B. LA FIN DE NON-RECEVOIR DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

1. Un recours général aux ordonnances, qui porte sur des pans entiers du droit

À l'initiative du Gouvernement, l'Assemblée nationale a rétabli, en nouvelle lecture, l'article 4 dans la rédaction qu'elle avait adoptée en première lecture .

Faisant fi des propositions du Sénat, les députés acceptent de déléguer leur pouvoir législatif sur des pans entiers du droit (organisation des juridictions, y compris pénales, droit du travail, droit des étrangers, fonctionnement des collectivités territoriales, etc .).

Pendant plus de deux mois et demi, le Gouvernement serait donc habilité à prendre des ordonnances pour prolonger, rétablir ou adapter plus de 70 ordonnances ou mesures adoptées au printemps dernier. Il serait également dispensé de toute consultation préalable pour les ordonnances signées avant le 31 décembre 2020 9 ( * ) .

Certaines habilitations semblent d'ailleurs particulièrement larges , bien qu'elles aient déjà été consenties lors de la loi d'urgence du 23 mars 2020. La commission rappelle, à cet égard, que de jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel impose au Gouvernement d'indiquer avec suffisamment de précision les finalités des habilitations et leurs secteurs d'intervention 10 ( * ) .

Des habilitations imprécises : quelques exemples

Le Gouvernement serait habilité à légiférer par ordonnances pour prolonger, rétablir ou adapter des mesures prises depuis le printemps dernier pour :

- modifier « les obligations des personnes morales de droit privé exerçant une activité économique à l'égard de leurs clients et fournisseurs ainsi que des coopératives à l'égard de leurs associés-coopérateurs, notamment en termes de délais de paiement et pénalités et de nature des contreparties » ;

- adapter « les règles de passation, de délais de paiement, d'exécution et de résiliation, notamment celles relatives aux pénalités contractuelles, prévues par le code de la commande publique ainsi que les stipulations des contrats publics ayant un tel objet » ;

- adapter « les règles relatives à la compétence territoriale et aux formations de jugement des juridictions de l'ordre administratif et de l'ordre judiciaire ainsi que les règles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence devant ces juridictions et aux modalités de saisine de la juridiction et d'organisation du contradictoire devant les juridictions » ;

- adapter « le droit de la copropriété des immeubles bâtis pour tenir compte, notamment pour la désignation des syndics, de l'impossibilité ou des difficultés de réunion des assemblées générales de copropriétaires » ;

- prendre « toute mesure » permettant de déroger « aux règles de fonctionnement des collectivités territoriales et de leurs établissements publics, s'agissant notamment de leurs assemblées délibérantes et de leurs organes exécutifs, y compris en autorisant toute forme de délibération collégiale à distance » ainsi qu'aux « règles régissant l'exercice de leurs compétences ».

L'étude d'impact ne permet pas d'appréhender avec précision le périmètre des habilitations à légiférer par ordonnances . Elle indique simplement que l'analyse des « conséquences attendues » des habilitations « sera effectuée dans la fiche d'impact exposant les dispositions de chaque ordonnance ».

Au cours des débats parlementaires, le Gouvernement n'a d'ailleurs apporté aucun élément d'information complémentaire sur le périmètre des futures ordonnances.

2. La suppression, par l'Assemblée nationale, de la plupart des dispositifs inscrits « en clair » par le Sénat

En nouvelle lecture, l'Assemblée nationale a conservé cinq des quinze dispositifs que le Sénat avait inscrits « en clair » dans la loi , la plupart du temps à l'initiative du Gouvernement.

Les dispositifs du Sénat retenus par l'Assemblée nationale

Article du PJL

Objectif

Auteur de l'amendement au Sénat (première lecture)

Modification apportée par l'Assemblée nationale (nouvelle lecture)

3 septies

Assouplir les conditions
de délibération
des collectivités territoriales

Rapporteur, avec des modifications en séance de Daniel Laurent et de Jean-Claude Requier

Autoriser les réunions en téléconférence de manière rétroactive, à compter du 31 octobre 2020

3 octies

Reporter certains transferts
de compétence entre

les communes et les EPCI à fiscalité propre

Françoise Gatel

Supprimer le report du transfert de la compétence « mobilité » et de l'adoption des lignes directrices de gestion dans la fonction publique territoriale

3 nonies

Compenser la perte de revenus subie par les salariés placés en position d'activité partielle

Frédérique Puissat, avec des modifications en séance de Nadège Havet

-

4 bis

Assouplir les procurations pour l'élection des présidents et vice-présidents des conseils de prud'hommes

Gouvernement et Céline Boulay-Espéronnier

Préciser que cette disposition s'applique à l'état d'urgence sanitaire en vigueur, sans caractère pérenne

4 ter

Prévoir des dérogations aux règles d'affectation dans les établissements pénitentiaires

Gouvernement

Adopter un amendement rédactionnel

Source : commission des lois du Sénat

L'Assemblée nationale n'a toutefois pas supprimé les habilitations correspondantes. Dès la publication de la loi, le Gouvernement pourrait donc modifier, par voie d'ordonnances, des dispositions pourtant adoptées par le Parlement, ce qui illustre le caractère non maîtrisé du périmètre des habilitations.

Un désaccord sur le droit des collectivités territoriales

Le Sénat avait intégré au projet de loi le report de six mois de la prise de compétences par les communautés de communes en matière de mobilité et les communautés de communes et d'agglomération en matière de plan local d'urbanisme (article 3 octies ) . Il avait également accordé aux collectivités territoriales un délai supplémentaire de trois mois pour adopter leurs lignes directrices de gestion.

L'Assemblée nationale , par l'adoption d'un amendement du Gouvernement en commission, a supprimé la possibilité pour les collectivités territoriales d'adopter leurs lignes directrices de gestion jusqu'au 31 mars 2021 . La commission des lois, par l'adoption d'un amendement COM-39 de Françoise Gatel , a rétabli son texte en y réintégrant cette possibilité.

L'Assemblée nationale a également, par l'adoption d'un amendement du Gouvernement en séance public, supprimé le report de la prise de compétence en matière d'organisation de la mobilité , considérant qu'il restait cinq mois aux communautés de communes pour se prononcer et que l'ensemble des informations et l'accompagnement nécessaire seront déployés afin que - malgré le contexte sanitaire - toutes aient pu délibérer si elles le souhaitent.

Un report de cette prise de compétence est cependant nécessaire , et ce pour deux raisons. En premier lieu, le calendrier de transfert de la compétence n'est pas cohérent avec celui actuellement prévu pour les élections régionales. En second lieu, les dates actuellement prévues pour le transfert ne permettent pas que celui-ci se fasse de manière sereine. La commission des lois, par l'adoption d'un amendement COM-10 de son rapporteur , a donc rétabli le report de six mois de la prise de compétence « organisation de la mobilité » .

Surtout, les députés ont supprimé dix dispositifs que le Sénat avait inscrits « en clair » dans la loi et qui portaient sur des sujets aussi essentiels que les garanties apportées aux personnes en situation de handicap (articles 3 quinquies et 3 sexies ), l'organisation des cours d'assises (article 3 ter ) ou le droit applicable aux entreprises en difficulté (article 3 duodecies ).

Fermé à toute évolution réelle par rapport à son texte initial, le Gouvernement n'a même pas fait l'effort de présenter des arguments de fond pour justifier ses demandes de suppression, ce qui semble dénoter un manque d'intérêt pour les travaux du Sénat . L'objet de ses amendements se limite à la rédaction suivante : « Amendement de cohérence avec la proposition de rétablissement de l'article 4 du présent projet de loi dans sa version adoptée par l'Assemblée nationale en première lecture ».

Les dispositifs du Sénat supprimés par l'Assemblée nationale

Article
du PJL

Objectif

Auteur de l'amendement
du Sénat
(première lecture)

3 bis

Adapter les règles applicables aux juridictions judiciaires et administratives (hors droit pénal)

Rapporteur

3 ter

Adapter l'organisation matérielle des cours d'assises

Rapporteur

3 quater

Pallier les difficultés de recrutement dans les armées

Rapporteur

3 quinquies

Adapter l'organisation et le fonctionnement
des établissements sociaux et médico-sociaux

Philippe Mouiller

3 sexies

Maintenir les prestations versées aux personnes
en situation de handicap

Philippe Mouiller

3 decies

Recourir à la visioconférence pour la consultation
des instances représentatives du personnel
dans le secteur privé

Frédérique Puissat

3 undecies

Adapter les conditions de délibération des assemblées et organes dirigeants des personnes morales de droit privé

Rapporteur

3 duodecies

Adapter le droit applicable aux entreprises en difficulté

Rapporteur

3 terdecies

Permettre aux entreprises des secteurs du voyage,
du spectacle ou du sport de proposer un avoir
pour les prestations annulées

Rapporteur

3 quaterdecies

Adapter les compétences de l'Autorité de régulation
des transports aériens (ART)

Evelyne Perrot

Source : commission des lois du Sénat


* 9 À titre dérogatoire, serait maintenue l'obligation de consulter les autorités administratives ou publiques indépendantes.

* 10 Conseil constitutionnel, 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d'ordre économique et social , décision n° 86-207 DC.

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