II. LES OBSERVATIONS DES RAPPORTEURS SPÉCIAUX : UN EXERCICE MARQUÉ PAR LA CRISE
1. Le financement par la mission de 2 milliards d'euros d'aides exceptionnelles de solidarité en 2020
La sur-exécution des crédits de la mission s'explique principalement par le financement d'aides exceptionnelles de solidarité (AES) versées aux personnes les plus fragiles (voir supra ). Au total, 2 milliards d'euros ont été consommés au titre de ces dispositifs, financés par une nouvelle action du programme 304.
L'AES versée au printemps a bénéficié à 4,2 millions de ménages , (couvrant 5 millions d'enfants), et l'AES versée en fin d'année a quant à elle bénéficié à 4,3 millions de ménages et près de 600 millions de jeunes
Ces dispositifs se sont avérés indispensables pour aider les ménages à faire face à la crise, bien qu'il ne s'agisse que d'un « coup de pouce » ponctuel d'un montant modeste . Une étude de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a montré que celle-ci a dans l'ensemble permis de couvrir l'augmentation du coût de l'alimentation pendant le confinement, mais n'a pas suffi pour compenser la perte de revenu liée au chômage partiel pour les salariés rémunérés au-dessus du SMIC 9 ( * ) .
On peut toutefois déplorer le caractère très tardif de la décision de faire bénéficier d'une aide équivalente les jeunes précaires ou modestes, qui ont ainsi dû attendre jusqu'à août , un nombre important d'entre eux ayant de surcroît dû renoncer aux « petits boulots » estivaux habituellement susceptibles de leur assurer un complément de revenu.
Les rapporteurs spéciaux avaient également relevé, lors de l'examen du PLF pour 2021, que ce dispositif n'avait pas été reconduit cette année, le Gouvernement ayant au contraire proposé un budget « pour temps calmes » et en décalage avec la situation sociale du pays.
2. Un plan d'urgence en faveur de la lutte contre la précarité alimentaire
La précarisation massive provoquée par la crise a entraîné une forte augmentation durable du recours aux dispositifs d'aide alimentaire , estimée par les acteurs associatifs à environ 25 %, du même ordre que celle constatée lors de la crise de 2008 10 ( * ) . Lors du premier confinement, les files actives devant les centres avaient même augmenté jusqu'à 40 %. Surtout, la crise se traduit par l'apparition de nouveaux publics dans les centres de distributions et épiceries solidaires, notamment des jeunes, travailleurs précaires ou auto-entrepreneurs.
L'aide alimentaire : un financement
dispersé
entre l'État et l'Union
européenne
Pour mémoire, le programme opérationnel FEAD prévoit d'octroyer à la France une dotation de 587,39 millions d'euros pour la période 2014-2020. Cette dotation est financée par des crédits européens à hauteur de 499 millions d'euros (85 %), via un fonds de concours relevant du programme 304, ainsi que par des crédits nationaux à hauteur de 15 %. Ces crédits sont destinés en grande majorité à l'achat de denrées, réalisé par FranceAgriMer au profit des quatre associations têtes de réseau nationales habilitées (la Fédération Française des Banques Alimentaires, les Restos du Coeur, le Secours Populaire Français et la Croix-Rouge française). Le solde permet de financer au niveau national par le budget de l'État le fonctionnement des têtes de réseau associatives ainsi que des projets d'approvisionnement en denrées, et au niveau régional le fonctionnement des associations habilitées localement. Le budget de l'État permet également le financement des épiceries sociales, qui ne bénéficient pas du FEAD.
L'enveloppe budgétaire votée en LFI 2020 de 72,6 millions d'euros, insuffisante pour faire face aux besoins des structures, a été renforcée par deux plans d'urgence , lancés en avril et en juillet et respectivement dotés de 39 millions d'euros et de 55 millions d'euros, soit 94 millions d'euros au total .
Ces plans d'urgence ont notamment permis de financer une compensation des surcoûts supportés par les associations (25 millions d'euros) ainsi que l'achat de chèques d'urgence alimentaires distribués dans des territoires particulièrement en tension (10 millions d'euros).
Au total environ 170 millions d'euros en AE et en CP ont été consommés au titre de l'aide alimentaire en 2020 .
Pour l'année 2021 et les années suivantes, des financements européens conséquents devraient prendre le relai , avec notamment 132 millions d'euros sur 2020-2022 au titre de l'instrument de relance européen React-EU et 647 millions d'euros sur 2021-2027 au titre du Fonds social européen « plus » (FSE +) qui succède au FEAD.
Projection des financements européens au titre
de l'aide alimentaire
sur la période 2021-2027
Enveloppe |
Calendrier
|
Financement UE |
Co-financement national |
Total |
Reliquat du FEAD 2014-2020 recyclé pour une campagne 2021 supplémentaire |
Septembre 2021 ð juin 2022 |
77 M€ (85 %) |
13 M€ (15 %) |
90 M€ |
React-EU Relance européenne, pour les années 2020 - 2022 |
Juin 2021 ð juin 2022 |
132 M€ (100 %) |
(0 %) |
132 M€ |
FSE+ 2021 - 2027 |
Septembre 2022 ð juin 2028 |
550 M€ (85 %) |
97 M€ (15 %) |
647 M€ |
Total |
759 M€ |
110 M€ |
869 M€ |
Source : réponse au questionnaire budgétaire, d'après les réponses au questionnaire budgétaire relatif au PLF 2021
Les rapporteurs spéciaux se montreront extrêmement vigilants à ce que le soutien des pouvoirs publics aux associations d'aide alimentaire soit à la hauteur des enjeux dans le nouveau contexte social bouleversé par la crise sanitaire.
3. Des moyens supplémentaires d'urgence de lutte contre les violences faites aux femmes
Les crédits pour les politiques de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les violences faites aux femmes sont retracés, pour ce qui relève de la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances », sur le programme 137 . Ce programme intervient principalement par des subventions versées à des associations assurant des missions de service public ou d'intérêt collectif, qui interviennent tant en matière de lutte contre les violences sexistes que pour promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes.
Dans un rapport publié en juillet 2020 et intitulé : « Le financement de la lutte contre les violences faites aux femmes : une priorité politique qui doit passer de la parole aux actes » 11 ( * ) , les rapporteurs spéciaux ont dressé deux principaux constats :
- d'abord celui d' une politique publique budgétairement contrainte, souffrant d'un morcellement des crédits, qui nuit à la lisibilité et à l'efficacité de mesures mises en oeuvre ;
- ensuite, celui d' une politique insuffisamment portée et inégalement appliquée sur le territoire . L'administration et les associations, véritables pivots de cette politique, ne sont pas assez outillées, ni dotées pour mener à bien une politique, dont les demandes et les enjeux sont grandissants et qui requiert une capacité d'action interministérielle.
Les principales recommandations du rapport des sénateurs A. Bazin et E. Bocquet sur le financement de la lutte contre les violences faites aux femmes
Axe n° 1 : Rendre les financements plus lisibles et à la hauteur des enjeux
- Pour lutter contre le morcellement des crédits, créer un fonds interministériel et pluriannuel sur le modèle du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), la lutte contre les violences étant à la croisée de plusieurs politiques publiques ;
- octroyer aux associations un niveau de financement public leur permettant de répondre à leurs missions tout en encourageant les cofinancements multi-acteurs publics et privés. Cela pourrait se traduire notamment par une simplification des réponses aux appels à projet et la généralisation des conventions pluriannuelles ;
- développer les financements privés (mécénat et dons des particuliers). L'enjeu est de rendre attractive la donation en faveur de cette politique de lutte contre les violences, comme cela a déjà été amorcé. Les associations doivent rendre visibles leurs actions et les pouvoirs publics doivent les accompagner dans leur modernisation, pour encourager les partenariats avec des fondations. Les rapporteurs spéciaux sont néanmoins conscients des limites de ces financements qui ne peuvent se substituer aux subventions publiques ;
- développer le recours aux financements européens, en identifiant mieux les sources potentielles de financement.
Axe n° 2 : Sortir du conjoncturel pour du structurel : doter cette politique publique d'une « vraie » administration et renforcer le maillage territorial
- Revoir les moyens et le positionnement du service des droits des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes (SDFE) et de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), en dotant cette politique publique d'une vraie administration centrale et interministérielle ;
- renforcer le suivi de cette politique et du Grenelle, en particulier . Le suivi du Grenelle nécessiterait la mise en place d'un comité interministériel réunissant tous les ministres concernés, doublé d'un comité réunissant toutes les parties prenantes (y compris les associations et élus locaux), en pérennisant et institutionnalisant, par exemple, les groupes de travail du Grenelle. Le suivi de cette politique doit reposer sur des indicateurs de résultats et un tableau de bord régulièrement publié et communiqué, notamment au Parlement ;
- renforcer et homogénéiser le pilotage départemental, en veillant à la mise en oeuvre de la déclinaison locale de cette politique publique et notamment du Grenelle sur tout le territoire.
Source : Rapport d'information de MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet, fait au nom de la commission des finances, n° 602 (2019-2020) - 8 juillet 2020
En LFI 2020, 30,2 millions d'euros en AE et en CP avaient été ouverts au titre de ce programme , soit un montant stable par rapport à l'exécution 2019.
En exécution 2020, les crédits ont été consommés à hauteur de 35,8 millions d'euros en AE et de 36,5 millions d'euros en CP .
Cette sur-exécution s'explique par le financement d'un plan d'urgence de 5,2 millions d'euros en réponse à la forte augmentation de l'exposition des femmes aux violences conjugales induite par les mesures de confinement et d'isolement à domicile mises en oeuvre dans le contexte de la crise sanitaire.
Celui-ci est financé par une ouverture de crédits à hauteur de 4 millions d'euros prévue par la loi de finances rectificative pour 2020 et par un dégel des crédits mis en réserve (1,2 million d'euros).
Dans le détail :
- 3 millions d'euros ont permis de soutenir les associations locales, notamment pour la recherche de solutions d'hébergement des femmes victimes de violences, et le déploiement d'un dispositif d'information et d'accueil dans 99 centres commerciaux (dont 40 ont été pérennisés) ;
- 2,2 millions d'euros ont permis de financer des mesures liées à l'hébergement et à l'écoute des auteurs de violence.
Pour les rapporteurs spéciaux, la mobilisation exceptionnelle observée durant la crise sanitaire en faveur de la lutte contre les violences faites aux femmes doit devenir la norme .
4. Un impact ambivalent de la crise sur les dépenses de la prime d'activité et d'AAH, dont la budgétisation reste encore insuffisamment sincère
La prime d'activité et l'allocation aux adultes handicapés ont fait l'objet de sous-budgétisations massives ces dernières années.
Depuis 2018, dans le cadre d'une démarche de sincérisation, les prévisions en loi de finances initiale reposent sur les évaluations faites par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) et la caisse nationale des allocations familiales (CNAF) .
Cela n'a toutefois pas empêché, en 2019, une nette sous-estimation de l'ampleur de l'impact budgétaire sur la réforme de la prime d'activité intervenue en réponse à l'urgence sociale exprimée par le mouvement des « gilets jaunes » (voir encadré ci-dessous), ce qui s'était traduit par une sur-exécution de 790 millions d'euros.
Les revalorisations de prime d'activité
décidées
en 2018 et en 2019
La prime d'activité a été revalorisée afin de soutenir le pouvoir d'achat des travailleurs modestes et particulièrement ceux rémunérés au Smic :
- le montant forfaitaire de la prime d'activité a été revalorisé de 20 euros à compter du 1 er août 2018 (pour mémoire, le montant forfaitaire de la prime d'activité s'élève, depuis la revalorisation de 0,3 % de son montant en avril 2020, à 553,16 euros pour un foyer composé d'une personne seule sans enfant) ;
- le montant maximal de la composante individuelle de la prime d'activité, le bonus, a été revalorisé de 90 euros à compter du 1 er janvier 2019, passant de 70,49 euros à 160,49 euros, en application du décret n° 2018-1197 du 21 décembre 2018 relatif à la revalorisation exceptionnelle de la prime d'activité. Versé à chaque membre du foyer dont les revenus sont supérieurs à 0,5 Smic, le montant du bonus est croissant jusqu'à 1 Smic où il atteint son point maximal. Il reste stable au-delà.
Tableau : Impact des mesures réglementaires
de revalorisation de la prime d'activité
en masses
financières, tous régimes
(en millions d'euros)
Source : réponse au questionnaire budgétaire relatif au projet de loi de finances pour 2021
En revanche, en 2020, la consommation des crédits s'est avérée fidèle à la prévision (+ 0,5 %). Le dispositif a bénéficié à 4,3 millions d'actifs en moyenne annuelle, pour un montant d'environ 10 milliards d'euros , soit une hausse de près de 4 % par rapport à 2019.
La crise a eu un impact ambivalent sur la prime d'activité : si le recours massif au dispositif de chômage partiel a entraîné une baisse des rémunérations et donc une augmentation du recours à la prime d'activité, la hausse du chômage constatée à compter de l'été 2020 a provoqué des sorties du dispositif, qui ne bénéficie qu'aux actifs.
La prime d'activité est pour cette raison un dispositif pouvant être qualifié de pro-cyclique en cas de perte d'emploi, puisque la prime n'est à l'inverse pas prise en compte pour le calcul du salaire journalier de référence servant de base à l'allocation de retour à l'emploi, et a donc pour effet d'accentuer la perte de revenus des personnes concernées. En dépit de la promesse du président de la République faite en réponse au mouvement des « gilets jaunes » selon laquelle, grâce à la prime d'activité, « le salaire d'un travailleur au Smic augmentera de 100 euros par mois » 12 ( * ) , il convient de rappeler qu'en ce qu'elle n'ouvre aucun droit, la prime d'activité n'est pas du salaire 13 ( * ) .
Écart entre la prévision et
l'exécution des dépenses
de la prime d'activité (en
CP)
(en millions d'euros)
2016 |
2017 |
2018 |
2019 |
2020 |
|
Prévision |
3 938 |
4 338 |
5 379,6 |
8 781,9 |
9 900,8 |
Consommation |
4 458* |
5 320 |
5 599,6 |
9 572,8 |
9 950,8 |
Écart |
520 |
982 |
220 |
790,9 |
50,0 |
* à périmètre constant.
Source : commission des finances du Sénat d'après documents budgétaires
S'agissant de l'AAH, dont le financement est assuré par le programme 157, la consommation des crédits s'élève en 2020 à 11,2 milliards d'euros, contre 10,7 milliards d'euros prévus en LFI.
Sur les dernières années, on constate :
- d'une part, une dynamique importante de la dépense , qui a progressé de 69,7 % depuis 2010, sous le double effet d'une hausse du nombre de bénéficiaires et de revalorisations du montant de la prestation intervenues en 2019 ;
- d'autre part, de substantiels écarts à la prévision pour certains exercices (+ 249 millions d'euros en moyenne annuelle depuis 2010), et, notamment en 2020 (+ 378 millions d'euros). Cet écart n'est pas imputable à la crise, hormis le coût supplémentaire induit par la prolongation automatique des droits entre la mi-mars et la fin juillet, estimée à 20 millions d'euros.
Évolution des dépenses d'AAH et des écarts à la prévision (en CP)
(en millions d'euros)
Source : commission des finances du Sénat d'après documents budgétaires et la Cour des comptes
Au vu de ces constats, les rapporteurs spéciaux considèrent ainsi qu'il est indispensable de poursuivre l'effort de sincérisation de la budgétisation l'AAH .
* 9 Muriel Pucci, Hélène Périvier et Guillaume Allègre, « L'aide exceptionnelle de solidarité a-t-elle permis de couvrir les coûts du confinement pour les familles? », OFCE, 31 juillet 2020.
* 10 Compte-rendu de l'audition des acteurs de la lutte contre la précarité alimentaire par la mission d'information du Sénat sur l'évolution et la lutte contre la paupérisation et la précarisation d'une partie des Français, consultable à cette adresse : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20210405/mi_precarisation.html .
* 11 Rapport d'information de MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet, fait au nom de la commission des finances, n° 602 (2019-2020) - 8 juillet 2020.
* 12 Allocation du président de la République, 10 décembre 2018.
* 13 Muriel Pucci, « La Prime d'activité n'est pas du salaire : elle amplifie la perte de revenu à la suite d'un licenciement », OFCE, 24 septembre 2020.