mais en plus de cette assistance informelle, les collectivités locales sauraient désormais qu'elles peuvent trouver auprès du Sénat, dans un cadre réglementaire précis, un concours officiel, doté de la technicité juridique adéquate.
La délégation du Bureau pourrait ainsi faire appel aux commissions permanentes ou, selon les circonstances, à la Division des collectivités locales.
Les avis et les conseils donnés aux communes dans ce nouveau cadre y gagneraient en autorité, puisqu'ils seraient désormais avalisés par une instance du Sénat lui-même, dûment instituée par son Règlement, et non plus dans le cas de la Division des collectivités territoriales par un simple service administratif : ces avis refléteraient véritablement l'opinion du Sénat.
La proposition qui nous est faite répond certes aux attentes des collectivités locales, mais s'inscrit aussi dans le droit fil de propositions émises par des organes de l'État extérieurs au Parlement.
C'est ainsi par exemple que le groupe Décentralisation du Commissariat général du Plan préconise dans un rapport présenté le mois dernier d'instituer une structure de dialogue entre l'État et les collectivités locales. Parmi les différentes institutions susceptibles de remplir cette mission, les auteurs du rapport mentionnent en premier lieu le Sénat lui-même.
De toute évidence, le Sénat ne saurait manquer d'assumer toutes les facettes de sa mission constitutionnelle de représentant des collectivités locales : il est aussi leur interlocuteur privilégié et le défenseur de leurs intérêts, au même titre que les députés à l'égard des citoyens.
Telle est la philosophie de la proposition qui nous est présentée, puisqu'elle enrichira les liens entre le Sénat et les collectivités locales en leur permettant de défendre dans de meilleures conditions leurs droits face à l'État.
II. LE CADRE DE L'INTERVENTION DE LA DÉLÉGATION DU BUREAU DU SÉNAT
La proposition de résolution qui nous est présentée fixe clairement le cadre de l'intervention de la délégation du Bureau : celle-ci pourrait apporter son assistance juridique sur des problèmes concernant l'application de la loi à l'occasion d'un contrôle de légalité.
Ce choix est parfaitement logique : le contentieux de la légalité soulève fondamentalement le problème de l'autonomie locale.
Dès lors que cette autonomie, principe posé par l'article 72 de la Constitution et réaffirmé solennellement par les lois de décentralisation, constitue un élément essentiel du statut des collectivités locales, il est normal que le Sénat, représentant parlementaire des collectivités locales, s'efforce d'en assurer la protection dans la limite de ses compétences propres.
Il ne s'agirait en aucune façon pour la délégation du Bureau d'empiéter sur les compétences des tribunaux ou de concurrencer les membres des professions juridiques et judiciaires, mais au contraire de fournir aux collectivités le dossier législatif et technique souvent difficile à rassembler.
La formule proposée permettrait tout simplement à une collectivité locale confrontée à un contentieux de la légalité de disposer d'un concours somme toute analogue à celui dont l'État lui-même dispose non seulement à travers ses services, mais également par ses facultés d'intervention dans les procédures.
Il faut à ce titre souligner que l'État n'est pas une partie ordinaire dans le contentieux de légalité : le préfet, par exemple, module ce contrôle en décidant de soumettre ou non tel ou tel acte à la juridiction administrative puis en précisant les points sur lesquels il conteste les actes des collectivités locales. De la même façon, les très nombreuses réponses aux questions écrites des parlementaires constituent une véritable source du droit. Ces réponses sont produites devant les juridictions administratives, et constituent des sortes de consultations officielles dont la prise en compte par le juge conditionne largement la solution des litiges opposant les collectivités locales et le représentant de l'État chargé du contrôle de la légalité de leurs actes.
La consultation que la délégation du Sénat serait conduite à délivrer dans le cadre de ce contrôle de légalité rétablirait ainsi plus d'équilibre en faveur de la partie la plus démunie, c'est-à-dire la collectivité locale.
Sans s'imposer aux juridictions qui conserveraient leur souveraineté d'appréciation, cette consultation serait par ailleurs revêtue de toute l'autorité souhaitable - au même titre que les réponses aux questions écrites - puisqu'elles émaneraient du Sénat.
En fait, il s'agirait moins d'une consultation au sens propre du terme - et il semble exclu qu'une chambre du Parlement telle que le Sénat puisse prendre le risque de se trouver engagé, par exemple, dans un conflit entre un maire ou un président de département ou de région et un membre de son personnel - qu'un avis fourni sur ce qu'a été l'intention du législateur, et en particulier du Sénat, au moment de l'élaboration de la loi.
En cas de difficulté dans l'application de la loi, qui pourrait en effet mieux apprécier la règle de droit que le Sénat qui participe à l'élaboration de la loi ?
Ainsi pourrait être combattue la tendance hélas trop fréquente de l'exécutif et de l'administration de l'État de reprendre soit dans les textes d'application soit dans les interprétations qu'ils en donnent la part d'autonomie parfois difficilement conquise au cours des débats.
Autant qu'une assistance juridique ponctuelle, il s'agirait donc là pour le Sénat de prolonger par d'autres voies le contrôle de l'application des lois que les commissions permanentes, sur les instructions du Bureau du Sénat, se sont appliquées à développer depuis 1972.
Cette fonction relève en fait de la mission générale de contrôle et de suivi de l'application de la loi, puisqu'elle permettrait au Sénat de vérifier comment la loi est effectivement mise en oeuvre dans des situations concrètes. Le cas échéant, cette procédure permettrait au Sénat de faire connaître son opinion sur les modalités de cette application.
III. LA PROCÉDURE PROPOSÉE
Les auteurs de la proposition de résolution proposent la constitution d'une délégation au sein du Bureau du Sénat. Cette formule présente incontestablement l'avantage de la souplesse dans un domaine où il convient de ne pas instituer des procédures ou des organes trop lourds.
Il n'est à cet égard pas souhaitable d'encadrer l'intervention de cette délégation par des dispositions réglementaires trop précises, qui risqueraient de ne pas être adaptées à tous les cas de figure.
Dans le même temps, deux risques sont à prévenir :
- l'automaticité du concours apporté par le Sénat, qui conduirait inévitablement à l'enlisement de cette nouvelle procédure ;
- le risque d'immixtion du Sénat dans des procédures en cours : il faut absolument éviter que le Sénat apparaisse vouloir se substituer aux juridictions compétentes.
À cette fin, votre commission vous propose de compléter la proposition de résolution en instituant en amont et en aval de la procédure un mécanisme de filtre identique à celui prévu pour la saisine du médiateur.
C'est ainsi que les demandes de concours devraient être présentées à la délégation du Bureau non pas par la collectivité elle-même, mais par un sénateur. Le sénateur serait ainsi l'intermédiaire obligé et naturel entre la collectivité et le Sénat, car il est le mieux à même de procéder à une première sélection entre les affaires susceptibles d'être traitées autrement (par demande directe d'un avis à la commission compétente ou à la division des collectivités locales, par exemple) et celles qui lui paraîtraient justifier réellement l'intervention ès-qualités de la délégation du Bureau du Sénat.
La délégation du Bureau apprécierait bien sûr en toute autonomie la suite à réserver à la demande ainsi transmise par le sénateur, en fonction des éléments de droit et de fait portés à sa connaissance.
Il s'agit, là encore, d'un mécanisme analogue à celui de la saisine du médiateur : le parlementaire lui transmet les dossiers mais n'est pas responsable juridiquement ni politiquement de la suite qu'y donne le médiateur.
Enfin, la consultation ne serait pas fournie directement à la collectivité elle-même, mais au sénateur qui en aurait présenté la demande à la délégation du Bureau, à charge pour lui d'en faire l'usage qui bon lui semble.
Cette formule laisserait ainsi aux sénateurs d'une part, et à la délégation du Bureau d'autre part, la pleine maîtrise de la procédure et, chacun en ce qui les concerne, la pleine responsabilité de leur intervention.
S'agissant du traitement des demandes auxquelles la délégation aurait accédé, il va de soi que celle-ci pourra s'adresser aux commissions permanentes (la commission des Lois, en particulier, du fait de sa compétence générale en matière de collectivités locales). Pour des études plus générales ou sur des dossiers plus techniques, la délégation s'adressera plutôt à la Division des collectivités locales.
L'intervention des commissions permanentes pourra s'avérer précieuse, notamment dans le cas des lois récentes. C'est ainsi que le Président ou le Rapporteur d'une Commission pourraient être interrogés sur la signification exacte que le Sénat a entendu conférer à telle ou telle disposition.
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La proposition de résolution institue en quelque sorte un rescrit du Sénat qui est tout à fait conforme à sa vocation institutionnelle.
Le Sénat, représentant constitutionnel de toutes les collectivités locales de la République, peut, par-delà sa vocation politique, développer selon un mode institutionnel une mission d'assistance juridique - certes limitée au contrôle de légalité - mais qui répond à un besoin dont chaque sénateur peut mesurer dans son département toute l'actualité.
Au bénéfice de ces observations, votre commission des Lois vous propose d'adopter la proposition de résolution présentée dans la rédaction suivante.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à organiser au profit des collectivités locales les modalités
d'une assistance juridique du Sénat dans le cadre de sa mission
de contrôle de l'application des lois
Article unique
Le Règlement du Sénat est complété, in fine, par un nouvel article ainsi rédigé ;
« Art. 111. - Une délégation constituée au sein du Bureau du Sénat peut, à la demande d'une collectivité locale transmise par un sénateur à l'occasion d'un contrôle de légalité, décider qu'un avis juridique concernant l'application de la loi puisse être fourni, par l'intermédiaire de ce sénateur, à la collectivité locale intéressée. ».
ANNEXE
AUTOUR DU RAPPORT ANNUEL PUBLIC
DU CONSEIL D'ÉTAT
« Trop de lois tue la loi ». Cet adage des Conventionnels nous amène aujourd'hui à cette « insécurité juridique » et au récent rapport présenté par le Conseil d'État au Président de la République.
Cette inflation normative est aggravée par le trop-plein de textes d'affichage qui entraînent selon la formule du rapporteur « un droit mou, un droit flou ».
Comment une petite collectivité, commune voire même un département pourraient-ils avoir la capacité de s'y retrouver dans le maquis de textes quelquefois contradictoires, qu'on en juge :
RAPPORT PUBLIC 1991
DU CONSEIL D'ÉTAT (Extraits)
"...L'article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme fait de la sûreté « un droit naturel et imprescriptible » du citoyen. La Cour de Justice des Communautés Européennes a érigé la « sécurité juridique » en principe général du droit. Plus récemment, la Cour Constitutionnelle allemande, statuant en matière fiscale, a rappelé que l'État de droit implique le respect du principe de sécurité juridique, lequel suppose une certaine stabilité des lois et des situations qu'elles définissent.
"La surproduction normative, l'inflation des prescriptions et des règles ne sont pas des chimères mais une réalité.
"Le gouvernement en est tellement conscient que plusieurs Premiers ministres s'en sont émus. Dans une circulaire du 15 juin 1987, un Premier ministre constatait : « le volume global des textes normatifs composant notre ordonnancement juridique connaît un accroissement continu ; ce phénomène dont les conséquences négatives sont bien connues doit être maîtrisé, et l'excès de réglementation, combattu ».
"Le Conseil d'État est malheureusement obligé de constater que ces excellentes recommandations n'ont pas produit les effets escomptés. Il observe que le nombre des textes dont ses sections administratives ont été saisies pour avis est encore en augmentation par rapport à 1990 : 118 projets de lois ou d'ordonnances, 680 projets de décrets réglementaires.
" Il ne s'agit, bien entendu, que des décrets dits « en Conseil d'État » ou « après avis du Conseil d'État », le nombre total des décrets réglementaires numérotés oscillant, selon les années, entre 1200 et 1500.
"Surtout, les quelques chiffres cités plus haut ne traduisent que très imparfaitement la montée de « la marée normative » : au nombre des lois et décrets réglementaires, il convient en effet d'ajouter la masse énorme que constituent les arrêtés ministériels, préfectoraux ou municipaux, les décisions réglementaires des « autorités administratives indépendantes » les circulaires et instructions émanant tant du pouvoir central que des autorités décentralisées, enfin le flux considérable de règlements engendrés par les institutions européennes ; par ailleurs, c'est moins au nombre des textes qu'à leur volume qu'il faut s'attacher pour obtenir une juste évaluation de la « poussée normative » actuelle.
"Si nous mesurons assez bien, en effet, le flux (cf. supra) et le stock législatifs (environ 7 500 lois applicables, sans compter les lois de codification, les lois purement modificatives, et les lois portant approbation de traités et conventions internationales, lesquelles font néanmoins entrer des centaines d'articles dans le droit interne), nous ne connaissons pas de manière aussi précise les stocks et flux des règlements ou instructions de toute nature.
"On peut partir du stock législatif connu pour évaluer le stock des règlements : on arriverait par cette méthode à un chiffre moyen d'environ 80 à 90 000 textes réglementaires. Cette évaluation semble corroborée par une étude réalisée, à la demande du Conseil d'État, sur la base « Lex » du Secrétariat Général du Gouvernement : si l'on retire de la masse des décrets publiés au Journal Officiel les décrets abrogés et les décrets individuels, on parvient au chiffre de 82 000 décrets réglementaires en vigueur. Par ailleurs, une analyse menée en 1985 par la Section du rapport et des études du Conseil d'État a établi que les seules autorités centrales émettent chaque année 10 à 15 000 circulaires, lesquelles sont généralement relayées à deux ou trois niveaux successifs par des circulaires des autorités déconcentrées.
"À ces chiffres, il convient bien sûr d'ajouter la « production » des institutions européennes : selon la banque de données de la Communauté Économique Européenne, « Célex », il y aurait actuellement plus de 21 000 règlements applicables dans la Communauté, compte non tenu des directives reprises dans la législation et la réglementation interne (lesquelles ont, en 1991, et selon les calculs effectués au Conseil d'État, représenté 10 % environ des projets de lois et de décrets présentés aux sections administratives).
"Ce phénomène, qui fait que, selon l'expression du Professeur Carbonnier, « l'inflation se grossit de l'enflure », n'est pas propre aux normes subalternes (arrêtés, circulaires et avis), il touche aussi des normes plus élevées dans la hiérarchie juridique : les lois et les décrets.
"Les effets d'une telle logorrhée législative et réglementaire sont aisément quantifiables : le volume du Journal officiel a plus que doublé, toutes choses égales d'ailleurs, entre 1976 et 1990, passant de 7 070 pages à 17 141.
"Les faits étant ainsi établis, est-il bien utile de s'attarder sur leurs conséquences ? Qui dit inflation dit dévalorisation : quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille distraite.
"Pire, la multiplication des normes, leurs raffinements byzantins, l'impossibilité où l'on se trouve de pénétrer leurs couches de sédiments successifs, engendrent un sentiment d'angoisse diffuse ; le droit n `apparaît plus comme une protection mais comme une menace.
"Et le Conseil d'État s'interroge : cette effervescence normative semble s'aggraver chaque fois qu'il y a cloisonnement entre les services qui font les textes et ceux qui les appliquent ; les administrations centrales éloignées de leurs services extérieurs, les directions de la législation coupées des corps techniques ou des corps de contrôle, semblent plus enclines que d'autres à « remettre l'ouvrage sur le métier » : pourquoi se soucieraient-elles des inconvénients pratiques d'une modification qu'elles n'auront pas à mettre en oeuvre ?
"Enfin, un nombre croissant d'articles figurant dans ces lois « fourre-tout » n'est soumis ni au Conseil d'État ni même, souvent, aux commissions parlementaires compétentes ; il s'agit de dispositions hétéroclites issues d'amendements de dernière minute : ces amendements qui n'ont parfois qu'un lointain rapport avec la matière traitée - mais quelle est la matière traitée ? - sont généralement d'origine gouvernementale, directe ou indirecte : 60 % des articles introduits dans la DDOS du 31 décembre 1991 en court-circuitant le Conseil d'État émanaient directement du gouvernement... "