EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 4 novembre 2020, sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a examiné le rapport de M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial, sur la mission « Justice ».
M. Claude Raynal , président . - Je salue la présence de nos collègues Agnès Canayer et Dominique Vérien, rapporteurs pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale sur les crédits de la mission « Justice ».
M. Antoine Lefèvre , rapporteur spécial de la mission « Justice » . - Je vous présente les crédits de la mission « Justice », qui concerne les moyens de la justice judiciaire, de l'administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse.
Avec un budget de 10,06 milliards d'euros en 2021, le ministère de la justice bénéficierait de 657 millions d'euros supplémentaires par rapport à l'année précédente, soit une hausse de 7 % de ses moyens à périmètre constant.
Hors compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions », en 2021, les crédits augmentent de 8 %, soit de 607 millions d'euros. Cette hausse est supérieure de 200 millions d'euros à la trajectoire prévue par l'article 1 er de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Toutefois, hors les mesures de périmètre et de transfert qui sont intervenues depuis la loi de programmation, l'écart à la loi de programmation n'est plus que de 100 millions d'euros.
Cet effort budgétaire représente ni plus ni moins qu'une hausse nécessaire des moyens pour l'exercice de cette mission régalienne, d'autant plus nécessaire que l'an passé le budget proposé n'était pas conforme à la trajectoire de la loi de programmation ; l'augmentation du budget était deux fois inférieure à l'annuité pourtant adoptée par le Parlement quelques mois plus tôt.
Le budget qui nous est proposé constitue donc un rattrapage indispensable, car la situation demeure fragile, comme en témoigne la dégradation des principaux indicateurs de performance de la mission, notamment les délais moyens de traitement des procédures pénales ou civiles (16 mois pour les cours d'appel en 2020 contre 13 mois prévus initialement) : la crise sanitaire a bien sûr eu des répercussions sur le fonctionnement de la justice, mais elles se sont ajoutées aux difficultés structurelles que connaît le ministère.
La masse salariale représente plus de 60 % des dépenses du ministère de la justice. Il est prévu de créer 1 500 emplois supplémentaires en 2021, dont 1 092 pour l'administration pénitentiaire. Les créations d'emplois sont marquées par la priorité stratégique fixée pour le budget 2021 du ministère : le renforcement de la justice de proximité afin de lutter plus efficacement contre la petite délinquance du quotidien. Ainsi, sur les 318 postes créés pour la justice judiciaire, 150 sont dédiés au renforcement de l'équipe autour du magistrat. En outre, une autorisation de recrutements supplémentaires à hauteur de 950 emplois pour un renforcement des équipes de proximité dès 2020 nous sera proposée dans le projet de loi de finances rectificative pour 2020.
Tous les programmes de la mission sont concernés par cette priorité, mais la justice judiciaire figure en première ligne : les crédits alloués aux frais de justice augmentent de 127 millions d'euros, dont une partie afin de renforcer les moyens d'enquête et d'expertise de la justice. Cette hausse répond à la technicisation croissante des enquêtes, mais constitue surtout une mesure de sincérité budgétaire, car ce poste fait l'objet de sous-budgétisation récurrente ces dernières années. Par ailleurs, 15 millions d'euros supplémentaires sont également alloués aux délégués du procureur, qui apportent une réponse pénale rapide dans les faits de délinquance du quotidien. Outre les 150 emplois dédiés à cette priorité en 2021, 764 emplois supplémentaires seront proposés en LFR 2020 concernant la justice de proximité. Je soutiens l'initiative de ces recrutements rapides, qui doivent apporter un appui immédiat et temporaire aux juridictions, mais le recrutement de contractuels ne doit toutefois pas se faire au détriment de la création de postes pérennes nécessaires, à plus long terme, au bon fonctionnement de la justice.
Un effort particulier est consacré aux dépenses d'investissement, qui augmentent de 193 millions d'euros. 164 millions d'euros de crédits d'investissement supplémentaires sont ainsi dédiés à l'administration pénitentiaire, au titre du programme immobilier pénitentiaire. 270 millions d'euros sont consacrés au financement des 7 000 places qui seront créées d'ici à la fin du quinquennat, et 25 millions d'euros aux études des opérations de la deuxième phase de construction de 8 000 autres, qui seraient lancées d'ici à 2022.
Par ailleurs, la transformation numérique du ministère se poursuit et prend tout son sens dans le contexte de la crise sanitaire : 207 millions d'euros sont consacrés au plan de transformation numérique du ministère, qui s'accélère, tant en termes d'équipements de matériel pour les juridictions (25 000 ordinateurs, et 17 000 commandés, pour 86 000 agents) que de développement des projets applicatifs. Ces investissements coûteux nécessitent toutefois un suivi attentif afin que les délais soient respectés, mais surtout qu'ils soient utiles aux professionnels.
Je note une hausse des dépenses d'intervention de la mission résultant d'une augmentation de 28 millions d'euros des moyens consacrés à l'aide juridictionnelle. Au-delà de la hausse tendancielle de la dépense, cet effort comporte une enveloppe de 25 millions d'euros destinés à financer les mesures que retiendra le Gouvernement à la suite de la mission confiée au printemps 2020 à Dominique Perben au sujet de l'avenir de la profession d'avocat. Je ferai deux remarques sur ce point.
En année pleine, cette hausse de 50 millions d'euros dédiée à une meilleure rétribution des avocats reste inférieure à ce que préconise Dominique Perben, soit 100 millions d'euros.
Cette réforme, notamment la revalorisation de l'unité de valeur, se traduit en partie par un article rattaché à la mission, adopté à l'Assemblée nationale par la voie d'un amendement du Gouvernement. Nous ne disposons d'aucune évaluation préalable de l'article puisque cette réforme ne figurait pas dans le texte initial. Comme l'année dernière, le Gouvernement réforme l'aide juridictionnelle par la voie d'amendement de dernière minute, ce qui n'est pas acceptable.
Enfin, s'agissant de la protection judiciaire de la jeunesse, 4,8 millions d'euros supplémentaires sont prévus pour la création de cinq centres éducatifs fermés (CEF), le Gouvernement envisageant d'en créer vingt sur la mandature. Ces structures d'hébergement constituent une alternative à l'incarcération pour des mineurs multirécidivistes, multiréitérants ou ayant commis des faits d'une particulière gravité.
Voilà les principales remarques que je souhaitais faire sur ce projet de budget. Compte tenu de l'effort budgétaire consenti sur la mission, je vous propose d'adopter les crédits de la mission « Justice ».
Quatre articles rattachés à la mission ont par ailleurs été adoptés par l'Assemblée nationale lundi : je dois prendre le temps de les examiner et vous indiquerai la position que je vous propose sur ces articles le 19 novembre prochain lors de la réunion d'examen définitif des missions budgétaires et articles rattachés.
Mme Agnès Canayer , rapporteur pour avis de la commission des lois sur les crédits de la mission « Justice » . - Nous n'avons pas commencé nos auditions, qui débuteront cet après-midi. L'éclairage de la commission des lois est donc encore réduit sur ces questions.
Mme Dominique Vérien , rapporteur pour avis de la commission des lois sur les crédits de la mission « Justice » . - J'ai bien noté les recrutements bienvenus de contractuels, même s'il s'agit d'emplois à court terme. À titre personnel, je plaide pour le CDI public. L'immobilier et le numérique sont des questions à examiner de plus près. Le Syndicat de la magistrature est plus sévère que votre rapport, notamment sur le fonctionnement des logiciels. En tout état de cause, il s'agit d'un budget en hausse : ça le méritait !
M. Jean-François Husson , rapporteur général . - Le programme immobilier pénitentiaire prévoit la construction de 15 000 places de prison supplémentaires à horizon de 2027, dont une première vague de 7 000 places. Un premier bilan de cette première phase de construction de 7 000 places d'ici à 2022 peut-il d'ores et déjà être effectué ? Quel a été l'impact de la crise sanitaire sur le déroulement du programme immobilier ?
Le rapporteur spécial a indiqué qu'une autorisation de recrutements supplémentaires à hauteur de 950 emplois serait demandée pour la mission « Justice » dans le projet de loi de finances rectificative pour 2020, pour un renforcement des équipes de proximité dès cette année. S'agit-il exclusivement de recrutements contractuels ? Les recrutements pourront-ils être réalisés d'ici à la fin de l'année, en particulier compte tenu du nouvel épisode de l'épidémie ?
M. Philippe Dallier . - Je me réjouis également de l'augmentation des crédits de ce ministère. Le tribunal de Bobigny est la deuxième juridiction de France, voire la première si l'on décompte de Paris toutes les procédures qui y sont ramenées et qui ne dépendent pas de ce territoire. Le Premier ministre, au cours d'une visite récente, a annoncé l'extension du tribunal de Bobigny à objectif, assez court, de quatre ans pour un budget de 120 millions d'euros. Est-il possible de tracer ces crédits dans le budget ? Je souhaite m'assurer que le ruban tricolore sera bien coupé en 2024, ce qui ne sera pas un luxe !
M. Jean-François Rapin . - Les dépenses de personnel sont augmentées de 3 %, soit d'environ 200 millions d'euros ce qui est une somme importante. Dans quelques jours naîtra le parquet européen - il est déjà en préfonctionnement. Or il y existe une dissension entre la France et l'Union européenne sur la rémunération des procureurs délégués, notamment français, la France refusant de payer les charges sociales, soit 300 000 euros. L'Allemagne aura onze procureurs délégués, l'Italie en aura sept et la France n'en aura que cinq. Le Sénat auditionne cet après-midi Mme Laura Kövesi, premier chef du parquet européen. Je souhaitais donc mettre l'accent sur ce problème qu'il importe de faire remonter, d'autant que l'enjeu est assez fort !
Mme Christine Lavarde . - Quel est l'impact de la grève des avocats et de la fermeture des tribunaux pendant la période de confinement sur le délai moyen de report ? Quand sera-t-il possible de rattraper tout ce retard ? Le rapporteur spécial a annoncé que des crédits seraient alloués à la modernisation, notamment à l'informatique. Y aura-t-il enfin, à court ou à moyen terme, des dossiers « greffes » numériques, avec possibilité d'accès à distance pour toutes les parties prenantes ? Nous en sommes encore aujourd'hui à des transferts par CD gravés, ce qui ne facilite pas l'accélération des délais de la justice !
M. Sébastien Meurant . - Avez-vous des éléments sur le pourcentage d'occupation des centres éducatifs fermés et sur le nombre de places concrètement créées dans les prisons depuis trois ans ? Le taux d'absentéisme du personnel pénitentiaire est fort dans les maisons d'arrêt, notamment dans le Val-d'Oise où il s'élève à plus de 30 %. C'est énorme quand on sait qu'il s'agit en général d'un personnel assez jeune et plutôt masculin. Les politiques d'attractivité de ces métiers porteront-elles leurs fruits ?
M. Vincent Segouin . - J'ai souvenir d'un engagement de créer 30 000 places de prison. A priori, il ne s'agit plus que d'en créer 15 000, voire moins. Quelle est la raison de cette baisse draconienne par rapport aux promesses de départ ? En ce qui concerne l'adaptation à la numérisation, je ne puis que relayer les remarques de Christine Lavarde. La loi est-elle adaptée à cette numérisation ? Ne courons-nous pas le risque d'un vice de procédure ?
M. Jean Bizet . - En ce qui concerne le parquet européen, il s'agit d'une coopération renforcée. Je regrette l'attitude de la France : nous étions très volontaristes lors de la création de ce parquet et nous butons maintenant sur des problèmes de charges sociales. Il serait opportun de clarifier ce point. Nous incitons fortement la Hongrie à se doter d'un parquet européen. Il serait dommage que la France fasse mauvaise figure en la matière.
Je vais faire sourire le rapporteur spécial et je le dispense par avance de me faire une réponse. Comment voter ce type de crédits quand on ne croit plus à la justice de son pays ? La seule chose dont je me réjouisse, c'est que la ligne budgétaire augmente pour permettre la création d'emplois. Mais quand je vois qu'un certain nombre de procureurs ne bougent pas le petit doigt pour faire remonter les plaintes, y compris lorsque des maires se font agresser, au motif qu'ils sont surchargés de travail, je crois de moins en moins en la justice de notre pays !
M. Antoine Lefèvre , rapporteur spécial . - Dominique Vérien a évoqué le Syndicat de la magistrature, que j'ai également auditionné : son constat sur les logiciels est effectivement sévère, notamment pendant la période de confinement. Les réponses qui m'ont été données sur la partie numérique et les mesures prises à l'issue du premier confinement me paraissent néanmoins aller dans le bon sens.
M. le rapporteur général m'a interrogé sur le bilan de la première phase de la création des 7 000 places de prison. Il n'a jamais été question de créer 30 000 places, il s'agissait d'en créer 15 000. Très vite, Mme la garde des sceaux a précisé qu'il fallait entendre ces 15 000 créations de places sur un double quinquennat, soit 7 000 places en cinq ans, puis 8 000 d'ici 2027. Pour la première phase de 7 000 places, l'acquisition du foncier a été réalisée pour 73 % des places. Au total, 82 % des places sont validées. Reste la question du lancement des travaux, qui concerne seulement 34 % des 7 000 places. Quoi qu'il en soit, le processus est bien engagé.
La crise sanitaire a bien sûr eu un impact sur le déroulement du programme immobilier. Les opérations de chantier qui avaient déjà débuté ont dû être stoppées. On annonce un décalage de deux mois par rapport à la livraison initiale. En ce qui concerne les 8 000 places supplémentaires qui doivent être lancées en trois vagues de cinq à six établissements entre 2020 et 2022, la direction de l'administration pénitentiaire (DAP) nous a indiqué que le calendrier n'était pas affecté à ce stade.
Concernant le recrutement et les emplois contractuels, 950 emplois supplémentaires seront demandés en fin de gestion 2020 pour la justice de proximité : 764 pour la justice judiciaire, 100 conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation, et 86 éducateurs pour l'encadrement des mineurs. Pour la justice judiciaire, la direction des services judiciaires nous a indiqué que les emplois proposés seraient pourvus sous la forme de contrats de projet, plus souples et rapides à mettre en place. Ces contrats permettent aux employeurs publics de recruter des personnes en CDD pour répondre à un besoin temporaire d'activité. Les cours auraient ainsi jusqu'à mi-novembre pour recruter les contractuels. Ce délai effectivement très court devrait être tenu.
Philippe Dallier m'a interrogé comme tous les ans sur la situation du tribunal de Bobigny, qui mérite notre attention. 120 millions d'euros en autorisations d'engagement figurent bien au sein du budget de la justice judiciaire pour 2021.
Je remercie Jean-François Rapin pour ses remarques sur le parquet européen, qui ne figure pas dans les crédits de la mission « Justice ». Par ailleurs, le décalage entre l'Allemagne et la France pour le nombre de procureurs est édifiant : notre pays est toujours en retard dans les classements européens en matière de justice.
Christine Lavarde m'a questionné sur l'impact des fermetures de tribunaux pendant le confinement. 18 000 affaires sont en stock au civil, il y en avait 2 800 de moins sur la même période l'an dernier. Les difficultés ont surtout concerné les greffiers. Pour eux, le travail à distance a été compliqué, notamment en raison des problèmes de connexion à différentes applications. Un fort investissement dans les ultraportables devrait améliorer les choses.
Sébastien Meurant a évoqué les centres éducatifs fermés. 412 places existent en CEF et le taux d'occupation est en 2019 de 77 %. Pour rendre les métiers pénitentiaires attractifs, la prime de fidélisation a été mise en place et commence à produire ses effets. Je devais rendre un rapport de contrôle budgétaire sur cette question au printemps, notamment sur la formation dans la pénitentiaire. Notre visite à l'École nationale d'administration pénitentiaire (Énap) d'Agen a été reportée pour cause de confinement, mais ce n'est que partie remise.
J'ai pris bonne note des remarques de Jean Bizet. Les procureurs bénéficieront d'appuis grâce aux emplois évoqués tout à l'heure.
M. Jean Bizet . - je voterai quand même les crédits !
À l'issue de ce débat, la commission décide de proposer au Sénat l'adoption, sans modification, des crédits de la mission « Justice ». Elle décide de réserver son vote sur les articles 55 bis , 55 ter , 55 quater et 55 quinquies .
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Réunie à nouveau le jeudi 19 novembre 2020, sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a confirmé sa décision de proposer au Sénat d'adopter, sans modification, les crédits de la mission. Après avoir pris acte des modifications apportées par l'Assemblée nationale, elle a décidé de proposer au Sénat d'adopter les articles 55 bis à 55 quinquies , sans modification.