B. LE REFUS DU JUGE ADMINISTRATIF DE RECONNAÎTRE UN INTÉRET À AGIR AUX PARLEMENTAIRES
1. Des hésitations précédant un refus clair
Depuis de nombreuses années 12 ( * ) le juge limite le champ des personnes pouvant introduire un recours pour excès de pouvoir en créant une obligation d'intérêt à agir qui implique que l'acte en cause doit affecter de façon suffisamment directe et certaine le demandeur, à peine d'irrecevabilité de sa demande. Si le juge administratif tend, dans nombre de domaines, à ouvrir les cas dans lesquels il reconnaît un intérêt à agir aux requérants, force est de constater que tel n'est n'est toujours pas le cas pour les députés ou sénateurs.
À ce titre, le constat n'a guère évolué depuis le rapport de Jean-René Lecerf, alors rapporteur de la commission des lois sur la proposition de loi n° 203 (2010-2011), présentée par Yvon Collin et plusieurs de ses collègues, tendant à reconnaître une présomption d'intérêt à agir des parlementaires en matière de recours pour excès de pouvoir.
Comme il l'indiquait déjà en 2011, « le Conseil d'État a toujours éludé la question en adoptant deux attitudes qu'une partie de la doctrine qualifie d'attitudes de « contournement » et d'« évitement » .
La stratégie de contournement consiste, principalement, à ne pas reconnaître explicitement un intérêt pour agir à un parlementaire mais lui reconnaître cet intérêt sur le fondement d'une autre de ses qualités :
- qualité d'« électeur » pour demander l'annulation d'un décret organisant le referendum du 28 octobre 1962 13 ( * ) ;
- qualité de « président du comité des finances locales » pour la contestation d'un décret relatif au fonds de compensation pour la TVA 14 ( * ) ;
- qualité de « consommateur de produits pétroliers » afin de lui permettre de contester le refus du ministre du Budget de mettre en oeuvre le mécanisme dit de la « TIPP flottante » 15 ( * ) ;
- qualité d'« actionnaire d'une société d'autoroute » pour contester la privatisation d'une société d'autoroute 16 ( * ) .
La stratégie de l'évitement a également conduit le juge administratif à éluder la question de la recevabilité d'une requête en se prononçant directement sur le fond. Un exemple a été donné par le juge administratif dans sa décision « Fédération nationale de la libre pensée », en 2009, dont l'affaire concernait la ratification d'un accord international par voie réglementaire. La réitération de cette stratégie de contournement est intervenue alors même que les conclusions du rapporteur public étaient sans appel et invitaient la jurisprudence à se stabiliser dans un sens plus libéral :
« Le parlementaire frappe depuis plusieurs décennies à la porte de votre prétoire ; il ne sait toujours pas si elle lui est ouverte ou fermée. [...] pour notre part, nous croyons que la considération que l'on doit à la fonction parlementaire doit vous conduire à renoncer aux subterfuges et à dire clairement ce qu'il en est. » 17 ( * )
Un autre exemple de cette stratégie avait été donné par le juge à l'occasion de la contestation par Jean-Pierre Sueur, en sa qualité de sénateur, d'une ordonnance prise sur le fondement de l'article 38 de la Constitution 18 ( * ) .
En 2011, à l'occasion d'une saisine du sénateur Jean-Louis Masson, le juge administratif a abandonné cette stratégie au détriment des parlementaires en indiquant clairement que le requérant « qui se prévaut des qualités de citoyen, d'usager des services publics, d'élu et de parlementaire, ne justifie pas d'un intérêt lui donnant qualité pour former un recours pour excès de pouvoir contre le refus de prendre [un] décret ». En l'espèce, il s'agissait d'un décret prévu par l'article L. 33-4-1 du code des postes et télécommunications résultant de l'article 22 de la loi du 21 juin 2004 19 ( * ) .
2. Des motifs de refus divers
Les motivations conduisant le juge administratif à ne pas reconnaître d'intérêt à agir aux parlementaires ont été classées en trois catégories par le Professeur Olivier Renaudie 20 ( * ) .
La première tiendrait à l'indivisibilité de la souveraineté nationale dont seul le Parlement est l'expression : « À titre individuel, les parlementaires ne seraient ainsi pas habilités à défendre le Parlement contre les atteintes susceptibles de lui être portées, comme par exemple une mesure réglementaire contraire à une disposition législative ou édictée dans le domaine relevant de la loi » 21 ( * ) .
La deuxième raison serait une potentielle atteinte à la séparation des pouvoirs : ouvrir un intérêt à agir aux parlementaires placerait le juge administratif en arbitre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.
Enfin, la dernière raison réside dans la volonté de prévenir une actio popularis . Le professeur Renaudie s'appuie sur la citation du président Massot pour caractériser cette dernière catégorie : « représentant la Nation tout entière et cherchant à préserver les intérêts patrimoniaux de l'État, [le parlementaire] fait partie d'un cercle trop vaste pour que son action ne se confonde pas avec l'action populaire » 22 ( * ) .
* 12 Voir, notamment, la décision du Conseil d'État Casanova du 29 mars 1901.
* 13 CE, ass., 19 oct. 1962, Brocas.
* 14 CE, ass., 9 nov. 1988, Fourcade et a.
* 15 CE 14 mars 2003, M. Migaud.
* 16 CE 27 sept. 2006, Bayrou et autres.
* 17 Conclusions du rapporteur public Rémi Keller.
* 18 CE, 29 octobre 2004 : Sueur et autres
* 19 Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique
* 20 Olivier Renaudie, « Permettre au Parlement de saisir le juge administratif ? Une mise en perspective, » : Revue générale du droit on line, 2020, numéro 53074 ( www.revuegeneraledudroit.eu/?p=53074 )
* 21 Ibidem.
* 22 CE, 22 février 1987, Noir.